Nous vivons à 3 dans un studio (faute de moyen financier, 1 salaire pour 3) exposé plein sud 1^er étage dans un quartier populaire, c'est dur, il fait 28 degrés et nous ne sommes qu’en avril… Pour le moment il faut s'attendre à une paye d’environ 1 200 € à la place de 1 600 €. Nous devrons sûrement faire un crédit pour pouvoir faire face à cette perte de revenu (déjà à découvert depuis plusieurs mois, une perte de revenu en plus est terrible pour nous).
Femme, 29 ans, vendeuse dans un aéroport, vivant en région parisienne, en couple avec un enfant

1Depuis la fin du printemps 2020, les suppressions d’emplois se multiplient dans de nombreux secteurs économiques. Après s’être séparées massivement de leurs intérimaires et de leurs travailleurs précaires dans les premières semaines du confinement, nombre d’entreprises ont amorcé une refonte d’ampleur de leur organisation du travail, en combinant recours aux mesures de chômage partiel, mise en œuvre de plans de « sauvegarde de l’emploi » et d’accords de « performance collective » permettant de tailler dans les effectifs, de prendre sur les congés et, parfois, de baisser les salaires. Ces premiers effets structurels de la crise de la covid-19 s’ajoutent à d’autres effets, plus immédiats, parfois brutaux, du confinement sur les travailleurs. D’avril à juin 2020, la production nationale a baissé de près de 20 %, par rapport au même trimestre en 2019 (Albouy & Legleye, 2020). Quelles ont été les conséquences sociales de cette contraction historique de l’activité économique ?

Des inégalités sociales face aux restrictions et aux pertes

2Le fort ralentissement de l’activité économique et le confinement ont coïncidé avec une dégradation nette des conditions de vie de nombreuses personnes. Les pertes ont été générales, mais inégalement réparties dans la population, en France comme dans l’ensemble des pays européens (Eurofound, 2020 ; Lambert et coll., 2020). D’après la note de conjoncture de l’Insee du 6 octobre 2020, le salaire moyen par tête a baissé en 2020 de 2,5 % au premier trimestre, et de 10 % au deuxième (par rapport au trimestre correspondant de 2019). En cause, le recours massif au chômage partiel, qui a fait chuter les revenus d’un grand nombre de salariés. En effet, 27 % des personnes en emploi au début du confinement ont subi une période de chômage technique ou partiel, alors que 1 % ont vu leur contrat non renouvelé. Ces formes les plus connues de cessation d’activité, combinées aux arrêts pour garde d’enfant et à la pose contrainte de congés ont touché d’abord les ouvriers (43 % concernés par au moins une restriction), puis les cadres et les professions intermédiaires (34 %) et les employés (32 %). En mai 2020, 23 % des ménages déclaraient que leur situation financière s’était dégradée depuis le début du confinement. À l’inverse, seulement 2 % déclaraient que leur situation financière s’était améliorée, tandis que pour les deux tiers, elle était restée stable. La dégradation était d’autant plus forte que les revenus des ménages étaient initialement faibles ou précaires (Givord & Silhol, 2020).

3Dans l’enquête Vico, une série de questions permettaient aux personnes interrogées de déclarer si elles avaient, durant le confinement, connu une mesure de licenciement, une mise au chômage technique partiel ou total, ou bien une perte de revenus. Combiner ces trois critères permet de dresser un tableau général des catégories de la population qui ont plus ou moins perdu pendant le confinement (Graphique 1).

Graphique 1. Perte de revenu, diminution d’activité ou licenciement selon divers critères

4Les pertes ont touché prioritairement des personnes du bas de l’échelle sociale, du privé ou du monde de l’indépendance, de sexe masculin, âgées de 25 à 60 ans : alors qu’en moyenne 23,3 % des personnes interrogées ont déclaré avoir été touchées par au moins un de ces critères, c’est le cas de 55,7 % des artisans, 50 % des ouvriers, 50,7 % des salariés du privé, 62,2 % des indépendants, 26,5 % des hommes, 32,8 % des 25-44 ans et 27,4 % des 45-60 ans. Réciproquement, les cadres, les salariés du public, les femmes, les plus jeunes et les plus âgés ont été relativement moins touchés. Entre le quart et près du tiers des personnes appartenant à un ménage dont les revenus sont inférieurs à 1 600 euros (les 20 % les plus pauvres de l’échantillon) déclarent au moins une perte (Graphique 2). Seuls les ménages dont le revenu dépasse 3 000 euros (la moitié la plus riche de l’échantillon) déclarent moins fréquemment une perte de revenu, une diminution d’activité ou un licenciement.

Graphique 2. Perte de revenu, diminution d’activité ou licenciement selon le niveau de revenu du foyer

Toutes et tous touchés… mais pas de la même façon

5La crise sanitaire a ainsi eu des conséquences immédiates ou de très court terme sur certaines catégories de la population, mais de façon diverse (Graphique 3). Le groupe socioprofessionnel est un facteur décisif d’exposition au risque de chômage partiel : les cadres ont été globalement protégés, notamment parce que la possibilité du télétravail a permis, en dépit du ralentissement économique, d’assurer au moins un temps une continuité de leur activité. En revanche, les employés – un groupe social très majoritairement féminin – et les ouvriers ont davantage pâti de la mise à l’arrêt de l’activité, hormis dans les secteurs désignés comme « nécessaires ». Les ouvriers, et dans une mesure moindre les employés, ont aussi été nettement plus touchés par les licenciements : ils sont 2,5 % à avoir été licenciés entre le début du confinement et le moment de l’enquête, contre 0,7 % de l’ensemble de la population, et 0,2 % des cadres. Le caractère précaire et instable des conditions de vie et de travail d’une fraction des classes populaires s’est donc accentué dès le début de la crise.

6Les artisans, commerçants et indépendants ont, plus souvent que le reste de la population, dû réduire leur activité (19,9 % contre 17,4 %). La dépendance immédiate de leurs revenus à l’exercice de leur activité les a aussi plus fortement exposés que toute autre catégorie au risque de perte de revenu (11,7 % contre 8,7 %). Les effets des mesures sanitaires se sont par ailleurs répercutés sur tout un monde d’employés de petites entreprises, comme le signale cette salariée chez un fleuriste, célibataire sans enfants âgée de 25 ans, vivant en Bretagne :

Je trouve très compliqué et vis assez mal le fait de ne plus pouvoir aller travailler. Ne sachant pas quand cela sera de nouveau possible et dans quelles conditions. Étant fleuriste, nous passons à côté de Pâques, le 1^er Mai, le 8 Mai et probablement que la fête des Mères va être impactée. Travaillant chez un artisan indépendant, je me demande comment les petits artisans et commerçants vont survivre à cela.

En période de confinement, interdiction par notre Ordre d’exercer sans possibilité de revenus ; 1 500 € d’aide de l’État (tout le monde ne l’a pas obtenue) vs 3 000 € de charges par mois ; je ne suis pas stressée car en couple et avec les ressources nécessaires mais pour beaucoup de professions libérales cette période est compliquée.

Graphique 3. Exposition au chômage partiel, aux pertes de revenu et aux licenciements selon le groupe socioprofessionnel et le genre

7Les hommes ont aussi globalement été plus fréquemment touchés par le chômage partiel et les pertes de revenu que les femmes, du fait de la division genrée des mondes du travail, notamment populaires (Siblot et coll., 2015), qui a exposé plus fréquemment les ouvriers au chômage partiel. Toutefois, un regard plus fin sur les interactions entre genre et groupe socioprofessionnel montre que les femmes ouvrières ont été plus fréquemment touchées que les hommes ouvriers par des pertes de revenu (6,6 % contre 5 %). On retrouve ici sans doute l’effet de la surreprésentation des femmes ouvrières dans les emplois plus précaires, à temps partiel ou à durée déterminée.

Graphique 4. Exposition au chômage partiel, aux pertes de revenu et aux licenciements selon l’âge

Les jeunes dans la tourmente

8Les plus jeunes ont aussi été touchés de façon différenciée par la crise. Stagiaires et apprentis, qui constituent souvent une variable d’ajustement aux fluctuations de l’activité, ont connu une période difficile : 37,2 % d’entre eux déclarent une situation de chômage partiel, alors que ce n’est le cas que de 4,8 % des étudiantes et étudiants. Fragiles économiquement, les jeunes dans leur ensemble sont aussi nettement plus nombreux que le reste de la population à déclarer une perte significative de revenus : 14,5 % des moins de 25 ans contre 8,7 % pour l’ensemble des répondants (Graphique 4).

9Pour les étudiants, la crise a perturbé la fin de leurs études, retardé leur insertion sur le marché du travail, et a parfois également impliqué un certain nombre de situations d’angoisse quant à l’avenir, accompagnées de difficultés économiques redoublées par l’arrêt de nombre de « petits boulots ». Les personnes de moins de 30 ans sont d’ailleurs plus touchées par les licenciements que le reste de la population, du fait sans doute de la précarité des statuts d’emploi lors des premières années de vie professionnelle (De Plazaola & Rignols, 2019). Quant au chômage partiel, il touche très fortement les actifs entre 25 et 40 ans (28,8 % des 25-29 ans et 26,9 % des 30-39 ans). Les plus âgés sont sortis relativement indemnes, d’un point de vue économique, de cette période : chômage partiel et propension à subir une perte de revenus sont décroissants avec l’âge.

10Les effets économiques et sociaux de la crise sanitaire peuvent ainsi être mesurés sur le court terme du premier confinement : perte de revenu, licenciement, chômage partiel, ces risques ont été fort inégalement répartis, et vécus parfois de façon particulièrement brutale. Le prolongement de la crise économique, dû à l’aggravation périodique des restrictions sanitaires et aux réorganisations d’ampleur du système de production qui est le produit de toute crise, ne sera pas non plus sans effets, et accentuera sans doute encore les clivages existants.

Références bibliographiques

11Albouy Valérie & Legleye Stéphane, 2020, « Conditions de vie pendant le confinement : des écarts selon le niveau de vie et la catégorie socioprofessionnelle », Insee Focus, n^o 197, disponible en ligne sur https://www.insee.fr/fr/statistiques/4513259 [consulté le 6 décembre 2020].

12De Plazaola Jean-Philippe & Rignols Elisabeth (dir.), 2019, Tableaux de l’économie française, Paris, Insee, p. 52-53, disponible en ligne sur https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/3696937/TEF2019.pdf [consulté le 6 décembre 2020].

13Eurofound, 2020, Living, working and COVID-19, COVID-19 series, Luxembourg, Publications Office of the European Union, disponible en ligne sur http://eurofound.link/ef20059 [consulté le 14 décembre 2020].

14Givord Pauline & Silhol Julien, 2020, « Confinement : des conséquences économiques inégales selon les ménages », Insee Première, n^o 1822, disponible en ligne sur https://www.insee.fr/fr/statistiques/4801313 [consulté le 6 décembre 2020].

15Lambert Anne et coll., 2020, « Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de Covid-19 a changé pour les Français », Population & Sociétés, n^o 579, disponible en ligne sur https://www.cairn.info/revue-population-et-societes-2020-7-page-1.htm [consulté le 6 décembre 2020].

16Siblot Yasmine et coll., 2015, « Ouvriers et employés aujourd’hui : une photo de classe sur le papier », dans Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, p. 43‑87.