Introduction

1Pour les Français, la victoire de 1918 fut d’abord une victoire française et non point une victoire de l’Entente : le front occidental avait représenté à leurs yeux le théâtre principal du conflit, une vaste portion du territoire national avait été durablement occupée et profondément ravagée par d’âpres combats. Bien peu alors étaient en mesure de comprendre ou disposés à reconnaître l’importance du concours britannique et américain et encore moins le rôle des autres alliés sur des fronts – en Italie et en Orient – toujours considérés comme secondaires par l’opinion publique française.

2Cette perception se nourrissait de la conviction que la France, malgré la relative stagnation démographique qui la caractérisait depuis des décennies, avait été l’artisan principal de la victoire en mobilisant 7,9 millions d’hommes alors que le Royaume-Uni, l’Italie et les États-Unis en avaient mobilisé respectivement 8,9, 4,2 et 5,6 millions1. Elle trouvait sa justification dans l’intensité des difficultés et des souffrances endurées, comme dans l’ampleur des pertes humaines et des destructions subies. Elle était enfin confortée par le spectacle d’une armée française à l’apogée de sa puissance tant dans le domaine des effectifs – elle comptait 2 300 000 hommes en avril 19192 et plus de 900 000 hommes encore en juillet 1920 – qu’en ce qui concernait les matériels dont elle disposait : plus de 13 000 canons, des munitions en abondance, plus de 2 500 chars3, 12 000 aéroplanes, un stock de 20 000 moteurs d’avions de rechange4.

3Mais la victoire sur l’Allemagne était en réalité une victoire amère, endeuillée par le cataclysme démographique provoqué par le conflit, assombrie par les difficultés sociales et économiques – spécialement financières – engendrées par les destructions matérielles, par la nécessité de reconvertir l’outil productif industriel et par le retour à la vie civile des démobilisés, alors que le pays restait engagé dans des opérations militaires en Rhénanie et en Orient, empoisonnée enfin par la quête incertaine de la sécurité face à des alliés qui ne partageaient pas pleinement les exigences françaises et face à une Allemagne qui ne reconnaissait pas sincèrement sa défaite et s’efforçait par tous les moyens de neutraliser l’application des clauses de l’armistice, puis du traité de Versailles.

Pertes humaines, destructions matérielles et reconstruction

4Dans le domaine démographique, la France était proportionnellement plus touchée que d’autres belligérants : l’Italie avait perdu 11 % des hommes qu’elle avait mobilisés, le Royaume-Uni 12,3 %, l’Allemagne 15,4 %, la France 16,8 %, soit 1,4 million de disparus sur une population totale de 39,7 millions d’habitants en 1919, alors que l’Allemagne, forte de 60 millions d’habitants, avait perdu 2 millions d’hommes5. Il fallait aussi compter 3 millions de blessés dont 1 million d’invalides, 630 000 veuves de guerre et plus de 800 000 enfants orphelins. Le conflit avait également provoqué un important recul des naissances : 790 000 en 1913, 380 000 en 1916. Il est probable qu’environ 1,5 million de naissances potentielles furent empêchées. Au total, les pertes démographiques cumulées avoisinaient par conséquent les 3 millions d’individus6.

5Les destructions s’étaient considérablement intensifiées pendant les derniers mois de la guerre, lorsque les armées allemandes, lourdement éprouvées par les cinq offensives successivement lancées par le général Erich Ludendorff de mars à juin 1918, avaient entrepris un repli stratégique destiné à raccourcir leur front tout en freinant la progression des forces de l’Entente :

Au lendemain de la bataille d’Amiens (8 août 1918) et jusqu’à l’armistice, les destructions allemandes à but militaire prennent une ampleur considérable. Aux routes, aux voies ferrées, aux ouvrages d’art dynamités s’ajoutent l’achèvement de la destruction, déjà largement engagée, des installations industrielles, l’évacuation de populations, le pillage des localités – perçus comme un « retour des atrocités allemandes » de l’été 19147 – qui s’expliquent notamment par la dégradation des conditions d’existence des soldats allemands, réduits au pillage, le manque de discipline et une politique de la « terre brûlée8 ».

6Les dégâts étaient immenses, illustrés notamment par un film intitulé En dirigeable sur les champs de bataille, tourné en août et septembre 1919 par des opérateurs embarqués dans la nacelle d’un aéronef de la marine9 : 4 000 communes étaient dévastées, 280 000 habitations étaient détruites, 420 000 autres étaient endommagées, 53 000 kilomètres de routes et 5 000 kilomètres de voies ferrées devaient être réparés ; plus de 3 millions d’hectares de terres arables et de vergers étaient ravagés, le cheptel et les stocks de semences étaient presque anéantis10 ; une partie importante des sites industriels et miniers était hors d’usage : par exemple, la production annuelle de charbon des mines du Nord qui s’élevait à 19 millions de tonnes en 1913 avait chuté à 600 000 tonnes. Aux mines de Liévin, six fosses sur sept étaient hors d’usage et la production n'y put reprendre qu’entre 1920 et 1925. La remise en état de l’intégralité de l’infrastructure houillère française prit au total plus de dix ans11. À titre de comparaison, en Italie, on recensait alors plus de 2 000 localités détruites et 1,5 million d’hectares endommagés dans les zones qui avaient été envahies et occupées par l’ennemi après la déroute subie par l’armée italienne à Caporetto en octobre-novembre 191712.

7Le retour de la population dans les villages sinistrés commença dès le début de 1919. Dans certaines localités, aucun bâtiment ne subsistait et les habitants devaient s’installer dans les caves ou dans d’anciens abris de fortune construits par les soldats pour s’abriter lors des périodes où ils avaient été relevés des tranchées de première ligne. Des bâtiments provisoires en tôle ou en bois furent également édifiés.

8Le ministère des Régions libérées, créé en novembre 1917 et actif jusqu’en avril 1925, organisa la reconstruction et la remise en état avec l’aide du ministère des Armées et d’organismes alliés, en particulier le Comité Américain d’aide pour les régions dévastées (American Committee for Devasted France) fondé en 1918 par un groupe de volontaires américaines appartenant à la haute société.

9À leur tête se trouvait Anne Morgan, héritière du banquier John Pierpont Morgan. Le Comité œuvra en faveur de la reconstruction et apporta son soutien aux populations en détresse. Dans le but de récolter des fonds, Anne Morgan parcourut les États-Unis munie de documents photographiques et de films qui montraient les villes en ruines et les effets du conflit sur les populations civiles13.

10Le coût de la reconstruction fut considérable : les sommes qui y furent consacrées entre 1919 et 1926 représentaient environ un quart de la richesse française de 1914.

11En Italie aussi, la reconstruction fut coordonnée par un ministère – dénommé Ministero delle Terre liberate dal nemico – créé en janvier 1919, qui s’installa non point dans la capitale mais à Trévise, en Vénétie, au cœur des régions dévastées par le conflit. Jusqu’à sa suppression le 25 février 1923, il opéra en liaison avec les autorités militaires, en particulier avec la direction des travaux du Génie, chargée de la bonification des zones de combat14, et exerça successivement sa tutelle sur le Comité gouvernemental pour la réparation des dommages de guerre dans les régions de Vénétie institué en août 1919, puis sur le Commissariat qui remplaça ce dernier, avec une compétence territoriale étendue à d’autres provinces, en avril 1920. En 1922, 15 000 baraques avaient été fournies aux populations, 68 000 logements avaient été réparés ou reconstruits, 728 ponts et 758 000 kilomètres de routes étaient remis en état15.

La reconversion de l’outil productif industriel

12La cessation des hostilités et la démobilisation entraînèrent en France une brusque contraction de la demande et donc de l’activité dans les secteurs que les commandes du temps de guerre avaient particulièrement stimulés. Comme tous les anciens belligérants, la France dut ainsi affronter la douloureuse question de la reconversion économique et de la nécessaire liquidation des stocks de matériel désormais inutile.

13L’évolution des constructions aéronautiques, encore artisanales à la veille du conflit, illustre bien le phénomène : les commandes militaires massives passées pendant la guerre en avaient fait un secteur industriel de vaste dimension, puisque 23 520 appareils et 44 033 moteurs d’avion sortirent des usines françaises en 191816, alors qu’elles n’avaient fabriqué que 796 aéroplanes et 2 355 moteurs en 1914. À titre de comparaison, les fabrications italiennes connurent elles aussi une croissance remarquable, d’ailleurs partiellement imputable aux livraisons ou à la réalisation sous licence de matériel français : 382 avions et 606 moteurs en 1915, 6 518 appareils et 14 820 moteurs en 191817.

14Avant la guerre, les constructions aéronautiques, tant en France qu’en Italie, étaient pourtant dans un état embryonnaire. Elles suivaient des procédés de fabrication strictement artisanaux, disposaient d’un outillage rudimentaire et employaient très peu de main-d’œuvre. En France, seules trois entreprises – Blériot, Henry & Maurice Farman, Société des moteurs Gnome – s’avéraient suffisamment mûres et robustes pour exporter une partie de leurs fabrications et se partager plus de 70 % d’un marché interne d’une certaine dimension et déjà en forte croissance dans les cinq années précédant la guerre18. À la même époque, hormis de très rares exceptions – en particulier la société de l’ingénieur originaire du Trentin Giovanni Caproni – les constructions aéronautiques italiennes n’étaient pas encore en mesure de concevoir des modèles originaux et devaient par conséquent se limiter à reproduire des appareils et des moteurs construits sous licence de firmes étrangères, principalement françaises. Dans le domaine des cellules, opéraient initialement quatre sociétés aux moyens technologiques et financiers limités, toutes installées dans le Piémont ou en Lombardie : la firme Savoia, détentrice des licences Farman, à Bovisio Mombello (Milan) ; la Società Italiana Transaerea (S.I.T.) à Turin, détentrice des brevets Blériot ; Nieuport-Macchi à Varese et Caproni & Faccanoni (rebaptisée ensuite Società per lo sviluppo dell’aviazione in Italia) à Vizzola Ticino (Milan). Au printemps de 1915, furent encore fondées deux autres firmes, la Società Anonima Meccanica Lombarda (S.A.M.L.) à Sesto San Giovanni (Milan) et la société piémontaise A.E.R. à Orbassano (Turin). Il n’y avait initialement qu’un seul producteur de moteurs d’avions, la firme turinoise Fabbrica italiana motori Gnome & Rhône, flanquée à partir de 1915 par la société FIAT, qui rencontra toutefois de très grosses difficultés pour réaliser des moteurs inspirés des modèles du fabricant allemand Daimler19.

15Pendant la guerre, les fabrications aéronautiques en France connurent un essor quantitatif formidable, en particulier dans le courant de l’année 1918, période où se concentra environ la moitié de la production totale du temps de guerre. Les fabrications italiennes enregistrèrent également une croissance remarquable. Une production d’avions multipliée par trente en France, par vingt-cinq en Italie, celle de moteurs multipliée par dix-neuf en France et par dix-sept en Italie : telles sont les données de la forte croissance, à la fois parallèle et complémentaire, des constructions aériennes dans les deux pays. Pour apprécier à leur juste valeur ces statistiques, il convient cependant de préciser que, pendant la totalité du conflit, l’effort de guerre français fut pesamment conditionné par une lourde amputation du potentiel productif national due à l’invasion ou à la destruction partielle des bassins industriels du Nord et du Nord-Est, qui constituaient des bases primordiales de la production minière, métallurgique et textile. Les pertes territoriales consécutives à la retraite sur la ligne du Piave à la fin de l’année 1917 n’eurent en revanche pas les mêmes conséquences sur les capacités industrielles italiennes, dont les bases étaient traditionnellement concentrées dans le Nord-Ouest du pays.

16Le 11 novembre 1918, le potentiel aérien des forces armées françaises se composait de 4 398 avions déployés sur les différents fronts, de 3 886 appareils en réserve, de 3 552 autres appareils en usage dans les écoles de pilotage ou entreposés dans les centres de l’arrière et d’un stock d’environ 20 000 moteurs20. D’après une brochure de source officielle datée de novembre 191821, les forces aériennes italiennes, tant de l’armée de terre que de la marine, avaient, quant à elles, environ 6 000 avions en ligne ou en réserve, tous pourvus de moteurs, de pièces de rechange et de moteurs de substitution, 2 000 appareils dans les ateliers de réparation, un millier d’aéroplanes en cours de fabrication et 12 560 moteurs, dont 9 060 en service – c’est-à-dire montés sur les appareils ou entreposés dans les hangars des escadrilles à titre de rechange – 1 500 en réparation et 2 000 en attente de réception.

17Le parallélisme des évolutions de la courbe productive se poursuivit avec la démobilisation industrielle au lendemain du conflit. Aussi bien en France qu’en Italie, l’inévitable démobilisation provoqua bien vite une chute des commandes, la contraction de la production aéronautique, la diminution des effectifs employés dans les usines et dans les bureaux d’études et imposa la liquidation des stocks dont l’abondance ne pouvait que limiter les débouchés, déjà considérablement réduits en raison de la cessation des hostilités. Comme tous les anciens belligérants, la France et l’Italie durent par conséquent affronter l’épineuse question de la reconversion d’une économie que la guerre avait profondément modifiée et la production aéronautique, encore artisanale à la veille du conflit, représentait ici un cas limite dans la mesure où les besoins croissants des armées en matériel aérien avaient donné naissance à un véritable secteur industriel de vaste dimension, bien que principalement constitué d’une multitude d’entreprises sous-traitantes qui fabriquaient sous licence des plus grands avionneurs pour pallier l’insuffisante capacité productive de ceux-ci22.

18C’est donc dans le contexte d’une brusque contraction de la demande et de l’activité, immédiatement consécutive à la période de croissance fulgurante des fabrications, que furent contraints d’agir les gouvernements des deux pays. Pour l’Italie, un dossier émanant de la commission spéciale instituée à la demande du président du conseil Francesco Saverio Nitti lors de la séance du comité de guerre le 5 juin 1920, fournit à cet égard des renseignements de première importance23 : les 7 et le 8 juin 1920, sous la présidence du sous-secrétaire d’État pour la Marine marchande, les Combustibles et l’Aéronautique, Vincenzo Giuffrida, se réunissaient les dirigeants des services aéronautiques et de la commission d’aliénation des stocks de guerre. Le procès-verbal de la séance adressé au président du conseil est complété par quatre tableaux de statistiques relatives au nombre et aux types d’appareils et de moteurs d’une part, aux stocks destinés à la liquidation d’autre part. Trois considérations peuvent être formulées sur la base de ces documents. Il apparaît d’abord que, dix-neuf mois après l’armistice, l’Italie possédait encore un nombre impressionnant d’avions – 3 007 – et surtout de moteurs – 10 823. Il apparaît ensuite que l’armée, la marine et la direction générale de l’aéronautique civile avaient des besoins nettement inférieurs aux stocks existants, puisqu’elles ne réclamaient respectivement que 1 700, 823 et 100 appareils d’une part, 4 700, 1 000 et 100 moteurs d’autre part : soit, au total, seulement 87 % des avions et 53 % des moteurs qui se trouvaient alors dans les dépôts. Encore faut-il préciser que l’armée et la marine durent en réalité renoncer à une fraction non négligeable de ces matériels – 277 appareils et 830 moteurs pour la première, 395 moteurs pour la seconde –, parce que les modèles qu’elles avaient demandés n’étaient pas disponibles en quantité suffisante : preuve que la conservation des stocks n’était pas forcément la meilleure solution pour doter les forces armées de matériels adaptés à leurs besoins. Enfin, la commission invitait le gouvernement à procéder à une liquidation rapide de ces matériels désormais inutiles, afin d’assainir la situation industrielle et financière du secteur aéronautique et de rationaliser l’équipement des forces armées.

19Consciente que la surabondance des stocks hérités de l’essor des fabrications pendant la guerre entravait le développement de l’aéronautique du temps de paix, elle recommandait que « les dépôts soient débarrassés de ce matériel dans les trois mois en le vendant, en l’offrant et même en le détruisant si nécessaire24 ». En France, à la même époque, le sous-secrétaire d’État à l’Aéronautique et aux Transports aériens Pierre-Etienne Flandin25 poursuivit d’ailleurs la même politique : le 26 juin 1920, fut créé le Groupement pour la liquidation des stocks de l’aviation, qui prit le 9 juillet le nom définitif de Société commerciale des stocks de l’aviation. Cet organisme, réunissant la quasi-totalité des constructeurs aéronautiques, racheta les stocks de l’État pour ensuite les revendre. Emmanuel Chadeau, auquel nous empruntons ces informations, jugeait que l’action de cette société fut efficace : « Ce fut un succès : […] en 1923, elle avait complètement éclairci le marché, certes en revendant à vil prix (au départ à 60 % ou 40 % du prix des “vieilles matières” et moins ensuite) mais en réalisant des bénéfices confortables26. »

20La liquidation des stocks, en Italie comme en France, ne fut donc pas une entreprise de destruction aveugle, mais une œuvre d’assainissement nécessaire qui ne pouvait être menée à bien qu’en vendant à bas prix le matériel, souvent obsolète, qui non seulement encombrait les dépôts, mais qui constituait surtout un obstacle objectif à la relance et à la modernisation des constructions aéronautiques. Il y eut toutefois une différence notable dans le comportement des industriels de part et d’autre des Alpes : alors que les constructeurs français, qui avaient accepté de s’unir dans un consortium pour racheter leur propre production, avaient parfaitement pris la mesure de la situation, leurs collègues italiens n’en firent rien et le marché en fut plus durablement étranglé, au point que certains d’entre eux, tels Giovanni Caproni et Ottorino Pomilio, allèrent tenter, d’ailleurs sans succès, de s’implanter aux États-Unis.

21Soucieuses d’atténuer l’impact douloureux de la démobilisation, les autorités allèrent chercher à l’étranger des débouchés susceptibles d’absorber une partie des stocks en y dépêchant des missions aéronautiques chargées de faire la démonstration de la qualité des appareils, des moteurs et des accessoires fabriqués en Italie. Cette pratique n’était pas tout à fait nouvelle, puisqu’avant la cessation des hostilités, l’Italie avait déjà établi neuf missions militaires aéronautiques dans les pays de l’Entente et dans les États associés à celle-ci, où elles exerçaient une quadruple fonction : propagande, échange de matériel, services techniques de liaison et d’information, soutien aux entreprises italiennes exportatrices ou désireuses de présenter leur production à l’étranger27. La propagande et la fonction commerciale furent donc accentuées au lendemain du conflit, dans l’espoir d’écouler une partie de la production désormais inutile, sans grand succès toutefois.

22En France, première puissance aérienne mondiale en 1918-1919, ce fut seulement à partir de 1924 que les constructions aéronautiques sortirent de la période de dépression consécutive à la cessation des hostilités, grâce à la relance des commandes publiques visant à remplacer le matériel vétuste des stocks de guerre28. Cette reprise de l’activité fut d’ailleurs facilitée par l’usure de certains appareils désormais jugés inutiles parce que bien vite devenus obsolètes. Sur ce point, un exemple emprunté à l’ouvrage consacré par Emmanuel Chadeau à l’histoire de l’industrie aéronautique française nous paraît significatif : « En 1922 – écrivait-il – on avait passé par profits et pertes plus de 100 Farman commandés en 1920 parce qu’ils pourrissaient sur les aérodromes avant même d’avoir servi29. »

« Une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur30 » ? L’épineuse question de la sécurité

23Au lendemain du conflit, les responsables politiques et militaires français voulaient avant tout mettre le pays définitivement à l’abri de la volonté de revanche allemande. Mais la question de la sécurité française suscita d’âpres discussions au sein de la conférence de la Paix et conditionna en permanence les relations entre alliés les années suivantes, car la France et ses partenaires ne poursuivaient plus tout à fait les mêmes objectifs stratégiques et n’avaient pas la même vision de la situation politique et militaire tant en Allemagne qu’en Europe centrale et orientale31.

24Les premières dissensions apparurent le 1^er novembre 1918 à l’occasion de la discussion des clauses de l’armistice qui allait être conclu à Rethondes dix jours plus tard. Les principales préoccupations des Américains et des Britanniques étaient, d’une part, de faire obstacle au péril bolchevique en Allemagne, en Autriche et en Hongrie, d’autre part de sortir au plus vite de la logique de l’économie de guerre, en rétablissant notamment les circuits commerciaux et la libre navigation sur les mers. Les Français, mais également les Italiens, n’étaient en revanche pas aussi convaincus de l’imminence et de l’intensité de la menace communiste et par conséquent beaucoup moins enclins à adoucir leur attitude à l’égard de l’adversaire vaincu, comme en témoigne en particulier un passage des délibérations tenues à Paris le 1^er novembre 1918. Le premier ministre britannique Lloyd George souhaitait dicter des conditions relatives au retrait des troupes allemandes des territoires russes et roumains qu’elles occupaient, ce dont le maréchal Foch, commandant en chef des armées de l’Entente, s’inquiétait, avertissant que les forces alliées ne seraient pas en mesure de maintenir l’ordre dans ces régions, si les Allemands s’en retiraient. Le colonel Edward House, représentant personnel du président des États-Unis Wilson, prenait à son tour la parole pour affirmer que « le retrait des troupes [allemandes] serait suivi d’un régime bolchevique ». Les répliques du président du Conseil français Georges Clemenceau et du ministre italien des affaires étrangères Sydney Sonnino montrent qu’ils ne partageaient nullement cette crainte :

M. Clemenceau. – Je vois passer tous les jours des télégrammes à ce sujet. Croire au danger bolchevique dans ces territoires, c’est se laisser leurrer par une propagande allemande.
M. Sonnino. – Il faut insérer le principe dans les conditions d’armistice. La menace du bolchevisme c’est une vieille campagne allemande ; il ne faut pas que nous tombions dans le piège32.

25Cette question délicate fut ajournée et on chargea le maréchal Foch de rédiger un texte à proposer en seconde lecture le lendemain 2 novembre 1918. En définitive, c’est une position pratiquement inapplicable qui fut adoptée : elle prévoyait que les forces allemandes évacueraient les territoires roumains et russes tels qu’ils étaient délimités avant le mois d’août 1914 et que l’Allemagne garantirait à ses vainqueurs le libre accès à ces régions, afin notamment d’y ravitailler les populations33.

26Les conditions qui intéressaient directement la sécurité française firent également l’objet de discussions animées. Sur le plan territorial, les Français exigeaient non seulement la restitution de l’Alsace-Lorraine, ce que leurs alliés ne contestaient point, mais aussi le retour aux frontières de 1814, ce qui incluait en particulier la Sarre, riche en mines de charbon. Dans ses mémorandums du 27 novembre 1918 et du 10 janvier 1919, le maréchal Foch préconisa même de détacher la Rhénanie de l’Allemagne et de la soumettre à une occupation militaire permanente dans le but de renforcer la couverture du territoire français dans l’éventualité d’une nouvelle agression allemande. Mais Lloyd George et Wilson rejetèrent ces propositions. La rive gauche du Rhin fut finalement occupée, démilitarisée et divisée en trois secteurs dont la durée d’occupation s’échelonnait de cinq à quinze ans et était conditionnée au paiement par l’Allemagne des dommages de guerre. La France obtint en outre le droit d’exploiter les mines de la Sarre, en réparation de la destruction des installations minières du Nord et du Pas-de-Calais.

27En échange de l’abandon par la France de ses prétentions sur la Rhénanie, ses deux partenaires lui offrirent un traité de garantie qui devait entrer en vigueur dès sa ratification par les trois pays. L’accord fut bien ratifié par la Chambre des Communes, mais le rejet du traité de Versailles par le Sénat des États-Unis entraîna le retrait de la garantie britannique : la France dut par conséquent assurer seule sa sécurité. Elle s’efforça d’y parvenir par trois moyens complémentaires : le recours à la force pour briser la volonté allemande de révision du traité, la couverture militaire de la frontière du Rhin et le contrôle interallié de l’exécution par l’Allemagne des clauses du traité de Versailles34.

28Le recours à la force était facilité par la présence d’environ 100 000 soldats français dans la Rhénanie occupée. L’épisode le plus significatif fut l’intervention de 57 000 hommes dans la Ruhr en janvier 1923 pour y saisir des gages productifs et contraindre l’Allemagne à reprendre le versement des réparations qu’elle avait suspendu35.

29Les troupes d’occupation contribuaient en outre à la couverture militaire du territoire français, c’est-à-dire à la protection de la frontière du Rhin pendant le temps qui serait nécessaire si l’armée française devait être mobilisée. Dans l’éventualité d’une attaque brusquée de la part de l’Allemagne, ce dispositif avancé permettait d’envisager d’engager des opérations en territoire adverse et d’interdire une invasion de l’espace français telle qu’elle s’était produite en 1914. Il était renforcé par un accord secret franco-belge conclu le 7 septembre 1920 qui prévoyait une mobilisation simultanée des deux pays contre une agression allemande.

30La Commission militaire interalliée de contrôle (CMIC)36 instituée en 1919 et présidée successivement par deux généraux français, Charles Nollet37, puis Camille Walch, constituait le troisième élément du dispositif de sécurité français. Sa mission consistait à s’assurer que l’Allemagne respectait bien les dispositions militaires du traité de Versailles qui lui imposaient un désarmement substantiel, dans la conviction, exprimée par Foch dès le 4 décembre 1918, que « la guerre n’[était] pas finie38 » et qu’il convenait de la poursuivre en désarmant l’Allemagne pour la rendre à jamais inoffensive.

31En une décennie, ces trois piliers de la sécurité française se lézardèrent, avant de s’effondrer totalement. La possibilité de recourir à la force, ainsi que la garantie de la couverture avancée en territoire allemand furent anéanties par l’évacuation progressive des zones d’occupation, achevée en 1930. La CMIC cessa ses activités le 31 janvier 1927, conséquence logique et inéluctable de la signature des accords de Locarno (16 octobre 1925)39 et de l’admission de l’Allemagne à la Société des Nations en septembre 1926.

32Si la CMIC avait obtenu indéniablement des résultats importants concernant la réduction des effectifs et de l’armement de la Reichswehr, elle fut en revanche impuissante à empêcher la reconstitution d’un état-major général, l’instruction donnée aux officiers de réserve, l’enrôlement d’engagés volontaires et le réarmement clandestin de l’Allemagne, en particulier dans le domaine aérien, car en pratiquant la Sperrungs-Politik, c’est-à-dire en appliquant aux avions étrangers survolant l’Allemagne les sévères restrictions techniques imposées aux appareils civils allemands par la conférence des ambassadeurs le 14 avril 1922, les autorités de Berlin contraignirent les alliés à réduire leurs prétentions, à alléger et finalement à abandonner le contrôle exercé dans le domaine aérien au printemps de 1926. Parallèlement, des spécialistes allemands expérimentaient du matériel aéronautique aux Pays-Bas et en URSS et, en Allemagne même, on jetait les bases du réarmement aérien clandestin sous couvert de formation des pilotes indispensables au développement des lignes aériennes de la compagnie Lufthansa40.

Conclusion

33À la fin des années 20, le système de sécurité, que la France avait voulu bâtir au lendemain du conflit, s’était presque tout entier effondré. Elle ne pouvait plus s’appuyer sur un dispositif militaire préventif en avant de la ligne du Rhin ; l’utopie du désarmement par la SDN ne pouvait plus constituer un obstacle efficace au réarmement du Reich ; les alliances de la Grande Guerre n’existaient plus et les conventions militaires avec la Pologne et les États de la Petite Entente (Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie) ne pouvaient compenser l’absence de garantie militaire de la part des Britanniques et des Américains.

34Dans ces conditions, les contraintes financières, aggravées par la suspension, puis la fin du paiement des réparations et la crise quasi permanente du franc, obligèrent les responsables politiques et militaires français à opter progressivement pour une stratégie défensive, certes conforme à la conjoncture diplomatique de relative détente et à la nécessité de ne pas s’aliéner totalement les Anglo-saxons, mais en contradiction avec le système d’alliances en Europe centrale qui, pour être vraiment efficace, aurait dû s’appuyer sur la capacité à se projeter militairement pour intervenir hors du territoire national dans des opérations coordonnées avec les partenaires de la France : une dangereuse aporie stratégique, car la France disposait désormais d’un outil militaire inadapté à une doctrine elle-même inapplicable, faute de moyens financiers et de réelle volonté des élites qui l’avaient pourtant conçue pour tenter de remédier au démantèlement des positions de force acquises à la fin de la Grande Guerre.