Si nous avions passé deux mois à consolider les apprentissages des 1^er et 2^e trimestres, nous serions repartis sur de bonnes bases avec les élèves… Vouloir à tout prix poursuivre le « programme » et penser que les enfants s’approprient les savoirs par des feuilles et des vidéos est un leurre…
Directrice d’école, 48 ans, 8 mai 2020

Un trimestre perdu ?

1« Ce mercredi de septembre, les portes de la Confédération Syndicale des Familles aux Dervallières, à Nantes, s’ouvrent pour la première fois depuis six mois », raconte la journaliste Vanessa Ripoche (Ouest-France, 21 septembre 2020). Venue inscrire son fils à l’accompagnement scolaire proposé par l’association dans ce quartier populaire, une mère d’élève lui confie : « J’appréhende un peu. Je ne connais pas son niveau. Je pense qu’il lui manque des acquis. » Son angoisse est partagée, poursuit la journaliste. Pendant le confinement, une autre mère « a fait cours à ses quatre enfants, de quatre niveaux différents ». Mais « malgré tous leurs efforts, le couple ‟a senti un relâchement” : ‟ils ont quand même perdu un trimestre” », rapporte l’article.

2On ne saurait mieux dire. Le 16 mars 2020, les écoles, collèges, lycées et universités ont fermé « jusqu’à nouvel ordre ». La reprise des enseignements à partir du 11 mai 2020 a été très inégale selon les départements et les communes et volontairement étalée jusqu’en juin, priorité étant donnée aux classes charnières (grande section, CP, CM2, 6^e…). Cumulée aux vacances d’été, cette déscolarisation aura inévitablement un impact négatif sur les apprentissages des élèves, alors que dans le même temps, les diplômes du brevet, du baccalauréat et de la licence n’ont jamais été aussi facilement obtenus que cette année scolaire. Au mois d’août, le ministère de l’Éducation nationale affiche pourtant un optimisme de rigueur en publiant une Note d’information au titre trompeur : « Crise sanitaire de 2020 et continuité pédagogique : les élèves ont appris de manière satisfaisante » (Barhoumi et coll., 2020).

3Trompeur, car ce ne sont pas les apprentissages réels qui sont ici évalués, mais les opinions des parents, des élèves et des enseignants à leur sujet. Les travaux de recherche disponibles ont établi de longue date que plus l’interruption des enseignements par les vacances est long, plus les pertes de compétences cognitives sont importantes, cet effet étant d’autant plus prononcé que les parents sont peu diplômés (Cooper et coll., 1996). De fait, les évaluations de septembre en CP et CE1 montrent une baisse significative des résultats et un creusement des inégalités (Andreu et coll., 2020).

4L’interruption des enseignements constitue ainsi par contraste une sorte de leçon de choses sur les institutions scolaires. En effet, de la lecture aux mathématiques en passant par l’éducation physique ou les arts plastiques, les apprentissages scolaires ont besoin, en tant qu’activités séparées du reste de la vie sociale, d’un lieu et d’un temps propres : c’est la raison d’être de l’école et le fondement des métiers de l’enseignement. Dans les logements où ils sont restés confinés, les élèves et leurs parents ne disposaient pas de salles de classe. Ils ont eu bien du mal à installer des emplois du temps et encore plus à concevoir une progression dans l’étude systématique des savoirs.

L’instruction en famille

5« L’école à la maison » s’est pourtant imposée dans les familles, y compris dans les classes populaires régulièrement soupçonnées de désintérêt scolaire. L’enquête Vico permet de l’éclairer en prenant la mesure des efforts des parents comme des enseignants, mais aussi des obstacles qu’ils ont rencontrés. Pendant un trimestre, 12 millions d’élèves se sont retrouvés confinés dans leur famille, qui n’a jamais pris une part aussi importante dans leur instruction. Ils ont aussi bénéficié le plus souvent d’une « continuité pédagogique » mise en place par leurs enseignants. Bon gré mal gré, l’expression est rapidement entrée dans le langage courant. Mais qu’est-ce à dire ?

6En réalité, la notion change de sens par rapport à son usage antérieur dans les textes officiels, qui désignait plutôt la nécessité de mieux organiser la transition entre l’école et le collège. Avant même la fermeture des établissements, les rectorats s’adressaient aux enseignants pour leur demander de se préparer à assurer la continuité pédagogique qui « vise, en cas d’éloignement temporaire d’élèves ou de fermeture des écoles, des collèges et des lycées, à maintenir un lien pédagogique entre les professeurs et les élèves, à entretenir les connaissances déjà acquises par les élèves tout en permettant l’acquisition de nouveaux savoirs » (rectorat de l’académie de Nantes, 11 mars 2020).

7Avec cette nouvelle acception, il ne s’agit plus seulement d’informer les familles sur la vie de la classe ou de prescrire des exercices scolaires à la maison mais bel et bien d’assurer des nouveaux apprentissages en l’absence d’interactions directes avec les enseignants. Comment ce qui occupe les écoliers plus de 5 heures par jour pourrait-il être pris en charge par les parents, même avec des consignes transmises à distance par leurs enseignants, dans les rythmes de la vie familiale perturbés par le confinement ? « On fait de notre mieux mais on ne peut pas remplacer l’enseignement effectué à l’école », résume une mère (39 ans, agent administratif) dans le commentaire qu’elle laisse à la fin du questionnaire le 16 avril.

Deux parents sur trois ont fait « l’école à la maison »

8« Actuellement, combien de temps en moyenne consacrez-vous (en dehors des week-ends et des vacances scolaires) à aider un ou des enfants dans leur travail scolaire, ou à faire l’école à la maison ? » Parmi ceux qui ont été interrogés, seuls un tiers des parents confinés avec un ou plusieurs de leurs enfants (ou ceux de leur conjoint·e) ont indiqué ne pas le faire du tout. Peut-être s’agissait-il d’enfants suffisamment autonomes pour travailler seuls, d’étudiants rentrés chez leurs parents (voir le chapitre 1 : « Qui sont les Français qui ont quitté leur logement habituel pendant le confinement ? »), peut-être aussi de parents dans l’impossibilité de les aider, en raison de contraintes professionnelles ou d’un sentiment d’incompétence à jouer ce rôle.

9Le plus frappant n’est pas tant l’implication des parents dans le travail scolaire, qui ne date bien sûr pas du confinement. C’est plutôt son intensité qui est très fortement accrue au printemps 2020. Parmi les parents qui aident leurs enfants, 56 % y consacrent plus d’une heure par jour, tous les jours de la semaine ou presque. Cette proportion est à peu près constante entre le 15 avril et le 10 mai et quasi uniforme sur le territoire national. Le confinement a aussi contribué à l’investissement d’un plus grand nombre de pères dans le suivi scolaire (65 % des pères comme des mères ont déclaré y avoir consacré du temps) sans pour autant effacer l’inégale répartition des tâches dans le couple (63 % des femmes ont dépassé l’heure quotidienne, contre seulement 49 % hommes).

10Plus les parents sont diplômés, plus ils ont indiqué avoir aidé leurs enfants dans le travail scolaire (Graphique 1). Les écarts sont plus forts parmi les pères que parmi les mères. Si l’investissement des parents dépend de leur propre passé scolaire, ce ne sont pas forcément les plus diplômés qui y consacrent le plus de temps. Ainsi, les pères diplômés de l’enseignement supérieur ont moins souvent pris plus d’une heure par jour à enseigner à la maison que les mères non bachelières. Ce sont les parents ayant le bac pour plus haut diplôme qui ont le plus souvent dépassé l’heure quotidienne d’école à la maison. La quantité ne présage cependant pas de la qualité. Tout dépend des besoins des enfants, mais aussi de la capacité à réexpliquer à la maison ce qui n’a pas été compris en classe (Poullaouec, 2019).

11Ce temps consacré au travail scolaire a diminué le temps libre. Ainsi, la moitié des parents qui ont fait l’école à la maison plus d’une heure par jour indiquent avoir manqué de temps libre. Ce manque a été moins souvent éprouvé par ceux qui y ont passé moins de temps, notamment les pères. Associé à d’autres tâches domestiques, le temps consacré au travail scolaire est donc un élément clé de la surcharge féminine : 40 % des mères disent avoir manqué de temps libre, contre 29 % des pères (voir le chapitre 10 : « Le confinement a-t-il exacerbé les inégalités face au temps ? », et le chapitre 12 : « Femmes et hommes égaux face aux contraintes du confinement ? »).

Graphique 1. Temps consacré à l’école à la maison selon le sexe et le niveau de diplôme

Enseignants : les trois temps de la skholè

12Les parents exerçant un métier enseignant, majoritairement des femmes, ne se distinguent pas des autres de ce point de vue. Repérés ici au sens large par la présence des mots « professeur·e, enseignant·e, maître·sse, etc. » dans leur déclaration de profession, ils sont aussi nombreux à aider leurs enfants dans leur travail scolaire et à y consacrer plus d’une heure par jour. Au cœur de leur identité personnelle, c’est en revanche l’articulation problématique des trois temps de la skholè qui les caractérise. En grec ancien, skholè a le sens général d’un arrêt, d’une suspension temporelle, que requièrent à la fois l’étude et le loisir. Pour les enseignants, le confinement a cependant signifié des arbitrages souvent compliqués entre la « continuité pédagogique », « l’école à la maison » et les activités personnelles. Certains ont voulu résister aux demandes du rectorat :

J’ai tout de suite été très en colère contre l’injonction à la continuité pédagogique. Pour l’essentiel, j’assure un simple lien avec les familles, j’ai fait quelques suggestions d’activités et je suis en train de tenter une situation de construction de savoir en sciences. (homme, 41 ans, professeur des écoles, enseignant en maternelle, vendredi 17 avril)

D’autres ont au contraire apprécié la possibilité de mettre leur travail à distance :

Les relations interpersonnelles dans la vraie vie me manquent ainsi que les randonnées en montagne. L’activité professionnelle pas du tout, je n’ai pas assez de temps pour faire tout ce que j’ai envie de faire. […] Finalement, c’est plutôt bien le confinement… (femme, 58 ans, professeur des écoles, 17 avril)

La plupart ont cependant beaucoup travaillé. Deux fois plus que les autres actifs occupés, ils ont été contraints à des horaires inhabituels (11,3 % contre 5,5 %). Un enseignant sur cinq estime ainsi que ses conditions de travail se sont dégradées. Beaucoup ont aussi trouvé difficile de mener de front le suivi à distance de leurs élèves et l’instruction en famille :

Si mon conjoint n’était pas au chômage pour cause de confinement, je ne sais pas comment je pourrais à la fois assurer la continuité pédagogique et l’école à la maison des enfants. (femme, 45 ans, professeure certifiée, mercredi 15 avril)

13Tous ces efforts en disent long sur la conscience professionnelle des enseignants et les investissements scolaires des parents. Au fond, ce qui a fonctionné au printemps 2020 n’est pas tant la « continuité pédagogique » que leurs implications respectives pour limiter un tant soit peu les méfaits de la discontinuité pédagogique (Bonnéry & Douat, 2020).

Références bibliographiques

14Andreu Sandra et coll., 2020, « Évaluations 2020. Repères CP, CE1 : premiers résultats », Document de travail, novembre, disponible en ligne sur https://www.education.gouv.fr/evaluations-2020-reperes-cp-ce1-premiers-resultats-307122 [consulté le 6 décembre 2020].

15Barhoumi Mériam et coll., 2020, « Crise sanitaire de 2020 et continuité pédagogique : les élèves ont appris de manière satisfaisante », Note d’information, n^o 20.26, disponible en ligne sur https://www.education.gouv.fr/crise-sanitaire-de-2020-et-continuite-pedagogique-les-eleves-ont-appris-de-maniere-satisfaisante-305214 [consulté le 6 décembre 2020].

16Cooper Harris et coll., 1996, « The Effects of Summer Vacation on Achievement Test Scores: a Narrative and Meta-analytic Review », Review of educational research, vol. 66, n^o 3, p. 227-268 [consulté le 6 décembre 2020].

17Poullaouec Tristan, 2019, « Regrets d’école. Le report des aspirations scolaires dans les familles populaires », Sociétés contemporaines, n^o 114, p. 123-150.

18Bonnéry Stéphane & Douat Étienne (dir.), 2020, L’éducation au temps du coronavirus, Paris, La Dispute.