Confinés dans notre résidence secondaire ou nous habitons 5 mois de l’année nous sommes privilégiés. Maison isolée, grand espace face à la mer et à 45 km de notre domicile. Le déconfinement m’angoisse beaucoup plus.
Consultante en ressources humaines, 70 ans, jeudi 7 mai
 
Je suis l’aînée d’une fratrie de 4 dont les autres membres ont respectivement 22, 19 et 17 ans. Ce sont donc de jeunes adultes mais qui ne participent pas aux activités quotidiennes de la maison, lieu où ils habitent à l’année… et non moi. Ma famille ayant une représentation genrée assez classique de répartition des tâches ménagères, je me vois souvent obligée de m’occuper de l’intendance de la maison (en pratique et en termes de charge mentale). Tout ceci empiète sur mon temps personnel, et je n’arrive pas à correctement travailler. Ce, d’autant plus, que je n’ai pas d’espace personnel, pas même une chambre.
Étudiante en anthropologie, 25 ans, baby-sitter, mercredi 6 mai

1D’après une étude réalisée en collaboration avec l’INSEE par Orange à partir des données de ses abonnés téléphoniques, près du quart des Parisien·nes auraient quitté la région entre le 13 et le 20 mars (Insee, 2020). Soit environ 600 000 personnes… Ce chiffre spectaculaire a étonné, et suscité de nombreuses réactions : les mots « exode » et « bobos » (Authier et coll., 2018) ont été utilisés, des critiques se sont élevées pour dénoncer les libertés prises avec les interdictions de circulation. L’article du Monde qui rend compte le 26 mars de cette étude évoque les destinations privilégiées de ce mouvement de population : l’île de Ré, les départements de l’Orne et de l’Yonne, l’Ille-et-Vilaine…

2Qu’y a-t-il au-delà du chiffre choc et surmédiatisé de la migration parisienne ? Combien de personnes ont-elles réellement quitté leur logement habituel pendant le confinement ? Le chiffre total n’est pas aisé à établir. Selon les résultats de l’enquête Coconel (Ined et consortium, 2020), 7 % des Français n’ont pas résidé dans leur logement habituel pendant le confinement (Lambert et coll., 2020). Dans l’échantillon de l’enquête Vico, cette proportion est de 8,1 %. Cela signifie que si cet échantillon est représentatif de la population résidant habituellement en France, alors un peu plus de 3,5 millions de personnes ont quitté leur logement habituel pendant le confinement. Le paradoxe est donc le suivant : en effectifs, le nombre est très important, mais en pourcentages, la proportion de personnes concernée est très minoritaire. Selon toute vraisemblance, moins d’un·e personne habitant en France métropolitaine sur dix a quitté son logement habituel. Le phénomène a-t-il concerné l’ensemble du territoire et différentes catégories de population ou bien, comme l’ont laissé entendre les usages médiatiques de l’étude d’Orange, s’est-il principalement concentré sur la région parisienne et les classes favorisées ? Les hommes sont-ils plus partis que les femmes ? Les jeunes plus que les plus âgés ? Les riches plus que les pauvres ? Les familles plus que les personnes isolées ?

Un exode des jeunes…

3Si les hommes et les femmes ont migré à peu près dans les mêmes proportions, il n’en va en revanche pas de même en fonction de l’âge. C’est le premier enseignement de l’enquête Vico : plutôt qu’une question de classe sociale, la migration a d’abord été une question d’âge. Ce sont les plus jeunes qui, massivement, sont partis de leur logement habituel : c’est le cas de plus du tiers des 18-24 ans, et encore de 15,7 % des 25-29 ans, contre systématiquement moins de 7 % de toutes les autres tranches d’âge (Graphique 1). Si l’on regarde dans le détail, on constate que ce n’est pas seulement la jeunesse qui est l’explication du départ : la proportion des départs est encore plus importante, parmi les jeunes, chez les étudiant·es (37,3 % d’entre eux ont changé de logement) et celles et ceux qui sont en apprentissage (28,6 %). Au total donc, les étudiant·es, les apprenti·es et les stagiaires représentent plus de la moitié (50,8 %) de la totalité des personnes qui ont passé le confinement ailleurs que dans leur logement habituel.

Graphique 1. Départ du logement habituel selon l’âge

4Le poids très lourd des étudiant·es dans la population des « parti·es » déforme très nettement ses caractéristiques : les personnes qui sont parties de leur logement habituel ont plus souvent le baccalauréat, elles habitent plus souvent en immeubles, et elles sont moins souvent en couple cohabitant. Mais rien ne garantit que ces caractéristiques soient la cause ou l’explication des départs : ce sont seulement celles d’une grande majorité d’étudiant·es, et ils et elles ont quitté leur logement habituel parce que les établissements universitaires ont fermé et qu’ils ont regagné le domicile parental, comme un grand nombre d’entre elles et eux le font pendant les week-ends et les vacances. Il est même possible de faire l’hypothèse que dans un nombre probablement important de cas, ils étaient, lors de l’annonce du confinement, justement en week-end chez leurs parents, éventuellement pour voter dans la mesure où les plus jeunes s’inscrivent rarement sur les listes électorales de leur commune de résidence universitaire (Braconnier et coll., 2016). C’est en tout cas ce qui est arrivé à cette jeune femme de 21 ans qui répond à l’enquête le 18 avril : « Je n’ai pas quitté mon logement habituel après l’annonce du confinement mais j’étais chez mes parents à ce moment-là et j’y suis restée. » Il n’en reste pas moins que ce retour des étudiant·es au domicile parental, plus ou moins choisi, plus ou moins accidentel, a pu souvent entraîner pour elles et eux, comme du reste pour leurs parents, une dégradation significative de leurs conditions de vie, dont témoigne par exemple ce commentaire d’un étudiant parisien de 23 ans :

Le fait de me retrouver 7 jours sur 7 avec mes parents et ma sœur n’est pas simple du tout. Je n’étais pas du tout habitué : depuis le début de l’année scolaire j’étais rentré qu’une seule fois pour Noël. Nos styles de vie sont assez différents et la situation professionnelle de mon père est stressante et me fait culpabiliser.

Des causes de départ très hétérogènes

5Le stéréotype de « l’exode des bobos » a donc un peu de plomb dans l’aile : pour déjà une moitié donc, il s’agit en réalité de jeunes, et en particulier d’étudiant·es, rentré·es chez leurs parents. Si l’on exclut les 18-25 ans et les étudiant·es de l’analyse, qui sont celles et ceux qui constituent l’autre moitié de cet exode ? Dans l’ordre décroissant, le départ du logement habituel s’explique, chez les autres, d’abord par le fait d’être en couple avec quelqu’un avec qui on ne réside pas habituellement, d’avoir moins de 30 ans, de résider à Paris ou en Île-de-France, et de gagner moins de 800 euros… ou au contraire plus de 6 000 euros par mois. Autrement dit, la seconde moitié de la population qui a changé de logement n’est pas un groupe homogène composé exclusivement de « bobos » : on y trouve d’abord une composante de jeunes adultes précarisés, ayant de faibles revenus, souvent au chômage avant le confinement ou du fait de celui-ci ; on y trouve ensuite des personnes en couple non cohabitant, qui choisissent de résider dans le logement de leur compagnon ou de leur compagne pendant le confinement.

6Et on y trouve enfin, effectivement, une dernière composante de cadres et professions intellectuelles, diplômés et dont les revenus sont plus importants que la moyenne, mais qui est donc loin de constituer la totalité de la réalité sociologique de la petite partie de la population qui a changé de logement pendant le confinement. L’hétérogénéité de celle-ci se voit particulièrement bien quand on regarde la variation du taux de départ de chez soi en fonction du revenu, puisque la courbe présente une forme de cuvette assez remarquable (Graphique 2) : à une extrémité de l’échelle des revenus, plus d’une personne sur cinq (20,1 %) vivant dans un ménage avec moins de 800 euros par mois est partie de chez elle ; à l’autre extrémité, c’est également le cas de 15,6 % de celles vivant dans un ménage avec plus de 6 000 euros par mois ; mais entre les deux, c’est le cas de moins de 5 % des personnes vivant dans des ménages dont les revenus mensuels totaux sont compris entre 2 500 et 4 000 euros.

Graphique 2. Départ du logement habituel selon le revenu du ménage

Partir d’où, pour aller où ?

7À la veille du confinement du printemps comme du reconfinement de l’automne 2020, les médias se sont très largement fait l’écho des records d’embouteillages sur les autoroutes au sortir de Paris, en direction de la Normandie et de la côte atlantique. La carte des « soldes migratoires » observables pendant le confinement chez les répondants de l’enquête Vico (voir Graphique 3) confirme certes en partie ce cliché : les départements de la région parisienne font effectivement partie de ceux qui ont perdu le plus d’habitant·es pendant le confinement (plus de 10 %), tandis que les départements de Normandie, de Bretagne et du littoral atlantique jusqu’à la Charente-Maritime en ont gagné, parfois même bien après le début du confinement. Cela n’est pas sans créer quelques tensions, dont témoigne ce commentaire d’une infirmière à la fin du questionnaire qu’elle remplit le 15 avril :

J’ai vu mes voisins en résidence secondaire arriver en vacances en plein confinement, pour le week-end de Pâques. Voir ça en tant que soignant, c’est usant… j’ai découvert le pire comme le meilleur de l’être humain…

Graphique 3. Soldes départementaux des changements de résidence pendant le confinement

8Mais à nouveau, c’est loin de suffire pour rendre compte de la totalité des mobilités résidentielles pendant le confinement, et de leur signification véritable. L’explication plus générale doit à nouveau être recherchée du côté des étudiant·es. Les départements de la région parisienne ne sont pas les seuls à avoir perdu des habitant·es. En réalité c’est le cas de pratiquement tous les départements des grandes villes universitaires : de Paris bien sûr, mais aussi du Nord (Lille), du Rhône (Lyon) qui perd même plus de 10 % de répondant·es, de la Haute-Garonne (Toulouse), etc. Au contraire, les départements limitrophes de ceux-là, qui constituent les bassins de recrutement de leurs villes universitaires, ont souvent regagné des habitants, donc en grande partie en raison du retour des étudiant·es dans leur famille.

9Il faut aller jusqu’à la onzième place du classement des plus grandes villes universitaires pour trouver un département dont le solde migratoire de confinement a été positif : il s’agit de la Loire-Atlantique, où effectivement le départ des étudiant·es nantais·es moins nombreux·ses a probablement été plus que compensé par l’arrivée des Parisien·nes dans les résidences secondaires du littoral. En ce sens, ce département est certainement emblématique des deux mouvements contradictoires de population qui se sont produits pendant le confinement du printemps 2020, et qui ont été très inégalement perçus : la focalisation médiatique sur le déplacement d’une minorité de privilégiés vers des résidences secondaires leur permettant de bénéficier de plus d’espace et d’un accès à l’extérieur, a largement occulté le retour beaucoup plus massif d’une majorité d’étudiant·es dans les domiciles parentaux, qui a pu y être source de tensions et plus généralement de dégradations des conditions de logement et de vie aussi bien des parents que de leurs grands enfants.

Références bibliographiques

10Authier Jean-Yves et coll. (dir.), 2018, Les bobos n’existent pas, Lyon, Presses universitaires de Lyon, disponible en ligne sur https://books.openedition.org/pul/21454 [consulté le 6 décembre 2020].

11Braconnier Céline, Dormagen Jean-Yves, Gabalda Ghislain & Niel Xavier, 2016, « Sociologie de la mal-inscription et de ses conséquences sur la participation électorale », Revue française de sociologie, vol. 57, n^o 1, p. 17‑44, disponible en ligne sur https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2016-1-page-17.htm [consulté le 6 décembre 2020].

12Insee, 2020, « Population présente sur le territoire avant et après le début du confinement – Premiers résultats », disponible en ligne sur https://www.insee.fr/fr/information/4477356 [consulté le 6 décembre 2020].

13Lambert Anne et coll., 2020, « Logement, travail, voisinage et conditions de vie : ce que le confinement a changé pour les Français », disponible en ligne sur https://www.ined.fr/fichier/rte/General/ACTUALIT%C3%89S/Covid19/note-synthese-Cocovi-finale.pdf [consulté le 6 décembre 2020].