Les instabilités postromantiques de De Quincey
p. 251-252
Texte intégral
1La deuxième génération de Romantiques anglais, à laquelle De Quincey appartient bien qu’il s’identifie exclusivement à la première, succède immédiatement à une longue phase de créativité intense dans tous les domaines ; que ce soit sur le plan politique (Révolution française, multiplication des réformes, guerres napoléoniennes), littéraire (Wordsworth), philosophique (Kant) ou technologique, l’époque correspond parfaitement à sa conception d’un « paroxysme » créatif « intermittent » ; si bien que les nouveaux venus ne peuvent plus que rester dans l’ombre écrasante de leurs aînés1. Succédant immédiatement à Wordsworth, la génération de De Quincey est vouée à produire des auteurs mineurs, des hommes de talent, plutôt que des hommes de génie, jusqu’à ce que la société ait eu le temps de se régénérer : « to restore the mind to much of its infant freedom […] The original national genius may now come forward in perfectly new forms2 ».
2Cependant De Quincey ne vit pas entièrement dans la nostalgie : il a la conviction que l’art finira par renaître et qu’un nouveau génie verra le jour, car l’Histoire fonctionne par cycles. De plus, la phase entre deux cycles de génie créatif n’est pas vide, ni dépourvue de sens, bien au contraire. Il s’agit d’une phase de latence, d’indolence, de « méditation », qui prépare la phase créative suivante, et l’alternance de ces deux temps (« oscillations between the creative and reflective energies of the mind3 ») est aussi indissociable et indispensable que l’alternance de temps systoliques et diastoliques du battement du cœur (une image que De Quincey affectionne particulièrement). De ce point de vue la phase de latence est aussi intense que la phase de création : « this age is labouring with a deeper fermentation of thought and self-questioning than has ever before reached the general heart of a nation4 ». Il s’agit d’une période réflexive : une période propice à l’ironie, car la réflexivité qui suit la création a quelque chose d’essentiellement parodique :
« the recoil of a self-observing and self-dissecting stage »; « after the gorgeous masque of our forefathers came always the anti-masque, that threw off echoes as from some devil’s laughter in mockery of the hollow and transitory pomps that went before »5.
Les énergies sont également réinvesties dans des domaines secondaires de la pensée, comme la comédie de mœurs : « if the energies of creation are again partially awake, finding themselves forestalled, as regards the grander passions, they will be likely to settle upon the feebler elements of manners6 ».
3De Quincey est un survivant. Dernier Romantique, il a aussi survécu à ses sœurs, son père, son frère ; à la maladie et à l’opium ; à ses dettes. Il est ainsi le Romantique par excellence : le dépositaire d’une expérience unique, incommunicable, et qui s’accompagne d’une solitude absolue. Mais son endurance implique également une grande vitalité. De plus, bien qu’il suggère qu’il est né trop tôt, ou trop tard, son arrivée sur la scène littéraire entre 1817 (comme éditorialiste) et 1821 n’est pas un hasard. Grâce aux Confessions, De Quincey est consacré auteur lors de « l’âge du magazine » : une période de refonte de l’écriture périodique et de l’essai, qui en font jusqu’en 1825 un genre expérimental7. Si l’on considère que l’essai est un mélange de tous les autres genres, il est le lieu idéal de toutes les expérimentations, donc une promesse de renouveau littéraire.
Notes de bas de page
1 XII « Style III » 52-53.
2 « Rendre à l’esprit une bonne part de sa liberté native […] le génie national originel pourra désormais s’avancer sous des formes parfaitement nouvelles » (XII « Style » 53).
3 « Les oscillations entre les énergies créatives et réflexives de l’esprit » (XII « Style III » 53-54).
4 « Cette époque est travaillée par une fermentation de la pensée et de remises en question, plus profonde que n’en a jamais atteint le cœur tout entier d’une nation auparavant » (XVII « Sir William Hamilton, with a Glance at His Logical Reforms, Second Paper » 174-175).
5 « Le recul d’une étape d’auto-observation et d’auto-dissection » ; « après le splendide bal masqué de nos pères venait toujours l’anti-bal, qui lançait des échos semblables au rire de quelque diable se moquant des pompes vides et éphémères qui avaient précédé » (XVI « The Works of Alexander Pope, Esquire » 341).
6 « Si les énergies de la création sont à nouveau en partie éveillées, se voyant devancées en ce qui concerne les grandes passions, elles se consacreront aux éléments plus faibles des mœurs » (XII « Style III » 53).
7 D. Stewart, Romantic Magazines and Metropolitan Literary Culture, 207-208.
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