Je me sens privilégiée en termes de conditions de confinement, vivant dans un logement agréable avec un jardin. Mes enfants font preuve d’autonomie dans leur travail, et s’occupent afin que je puisse télétravailler dans de bonnes conditions. J’ai la chance de pouvoir échanger par visio avec ma famille, même les plus âgés qui sont efficients en termes de technologie. De même avec les amis sous la forme d’apéros-zoom… […] Ceci étant, je trouve la communication par écrans interposés très fatigante et tellement loin de remplacer un contact direct.
Femme, 47 ans

1Pour faire face à la raréfaction de leurs échanges avec leur entourage durant le confinement, comment les enquêtés ont-ils investi les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour entretenir leurs relations sociales ? Nous avons cherché à comprendre quels modes de communication ils ont le plus utilisés à ce moment-là, parmi la diversité croissante de ceux qui s’offrent aujourd’hui à eux : les appels téléphoniques, les appels via la vidéocommunication, l’envoi de messages via les SMS, les messageries instantanées ou les médias sociaux (Facebook, Instagram, etc.). Nous allons répondre à cette question en observant les différences selon les profils des personnes, notamment l’âge et les types de relations (famille, ami, collègue, etc.).

Face aux situations de crise, le besoin d’échanges plus « expressifs »

2Le sociologue Richard Ling a très bien expliqué comment nous avons progressivement intégré les outils de communication à nos sociabilités ordinaires en suivant deux logiques complémentaires (Ling, 2004 ; Ling & Lai, 2016), l’une instrumentale, l’autre plus expressive et émotionnelle. Pour lui, les individus n’ont eu de cesse d’exploiter les ressources des outils de communication pour rationaliser au mieux leurs activités quotidiennes et négocier les contraintes découlant de la densification de la population et des rythmes de vie dans les grandes agglomérations. Si cette logique instrumentale est au cœur de nos sociabilités ordinaires, elle a été reléguée au second plan par la limitation des sorties durant le confinement. Le besoin de prendre des nouvelles de ses proches a plutôt amené les individus à multiplier et à expérimenter des usages plus expressifs des outils de communication. Ces usages renvoient au fait de mettre en mots notre quotidien, nos réussites et nos problèmes, pour alimenter nos échanges à distance avec nos proches. Plus les personnes passent de temps au téléphone et développent des formes de « présence connectée » (Licoppe, 2002), plus elles expérimentent ce registre expressif essentiel à l’amitié. Durant le confinement, ce registre a pris une orientation spécifique, davantage tournée vers l’expression d’un soutien social. Dans ces circonstances où le virus était au cœur des préoccupations, chacun a été sollicité par ses proches pour partager son vécu, son état de santé et son « moral ». Ce comportement est fréquent durant les moments de crise, comme les attentats terroristes (Truc, 2016), notamment au sein des groupes de discussion en ligne où les personnes viennent s’apporter du soutien (Paton & Figeac, 2013). Comme nous allons le voir, notre enquête montre effectivement que les enquêtés ont mieux vécu le confinement lorsque leurs usages des TIC étaient agrémentés par ce type d’échanges expressifs, durant lesquels ils ont pu mettre en mots les moments difficiles, mais aussi, et peut-être avant tout, les bons moments et leurs résolutions pour l’avenir.

Vers des sociabilités favorisant un soutien social « expressif »

3Durant le confinement, les relations en face-à-face avec les proches ont été bien plus rares qu’à l’ordinaire (voir le chapitre 16 : « Comment le confinement a-t-il mis à l’épreuve les relations interpersonnelles ? »). Toutes les tranches d’âge sont concernées, mais de façon différente (Graphique 1), il n’y a que les voisins avec qui les enquêtés ont eu davantage d’interactions en face-à-face (voir le chapitre 2 : « Le confinement a-t-il changé les relations de voisinage ? »). Face à cette situation, ils ont alors majoritairement investi les appels vocaux pour prendre des nouvelles de leurs proches, notamment les personnes plus âgées.

Graphique 1. Usages des TIC durant le confinement selon les catégories d’âge

4Il apparaît que ces appels sont émis pour exprimer un soutien, ou une demande de soutien, auprès de sa famille ou de ses amis (Graphique 2), comme le précise par exemple cette femme de 61 ans responsable d’une agence de services à la personne : « Le confinement permet de se poser et de profiter de ce temps pour mettre un peu d’ordre dans sa vie, ses idées et prendre le temps de s’occuper des autres par téléphone. »

Graphique 2. Usages des TIC durant le confinement selon les types de relation

5À l’inverse des appels vocaux, les appels vidéo (WhatsApp, Skype, Zoom) sont plus fréquents chez les jeunes (Graphique 1), là aussi pour contacter les relations les plus proches (famille, conjoint ou amis). Cette fréquence s’accroît avec le niveau de diplôme, probablement car les plus diplômés occupent des fonctions qui les amènent, dans le cadre de leur télétravail, à utiliser ces outils avec leurs collègues. Il est intéressant d’observer que le besoin de prendre des nouvelles des autres a pu inciter ces utilisateurs à élargir leurs cercles de correspondants, comme l’explique une femme de 51 ans : « Utilisation de Messenger - Skype avec des personnes proches physiquement avec qui je n’utilisais jamais ces systèmes (enfants, petits-enfants, amies). »

6À la différence des appels vocaux, l’une des spécificités de ces dispositifs a été de favoriser des interactions à plusieurs. Cet usage collectif a ainsi amené ces utilisateurs à solliciter la participation de personnes plus âgées pour qu’elles puissent expérimenter ces sociabilités et s’inscrire dans ces dynamiques de soutien : « Le confinement me fait découvrir l’utilisation régulière de WhatsApp et l’application Zoom » (femme, 63 ans). Malgré cela, cette barrière générationnelle n’en reste pas moins toujours réelle : « J’aurais souhaité pouvoir échanger avec les uns ou les autres via Skype, mais personne ne s’y est mis. Tout cela pour dire que le confinement strict en solo est très lourd » (femme, 74 ans). Il apparaît dès lors que la participation à ces appels audiovisuels très « expressifs », susceptibles de ce fait de délivrer un important réconfort, ou inversement, le fait de ne pas être sollicité pour ce type d’échange, ont profondément influencé le vécu du confinement.

7Le Graphique 1 montre ensuite que les moins de 30 ans utilisent plus que les personnes des autres catégories d’âge les outils de communications basés sur l’échange de messages courts, avec un seul correspondant (SMS) ou dans des groupes de discussions animés via des messageries instantanées (IM) ou des médias sociaux. Mais, même pour des personnes plus âgées, il apparaît que les SMS restent au cœur de sociabilités distantes, que ce soit pour optimiser la coordination instrumentale avec des collègues (Graphique 2) ou, par exemple, pour exprimer des propositions de soutien rapides ne nécessitant qu’une faible implication : « Nous avons reçu un SMS par des voisins qui nous proposaient de nous aider, si nous en avions besoin. Nous avons vraiment apprécié et en avons été fort émus ! » (femme, 75 ans). En parallèle des SMS, de nombreuses personnes ont également investi d’autres plateformes permettant de partager des messages écrits plus expressifs et favorables à la mise en mots du ressenti de la situation, notamment dans des groupes de discussions amicaux et familiaux (Graphique 2) Les plus jeunes sont également assez nombreux à avoir intensifié leurs usages des médias sociaux (Graphique 1), en particulier les jeunes femmes, pour interagir le plus souvent avec un cercle plus large d’amis qu’elles n’auraient peut-être pas contactés sans cet intermédiaire. Comme la participation à ces groupes de discussion est par définition animée par des logiques d’usage assez « expressives », tournées vers l’échange et le partage d’expériences, elle a probablement rendu plus supportable le vécu de ce type de crise (sanitaire), comme en témoigne la citation de l’enquêtée mise en exergue en début de chapitre.

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8Cette enquête montre ainsi que le confinement a favorisé un double phénomène d’intensification et de diversification des usages des TIC. Les enquêtés ont en effet intensifié leurs échanges avec leurs proches, en particulier avec des membres de leur famille et leurs amis. Ils ont également diversifié leurs pratiques en mobilisant des services qu’ils utilisaient moins fréquemment jusque-là, notamment les appels vidéo et les messageries instantanées. Ce double phénomène se traduit par le fait que les enquêtés ont tissé moins d’interactions distantes instrumentales, ils ont au contraire eu davantage le temps d’explorer des sociabilités plus « expressives » et plus chaleureuses, dans l’esprit des « apéros zoom » organisés pour partager un bon moment et s’apporter mutuellement un certain soutien social.

9Il en ressort que ce phénomène concerne avant tout les plus jeunes et le fait qu’ils ont renforcé leur participation à ces groupes de discussions amicaux ou familiaux. Malgré cette tendance générale, il apparaît que les personnes plus âgées ne sont pas exclues de cette diversification des modes d’expression d’un soutien social. Le confinement a en effet incité de nombreux enquêtés à solliciter la présence de leurs aînés dans ces « nouveaux » environnements numériques pour qu’ils puissent eux aussi participer à ces sociabilités distantes susceptibles de délivrer le réconfort d’un soutien bienveillant. Cette tendance est inédite dans l’histoire des TIC car la diffusion des nouveaux services de communication a assez systématiquement créé, du Minitel à TikTok, une certaine fracture générationnelle. Il semblerait que cette crise sanitaire a modifié la donne, en raison probablement de la plus grande vulnérabilité des aînés à la covid-19. Leurs proches paraissent les avoir davantage associés à leurs échanges à distance, en partie pour les soutenir et leur éviter un trop grand isolement. En sociologues, nous devons maintenant faire preuve de patience et vérifier si cette tendance va se confirmer dans le temps et si cette solidarité générationnelle va survivre au prolongement de la crise sanitaire.

Références bibliographiques

10Licoppe Christian, 2002, « Sociabilité et technologies de communication », Réseaux, n^o 112-113, p. 172-210, disponible en ligne sur https://www.cairn.info/revue-reseaux1-2002-2-page-172.htm [consulté le 6 décembre 2020].

11Ling Richard, 2004, The Mobile Connection: The Cell Phone’s Impact on Society, Elsevier.

12Ling Richard, Lai Chih-Hui, 2016, « Microcoordination 2.0: Social Coordination in the Age of Smartphones and Messaging Apps », Journal of Communication, vol. 66, n^o 5, p. 834-856, disponible en ligne sur https://www.researchgate.net/profile/Rich_Ling/publication/304685921_Microcoordination_20_Social_Coordination_in_the_Age_of_Smartphones_and_Messaging_Apps/links/5d0214e34585157d15a6be13/Microcoordination-20-Social-Coordination-in-the-Age-of-Smartphones-and-Messaging-Apps.pdf [consulté le 6 décembre 2020].

13Paton Nathalie, Figeac Julien, 2013, « La commémoration des ‟mauvais morts” au sein des sanctuaires spontanés numériques », Les Cahiers du numérique, vol. 9, n^o 3-4, p. 241-270, disponible en ligne sur https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2013-3-page-241.htm [consulté le 6 décembre 2020].

14Truc, Gérôme, 2016, Sidérations. Une sociologie des attentats, Presses universitaires de France.