1Que retenir de l’ensemble du travail présenté ici pour l’exploration constructive de CSS ? Aux plans épistémologique et théorique, il me paraît important de souligner les apports conceptuels réalisés dans une démarche d’analyse linguistique inductive, allant du terrain à la modélisation, permettant de caractériser finement ce qu’est l’« exploration constructive » d’une CSS. Je rappelle ensuite comment ce travail conceptuel se traduit en outils concrets pour appréhender les pratiques authentiques de mise en débat de CSS, qu’il s’agisse de méthodes de recherche ou de recommandations pédagogiques. Enfin, j’esquisse des pistes de discussion et de recherche futures sur ce qu’implique le fait de concevoir la didactisation de controverses comme une activité discursive consistant à raisonner ensemble dans l’émotion.

De l’attention aux données à l’interprétation théorique

2Grâce à un important travail de terrain, qui a permis la constitution d’un corpus audiovisuel volumineux recueilli en contexte écologique, des pratiques de discussion autour de CSS portant sur la gestion de l’eau, dans 4 écoles de 3 pays, ont pu faire l’objet d’une étude argumentative approfondie. En cherchant à rendre compte et à éclairer sous le prisme de l’argumentation les discours foisonnants produits par les élèves, des catégories analytiques nouvelles ont vu le jour, comblant des lacunes dans la littérature, et amenant autant de propositions théoriques pour décrire l’argumentation commune.

3Ainsi, distinguer, pour mieux comprendre ensuite comment elles participent conjointement à la construction d’un argumentaire, les logiques descriptive, prescriptive et affective, donne à voir la valeur argumentative d’énoncés ne présentant pas la structure formelle théoriquement associée à la production d’arguments. Cela permet de mettre en évidence l’exploitation, dans les discours argumentatifs, de toutes les ressources qui participent au raisonnement, incluant comme briques cognitives élémentaires aussi bien les affects, normes et valeurs que les croyances ou les savoirs. La typologie proposée des éléments de savoir-croyance mobilisés par les élèves offre également un éclairage sur les différences logiques et épistémiques entre les divers énoncés présentés dans ces discussions comme des faits avérés. Cette grille précise ainsi ce que recouvre l’affirmation fréquente selon laquelle les CSS suscitent la mobilisation de « savoirs hybrides » (cf. 2.2.2). Par ailleurs, l’adaptation de la distinction entre thymique/phasique à l’analyse de débats, le thymique renvoyant à la tonalité émotionnelle de fond et le phasique aux variations émotionnelles associées aux prises de parole orientées vers la défense de conclusions concurrentes, rend possible de penser la logique affective au-delà du sujet individuel, et d’investir l’interaction argumentative elle-même comme lieu de l’émotion.

4Penser la logique affective au plan collectif favorise la compréhension du rôle des émotions dans l’argumentation : cela met en lumière la consubstantialité de la défense d’une conclusion argumentative avec l’adoption d’une position émotionnelle adéquate pétrie dans le discours, sur laquelle s’alignent les personnes qui partagent une même opinion. Ce changement conceptuel a permis d’aller jusqu’à une modélisation des fonctions cognitives et sociales des émotions dans le raisonnement en groupe et de générer des hypothèses sur les liens qu’elles entretiennent (cf. 3.2). Approfondir la compréhension de l’entrée dans un discours de groupe constructif en l’envisageant comme le résultat d’un alignement des positions identitaires individuelles quant au système de préservation des faces à adopter, constitue une proposition théorique importante pour compléter le modèle et réfléchir à l’articulation entre l’individuel et le collectif. La mise en évidence des quatre stratégies de réfutation typiquement associées au recours aux principes généraux (cf. 2.3.3) procède également d’une modélisation inductive, partant des données pour informer la compréhension théorique du phénomène observé. En cherchant à expliquer la redondance de principes généraux dans ce corpus, je me suis inspirée de la structure conversationnelle de l’argumentation ordinaire mise en évidence par Muntigl et Turnbull (1998) pour dégager un modèle de l’exploitation de principes généraux dans l’interaction argumentative. Ainsi, lorsqu’un locuteur mobilise un principe général g pour asseoir un argument ou un contre-argument, quatre stratégies typiques peuvent être employées, seules ou de façon conjointe, par ses détracteurs :

1. acceptation du principe mais contestation de la conformité de l’argument au principe ;
2. acceptation du principe mais contestation de sa pertinence dans ce contexte ;
3. rejet du principe par la réfutation directe ;
4. opposition à ce principe par la mobilisation d’un principe g’ présenté comme supérieur.

5Cette dernière stratégie, fondée sur le recours à un principe général concurrent, permet d’expliquer que les discours argumentatifs naissent et se structurent sous la forme de scénarios où s’opposent des argumentaires typiques, fondés sur des réseaux de principes à l’aune desquels les différentes propositions et contre-propositions sont évaluées. Les analyses comparatives menées sur les objets logico-discursifs construits (cf. 4) témoignent d’ailleurs de l’existence de tels scénarios dans le corpus YouTalk, et permettent d’identifier quelques scénarios prédominants associés aux différents sous-corpus nationaux (cf. 4.2.3).

Des concepts pour décrire aux outils pour agir

6Au-delà de l’apport théorique proposé par un langage analytique éclairant, allant parfois jusqu’à la modélisation des phénomènes observés, le travail dont j’ai rendu compte dans cet ouvrage fournit des outils concrets, réutilisables dans d’autres contextes, de deux ordres. Tout d’abord, la dimension fortement empirique de cette étude s’inscrit dans un souci de trouver des concepts adéquats aux pratiques observées, ce qui a donné lieu à la construction ou à l’affinement de techniques d’analyse « opérationnalisant » ces concepts pour l’analyse du discours. Ainsi, plusieurs outils méthodologiques peuvent être réutilisés dans d’autres recherches. Par exemple, il me semble que ce type d’analyse peut tout à fait s’appliquer aux discussions à visée philosophique, autour desquelles une communauté de recherche interdisciplinaire et internationale se structure, en croisant notamment des problématiques linguistiques et pédagogiques (cf. par exemple Simon & Tozzi, 2017). À partir du travail fondateur de Plantin (2011) appliqué à la discussion de CSS, j’ai mis en évidence comment la tonalité affective d’un objet de discours, relevant de la fonction cognitive des émotions dans l’argumentation, pouvait être caractérisée à partir de 7 paramètres, participant de deux axes fondamentaux : l’agrément ou la valence (plaisir-déplaisir) et l’intensité (émotion forte — émotion faible) (cf. 2.4). Distance au problème, possibilité de contrôle, description d’une causalité et/ou d’une agentivité caractérisent la schématisation émotionnelle sur l’axe de l’intensité. Conséquences envisagées, recours à des analogies plus ou moins positives, positionnement sur l’axe vie-mort et (non-)conformité aux normes déterminent la schématisation émotionnelle sur l’axe de l’agrément. Ces paramètres constituent des boussoles pour toute analyse linguistique de la construction discursive des émotions, dans l’ensemble du spectre de sémiotisation, selon des modalités plus ou moins implicites.

7Concernant plus spécifiquement l’argumentation en groupe, j’ai opérationnalisé le concept de « discours d’exploration » (Mercer, 1996) en le déclinant en cinq indicateurs de la qualité du discours de groupe (cf. 2.1) :

1. présence de justifications ;
2. alignement thématique ;
3. examen critique de toutes les propositions ;
4. prise de décision collaborative ;
5. renforcement dialogique des arguments.

8Ce dernier indicateur est particulièrement intéressant pour déterminer, dans les cas problématiques, si un dialogue présentant des caractéristiques hybrides quant aux 4 premiers indicateurs relève ou non du discours d’exploration. En effet, en focalisant l’analyse sur le fond, à savoir la circulation des arguments, cet indicateur est précieux pour éviter l’écueil consistant à faire reposer uniquement sur la forme des échanges leur caractérisation en tel ou tel type de discours. De plus, en proposant de démultiplier les échelles d’analyse des types de discours de groupe dans le respect de la nature séquentielle des interactions verbales, l’approche linguistique présentée permet de mieux comprendre des extraits atypiques. Travailler à un grain plus fin met en évidence les fonctions spécifiques assurées par les trois types de discours (exploration, accumulation d’idées, dispute), notamment dans des sous-séquences d’ouverture ou de clôture. Cela permet également de préciser la spécificité de séquences transitoires hybrides au cours desquelles les membres d’un groupe alignent progressivement leur position identitaire.

9Enfin, le travail plus macroscopique réalisé pour dégager des scénarios argumentatifs typiques de chaque corpus national a été l’occasion d’innover en termes de méthodes d’argumentation comparée. Ainsi, l’emploi de la textométrie sur des transcriptions de l’oral pour cerner le faisceau d’un objet de discours au cœur de la controverse (cf. 4.2.1), ou encore la caractérisation par codage systématique du contenu d’interactions argumentatives à partir des domaines de savoir et des modèles cognitifs mobilisés (cf. 4.1) constituent des outils opérationnels de comparaison de la substance des débats, méthodes reproductibles sur d’autres corpus.

10Le passage des concepts aux outils inclut également une véritable considération de l’objectif pédagogique consistant à favoriser une mise en débat constructive de CSS. Ces résultats plaident pour la prise en compte des aspects socioaffectifs de cette mise en débat, dès la conception de dispositifs pédagogiques, jusqu’à la façon d’orchestrer leur animation (Dillenbourg & Jermann, 2010), et de les articuler au fonctionnement collectif sur le temps long.

11Un des facteurs qui influence le sentiment de sécurité identitaire nécessaire pour se lancer dans l’exploration collective d’une controverse réside dans la capacité à faire groupe, ce qui se travaille sur le long terme, à travers une diversité d’activités. Il s’agit de mobiliser fréquemment les compétences sociales et interactionnelles des individus au service de tâches cognitives collectives impliquant le même groupe, pour construire un vécu commun positif donnant confiance en la capacité à bien travailler ensemble (ou « collective efficacy » décrite par Mullins, Deiglmayr, Spada, 2013).

12Au moment même de mettre en place de telles tâches relevant de l’enseignement dialogique, l’explicitation de règles sur la façon de travailler en groupe apparaît centrale. Il s’agit de favoriser le raisonnement collectif en rendant le recours au discours d’exploration comme LA modalité de communication socialement pertinente dans la situation pédagogique : un lieu où toute idée peut être formulée, où toutes les options sont examinées sans danger pour les faces des personnes qui les portent, où la remise en question est valorisée, et la participation de tous les membres du groupe encouragée. Deux points méritent particulièrement d’être explicités : la gestion du désaccord et la place des mises en cause personnelles. En l’absence de consignes claires, les membres d’un groupe où l’on tente de créer un conflit sociocognitif improvisent des façons plus ou moins fructueuses de gérer le désaccord : trancher par un vote, afficher plusieurs réponses, faire taire celles ou ceux qui ne pensent pas comme soi, les discréditer en les attaquant personnellement, changer de sujet pour préserver les liens interpersonnels… Pour favoriser les pratiques de gestion du désaccord les plus constructives, il peut être intéressant d’établir des lignes de conduite en début d’activité, construites et présentées non comme des recettes universelles, mais comme des principes appropriés aux objectifs fixés dans cette situation. Une attention particulière doit être accordée aux mises en cause personnelles, fréquentes dans les discussions controversées, mais souvent associées à un blocage des échanges sur le mode de la dispute. Réfléchir en amont avec les élèves aux différentes formes de mise en cause personnelle, au sentiment d’offense qu’elles peuvent produire et à ses effets délétères pour la dynamique de groupe, et discuter de la pertinence du recours à l’éthos par rapport au fond du problème sont autant de pistes qui peuvent limiter leur survenue.

13Par-delà le rappel de ces règles, la situation pédagogique elle-même peut être scénarisée de façon à ce qu’elles soient respectées. Par exemple, on pourrait fournir au groupe une procédure précise de débat impliquant la discussion successive des options A à F, chaque élève devant se prononcer à propos de chacune d’elles avant de passer à la suivante. L’hypothèse d’une relation entre discours de groupe et cadrage thymique du débat amène également à la piste d’une scénarisation affective (affective scripting) du dispositif pédagogique, susceptible de favoriser une intensité émotionnelle et un niveau d’investissement optimaux pour le raisonnement collectif. Cela pourrait passer par l’emploi de jeux de rôle conditionnant la distance émotionnelle au problème, ou de dispositifs de narration interactive non-linéaire permettant de vivre un évènement à travers de multiples points de vue (Polo, à paraître). Dans les discussions à visée philosophique, le fait de recourir fréquemment aux exemples tirés du vécu personnel constitue un élément du scénario pédagogique qui pose un cadre de débat relativement intense émotionnellement, suscitant l’investissement. En tout état de cause, cette interprétation théorique condamne une vision restrictive de la problématique de la régulation des émotions qui amène parfois à chercher à isoler des processus cognitifs « purs » d’émotions qui seraient néfastes pour le raisonnement. Une démarche plus fructueuse réside sans doute dans la mise à la disposition du groupe d’outils de conscientisation et de régulation collective. Toutefois, la seule conscientisation des émotions (emotion awareness) ne suffit pas à guider les élèves vers un avancement cognitif. En effet, des élèves en pleine dispute peuvent démontrer une très bonne conscience du « réchauffement » émotionnel de leur conflit, mais choisir des stratégies de résolution purement sociales (faire une blague, changer de sujet), fondées sur un désinvestissement cognitif (cf. 3.2.3). La façon la plus intéressante de prendre en compte les dimensions socioaffectives du processus de raisonnement est sans doute de construire une situation pédagogique initiale qui les prenne véritablement en charge, au même titre que sa dimension cognitive. Il s’agit de choisir des sujets de discussion et une contextualisation des savoirs-cibles qui soutiennent le juste investissement émotionnel des personnes dans la tâche argumentative à réaliser en groupe. À ce titre, il convient de rappeler que la familiarisation des participants avec la notion de CSS est primordiale pour l’entrée dans un débat constructif. Ainsi, savoir que la question discutée ne peut par nature être envisagée que de façon subjective, mettant en branle des groupes d’intérêts, questionnant les valeurs, et interrogeant plusieurs régimes de légitimité aide à sortir des dynamiques d’opposition binaire. En effet, dès lors que l’on comprend que plusieurs points de vue peuvent entrer en concurrence sans qu’aucun ne soit contraire à la raison, il est plus aisé de respecter les autres opinions, et les personnes qui les défendent. Cette familiarisation aux controverses peut être réalisée, par exemple, en travaillant en amont sur des argumentaires en opposition portant sur d’autres CSS, ou en comparant les traitements de la question discutée par différents journaux ou acteurs sociaux. L’ensemble de ces éléments jouent sur le climat de discussion global, et visent à créer les conditions d’un sentiment de sécurité identitaire individuel suffisant pour se saisir, en tant que groupe, d’un problème complexe appréhendé dans l’émotion.

Raisonner ensemble dans l’émotion

14L’étude de ce corpus montre qu’il est possible, dans des contextes très différents, de réussir à explorer collectivement des CSS. Le travail empirique réalisé témoigne également que les interactions à travers lesquelles se construit ce raisonnement collectif sont imprégnées d’affects : émotions liées aux objets discutés, émotions liées aux problèmes de reconnaissance et d’affiliation sociale manifestés dans les relations entre les personnes engagées dans le débat. Ainsi, la didactisation de questions vives telles que les CSS ne saurait faire l’économie de la considération des dimensions socioaffectives de ces interactions et des argumentaires qui en émergent : il s’agit de raisonner ensemble dans l’émotion. Prendre au sérieux un tel constat, et donc sortir de la dichotomie traditionnelle émotion/raison, offre matière à discussion, et ouvre de nombreuses pistes de recherche futures.

15Dans la lignée des travaux empiriques sur le rôle des émotions dans l’argumentation, l’étude de la logique affective n’a pas la prétention de décrire les émotions ressenties par les élèves, mais porte sur les émotions construites dans leur discours, à des fins argumentatives. Ce recours aux émotions passe par des modes de sémiotisation plus ou moins explicites : émotions montrées, émotions dites, émotions étayées, émotions argumentées. À partir de paramètres émotionnants génériques, les émotions étayées, implicites, peuvent en effet être mises en lumière. Ainsi, les élèves, en décrivant le problème, produisent des images discursives, ou schématisations des alternatives de réponse (Grize, 1990, 1996) auxquelles ils confèrent des tonalités émotionnelles plus ou moins négatives, orientant par là-même leur propos vers une conclusion argumentative. Puisqu’il n’y a plus lieu de chercher à chasser l’émotion, comment se saisir de tels résultats pour informer l’enseignement de l’argumentation à propos de CSS ? Dans une perspective d’enseignement explicite, on peut plaider pour un travail consistant à rendre visible la logique affective, et à favoriser la prise de conscience de son importance dans de telles discussions. Une telle posture rejoint les préoccupations d’ingénierie pédagogique portant sur la mise au point d’outils de conscientisation émotionnelle (emotion awareness). Cependant, il convient de rester prudent sur ce terrain : dès lors que l’on appréhende les situations argumentatives du point de vue émique, on peut faire l’hypothèse que si les acteurs concernés privilégient souvent l’implicite lors du recours aux émotions, c’est que ce caractère implicite participe à faire des émotions des ressources argumentatives fonctionnelles. Peut-être qu’une explication partielle réside dans l’existence de normes argumentatives communes encore fondées sur la représentation des affects comme entraves à la pensée rationnelle. Donner à voir un argument comme fondé sur une logique affective serait prêter le flanc à une accusation de raisonnement irrationnel et fallacieux. Dans ce contexte, pointer que les partisans d’une thèse ont recours à un cadrage du problème à forte intensité émotionnelle pourrait conduire à discréditer immédiatement cette thèse et ses défenseurs, et donc à prendre parti. Tout travail de mise en évidence de la logique affective dans l’argumentation à propos de CSS doit donc s’accompagner d’une formation épistémologique en amont permettant de questionner les préjugés sur les liens entre affects et pensée. Ces précautions prises, il me semble qu’il serait intéressant de revenir, après la discussion, sur les argumentaires chargés d’émotions produits par les élèves, et de prendre le temps d’expliciter les inférences qui les sous-tendent, soit d’accompagner ces élèves dans le passage d’émotions induites à des émotions argumentées. Cet exercice métadiscursif consistant à argumenter a posteriori les émotions exploitées dans le débat, en faisant apparaître les raisons qui les fondent, serait également l’occasion de mettre en évidence l’imbrication de la logique affective avec les logiques descriptive et prescriptive : les schématisations émotionnelles concurrentes identifiées peuvent par exemple révéler des conflits axiologiques (Polo et coll., 2013b).

16Au plan méthodologique, l’utilisation de la textométrie pour analyser la schématisation, notamment émotionnelle, des objets de discours, constitue une piste de travail intéressante. En effet, les visualisations produites sous forme de nuages de mots caractérisant l’appréhension de la question de la gestion de l’eau potable dans chacun des corpus nationaux font apparaître des termes aux valences émotionnelles variées, plus ou moins intenses. Par exemple, se positionner plus ou moins comme consommateur ou comme producteur d’eau peut être compris comme un indice de construction d’une certaine distance émotionnelle au problème ; ou évoquer les caractéristiques de l’eau en rapport avec les besoins humains en termes de degré de qualité ou de risque de pénurie correspond bien à l’envisager sous l’angle de conséquences plus ou moins positives, émotionnellement. De tels résultats pourraient être approfondis en étant mis au service d’une étude de la tonalité thymique dans chacun de ces corpus. Dans le travail présenté ici (cf. 4.2.1), l’analyse textométrique porte sur le débat dans son ensemble, sans distinction entre les locuteurs et locutrices : il s’agit bien de s’intéresser à l’éclairage de l’objet de discours « eau » construit collectivement au fil des échanges. On pourrait également imaginer, en gardant pour objet d’étude le raisonnement collectif à propos d’un même problème, décliner ce recours à la textométrie à l’échelle de la contribution au débat de toutes les personnes défendant une position commune. Une telle étude pourrait permettre de caractériser les différences de schématisation, notamment émotionnelle, de la question, opposant les « camps » rivaux, à partir de la fréquence des occurrences de certaines constellations de mots.

17En outre, le projet d’étudier comment on peut apprendre à raisonner ensemble dans l’émotion gagnerait à réellement appréhender les interactions analysées dans leur nature multimodale, incluant, outre la parole, les supports écrits, la manipulation d’objets, les jeux de proxémie et de regards, et la communication gestuelle. En effet, reconnaître que raisonner à propos de CSS renferme des dimensions socioaffectives importantes suppose une prise de distance avec le cognitivisme individualiste traditionnel. Cela présente plutôt des accointances avec les approches relevant de la cognition « 4E » (p. ex. Menary, 2010), qui amènent à considérer l’apprentissage et le raisonnement comme des phénomènes dépassant les limites du sujet pensant (extended), fortement dépendants de l’environnement (embedded), mobilisant des corps entiers et non seulement des cerveaux (embodied), dans une expérience fondée sur les sens d’organismes vivants engagés dans des interactions avec le monde (enacted). Ainsi, il serait intéressant d’étudier comment le processus métaphorique qui soutient l’argumentation par analogie, composant essentiel du recours à des modèles cognitifs, est collectivement construit au cours des débats, à travers la mobilisation d’une variété de modalités de communication, notamment en s’inspirant du courant linguistique de l’étude des gestes. Une telle approche, fondée principalement sur la complémentarité entre parole et gestes représentationnels, a fait ses preuves pour suivre le raisonnement collectif dans le cadre d’une communauté de recherche philosophique (Polo, Lagrange-Lanaspre, 2019). La mettre en œuvre pour des discussions sur les objets « chauds » que sont les CSS, en s’interrogeant sur la mobilisation de la logique affective dans le raisonnement métaphorique, peut sans doute permettre de mieux comprendre comment les mettre en débat de façon constructive. Fondamentalement, le recours à la métaphore constitue a priori un formidable outil pour rendre plus familier, plus proche émotionnellement un problème peu maîtrisé, sans pour autant que cette réduction de la distance affective ne mette directement en cause les personnes engagées dans la discussion. À ce titre, il joue sans doute un rôle important dans la possibilité de s’engager collectivement dans l’exploration de questions complexes sans tomber dans la dispute.

18En termes de recommandations pour la pratique pédagogique, le constat de la fonction de mise à l’agenda du vote de groupe dans ces cafés scientifiques (cf. 4.2.2) conduit à insister sur les enjeux liés à la répartition des prises de parole dans de tels débats. En effet, l’expression ou non d’un point de vue dans l’espace « public » de débat (le « groupe-classe »), même non-verbale (par le simple affichage d’un carton), a un impact sur la gamme des propositions discutées et envisagées pour la construction des opinions. Il apparaît d’autant plus important d’équiper ces situations de moyens (verbaux ou non-verbaux) facilitant l’expression d’une diversité de points de vue, y compris minoritaires. Cela rejoint la règle fondamentale consistant à favoriser la participation de tous et toutes à la discussion : on explore d’autant mieux une controverse « ensemble » que l’ensemble des membres du groupe a voix au chapitre. À ce propos, la conception de situations d’apprentissage collaboratif a tout lieu de prendre en considération les résultats des études critiques pointant comment certains profils d’élèves profitent davantage que d’autres des dispositifs de travail à plusieurs habituellement mis en place (Mayberry, 1998).

19Enfin, alors que le format de café scientifique étudié ici n’offre pas le temps d’aller au-delà de l’expression et de la confrontation des représentations des élèves entre elles et avec les quelques éléments de savoir contenus dans les « points infos », il serait intéressant d’envisager un dispositif plus long de didactisation d’une CSS, intégrant le passage à une forme d’« écrit ». Inscrire le discours argumentatif des élèves dans une autre temporalité, grâce à une modalité écrite, qu’il s’agisse d’un format textuel classique ou d’autres formats comme la carte mentale, le poster, le film, ou autre, aurait certainement des effets de transformation de ce discours en référence à des canons différents de ceux qui s’appliquent à un oral semi-formel. Il deviendrait possible d’analyser ce que les élèves eux-mêmes assumeraient et présenteraient comme des « argumentaires-résultats » de leurs débats, certainement différents de l’ensemble des choses dites pendant ces débats. Sans doute que de telles données feraient intervenir encore d’autres formes d’émotions, associées au rapport à l’écrit. Comment rendre compte de l’exploration collective d’une question controversée, qui, par définition, n’aboutit pas à un consensus ? Un tel travail supposerait de développer encore davantage les compétences empathiques pour parvenir à figer dans l’écrit sans les caricaturer les points de vue que l’on ne partage pas, et expliciter clairement ce qui nous oppose, ces nœuds cognitifs mêlant désaccords sur la description du problème, sa coloration affective, et les réponses souhaitables à imaginer.