Aux municipales, je me suis abstenu non pas par peur du virus, mais par civisme : l’abstention élevée qui s’annonçait mettait en cause la sincérité du scrutin et donc sa légitimité, j’ai donc voulu m’assurer que la participation serait aussi faible que possible pour que le second tour soit reporté et le premier annulé…
Homme, 44 ans, ouvrier
 
J’ai été élu au premier tour des élections dans ma commune. Je regrette vivement que nous n’ayons pas pu installer le conseil municipal car nous assumons aujourd’hui les problèmes liés au coronavirus sans toutefois en avoir réellement la légitimité et les pleins pouvoirs d’action.
Femme, 50 ans, cadre

1Le premier tour des élections municipales de 2020 s’est tenu dans une situation sanitaire exceptionnelle, en pleine phase d’expansion de l’épidémie de covid et deux jours avant la mise en place du confinement national. Dans les témoignages recueillis dans l’enquête Vico, les élections ont été la « dernière sortie », un moment charnière entre la « vie d’avant » et le confinement. Ce premier tour a été entaché d’une abstention massive. La participation, en baisse de 18 points par rapport à la dernière élection de même type en 2014, a si fortement chuté que les résultats de l’élection se sont vus fortement contestés. Certains y ont même vu un motif légitime pour tenter de faire annuler le scrutin, soit directement au niveau national, soit plus localement dans certaines communes où la baisse massive de la participation a conduit à des résultats parfois inattendus. La virulence de l’épidémie a-t-elle pu décourager certains électeurs de se rendre aux urnes ? Pour répondre à la question des facteurs explicatifs de la participation dans le contexte d’une crise sanitaire à l’ampleur exceptionnelle, nous nous sommes appuyés sur les données issues de l’enquête Vico. L’analyse présentée dans ce chapitre montre que la présence de l’épidémie sur un territoire a pu jouer un rôle démobilisateur auprès des électeurs.

Une abstention d’une ampleur inédite

2Au soir du premier tour des élections municipales, le 15 mars 2020, 44,66 % des inscrits se sont rendus aux urnes. Cela représente une chute de plus de 18 points par rapport aux élections municipales de 2014, où la participation s’élevait à 63,55 %. Comme le souligne Pierre Martin (2020), « cet effondrement a plusieurs causes, notamment une tendance lourde à la baisse et l’effet conjoncturel du calendrier électoral ». Indépendamment du contexte sanitaire, les municipales de 2020 s’inscrivent en effet dans une baisse continue de la participation aux municipales depuis quatre décennies. Mais cette tendance ne saurait suffire, à elle seule, à expliquer l’ampleur de l’abstention en 2020. Pour de nombreux commentateurs, il a semblé évident que le contexte de l’épidémie a considérablement déprimé la participation électorale. Au niveau médiatique d’abord, par l’occultation de la campagne à un moment décisif dans l’information des citoyens et la formation de leurs choix de vote. Au niveau politique ensuite, en perturbant les actions de mobilisation de l’électorat, notamment en parasitant la tenue des réunions publiques et le porte-à-porte des listes. Par ailleurs, le sentiment de crainte a plus spécialement touché des groupes sociaux d’ordinaire mobilisés, comme les personnes âgées (Pierre Martin relève que le différentiel de vote entre les plus de 65 ans et les moins de 35 ans était de 17 points en 2020, contre 43 points en 2014). Enfin, les conditions objectives de détérioration de l’environnement sanitaire ont pu peser sur la décision de se rendre aux urnes. C’est cet effet que nous tentons d’apprécier dans la suite du chapitre.

3Pour avancer dans cette direction, il faut commencer par rappeler que cette baisse de la participation n’avait rien d’inéluctable : la comparaison avec d’autres élections tenues durant l’épidémie montre que celle-ci ne provoque pas mécaniquement un effondrement du nombre de votants, même si une analyse comparée montre que l’abstention est plus forte là où l’épidémie a été la plus virulente (Santana et coll., 2020). En Bavière, des élections communales se sont déroulées le 15 mars, au même moment que les élections municipales françaises, et alors que la région commençait elle aussi par être touchée par l’épidémie de coronavirus. Si le territoire était moins affecté que certaines régions françaises à la même période, les électeurs bavarois n’ont pas pour autant fui les urnes : le taux de participation a même atteint 58,5 %, en hausse de plus de 3 points par rapport aux précédentes élections de 2014 (55 %). Autrement dit, malgré la menace imminente de l’épidémie dans une région où l’on compte de nombreux retraités, les citoyens se sont rendus en nombre dans les bureaux de vote (Leininger & Schaub, 2020). D’autres scrutins se sont tenus en pleine pandémie et n’ont pas été davantage marqués par l’abstention. En Corée du Sud, pays il est vrai exemplaire dans la gestion de la crise, les élections législatives de la mi-mars ont pu avoir lieu dans de bonnes conditions. Elles ont mobilisé 66 % des inscrits, ce qui en fait le taux de participation le plus élevé depuis 1992, alors même que le pays se trouvait en première ligne face à la covid-19. Comment comprendre, à l’inverse, l’effondrement de la participation dans l’Hexagone ?

Le virus de la participation

4Jusqu’à présent, les seules investigations menées en France autour de la question de l’effet de l’épidémie sur la participation reposent sur l’utilisation de données agrégées. Elles ont permis d’apprécier l’effet de la situation épidémique, mesurée au niveau des départements, sur la participation constatée dans les communes (Brouard & McAvay, 2020). Dans cette étude, les auteurs montrent que plus un département était affecté par l’épidémie de covid-19 à la mi-mars, plus l’abstention au 1^er tour des élections municipales a progressé. En outre, cet effet est d’autant plus marqué que la proportion de personnes âgées de plus de 65 ans était plus élevée. Si cette démarche donne des résultats qui favorisent la thèse d’une influence substantielle de la virulence de l’épidémie sur l’abstention – encore qu’elle ne porte que sur les communes les plus peuplées (plus de 1 000 habitants, soit 28 % des communes), elle se heurte néanmoins au risque de l’erreur écologique. En effet, déduire des comportements électoraux individuels à partir de résultats agrégés est une démarche qui, sur le plan statistique, ne permet pas de conclure fermement à un effet de l’épidémie sur la participation effective à l’élection. La relation mise au jour peut induire une « erreur écologique », qui consiste à attribuer à des individus appartenant à une population les caractéristiques moyennes et les comportements de cette population. À l’aide de l’enquête Vico, nous pouvons étudier à nouveaux frais la question de l’influence de l’épidémie de covid-19 sur la participation aux élections municipales. L’enquête étant réalisée dans les semaines suivant le scrutin, le souvenir de vote ne fait pas défaut. Au sein de la population de l’échantillon, et après redressement, 56 % des personnes interrogées déclarent avoir voté au 1^er tour. C’est plus de 12 points de plus qu’au niveau national.

5Associée à l’exploitation de données épidémiologiques, l’analyse proposée ici permet de capturer plus précisément l’effet contextuel de l’intensité de l’épidémie sur la participation au scrutin municipal. Empiriquement, nous mobilisons certaines techniques statistiques qui permettent de saisir les électeurs dans leurs contextes territoriaux et d’analyser l’effet de celui-ci sur leur participation électorale (Gombin, 2014). Pour mesurer l’intensité de l’épidémie dans chaque département, plusieurs indicateurs sont disponibles. Aucun de ceux mobilisés n’est parfait : à la mi-mars, l’appareil statistique et épidémiologique était encore déficient et ne permettait pas de remonter des informations fines sur le nombre de cas à un rythme quotidien. Nous avons fait le choix de reprendre les indicateurs épidémiologiques déjà utilisés dans des travaux antérieurs, dans un souci de réplicabilité. Pour évaluer la circulation du virus dans les territoires, nous utilisons donc tour à tour (1) la surmortalité enregistrée par l’INSEE lors de la semaine précédant le scrutin par rapport à la moyenne des décès sur une période de référence entre 2015-2019, il s’agit de l’indicateur le plus fiable en matière de recueil de données ; (2) l’excès de la mortalité est une variante de ce calcul ; (3) le nombre de décès cumulés associé à la covid-19 entre les 1^er et 14 mars (infection suspectée ou confirmée biologiquement), un indicateur qui ne recense que les décès liés au coronavirus ; et (4) le nombre de personnes hospitalisées. Ce dernier indicateur, particulièrement mobilisé en épidémiologie pour évaluer la dynamique de l’épidémie, est aussi celui utilisé par les pouvoirs publics et les médias pour rendre compte de l’intensité de la menace sanitaire dans chaque territoire.

6Si l’on s’en tient dans un premier temps à la participation dans les départements, et sur un plan purement descriptif, on peut mettre en relation le différentiel de participation aux élections de 2020 par rapport à 2014 avec le ratio de mortalité en 2020 par rapport à l’année précédente (Graphique 1). Le graphique atteste bien d’une relation positive et linéaire : l’abstention relevée cette année est d’autant plus forte que les départements ont enregistré un surplus de mortalité important. Ainsi, un département comme le Haut-Rhin, particulièrement frappé dans le Grand Est par la propagation de l’épidémie, est-il l’un de ceux dans lequel les citoyens ont le moins participé. La relation n’est toutefois pas parfaitement linéaire. Aussi des départements peu touchés par l’épidémie, comme le Tarn, se sont davantage abstenus que la moyenne nationale, quand d’autres très touchés comme la Côte-d’Or se sont un peu plus mobilisés. Cela témoigne de l’importance d’autres facteurs qui touchent tant à la structure de la compétition politique locale (nombre de listes/candidats, présence des sortants) qu’aux caractéristiques intrinsèques des départements (gradient d’urbanisation, effets de composition).

Graphique 1. Relation entre la mortalité et les différentiels de participation entre les élections municipales de 2020 et celles de 2014 (départements)

7Mais cette relation positive entre épidémie et abstention tient-elle toujours quand on observe les comportements des citoyens ? Au niveau individuel tout d’abord (Graphique 2), on retrouve sans surprise les principales « variables lourdes » de l’abstention électorale en France (Braconnier et coll., 2017). Plus les électeurs sont âgés, plus le niveau de participation à l’élection est fort. On observe également des écarts de participation importants en fonction du niveau d’études (moins les individus sont diplômés, plus les risques qu’ils s’abstiennent augmentent), du niveau de revenu (les plus riches participent davantage) et de l’idéologie politique (ceux qui se positionnent aux extrêmes de l’axe gauche-droite se sont le plus abstenus, de même que ceux qui choisissent de ne pas se positionner). Logiquement, ceux qui déclarent avoir déjà été impliqués dans des actions politiques protestataires (prendre part à des grèves, manifestations, pétitions…) participent plus que les autres.

Graphique 2. Facteurs explicatifs de la participation au premier tour des élections municipales 2020

8Une fois pris en compte l’ensemble de ces facteurs, il devient possible d’apprécier l’effet propre de l’épidémie sur la participation. En utilisant tour à tour plusieurs des indicateurs qui nous servent à capturer la diffusion objective de l’épidémie au moment du scrutin municipal, les résultats de la modélisation confirment un effet fort de l’épidémie sur la propension des individus à s’abstenir lors du 1^er tour des municipales, quel que soit l’indicateur épidémiologique mobilisé (dans la Figure 2, on représente graphiquement l’effet pour le seul indicateur de la surmortalité). L’effet contextuel de l’épidémie est tout à fait sensible et a contribué sans aucun doute à amplifier la vague abstentionniste. Plus le risque épidémique était présent dans un département, plus les électeurs se sont abstenus. Afin de pouvoir comparer chaque paramètre du modèle, nous avons standardisé les facteurs identifiés afin de permettre de comparer leurs effets. La magnitude des effets de l’intensité de l’épidémie est comparable à celle des caractéristiques sociopolitiques qui sont habituellement fortement associées à l’abstention électorale, telles que le niveau de diplôme, le positionnement politique ou la pratique religieuse. Tout porte ainsi à croire que le risque de l’épidémie de covid-19 s’est ajouté, plus qu’il ne s’est substitué, aux logiques classiques de la mobilisation électorale.

Éviter le péril démocratique

9Ce chapitre confirme les travaux antérieurs qui montraient un effet négatif de l’épidémie sur la participation aux municipales là où la covid circulait le plus. Notre analyse de l’enquête Vico apporte une contribution supplémentaire en montrant que l’effet contextuel de l’épidémie a bien fait baisser les chances des citoyens de participer au 1^er tour des élections. Toutefois nos analyses demandent à être affinées, notamment en prenant mieux en compte l’évaluation subjective du risque sanitaire au niveau individuel, ou des facteurs contextuels comme la compétition politique locale qui peuvent altérer l’effet de l’épidémie sur l’abstention. Surtout, il faudrait réinsérer dans le modèle une variable non présente dans l’enquête Vico : la défiance dans le personnel politique. Il est en effet possible que l’effet de l’épidémie soit moins prégnant si l’on réintroduisait cet élément de défiance : il expliquerait alors la singularité du vote de mars dernier au regard des scrutins qui se sont déroulés à l’étranger sans chute de participation.

Références bibliographiques

10Braconnier Céline, Coulmont Baptiste & Dormagen Jean-Yves, 2017, « Toujours pas de chrysanthèmes pour les variables lourdes de la participation électorale », Revue française de science politique, vol. 67, n^o 6, p. 1023-1040.

11Brouard Sylvain & McAvay Haley, 2020, « Participation aux élections municipales 2020 en métropole : l’effet du covid-19 », Policy brief, Sciences Po/CEVIPOF, disponible en ligne sur https://www.sciencespo.fr/cevipof/attitudesoncovid19/wp-content/uploads/2020/06/Note10_BROUARD_McAVAY_Abstention_18juin-vf.pdf [consulté le 6 décembre 2020].

12Gombin Joël, « Contextualiser sans faire de l’espace un facteur autonome. La modélisation multiniveau comme lieu de rencontre entre sociologie et géographie électorales », L’Espace Politique, vol. 23, n^o 2, 2014, disponible en ligne sur https://journals.openedition.org/espacepolitique/3066 [consulté le 6 décembre 2020].

13Leininger Arndt & Schaub Max, 2020, « Voting at the Dawn of a Global Pandemic » SocArXiv, 12 avril 2020, doi:10.31235/osf.io/a32r7 [consulté le 11 décembre 2020].

14Martin Pierre, 2020, « Les municipales de mars 2020 : un mauvais tour ? », Commentaire, vol. 170, n^o 2, p. 281-288.

15Santana Andrés, Rama José, Bértoa Fernando C, 2020, « The Coronavirus Pandemic and Voter Turnout: Addressing the Impact of covid-19 on Electoral Participation », SocArXiv, 18 novembre 2020, doi:10.31235/osf.io/3d4ny [consulté le 11 décembre 2020].