Ce qui est difficile c’est de se retrouver en télétravail avec un enfant à la maison. Mon compagnon continue à travailler à l’extérieur et ne peut pas m’aider. C’est difficile de tout gérer seule !
Femme, 38 ans, professeure d’anglais en région Auvergne Rhône-Alpes
 
L’activité des études dans le BTP n’est pas arrêtée. Les moyens modernes de télétravail fonctionnent à plein régime. Être en famille même pendant le travail est un plaisir retrouvé.
Homme, 52 ans, directeur technique d’un bureau d’études BTP en Île-de-France

1L’adoption d’une mesure de confinement généralisé de la population pose la question des possibilités et des conditions concrètes de travail pour des millions de personnes dont l’activité est jugée plus ou moins « essentielle » en fonction des décisions politiques. De ce point de vue, les données de l’enquête Vico permettent d’observer les effets du confinement sur le travail de différentes catégories de population et les adaptations qu’il impose. Comment le confinement s’est-il traduit du point de vue du travail ? Entre télétravail et arrêt de certaines activités, entre variété des métiers et manières de vivre le travail, comment les individus ont-ils traversé le confinement tout en restant plus ou moins « au travail » ? Et comment ces situations de travail ont-elles influé sur les manières de vivre le confinement ? Fallait-il télétravailler pour être heureux (Baudelot & Gollac, 2003) ?

Qu’a fait le confinement au travail ?

2Pour les personnes en emploi au début du confinement le confinement s’est traduit de trois façons différentes : un quart n’a plus travaillé, un quart a continué à travailler majoritairement sur son lieu de travail et la moitié a majoritairement travaillé depuis son lieu de confinement (Tableau 1).

3L’arrêt effectif du travail, quelle que soit sa forme (activité interrompue, chômage partiel, etc.), concerne ainsi une personne en emploi sur quatre. On sait par ailleurs que seulement 3 % des personnes en emploi avant le confinement deviennent chômeuses pendant le confinement : le fait d’arrêter de travailler durant le confinement est donc bien, très majoritairement, dû à l’arrêt temporaire (partiel ou total) des activités productives. Le passage au télétravail apparaît ici massif et plus fort que dans d’autres travaux consacrés au confinement où il était évalué à 34 % des personnes en emploi (Albouy & Legleye, 2020). Cela tient sans doute aux caractéristiques des personnes ayant répondu à l’enquête Vico, qui appartiennent plus fréquemment à des professions davantage concernées par le télétravail. Phénomène ultra-minoritaire en France, comme en Europe, avant la crise sanitaire de la covid-19, le télétravail semble s’être très rapidement diffusé parmi les personnes en emploi. Mais cette diffusion n’est pas homogène.

4En premier lieu, la diffusion du télétravail est très liée aux types d’activités et de postes occupés, et par suite, corrélée aux niveaux de diplômes et de revenus. Ainsi, le télétravail est le plus répandu parmi les cadres supérieurs (plus de 80 %), puis parmi les professions intermédiaires (environ 60 %). Inversement, c’est parmi les ouvriers qu’il est le plus rare (moins de 5 %), ainsi que parmi les employés de services directs aux particuliers (environ 20 %). Cette diffusion est donc d’autant plus massive et forte que les emplois sont qualifiés, que les niveaux de diplômes et de revenus sont élevés. À l’inverse, les activités peu qualifiées, les tâches de manutention et d’exécution, les métiers les moins rémunérateurs sont aussi les moins « télétravaillables » (Graphique 1). Le télétravail s’est donc surtout diffusé chez les plus dotés, tandis que les autres ont vu leur travail soit suspendu (employés des services directs aux particuliers et revenus les plus faibles), soit maintenu sur site (travail ouvrier, travail agricole et services aux particuliers).

5Le confinement n’a pas eu non plus le même effet sur le travail dans les différentes classes d’âge. Les très jeunes actifs occupés ont moins télétravaillé que les autres, davantage travaillé sur site et, surtout, arrêté de travailler. La propension au télétravail augmente avec l’âge jusqu’à 50 ans puis recule au-delà, les travailleurs les plus âgés ayant un peu plus fréquemment cessé de travailler que les catégories d’âge intermédiaires. Les différences entre hommes et femmes sont moins nettes : les femmes ont légèrement plus télétravaillé que les hommes (c’est le cas de 52 % d’entre elles et 47 % d’entre eux), ces derniers ont davantage travaillé sur site (28 % d’entre eux, 22 % d’entre elles), quelle que soit leur situation conjugale et familiale.

6Enfin, la poursuite du travail et en particulier le télétravail sont plus répandus dans l’agglomération parisienne (respectivement 80 et 65 %), et, dans une moindre mesure, dans les grandes métropoles (Graphique 2) ; moins répandus dans les unités urbaines de moins de 100 000 habitants (télétravail autour de 40 %) (Lambert et coll., 2020). Du point de vue régional, alors que la spécificité francilienne subsiste, on ne voit pas d’effet spécifique « Grand Est » (où l’épidémie a été particulièrement puissante), sur l’adoption du télétravail ou la poursuite du travail sur site. La diffusion géographique du télétravail (et de son envers, le travail sur site) serait donc davantage liée à la structure des emplois qu’à l’ampleur de la diffusion locale du virus.

Graphique 1. Situations de travail selon la PCS, les niveaux de revenus et de diplômes

Graphique 2. Situation de travail selon la région

7Par ailleurs, contrairement à bien des idées reçues, le télétravail n’a pas amené de déplacement géographique massif des actifs. Seule une petite minorité des personnes en emploi a quitté son domicile. Et la très grande majorité des télétravailleurs a passé le confinement à son domicile habituel (voir le chapitre 1 : « Qui est resté ? Qui est parti ? »).

Le bonheur est-il dans le télétravail ?

8Entre ceux qui continuaient à travailler sur site, à distance, et ceux qui ont arrêté de travailler pendant le confinement, comment les individus ont-ils vécu cette période ? Comment leur rapport au temps et leurs sentiments ont-ils été affectés par cette situation inédite ?

9Si une minorité de répondants (23 %) estime avoir vraiment ou un peu manqué de temps libre, c’est plus fréquent parmi les télétravailleurs (un tiers d’entre eux) que chez ceux ayant travaillé à l’extérieur (28 %) ou cessé de travailler (15 %). Plus qu’un effet direct du télétravail, il faut sans doute y voir celui d’une « norme de l’urgence » très diffusée parmi les cadres supérieurs, les professions intellectuelles et les plus diplômés (Darmon, 2017). Mais le manque de temps libre ne tient pas qu’au travail. Les actifs ont plus souvent manqué de temps libre que les inactifs et demandeurs d’emploi, mais les hommes et femmes au foyer font exception, un tiers en manquant beaucoup ou un peu : plus souvent femmes qu’hommes, ces dernières assument l’essentiel du travail domestique et parental, leur retrait du marché du travail légitimant le retrait quasi total de leur conjoint des charges domestiques. Cette inégalité apparaît également déterminante pour les actifs. À situation de travail identique, les femmes ont plus souvent manqué de temps libre que les hommes, en particulier en télétravail (Graphique 3).

Graphique 3. Qui a manqué de temps libre selon la situation de travail et le sexe ?

10Avoir des enfants a également pesé sur les emplois du temps, surtout pour les femmes, qui prennent en charge, de façon générale, une grande partie du travail parental (Champagne et coll., 2015). C’est d’autant plus vrai que celui-ci s’est alourdi durant cette période (voir le chapitre 12 : « Femmes et hommes égaux face aux contraintes du confinement ? »). De fait, les personnes confinées avec des enfants ont bien plus manqué de temps libre que les autres : 16 % des couples ou des personnes seules avec enfants ont « vraiment » manqué de temps libre, contre 6 à 8 % des autres ménages. Si on ajoute ceux qui ont « un peu » manqué de temps libre, cela concerne 38 % des personnes en couple avec enfants et 34 % des personnes seules avec enfants. Ces taux sont plus élevés pour ceux qui ont continué de travailler pendant le confinement. Finalement, la population ayant le plus souvent manqué de temps est celle des femmes actives occupées en couple avec enfants à la maison et qui ont télétravaillé : c’est le cas de 50 % d’entre elles. Le suivi du travail scolaire a pesé pour les femmes, comme en « temps ordinaire ». Parmi celles qui étaient confinées avec des enfants, 41 % des télétravailleuses et 35 % de celles continuant à travailler à l’extérieur ont passé plus d’une heure par jour au suivi scolaire, plus que les hommes à situation de travail équivalente.

11D’autres sentiments peuvent être mesurés dans l’enquête. Comme le manque de temps, la fatigue semble liée à l’activité professionnelle, mais aussi au travail domestique et familial. Ainsi, les actifs ont plus souvent ressenti de la fatigue que les inactifs, ceux qui continuaient à travailler (en particulier les télétravailleurs) plus que ceux dont l’activité s’est arrêtée. Mais les femmes au foyer se déclarent aussi souvent fatiguées que les personnes en emploi, et les femmes en emploi plus souvent que les hommes en emploi (pour une analyse plus détaillée, voir le chapitre 9 : « Fatigués, inquiets, détendus ou heureux… Qu’ont ressenti les Français pendant le confinement ? »).

12Le télétravail est associé à des sentiments apparemment contradictoires : les télétravailleurs sont un peu plus souvent fatigués et nettement plus irrités que les travailleurs sur site (notamment lorsqu’ils ont des enfants), mais se disent aussi plus fréquemment détendus, en forme, et heureux que ces derniers, que ceux dont le travail s’est interrompu, ou que les demandeurs d’emploi. Cette contradiction se résout lorsque l’on note que ces trois sentiments positifs sont bien plus souvent cités par les cadres, professions intellectuelles et professions intermédiaires, parmi lesquels sont surreprésentés les télétravailleurs, que parmi les ouvriers, employés et indépendants, traduisant peut-être un plus grand sentiment de sécurité économique, malgré tout, durant cette période de forte incertitude.

13La situation de travail n’est finalement qu’une des dimensions du vécu du confinement : elle s’articule avec la situation familiale, la division du travail parental alourdi par le confinement et avec la plus ou moins grande vulnérabilité économique des individus face à la pandémie.

Références bibliographiques

14Albouye Valérie & Legleye Stéphane, 2020, « Conditions de vie pendant le confinement : des écarts selon le niveau de vie et la catégorie socio-professionnelle », Insee Focus, n^o 197, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4513259 [consulté le 6 décembre 2020].

15Baudelot Christian & Gollac Michel (dir.), 2003, Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Paris, Fayard.

16Champagne et coll., 2015, « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Économie et statistique, n^o 478-480, p. 209-242, https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_2015_num_478_1_10563 [consulté le 6 décembre 2020].

17Darmon Muriel, 2017, « Drafting the “Time Space”: Attitudes Towards Time Among Prep Schoolstudents » European Societies, vol. 20, n^o 3, p. 525-548.

18Lambert Anne et coll., 2020, « Logement, travail, voisinage et conditions de vie : ce que le confinement a changé pour les Français », Note de synthèse Coconel n^o 10, vague 6, Ined, https://www.ined.fr/fichier/rte/General/ACTUALIT%C3%89S/Covid19/note-synthese-Cocovi-finale.pdf [consulté le 6 décembre 2020].