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Chapitre 10

Le confinement a-t-il exacerbé les inégalités face au temps ?

p. 107-115


Texte intégral

Au début c’était assez traumatisant et la première semaine j’étais émotionnellement assez atteinte, puis m’est venue une certaine joie de me retrouver chez moi avec du temps (tout en culpabilisant d’éprouver ça compte tenu de la galère pour ceux qui travaillaient encore à l’extérieur)… Je me suis rendu compte que rester chez soi c’est finalement pas une prison, le temps n’a pas besoin d’être forcément occupé. C’est un plaisir de redécouvrir ça en fait.
Femme, 56 ans, responsable d’un service prévention en santé au travail, jeudi 16 avril

1L’expérience du confinement a souvent été interprétée comme un moment de bouleversement de nos manières de vivre. À ce propos, les commentaires en fin de questionnaire de l’enquête Vico évoquent régulièrement l’idée d’une altération des rapports au temps. Pour les uns, les obligations domestiques, professionnelles, parentales et éducatives ont donné le sentiment de manquer de temps ; pour d’autres, la réduction des activités professionnelles, des durées de trajet et des pratiques de loisir ont engendré une impression de ralentissement du rythme de vie.

2Si l’enquête Vico ne permet pas de reconstituer l’emploi du temps des enquêtés, elle offre la possibilité d’étudier leurs sentiments à l’égard du temps, notamment celui du manque. L’analyse statistique des déclarations des enquêtés éclaire ainsi de manière originale les rapports au temps dans une situation inhabituelle, venant compléter les enseignements d’enquêtes sur le même sujet menées dans des situations historiques plus ordinaires (Grossin, 1974 ; Gershuny, 2005 ; Darmon, Dulong & Favier, 2019).

3On se propose ici de traiter successivement trois questions. D’abord, l’assignation à résidence et la suspension d’une partie des activités sociales se traduisent-elles par un relâchement ou au contraire une accentuation du sentiment de manquer de temps ? Ensuite, la distribution de ce sentiment dans la population est-elle la même qu’en période ordinaire ? Enfin, le confinement a-t-il atténué les inégalités face au temps, comme cela a pu être affirmé (Damon, 2020), ou les a-t-il au contraire accentuées ?

4Pour aborder ces questions, il a fallu exploiter les données d’autres enquêtes menées antérieurement sur des échantillons représentatifs de la population française et comprenant, dans leur questionnaire, des questions sur le sentiment de manquer de temps (Tableau 1).

Tableau 1. Les enquêtes mobilisées dans ce chapitre

EnquêteQuestion exploitéeRéponses valides
La vie en confinement 2020 (Vico 2020)Depuis le début du confinement, avez-vous le sentiment de manquer de temps libre ? [pas du tout, pas vraiment, un peu, vraiment]16 152
Pratiques culturelles des Français 2008 (PCF 2008)Vous arrive-t-il d’avoir le sentiment de manquer de temps libre pour faire tout ce dont vous avez envie ? [souvent, de temps en temps, jamais]4 329
Emploi du temps 2010 (EDT 2010)Vous sentez-vous pressé·e par le temps ? [tous les jours, plusieurs fois par semaine, une fois par semaine environ, une fois par mois, moins souvent ou jamais]15 239
Goûts, morales, groupes sociaux 2014 (Moract 2014)Q71 : De manière générale avez-vous le sentiment… ? [d’être débordé·e, d’être insuffisamment occupé·e, de perdre votre temps]805
Goûts, morales, groupes sociaux 2014 (Moract 2014)Q70c : De manière générale, avez-vous le sentiment de manquer de temps pour vos loisirs ? [oui, non]799

5La comparabilité des données entre enquêtes soulève de nombreuses questions : décalages temporels entre enquêtes, modes de passation différents, formulation de la question exploitée et des modalités de réponse, etc. Les modalités de réponse ne pouvant faire l’objet d’une comparaison terme à terme, il a fallu construire une variable indiquant si les enquêtés ont déclaré, d’une manière ou d’une autre, manquer de temps dans leur vie quotidienne. Pour cette raison, l’analyse appelle évidemment à une certaine prudence dans l’interprétation des résultats.

Un moindre sentiment de manquer de temps pendant le confinement ?

6Le sentiment de manquer de temps, tel qu’il est mesuré par l’enquête Vico, est nettement inférieur à celui des autres enquêtes. Moins du quart des répondants sont concernés, contre environ deux tiers dans les autres études.

Graphique 1. Déclaration d’un sentiment de manquer de temps

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Source : Vico 2020, EDT 2010, PCF 2008, Moract 2014 (données redressées).
Champ : Personnes résidant habituellement en France métropolitaine âgées de 18 à 74 ans (sauf pour Moract qui n’inclut pas la Corse).
Lecture : 67,7 % des répondant·es de PCF 2008 ont déclaré manquer de temps.

7Cette comparaison suggère à première vue que les bouleversements liés au confinement (ralentissement des activités de travail, diminution des trajets professionnels, suspension d’activités culturelles, sportives, associatives, religieuses, etc.) ont diminué l’impression de manquer de temps. Une analyse plus poussée, non présentée ici, serait nécessaire pour distinguer les différences dues aux conditions d’enregistrement des données dans les attitudes à l’égard du temps.

Confinés ou non, les Français se polarisent de la même manière dans leur rapport au temps

8Le taux global de la déclaration de manquer de temps cache des disparités importantes selon le sexe, l’âge, le groupe socioprofessionnel, la situation d’emploi, le niveau de diplôme et le nombre d’enfants à charge. Le Graphique 2 représente, pour chaque enquête, la polarisation de ces caractéristiques sociales selon la part de leurs possesseurs ayant déclaré manquer de temps. À droite sont situées les modalités où s’observe une sur-déclaration du fait de manquer de temps, à gauche une sous-déclaration.

9Les cinq continuums sont structurés de manière quasi identique. À gauche prédominent les âges les plus avancés, les inactifs ou chômeurs, et les positions subalternes de la stratification sociale (peu ou pas diplômés, ouvriers, employés). À droite prédominent les tranches d’âges médianes (notamment les 35-49 ans), les personnes en emploi (notamment les plus qualifiées ainsi que les agriculteurs). La polarisation du sentiment de manquer de temps reflète donc la stratification sociale (Pronovost, 1997 ; Méda, 2003). Elle est également marquée par le genre, les femmes étant plus souvent concernées que les hommes. Le maintien d’une division sexuelle du travail domestique, l’augmentation du taux d’activité des femmes et l’injonction au care et à la disponibilité temporelle pour autrui sont autant d’éléments pouvant expliquer cette tendance des femmes à se sentir plus pressées par le temps (Bessin & Gaudart, 2009).

Graphique 2. Polarisation des caractéristiques sociales selon la fréquence des déclarations de manquer de temps

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Source : Vico, 2020, EDT 2010, PCF 2008, Moract 2014 (données non redressées, centrées-réduites).
Champ : Personnes résidant habituellement en France métropolitaine âgées de 18 à 74 ans (sauf pour Moract qui n’inclut pas la Corse). Les modalités aux effectifs inférieurs à 50 ont été retirées du diagramme.
Lecture : La ligne brisée verticale représente le taux moyen de déclaration de manquer de temps. Les répondants de Vico ayant entre 35 et 49 ans ont plus souvent déclaré manquer de temps depuis le début du confinement que l’ensemble des répondants de l’enquête Vico.

10Deux groupes sociaux font exception à ce constat d’homologie structurale. Les hommes et femmes au foyer, qui font partie des plus forts déclarants dans Vico, apparaissent du côté des faibles déclarants dans les autres enquêtes. La fermeture des écoles a certainement joué un rôle important pour cette population dont 95 % des effectifs ont des enfants à charge, contre 61 % pour l’ensemble des répondants. L’autre groupe social faisant exception est celui des artisans, commerçants et chefs d’entreprise. Ces derniers apparaissent dans les enquêtes nationales comme nettement plus concernés par le sentiment de manquer de temps, alors qu’ils rejoignent le bataillon des faibles déclarants dans Vico. Il se peut que la fermeture des commerces ou des services jugés « non essentiels » les ait impactés davantage que les autres travailleurs : 42,5 % d’entre eux déclarent avoir connu une diminution de leur activité, alors qu’une telle diminution ne dépasse jamais les 15 % dans les autres groupes socioprofessionnels.

11Des glissements de moindre amplitude se sont également produits sans que cela ne bouleverse la structure générale des différences. Les catégories où la déclaration de manquer de temps a diminué le plus nettement pendant le confinement sont les plus de 65 ans, les retraités, les personnes sans enfants, les artisans, commerçants et chefs d’entreprise, les ouvriers, les moins diplômés et les hommes. Cette diminution n’est pas forcément vécue positivement, puisqu’elle peut refléter aussi bien un allègement des contraintes temporelles qu’un sentiment d’isolement ou des pertes de repères.

Des inégalités sociales face au temps plus prononcées durant le confinement

12Il convient à présent de passer d’une analyse de la structure des variations à celle de leur ampleur. Une plus forte amplitude dans les données de l’enquête Vico indiquerait en effet une accentuation des inégalités face au temps durant le confinement.

13Dans la plupart des enquêtes, c’est l’âge et la situation d’emploi qui engendrent les variations les plus fortes du sentiment de manquer de temps (Tableau 2). Par exemple, être en emploi plutôt que retraité se traduit par un écart plus important dans les déclarations qu’être fortement diplômé plutôt que faiblement diplômé.

Tableau 2. Dispersion des distributions du sentiment de manquer de temps, pour six variables

 Vico 2020PCF 2008EDT 2010Moract
2014 (Q70c)
Moract
2014 (Q71)
Sexe0,190,100,100,0010,07
Âge0,410,210,290,280,20
Groupe socioprofessionnel0,270,100,150,060,27
Situation d’emploi0,320,270,300,210,19
Diplôme0,190,090,210,030,12
Enfants0,23//////0,080,04
Ensemble des variables (sauf enfants)0,300,200,260,180,19

Source : Vico 2020, EDT 2010, PCF 2008, Moract 2014 (données non redressées).
Champ : Personnes résidant habituellement en France métropolitaine âgées de 18 à 74 ans (sauf pour Moract qui n’inclut pas la Corse).
Lecture : L’indicateur de dispersion retenu ici est le coefficient de variation (écart-type divisé par la moyenne). Il synthétise les informations contenues dans une même variable en mesurant les écarts à la moyenne de l’ensemble des modalités de la variable (femmes et hommes pour le sexe, les différentes classes d’âge pour l’âge, etc.). Plus le coefficient est élevé, plus la dispersion est grande. Les variations du sentiment de manquer de temps liées à l’âge sont plus élevées dans l’enquête Vico (coefficient de variation de 0,41) que dans l’enquête PCF (coefficient de variation de 0,21).

14Comparées à celles des autres enquêtes, les données de Vico sont celles qui manifestent la plus grande dispersion, à la fois pour l’ensemble des variables (elle est 1,5 fois plus forte que dans les autres enquêtes, sauf pour EDT qui se situe en position intermédiaire) et pour les variations propres à chacune d’entre elles. Le sexe y est ainsi un facteur de variations au moins deux fois plus importantes que dans les autres enquêtes. Et il en va de même pour les autres variables. Cette dispersion sensiblement plus marquée suggère que les inégalités sociales face au temps, loin de s’effacer durant le confinement, se sont au contraire légèrement prononcées.

15Pour autant, il est difficile de savoir quelles inégalités ont été les plus exacerbées par le confinement. À propos du sexe par exemple, on peut affirmer que le coefficient de variation n’a augmenté que d’une dizaine de points… mais cette variation en a fait doubler la valeur ! Les deux seules variables pour lesquelles l’interprétation est sans équivoque sont la situation d’emploi et le nombre d’enfants. Pour la première, on constate un accroissement plutôt limité des inégalités durant le confinement, tandis qu’elles semblent avoir explosé pour la seconde. Malgré les réserves qui s’imposent au vu de la faiblesse des effectifs de l’enquête Moract qui est la seule avec Vico à indiquer le nombre d’enfants des enquêtés, il semble que la fermeture de l’école soit l’aspect du confinement ayant le plus impacté les rapports au temps.

*

16En conclusion, l’hypothèse selon laquelle un régime temporel spécifique à l’enfermement se serait installé n’est pas contredite par nos analyses. On constate en effet un moindre sentiment de manquer de temps dans les données de l’enquête Vico. Il reste qu’en période ordinaire comme en confinement, ce sont les mêmes catégories de la population qui déclarent manquer de temps : actifs occupés (notamment agriculteurs et cadres et professions intellectuelles supérieures), trentenaires et quadragénaires, femmes. Seules exceptions notables, les hommes et femmes au foyer, qui déclarent davantage manquer de temps durant le confinement, et les artisans, commerçants et chefs d’entreprise, qui à l’inverse ont moins fréquemment déclaré ce sentiment. En outre, le confinement semble avoir non seulement révélé, mais aussi exacerbé les inégalités face au temps, notamment celles liées au sexe et au fait d’avoir des enfants à charge. Ces résultats invitent à relativiser l’idée d’une transformation des rapports à l’écoulement des heures. Si à l’échelle individuelle, nombre de confinés ont pu faire l’expérience d’une nouvelle appréciation de la durée, à l’échelle collective, les grandes différences sociales demeurent.

Références bibliographiques

17Bessin Marc & Gaudart Corinne, 2009, « Les temps sexués de l’activité : la temporalité au principe du genre ? » Temporalités, no 9, disponible en ligne sur https://journals.openedition.org/temporalites/979 [consulté le 11 décembre 2020].

18Damon Julien, 2020, « Des inégalités déconfinées par le coronavirus », Futuribles, vol. 437, no 4, p. 53-59.

19Darmon Muriel, Dulong Delphine & Favier Elsa, 2019, « Temps et pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 226-227, no 1-2, p. 6-15.

20Gershuny Jonathan, 2005, « Busyness as the Badge of Honor for the New Superordinate Working Class », Social research, vol. 72, no 2, p. 287-314.

21Grossin William, 1974, Les temps de la vie quotidienne, Paris/La Haye, Mouton.

22Méda Dominique, 2003, « Manquons-nous de temps ? », Revue Interventions économiques, vol. 31, disponible en ligne sur https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/920 [consulté le 11 décembre 2020].

23Pronovost Gilles, 1997, « Manquons-nous de temps ? Structure et conceptions du temps », International Review of Sociology, vol. 7, no 3, p. 365-373.

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