Vivement 2022 et les élections présidentielles pour rebattre les cartes. J’ai voté et ai toujours soutenu ce gouvernement mais c’est fini. Je jette l’éponge. Cette dictature sanitaire est en train de mettre à genoux le pays. L’avenir m’inquiète et me déprime profondément.
Femme, 55 ans, secrétaire hôtesse d’accueil, Haute-Normandie, dimanche 3 mai

1La question de savoir si la proximité avec un parti politique permet des jugements plus objectifs ou entraîne des distorsions dans le rapport à l’information, occupe de longue date les sciences sociales. De nombreuses études ont mis en évidence que les individus interprètent les informations auxquelles ils sont exposés en fonction de leurs engagements partisans. On appelle biais partisan, ou raisonnement partisan motivé, cet ensemble de biais cognitifs consistant à rechercher plus volontiers les informations qui confirment nos opinions politiques, à contredire et rejeter celles qui les remettent en cause, et à considérer comme plus pertinents les arguments qui sont cohérents avec nos convictions politiques (Taber & Lodge, 2006). S’il vient court-circuiter une rationalité objective basée sur des jugements de fait, le biais partisan n’en répond pas moins à des besoins psychologiques profonds : il permet de produire des situations conformes à notre identité politique. Chacun développe des rationalisations plus ou moins fondées dans le but de préserver ses propres croyances idéologiques et de rester loyal à vis-à-vis des groupes politiques auxquels il s’identifie.

Les facteurs du biais partisan en « temps ordinaire »

2Le biais partisan a des implications fortes pour l’action publique, puisque les individus sont enclins à accepter et à trouver efficaces certaines politiques du simple fait qu’elles sont associées aux partis qu’ils soutiennent ; et inversement. La perception de l’état de l’économie en offre un bon exemple : on a davantage tendance à trouver que l’économie va bien quand les partis pour lesquels on a voté sont au pouvoir. La propension à respecter les gestes barrières a récemment fourni une autre illustration de biais partisan. Il a été montré qu’aux États-Unis, les Démocrates sont plus enclins que les Républicains à penser que la pandémie de covid-19 est grave et à se conformer aux mesures de distanciation physique. Le mécanisme est simple : Démocrates et Républicains ont développé des perceptions de la crise sanitaire et des comportements de protection cohérents avec leur conviction partisane d’une plus ou moins bonne gestion par l’administration Trump (Christensen et coll., 2020 ; Rothgerber et coll., 2020). Ce mécanisme a d’ailleurs été renforcé par la forte politisation de l’enjeu sanitaire par un président candidat à sa réélection. Résultat : des taux de mortalité due à la covid-19 plus faibles parmi les Démocrates (Gollwitzer et coll., à paraître).

3On sait toutefois que le biais partisan n’est pas complètement insensible à l’influence de facteurs plus objectifs. Différentes études ont ainsi constaté qu’en période de crise économique sévère, comme par exemple lors de la grande récession débutée en 2007, tous les individus vont considérer que l’économie va mal, et ce quelles que soient leurs loyautés partisanes. Le mécanisme est là aussi très simple : dans un contexte de forte turbulence économique, les individus sont exposés à un grand nombre d’informations négatives sur la situation économique ; il devient alors plus difficile pour les filtres partisans d’opérer (De Vries, Hobolt & Tilley, 2018). Autrement dit, dans certaines circonstances politiques, économiques ou sociales extrêmes, le biais partisan ne résiste pas à l’épreuve du réel.

Les effets des préférences partisanes sur les comportements sanitaires

4Peu de travaux empiriques ont analysé l’impact des préférences partisanes sur la propension à respecter les mesures de prévention de la propagation de la covid-19 en France (Brouard, Vasilopoulos & Becher, 2020). Cette contribution vise à examiner l’éventuel effet d’un biais partisan sur le respect des gestes barrières. Notre hypothèse de recherche est double. On fait d’abord l’hypothèse que les individus les plus défiants par rapport à l’exécutif et à sa gestion de la crise sanitaire sont plus enclins à adopter des gestes d’hygiène et de sécurité. On fait ensuite l’hypothèse que ce biais partisan est néanmoins modulé par les statistiques des décès dus à la covid-19 auxquelles les individus sont susceptibles d’être exposés : plus les individus vivent dans une zone touchée, plus leur respect des gestes barrières sera marqué, que ces individus soient ou non favorables au gouvernement.

5Afin de mettre à l’épreuve ces deux hypothèses, on a d’abord construit un indice de conformation aux gestes barrières. L’indice additionne les mentions par les répondants des sept comportements suivants : porter des gants ; porter un masque ; s’écarter d’au moins un mètre quand on croise quelqu’un à l’extérieur ; se laver les mains plusieurs fois par jour ; se désinfecter les mains avec du gel hydroalcoolique plusieurs fois par jour ; laver les vêtements portés à l’extérieur ; désinfecter les surfaces potentiellement contaminées. Ces comportements sont suffisamment bien associés les uns avec les autres pour être considérés comme autant d’expressions d’une même tendance à respecter les mesures mises en place par le gouvernement. Plus l’indice est proche de 1, plus les répondants adoptent de gestes barrières. La valeur moyenne est de 0,5 ; ce qui signifie qu’en moyenne, les Français interrogés ont observé 3,53 des sept comportements listés. Plus concrètement, 4 % des répondants ont déclaré avoir adopté l’ensemble de ces sept gestes ; 13 % au moins six ; 29 % au moins cinq ; 49 % au moins quatre ; 71 % au moins trois ; et 90 % au moins deux.

6Le facteur explicatif est le biais partisan que l’on peut appréhender de façon indirecte à travers le fait de déclarer « avoir applaudi, chanté ou fait du bruit en désapprobation du gouvernement » pendant le confinement. C’est le cas de 6 % de l’échantillon, soit 824 individus. Cette variable constitue une mesure de la défiance par rapport au gouvernement, particulièrement notable dans un contexte où la pandémie a plutôt renforcé le besoin d’unité nationale autour des pouvoirs publics (Esaiasson, Sohlberg, Ghersetti & Johansson, 2020). Si l’hypothèse d’un biais partisan est avérée, les individus ayant manifesté leur désapprobation à l’égard du gouvernement devraient adopter davantage de gestes barrières. Pour l’évaluer, on a procédé en deux étapes. On a d’abord analysé si le nombre de gestes barrières diffère selon que les répondants approuvent ou désapprouvent l’exécutif. C’est le cas : l’indice est de l’ordre de 0,51 pour les premiers (soit 3,5 gestes barrières), et 0,53 (3,7 gestes barrières) pour les seconds. La différence est modeste, mais statistiquement significative.

7On a ensuite construit un modèle statistique permettant de voir si cet effet est robuste « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire s’il demeure quand on estime l’influence simultanée de caractéristiques sociodémographiques (sexe, âge, éducation, profession – les agriculteurs ne sont pas montrés du fait de leur petit effectif), politiques (positionnement politique sur l’échelle gauche-droite ; participation à une manifestation, une grève ou signature de pétition au cours de douze derniers mois ; vote aux élections municipales) et psychologique (sentiment d’inquiétude). On a par ailleurs intégré dans le modèle une variable documentant le nombre de décès journaliers cumulés pour cause de covid-19 dans chacune des treize régions métropolitaines (source : Santé publique France). On a également estimé le PIB par habitant de ces régions (ce qui est une manière de rendre compte des disparités territoriales dans la qualité de la prise en charge hospitalière ; source : Observatoire des territoires) et le nombre de jours d’enquête (pour neutraliser statistiquement le fait que le nombre de gestes barrières est lié à l’évolution dans le temps de la pandémie). On s’attend à ce que l’adoption des gestes barrières soit plus forte pour les répondants vivant dans les régions où la mortalité liée à la covid-19 est élevée.

Graphique 1. Effets de différentes caractéristiques sur l’adoption des gestes barrières

Les plus défiants sont les plus prudents

8Les résultats, présentés dans le Graphique 1, confirment nos hypothèses. Les répondants adoptent un nombre d’autant plus important de mesures d’hygiène et de distanciation sociale qu’ils expriment de la désapprobation vis-à-vis du gouvernement. Ce résultat est consistant avec ce qui a été constaté dans le contexte américain : les individus les plus défiants vis-à-vis de l’exécutif observent davantage les gestes barrières car ils se sentent plus menacés. On notera que la relation entre positionnement politique et adoption des gestes barrières prend la forme d’un U inversé. Ce résultat est conforme à la littérature : les personnes situées aux extrêmes politiques sont moins enclines à respecter les mesures d’hygiène car elles sont en général plus défiantes vis-à-vis des règles et car elles sont aussi, dans le cadre de la pandémie de covid-19, plus sensibles aux théories de type complotiste (Brouard, Vasilopoulos & Becher, 2020).

9Dans un dernier temps, on a testé l’hypothèse selon laquelle le biais partisan est néanmoins sensible au contexte épidémique. Pour cela, on a construit un modèle supplémentaire mesurant si l’impact des décès au niveau régional varie selon le degré d’approbation à l’égard du gouvernement. Ce modèle permet de vérifier que la tendance à l’augmentation des gestes barrières dans les régions les plus touchées n’est pas due aux seuls répondants qui ne soutiennent pas le gouvernement. Comme le montre le Graphique 2, les gestes barrières augmentent avec le nombre de décès pour cause de covid-19, aussi bien pour les enquêtés qui approuvent l’exécutif que pour ceux qui le désapprouvent.

10Au total, l’enquête Vico permet de conclure à l’existence d’un biais partisan dans le respect des gestes barrières : les répondants les plus hostiles au gouvernement se protègent davantage que les autres. Pour autant, nos résultats suggèrent aussi que les répondants réagissent de façon similaire au contexte sanitaire : tous se protègent d’autant plus qu’ils vivent dans une région où la covid-19 s’est propagée. Nos résultats corroborent donc l’hypothèse qu’indépendamment du biais partisan, les individus peuvent intégrer des éléments d’information plus objectifs et adapter leurs comportements en conséquence.

Graphique 2. Adoption des gestes barrières en fonction du nombre de décès, selon le degré d’approbation du gouvernement

Références bibliographiques

11Brouard Sylvain, Vasilopoulos Pavlos et Becher Michael, 2020, « Sociodemographic and Psychological Correlates of Compliance with the covid-19 Public Health Measures in France », Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, vol. 53, n^o 2, p. 253‑258.

12Christensen Sarah R. et coll., 2020, « Political and personal reactions to covid-19 during initial weeks of social distancing in the United States », PLOS ONE, vol. 15, n^o 9, p. e0239693.

13De Vries Catherine E., Hobolt Sara B. & Tilley James, 2018, « Facing up to the facts: What causes economic perceptions? », Electoral Studies, vol. 51, p. 115‑122.

14Esaiasson Peter, Sohlberg Jacob, Ghersetti Marina & Johansson Bengt, 2020, « How the coronavirus crisis affects citizen trust in institutions and in unknown others: Evidence from ‟the Swedish experiment” », European Journal of Political Research, disponible en ligne sur https://ejpr.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1475-6765.12419 [consulté le 6 décembre 2020].

15Gollwitzer Anton et coll., 2020 (à paraître), « Partisan differences in physical distancing are linked to health outcomes during the covid-19 pandemic », Nature Human Behaviour, disponible en ligne sur https://psyarxiv.com/t3yxa [consulté le 6 décembre 2020].

16Rothgerber Hank et coll., 2020, Politicizing the covid-19 Pandemic: Ideological Differences in Adherence to Social Distancing, PsyArXiv, disponible en ligne sur https://psyarxiv.com/k23cv [consulté le 6 décembre 2020].

17Taber Charles S. & Lodge Milton, 2006, « Motivated Skepticism in the Evaluation of Political Beliefs », American Journal of Political Science, vol. 50, n^o 3, p. 755‑769.