Quelques moments de détente et de plaisir, voire de découverte et de bonheur, liés à ces moments familiaux, de proximité́ familiale dans l’adversité́, d’activités nouvelles que nous mettons en place ; mais dans l’ensemble, c’est l’écrasement de l’ensemble de mes temps et espaces de liberté́, un certain repli sur l’espace domestique pas seulement physique mais aussi mental – tout simplement trop peu de temps pour faire autre chose.
Femme, 48 ans, maîtresse de conférences à l’université, vendredi 17 avril

1Les échos médiatiques donnés au premier confinement, largement inscrits dans le registre de l’inquiétude et de l’angoisse dès lors qu’il s’agissait de décrire les activités sociales inscrites dans l’espace public, ont a contrario construit une image du foyer en refuge permettant d’éviter l’épidémie. Le confort du domicile, l’harmonie familiale et les loisirs domestiques ont régulièrement été mis en avant, sinon comme un remède à l’épidémie, au moins comme un bon moyen d’apaiser les tensions liées aux risques professionnels et personnels générés par la crise sanitaire. Contraint·es de s’y réfugier, les Français·es auraient dès lors, pour la plupart, retrouvé les joies simples de la vie avec les proches, agrémentée des petits bonheurs comme des petites tensions inhérentes à la vie confinée (s’accommoder des petites manies des uns et des autres, de la présence bruyante des enfants, etc.), et échappé aux embarras d’une vie extérieure incertaine et dangereuse. En somme, en dehors des malades, des soignant·es ou des travailleurs et travailleuses essentiel·les, ou bien encore des malheureux·ses isolé·es, mal loti·es ou mal assorti·es, toutes et tous auraient pu bénéficier d’un répit ou d’un repli chez eux. Richard Hoggart (1970), ayant analysé l’importance accordée au foyer par les classes populaires anglaises dans les années soixante, aurait sans doute trouvé les mots appropriés pour décrire cette « bonne vie » confinée, faite de jouissances au jour le jour et de consommation hédoniste contrariée, en attendant des lendemains plus sombres.

2Sur un autre versant, les médias comme les pouvoirs publics ont mis l’accent sur les risques de violences conjugales et familiales induites par le confinement. De paradis reclus, le domicile passe ici dans un registre de représentations inverses, foyer de tensions et de risques psychosociaux. Pourtant, les données de l’enquête Vico montrent que si la plupart des enquêté·es n’ont pas vécu très positivement cette période, les conditions conjugales ou familiales du confinement ont eu moins d’impact sur leurs sentiments que les autres composantes de leur vie sociale.

Quand la santé va, tout va ? 

3En temps ordinaires, il est courant pour les Français·es de se dire heureux. Mesuré dans les enquêtes Eurobaromètre ou Valeurs, ce sentiment de bonheur concernerait plus de 90 % de la population française (Bréchon, 2019). Que l’on interprète ces résultats comme le produit d’une injonction au bonheur émanant de sociétés individualistes ou bien plutôt comme l’expression de l’amélioration des conditions de vie, il faut en tout cas convenir que les données Vico traduisent une importante dégradation de ce consensus en 2020. Ainsi, seulement 31,3 % des répondant·es déclarent avoir connu des moments heureux durant le premier confinement. Même en admettant que les conditions de production de l’enquête influent sur ce résultat (sans doute est-il moins dicible de se dire heureux·se lors d’une enquête consacrée à l’impact du confinement dans un contexte de crise sanitaire qu’en temps ordinaire), il faut en tout cas convenir que le bonheur semble ici avoir changé de camp pour rejoindre les rangs de la minorité.

4La bonne santé étant régulièrement convoquée comme la raison principale de se sentir heureux·se et confiant·e dans l’avenir, cette forte érosion en période de covid-19 n’étonnera pas réellement. En principe, le fait de garder la santé constitue d’ailleurs un carburant important du sentiment de bonheur : vieillir en restant en bonne forme se révèle même central dans les enquêtes précitées. Ici, au contraire, ce sont les plus jeunes qui paraissent avoir résisté le mieux au pessimisme ambiant et avoir éprouvé des sentiments de bonheur durant le confinement (voir Graphique 1).

Graphique 1. Sentiment de bonheur selon l’âge (en %)

5Habituellement plus heureuses que les plus jeunes, parce que vivant dans de meilleures conditions matérielles et financières et ayant moins de craintes vis-à-vis de leur avenir immédiat (Bréchon, 2019), on comprend que, dans ce contexte, les fractions les plus âgées de l’échantillon se montrent ici plus réticentes à déclarer avoir connu des moments de bonheur durant le confinement. Impossible, pourtant, de conclure que ces enquêté·es se diraient moins heureux·ses parce qu’ils et elles auraient éprouvé plus de craintes pour leur propre santé. En effet, les 50 ans et plus se montrent également moins nombreux·ses que les autres à s’être dits inquiet·es durant le confinement (Tableau 2).

Graphique 2. Sentiment d’inquiétude selon l’âge (en %)

6Ici encore, le fait de se trouver, plus régulièrement que les autres, dans une situation matérielle et professionnelle stable intervient pour diminuer quelque peu un sentiment d’inquiétude qui, chez les plus âgé·es, ne concerne même plus la majorité des répondant·es. Moins de bonheur, mais également moins d’inquiétudes pour les plus âgé·es : cela ne contredit cependant pas l’idée selon laquelle le foyer aurait constitué un refuge pour celles et ceux dont la vie de famille est la plus intense. Si le confinement peut ne pas avoir été une parenthèse enchantée pour la majorité des Français·es, peut-être certains ont-ils et elles tout au moins trouvé des consolations dans leur vie domestique ? Ces « confinés heureux qui s’inquiètent à l’idée de quitter leur cocon », comme le titrait Le Figaro dans un article daté du 6 mai 2020, se recrutaient-ils surtout parmi celles et ceux qui vivent entouré·es de leurs proches ?

Pour vivre heureux, vivons cachés de la covid-19 en famille… ou entre amis ?

7Malheureusement, cette idée séduisante selon laquelle le bonheur loin de la covid-19 se vivrait en couple ou en famille est là encore mise à mal par l’analyse des données de l’enquête Vico. En effet, ni la présence du conjoint ou de la conjointe, ni celle des enfants au domicile ne fait notablement varier le sentiment de bonheur des enquêté·es. A contrario, le sentiment d’irritation progresse légèrement pour celles et ceux qui ont été confiné·es avec leurs enfants ou ceux de leur conjoint·e (54 % contre 48 % dans l’ensemble), tout comme le sentiment de fatigue (66 % contre 61 %), ou bien encore de stress (54 % contre 51 %).

8Il est donc possible de constater que, si le confinement n’est pas spécialement mieux vécu en famille, il ne constitue pas davantage l’enfer du face-à-face entre parents et enfants aussi régulièrement évoqué dans les médias ou les conversations ordinaires que ne l’est le thème du cocon. Signalons sur ce point que la détérioration des relations au sein du foyer reste très minoritaire, puisque seuls 3,4 % de l’échantillon déclare avoir vu sa relation au conjoint se dégrader durant le confinement, et 4,3 % avec leurs parents ou leurs enfants. On aurait pourtant pu s’attendre à ce que les couples ou les familles dont les formes relationnelles reposent le plus sur des réseaux de sociabilité à l’extérieur du foyer, tels que les plus âgés (Bott, 1957) ou les plus mondains (Bourdieu, 1979), souffrent particulièrement de cette période de confinement. Pourtant, cela ne semble pas avoir été particulièrement le cas.

9Ni paradis, ni enfer familial, donc, la vie confinée semble tout de même s’être trouvée quelque peu allégée par la présence d’ami·es au domicile (Tableau 1).

10En effet, celles et ceux qui se sont confiné·es en présence d’ami·es se déclarent plus nombreux·ses qu’attendu à avoir été heureux·ses durant le confinement. Bien entendu, faire ce choix peut traduire la possession d’une habitation plus grande ou plus confortable que d’autres, ou bien encore le fait d’avoir choisi de se confiner dans une résidence secondaire, en somme des façons de vivre cette période plus avantageuses. Pourtant, plus que l’espace, c’est le fait de devoir partager l’espace avec autrui qui paraît augmenter quelque peu le sentiment de bonheur, comme en témoigne le Tableau 2.

11Il semble surtout que cette relation entre présence d’ami·es au domicile et sentiment de bonheur soit bien plutôt liée à un effet d’âge : les jeunes, plus nombreux·es rappelons-le à s’être dits heureux·ses, ont également bien plus fréquemment que les autres été confiné·es en présence d’ami·es (Graphique 3).

Graphique 3. Sentiment de bonheur et personnes présentes à domicile durant le confinement selon l’âge

12Mais si les sociabilités amicales au sein du logement confiné paraissent offrir quelques moments de bonheur supplémentaires par rapport aux seules relations de couple, surtout pour les plus jeunes, les écarts restent pourtant mesurés, de l’ordre de 3 ou 4 points en moyenne au sein de la même catégorie d’âge. Chez les plus âgé·es, moins nombreux·ses à s’être déclaré·es heureux·ses, cet écart est plus notable (passant de 11,7 % d’enquêté·es ayant leur conjoint au foyer se déclarant heureux·ses à 45 % pour ceux partageant leur foyer avec un ou des amis) mais doit être interprété avec prudence puisqu’il ne concerne qu’un nombre limité d’individus et peut être lié à une marge d’erreur statistique trop importante.

13Mais dans tous les cas, ces moments de bonheur n’effacent pas un sentiment d’irritation qui reste plus fréquemment cité que le bonheur, notamment chez les plus jeunes, ici encore (Graphique 4).

Graphique 4. Sentiment d’irritation et personnes présentes à domicile durant le confinement selon l’âge

14Si « tout le monde est sur les nerfs », comme l’exprime une gestionnaire de paie de 37 ans faisant référence à sa vie de famille, cette nervosité décroît cependant très sensiblement avec l’âge, ami·es au domicile ou pas. Privé·es de sorties, la majorité des enquêté·es jeunes peinent sans doute plus que les autres à décompresser.

*

15L’idée reçue selon laquelle la vie au foyer aurait permis, malgré les affres du télétravail, d’offrir une forme de protection contre les angoisses de la crise sanitaire ne résiste pas à un examen détaillé. Ainsi, les sociabilités conjugales, familiales ou amicales ont peu influé sur les sentiments ressentis par les enquêté·es durant le confinement. Les raisons qui expliquent que certain·es ont mieux vécu cette situation que d’autres doivent être recherchées ailleurs, et notamment dans les inégalités d’accès aux ressources financières et sociales et dans les conditions de travail, comme d’autres chapitres de cet ouvrage le démontrent.

16Les confiné·es heureux·ses ne semblent donc pas avoir été recruté·es majoritairement parmi celles et ceux qui ont eu la chance de partager leur logement au milieu de leurs proches, famille ou ami·es, mais bel et bien parmi ceux qui ont bénéficié d’une position sociale plus favorable que d’autres. Et si la période de confinement permet à certains de « retrouver une véritable vie de famille », comme le dit une chargée d’affaires de 33 ans, le confinement paraît d’abord avoir été vécu dans un dialogue intérieur plutôt que dans les échanges avec des proches. Un peu comme si la plupart des enquêté·es avaient vécu un double confinement, leur imposant de rester chez eux, en eux.

Références bibliographiques

17Bott Elizabeth, 1957, Family and Social Network, 2^e éd., 1972, Londres, Tavistock.

18Bourdieu Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit.

19Bréchon Pierre, 2019, « Un fort sentiment de bonheur individuel dans une société perçue négativement », dans Pierre Bréchon (dir.), La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, p. 68-73.

20Hoggart Richard, 1970, La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Éditions de Minuit.