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Le Débat fertile

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Claire Polo

I. Un dispositif d’éducation aux controverses socioscientifiques à travers 3 pays

Texte intégral

1Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’évolution de l’économie et de la recherche, ainsi que la montée de la crise écologique, ont favorisé l’émergence dans l’espace public de controverses socioscientifiques. Ces questions de société engageant des aspects scientifiques et techniques peuvent être difficiles à appréhender pour les citoyens et citoyennes ordinaires. Il en va cependant de la qualité de notre démocratie de permettre à tout un chacun de se forger une opinion réfléchie à leur propos. L’école aurait un rôle clé à jouer pour former les futurs adultes à appréhender ce type de questions. Or la compréhension de tels enjeux ne suppose pas seulement la maîtrise de connaissances mais également la capacité à les mettre en perspective avec d’autres éléments structurants du débat public, comme les valeurs et les intérêts matériels des groupes concernés, ou les émotions suscitées par la question discutée.

  • 1 Située à l’École normale supérieure de Lyon, cette unité mixte de recherche (UMR 5191), dont l’acro (...)
  • 2 Le réseau des Petits Débrouillards est reconnu pour son action dans le champ de la culture scientif (...)
  • 3 Cinq autres ont eu lieu dans deux écoles de Belo Horizonte, au Brésil, dans l’État de Minas Gerais, (...)
  • 4 En France, via le partenariat avec les Petits Débrouillards, trois autres thématiques ont été trava (...)

2Le dispositif YouTalk, conçu grâce à un partenariat entre le laboratoire de recherche interdisciplinaire ICAR1 et l’association de médiation scientifique des Petits Débrouillards2, cherche à contribuer à cet effort de formation, en mettant des élèves de 12 à 15 ans en situation de débattre d’une controverse socioscientifique, guidés dans cette exploration par un binôme d’élèves volontaires plus âgés (16 à 19 ans). Il a été mis en place dans plusieurs pays (France, Mexique, États-Unis, Brésil3), dans des écoles plus ou moins privilégiées ou défavorisées, pour traiter de la gestion de l’eau potable4. J’ai moi-même organisé et filmé 22 séquences de YouTalk, et j’en ai étudié en détail une dizaine, réalisées au Mexique, aux États-Unis et en France, pour mon doctorat de Sciences de l’Éducation.

1.1 Former à appréhender les controverses socioscientifiques

3Un rapide retour historique sur leur émergence dans l’espace public permet de cerner les spécificités de la didactique des controverses socioscientifiques (désormais CSS), que je détaille ensuite.

1.1.1 Émergence des CSS dans l’espace public

  • 5 Le « développement durable » s’est imposé depuis les années 1990 au niveau international, comme pri (...)

4Pendant la guerre froide, l’innovation technologique est considérée comme une ressource stratégique. À partir des années 1980, elle devient également un facteur de compétitivité clef dans la concurrence généralisée de l’économie-monde. C’est dans ce contexte qu’est encouragée une recherche scientifique fortement liée aux applications techniques, ayant un impact rapide sur la société. Des voix s’élèvent contre ce fonctionnement où des choix de société importants sont opérés sans débat démocratique, et appellent de leurs vœux la mise en place d’une « démocratie technique » (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001). De plus, les études sociales des sciences, plongeant dans des analyses minutieuses des conditions concrètes de production du savoir scientifique (Latour & Woolgar, 1988), mettent en évidence les choix subjectifs qui président à la construction de connaissances scientifiques. Ces approches concourent à la « désacralisation » de la science en tant qu’activité objective de compréhension du monde. Ce que certains ont appelé la « relation science-société » évolue également avec l’avènement du nouveau paradigme de développement durable5. La prise de conscience des effets écologiques catastrophiques de technologies symboliques telles que la bombe atomique ou les pesticides concourt à un questionnement ravivé de l’intérêt des applications de l’activité scientifique pour la société. D’ailleurs, le « quatrième pilier » du développement durable, à côté des composantes économique, sociale, et environnementale, fait son apparition : les enjeux de gouvernance associés à l’entrée dans un nouveau mode de développement.

5Cette demande de participation citoyenne aux choix technologiques a donné lieu à l’expérimentation de nouvelles formes de contributions au débat public telles que des conférences de citoyens, jurys de citoyens, ateliers-scénarios, sondages délibératifs, évaluations technologiques interactives, séminaires d’exploration de controverse, etc. (Callon et coll., 2001). L’un des défis posés à ce type de pratiques est de permettre aux citoyens de formuler des recommandations « éclairées », le débat portant sur des CSS ne pouvant faire l’économie de connaissances scientifiques de base. En effet, tant le diagnostic des problèmes à considérer que les solutions envisagées contiennent des dimensions scientifiques et techniques. Ainsi, le progrès scientifique et technologique est aussi présenté comme l’un des facteurs permettant l’entrée dans un modèle de développement plus respectueux de l’environnement. Cependant, même dans une approche technicienne en termes d’avantages/coûts comme celle prônée par le principe de précaution, en contexte d’incertitude, les décisions ne reposent pas uniquement sur des savoirs stabilisés. Les choix des acteurs sont structurés par leurs intérêts matériels et « immatériels » (valeurs morales ou politiques).

  • 6 Elle connaît également une consécration au niveau européen, par exemple dans le Livre blanc sur l’é (...)

6Si des questions liées aux relations sciences-technologie-société sont ainsi discutées dans l’espace public depuis la fin des années 1960, souvent sur des problématiques environnementales, la problématique de la formation à ces thèmes, notamment en classe de science, ne se développe qu’à partir de la fin des années 1980 et le début des années 1990 (Bybee, 1987, Aikenhead, 1992). Cette démarche connaît une évolution avec l’émergence du courant « socioscientifique », au début des années 2000, se réclamant d’une approche plus interdisciplinaire (p. ex. Zeidler, Sadler, Simmons & Howes, 2005), intégrant une visée d’éducation à la citoyenneté. Ainsi, « former des personnes qui, informées sur les méthodes de recherche, sur leurs applications et éventuelles répercussions, soient capables de prendre des décisions argumentées lorsque les faits sont incertains et de participer aux débats » (Simonneaux, 2003, p. 189) devient un enjeu sociétal important. D’ailleurs, l’intégration à la fois d’un objectif « d’éducation à l’environnement pour un développement durable » et de compétences argumentatives dans le Socle commun de connaissances et de compétences à maîtriser à la fin de l’instruction obligatoire en France (MENESR, 2006), et la référence à des compétences proches dans la nouvelle version du socle, dans les domaines 1 (« les langages pour penser et communiquer ») et 3 (« la formation de la personne et du citoyen »), témoigne d’une institutionnalisation de cette préoccupation6. Si l’école apparaît comme l’institution-clef pour une telle entreprise, la « scolarisation » des CSS rencontre des difficultés, et ne va pas sans questionner en profondeur les pratiques enseignantes (Albe, 2009a). Sur ce point, politiques éducatives et questionnements des acteurs de terrain rencontrent des problématiques de recherche reconnues au niveau international. La littérature en didactique des sciences fait état de la nécessité de guider les élèves dans leur appréhension de CSS (p. ex. Aikenhead, 1992 ; Osborne, Erduran & Simon, 2004 ; Albe & Simonneaux, 2002 ; Simonneaux, 2003 ; Zeidler et coll., 2005) ainsi que de l’importance de l’argumentation en classe de science et de la sensibilisation des élèves à la controverse, comme pratique structurante de l’activité scientifique (Driver et coll., 2000 ; Newton et coll., 1999). Les critères et facteurs d’un débat de qualité intéressent aussi bien la recherche sur l’enseignement des sciences que la communauté qui étudie l’apprentissage collaboratif (p. ex. Albe, 2006 ; Désautels & Larochelle, 1998 ; Driver, Leach, Millar & Scott, 1996 ; Lewis & Leach, 2006 ; Mercer, 1996 ; Sandoval, 2005). Enfin, les débats entre élèves sur des CSS offrent un terrain d’étude propice à l’analyse linguistique de l’argumentation dans les interactions verbales. Ces deux derniers pans de la littérature sont abordés plus loin, conjointement avec l’analyse qu’ils permettent, pour que leur pertinence apparaisse de façon plus évidente, en lien avec des exemples tirés de mon corpus. Je ne reprends ici que les principaux apports de la recherche en didactique permettant de préciser les enjeux de la formation aux CSS.

1.1.2 Les spécificités des CSS

7Dans la didactique des sciences anglo-saxonne on parle de « questions socioscientifiques » (socio-scientific issues), alors que la tradition française de « didactique des questions socialement vives en science » ou des « controverses socioscientifiques » met davantage l’accent sur leur dimension controversée. Je choisis de garder ce dernier terme car il a l’avantage de mettre en évidence le fait que la science est un champ social non indépendant du reste de la société. Les CSS ont quatre caractéristiques fondamentales qui les distinguent des objets scolaires traditionnels, et constituent autant de difficultés pour leur traitement didactique.

Transdisciplinarité

8Tout d’abord, les CSS sont par nature transdisciplinaires, alors que l’école est encore largement cloisonnée en disciplines, favorisant, de fait, leur traitement dans le cadre de la classe de science. Ainsi, dans la didactique des sciences anglo-saxonne, les débats sur des CSS ont été considérés, depuis une vingtaine d’années, comme de bons moyens de développer des compétences argumentatives nécessaires à l’apprentissage des sciences, et de consolider voire d’acquérir des connaissances scientifiques (Driver et coll., 2000 ; Newton et coll., 1999 ; Oulton et coll., 2004 ; Sadler & Zeidler, 2005). Mais, si les enseignants et enseignantes de sciences cherchent parfois à mettre en place des exercices sur des CSS, ils se sentent généralement incompétents pour prendre en compte des enjeux qui dépassent leur spécialité (Newton et coll., 1999, p. 565). De plus, en classe de science, l’argumentation est habituellement mobilisée dans des travaux de résolution de problèmes, visant à trouver la « bonne » réponse, les élèves étant amenés à « reconstruire » une connaissance scientifique stabilisée. Or, par définition, les CSS ne sauraient être résolues par le seul recours au raisonnement scientifique, qui ne constitue qu’une des dimensions du problème : « Face à de telles questions […] la science n’est pas en mesure d’apporter une réponse unique et définitive qui résoudrait la controverse. » (Albe, 2009b, p. 49). Traiter des CSS en classe de sciences bouleverse sa représentation communément répandue comme une simple activité de transmission de connaissances objectives. La collaboration entre enseignants et enseignantes de différentes disciplines apparaît de plus en plus nécessaire pour aborder ce type de questions (Simonneaux & Simonneaux, 2005). Bien entendu, cette mission de l’école, qui est reconnue en France dans le pilier du socle commun sur « les compétences sociales et civiques », ne saurait être entièrement accomplie en classe de science, et fait explicitement l’objet d’autres espaces de la vie scolaire.

9L’approche transversale de « didactique des questions socialement vives » cherche à construire une didactique spécifique, adaptée à la nature transdisciplinaire de ces questions. L’idée est de lutter contre des habitudes de classe faisant obstacle à leur traitement approfondi. En effet, les CSS sont souvent présentées à l’école sous une forme « neutralisée », correspondant aux « 4R » des savoirs scolaires classiques : en tant que Résultats, ils se veulent Réalistes, doivent constituer des Référents consensuels et sont caractérisés par un Refus du politique (Audigier, 1999). Par conséquent, « la tentative est grande […] de “refroidir” l’enseignement des questions socialement vives à l’école, et par là d’en affaiblir le sens pour les élèves… » (Legardez, 2006, p. 28). Or, si les élèves doivent « compren(dre) les contenus scientifiques impliqués, leur épistémologie, et identifi(er) les controverses à leur sujet, analys(er) les répercussions sociales qui accompagnent les décisions fondées sur la science », c’est bien pour participer activement au débat politique, pour qu’ils « développe(nt) une opinion informée sur ces questions, (soient) capables de faire des choix en matière de prévention, d’action, d’utilisation et capables d’en débattre » (Simonneaux & Simonneaux, 2005, p. 83).

Subjectivité

10En effet, traiter d’une CSS ne suppose pas d’aboutir à la seule conclusion rationnelle possible, mais consiste à explorer différentes façons de l’appréhender, impliquant différentes visions du monde. C’est une autre caractéristique essentielle des CSS, à savoir le fait qu’on ne peut raisonner que subjectivement à leur propos (Oulton, Dillon, Grace, 2004). Les décisions au sujet de CSS impliquent deux aspects de réponses : des éléments technico-scientifiques et des choix politico-éthiques. Or ces derniers ne dépendent pas uniquement de l’état des connaissances scientifiques et des possibilités techniques, mais aussi des rapports de force entre groupes d’intérêts divergents, et des valeurs et croyances privilégiées. Ainsi, les considérations idéologiques, morales ou politiques ne sauraient être exclues de ces débats :

On peut dire que la prise de décision réfléchie doit être basée sur des savoirs dont on évalue la crédibilité, mais aussi que les décisions sur ces questions résultent d’interactions entre savoirs et valeurs (par exemple, des valeurs permettent de juger de la désirabilité de diverses conséquences éventuelles liées à des décisions alternatives). Des personnes peuvent prendre des décisions différentes à partir des mêmes savoirs en raison de valeurs différentes, ou de hiérarchisation différente des valeurs. (Albe & Simonneaux, 2002, p. 135).

11Si des savoirs scientifiques de base sont donc nécessaires pour comprendre les enjeux concernés, l’acquisition de connaissances ne constitue donc pas un objectif suffisant pour appréhender une CSS. Cela suppose également de considérer les dimensions éthique et morale constituant les principaux « nœuds » de désaccords à son endroit (Sadler & Zeidler, 2005).

Controverse

12Leur nature controversée constitue la troisième caractéristique fondamentale des CSS. Liée à la seconde, elle implique qu’elles admettent plusieurs réponses non contraires à la raison (Dearden, 1981, p. 38). Ainsi, Oulton, Dillon et Grace estiment que ces questions se définissent par 4 caractéristiques : les groupes à l’intérieur de la société ont des positions différentes dessus, ces positions sont basées sur des informations différentes ou des interprétations différentes des mêmes informations, ces interprétations divergentes sont liées au fait que les groupes ont différentes visions du monde, du fait de leur adhésion à différents systèmes de valeur. Ils en tirent deux implications concernant le destin des CSS : elles ne peuvent pas toujours être résolues par le recours à la raison, la logique ou l’expérimentation, même si elles sont susceptibles d’être résolues quand davantage d’information devient disponible (Oulton et coll., 2004, p. 412).

13En tant que « questions vives », les CSS ont pour caractéristique d’être controversées à la fois au niveau de la science et au sein de la société. Elles sont même « triplement vives », car controversées dans les « savoirs de référence » (savoirs scientifiques ou pratiques sociales et professionnelles reconnues), dans les « savoirs sociaux » (représentations sociales, éléments de savoirs scolaires antérieurs « exportés » dans les savoirs sociaux), et dans les « savoirs scolaires » (Legardez, 2006, p. 19-20).

14Certains auteurs mettent l’accent sur leur dimension controversée au sein des savoirs de référence, en faisant de l’incertitude un trait définitoire des CSS. Cela les amène à considérer qu’un bon traitement des CSS impose de peser les risques et les bénéfices, d’évaluer la solidité des preuves présentées, des corrélations interprétées comme indices de causalités, et, en définitive de conclure à l’incertitude que l’on est prêt à admettre sur un risque donné (Millar, Osborne, 1998 ; Monk & Osborne, 1997).

Hybridation des savoirs

15Enfin, une quatrième caractéristique des CSS réside dans le fait qu’elles sont génératrices d’une forme d’hybridation des savoirs. Plus exactement, les opinions construites à leur sujet mobilisent toutes les formes de connaissance constituant notre rapport au monde, qu’il s’agisse de savoirs scolaires, de sens commun, de l’expérience quotidienne, etc. Or rares sont les espaces et les moments, à l’école, où ces formes de connaissance sont invitées à la réflexion avec les savoirs de référence. Ainsi, les CSS importent en classe des « savoirs élaborés dans des groupes sociaux qui ne sont pas habituellement reconnus comme producteurs de savoirs valides et légitimes pour l’enseignement », qu’Albe qualifie de « profanes », en référence à l’étymologie, comme connaissances produites « hors du temple », hors des lieux de « savoirs savants » (2009b, p. 129).

16On ne peut en faire l’économie pour le traitement de CSS, car ces aspects sont structurants pour la construction de l’opinion sincèrement portée sur des questions de ce type. Ainsi, Simonneaux et Simonneaux ont constaté que ce sont surtout les facteurs personnels et sociaux qui influencent le débat oral mené en classe entière sur les biotechnologies (2005). Les élèves expriment des opinions à propos de CSS qui sont peu modifiées par l’appropriation de nouvelles connaissances scientifiques (Simonneaux, 1995 ; Simonneaux & Bourdon, 1998). En effet, elles s’avèrent plutôt fondées sur leur conception de la nature et l’articulation de cette vision du monde avec les valeurs qu’ils défendent. Albe note ainsi que « l’expérience personnelle apparaît comme un moyen pour interpréter et problématiser la controverse, une référence pour argumenter et justifier une position » (2006, p. 105). De même, les résultats de Sadler et Fowler (2006) les amènent à relativiser la place des connaissances scientifiques dans le traitement des CSS, en les considérant comme des « ponts » assurant une médiation entre expérience scolaire et expérience personnelle.

17Les débats sur les CSS supposent ainsi la mobilisation des compétences argumentatives que les jeunes utilisent de façon informelle dans les situations de la vie courante. Une difficulté réside alors à en motiver l’émergence dans un exercice scolaire. C’est pourquoi il nous est apparu intéressant de rechercher l’instauration d’un climat plus informel pour favoriser l’implication volontaire des jeunes dans de tels débats, notamment grâce à la collaboration avec les Petits Débrouillards, en concevant le dispositif YouTalk.

18Enfin, il convient de rappeler que traiter de CSS en classe suppose inévitablement un travail de transposition didactique, « dans la mesure où la principale perspective de [son] enseignement est l’apprentissage de savoirs et de pratiques alors que dans la société c’est le traitement de la question » (Tiberghien, 2009, p. 9). Bien que, selon les recherches et les pratiques, plus ou moins d’importance soit donnée à l’une ou l’autre des quatre caractéristiques des CSS définies plus haut (interdisciplinarité, subjectivité, dimension controversée, hybridation des savoirs), elles font relativement consensus. Cependant, la littérature, comme les actions de terrain, ne convergent pas toujours sur la question du positionnement approprié de l’enseignant lors du traitement de CSS en classe.

Quelle posture enseignante ?

19Le personnel enseignant, soucieux de pouvoir se défendre contre d’éventuelles accusations d’endoctrinement, tendrait à considérer qu’il doit s’en tenir aux faits, en présentant une vision rationnelle, équilibrée et neutre des CSS (Oulton et coll., 2004). Une partie de la littérature recommande d’ailleurs cette posture de neutralité (p. ex. Henderson & Lally, 1988). Cependant Dewhurst (1992, p. 159) considère que la rationalité n’est pas une bonne base de discussion car elle ne permet pas aux élèves de toucher aux points de désaccord fondamentaux et de comprendre réellement pourquoi ces controverses sont si difficiles à résoudre. De plus, leur nature controversée et subjective fait douter de la possibilité de fournir aux élèves une vision « équilibrée » des CSS (Carrington & Troyna, 1988).

20Kelly (1986) recense quatre types de postures enseignantes possibles. La « neutralité exclusive » impose de ne pas aborder les controverses, et de s’en tenir aux faits scientifiques. La « partialité exclusive » renvoie à l’intention délibérée de conduire les élèves à adopter un point de vue particulier sur une question controversée. L’« impartialité neutre » suppose que seuls les élèves débattent des controverses, tandis que l’enseignant ou l’enseignante reste neutre. Enfin, le modèle d’« impartialité engagée » (committed impartiality) lui permet de donner des arguments pour les thèses qui s’opposent, tout en partageant son propre point de vue avec la classe, par souci de transparence. Oulton et ses collègues prônent plutôt cette dernière posture, en donnant la priorité au développement de l’esprit critique des élèves, grâce à une prise de conscience des risques de biais (2004, p. 417). Albe (2009a) privilégie également une posture similaire d’engagement critique.

21Ainsi, le traitement de CSS à l’école suppose plusieurs modifications des habitudes de la classe, puisqu’elles viennent chambouler aussi bien l’environnement cognitif (mésogénèse), que la façon de passer d’un contenu épistémique à un autre (chronogénèse), ou encore le « partage des responsabilités dans les transactions didactiques » (topogenèse, Sensevy, 2007, p. 20), et notamment le rôle de l’enseignant ou de l’enseignante (Albe, 2009b, p.183-186). On touche ici au « contrat didactique » (Chevallard, 1992). En effet, les « formes prises par le contrat didactique peuvent contraindre les dispositions à la controverse et par là limiter l’étude de telles questions » (Albe, 2009, p. 190). Par exemple, la survivance d’une métarègle de type « l’enseignant[e] doit apporter en définitive la bonne réponse à la question posée » (Joshua & Dupin, 1993) peut faire obstacle à l’entrée dans ces nouvelles formes d’interactions didactiques. Ce constat met en évidence l’intérêt d’un dispositif tel que le YouTalk, où le débat est d’emblée identifié comme une exception dans la routine scolaire.

1.2 YouTalk, un dispositif de mise en débat innovant

22Le YouTalk trouve ses fondements dans un questionnement sur la transposition scolaire des CSS initié dès 2007 dans l’équipe ADIS-LST (Apprentissages, Didactique, Interactions, Savoirs — Langues, Sciences et Techniques) du laboratoire ICAR. L’idée initiale est de tirer profit des dynamiques propices au débat de société caractérisant le champ de l’éducation informelle, en aménagement le modèle du café scientifique pour l’école. Destiné à un public adulte sur un temps de loisir, dans un lieu de détente (généralement en soirée, dans un bar), il consiste à mettre en relation une personne experte sur une CSS avec le public « naïf » et de permettre un dialogue entre les préoccupations des « citoyens » et l’état de la recherche dans le domaine. Ce format, par nature extradisciplinaire, offre à un public volontaire un espace pour débattre activement, en faisant appel à des savoirs variés (connaissances scolaires ou professionnelles, médias, anecdotes personnelles, vécu quotidien et autres « savoirs profanes »). Mais la simple reproduction de ce dispositif à l’école, dans des conditions contextuelles fort différentes (participation non volontaire, groupe constitué au préalable, âge, cadre spatio-temporel) tend à l’enclenchement d’une dynamique de questions-réponses entre la personne invitée et les élèves. Ce fonctionnement empêche de fait l’instauration d’un véritable débat dans la classe. Un travail a donc été initié pour adapter ce modèle afin de favoriser davantage la discussion. Une attention particulière a été portée à l’instauration, en classe, d’une dynamique interactionnelle habituelle des cafés scientifiques, à savoir la cohabitation de deux espaces de dialogue : l’espace « public », et les discussions parallèles entre les personnes assises à la même table.

  • 7 Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet D3 piloté par l’École normale supérieure de Lyon e (...)

23Après quelques expériences pilotes, est né en 2011 le dispositif YouTalk, en collaboration avec l’association des Petits Débrouillards7. J’en définis ici les principes fondamentaux, d’abord en précisant les objectifs du dispositif, puis en décrivant la séquence pédagogique, et enfin en explicitant quelques aspects importants pour l’esprit du YouTalk.

1.2.1 Présentation du dispositif YouTalk

24Il s’agit d’un projet transversal d’éducation à la citoyenneté. Dans cette perspective, le thème abordé est un prétexte pour favoriser une démarche de questionnement critique face à une CSS. L’objectif principal ne se situe pas dans l’acquisition de connaissances sur le sujet traité, encore moins de notions attachées au programme spécifique aux « classes de science ». Cependant, le YouTalk offre l’occasion de préciser certaines définitions et de s’approprier une connaissance de base commune sur le sujet considéré, afin de pouvoir en débattre.

Objectifs pédagogiques

25Bien que cette activité ne prétende pas concourir à la réalisation du programme, certains objectifs pédagogiques rejoignent le socle commun. Dans sa version initiale, cela correspondait principalement la culture scientifique et aux compétences sociales et civiques (piliers 3 et 6) (MENESR, 2006). La version en vigueur, présente les connaissances, compétences, et la culture communes visées comme relevant de 5 « grands domaines » correspondants aux « grands enjeux de formation » (MENESR, 2015). Bien entendu, on y retrouve encore la référence à des préoccupations pédagogiques proches de celles qui motivaient la création du YouTalk, principalement dans les domaines 1 (« les langages pour penser et communiquer ») et 3 (« la formation de la personne et du citoyen »). Les objectifs pédagogiques poursuivis dans le YouTalk sont les suivants :

  • Créer un climat de confiance, de respect et d’écoute mutuels qui permette à chaque élève de s’exprimer. On cherche pour ce faire à faciliter la formulation orale des idées, l’esprit de synthèse, la pertinence des interventions et la capacité d’écoute.
  • Inciter les élèves à distinguer, dans la perspective de concourir à renforcer leur esprit critique, les éléments de la discussion qui :
    • ont trait à la science stabilisée : ceci correspond aux connaissances et au vocabulaire apportés afin d’établir une « base de discussion » ;
    • relèvent de la science en cours, et sont, à ce titre, incertains ;
    • procèdent d’un choix, d’une orientation politique ;
    • établissent un lien de l’un à l’autre.

26Cet objectif fait écho à une visée importante du socle commun, dans son pilier 3 : « faire comprendre aux élèves la distinction entre faits et hypothèses vérifiables d’une part, opinions et croyances d’autre part. »

  • S’entraîner à s’approprier un sujet nouveau et complexe en identifiant :
    • les nécessités et contraintes à prendre en compte pour traiter la problématique ;
    • les principaux points de désaccord dans le débat.
  • Leur permettre de se forger une opinion sur une question, a minima se sentir capable d’en avoir une (identifier les arguments en faveur ou à l’encontre de telle ou telle position et/ou les incertitudes à lever pour prendre position).
  • S’entraîner à travailler en groupe : coopérer, écouter les arguments des autres, intervenir avec pertinence dans la discussion.
  • S’entraîner à prendre la parole en public, et à s’exprimer clairement à l’oral.

Séquence didactique

27Parvenir à un support didactique qui remplisse réellement les objectifs qu’on lui a assignés au lieu de simplement « faire l’activité » constitue un défi éternel pour les concepteurs (Jimenez-Aleixandre, Rodriguez, Duschl, 2000). Nous avons abouti à une trame détaillée d’une animation sur deux « heures » de cours (soit 100 minutes avec 10 minutes de pause, c’est-à-dire 90 minutes d’activité réelle), structurée en 5 phases : une phase d’introduction, trois phases thématiques, puis une phase de conclusion. L’animation est assurée en binôme, une personne étant en charge de la plupart des échanges avec la classe, et l’autre jouant davantage un rôle d’observation et de soutien à l’activité des élèves en petits groupes.

28L’ensemble de l’activité est rythmé par un diaporama projetant un questionnaire à choix multiple (désormais QCM). Une brève introduction permet d’annoncer la thématique et d’expliciter les règles du jeu du débat. Une attention particulière est portée à la distinction entre les questions d’opinion (QO) qui n’ont pas de « bonne réponse », et pour lesquelles il est prévisible que tous les élèves ne soient pas d’accord, et les questions de connaissance (QC) qui fonctionnent davantage comme des devinettes, et pour lesquelles une bonne réponse est identifiée et justifiée en référence à une source d’information précise. Afin de permettre aux élèves de se familiariser avec le dispositif de vote électronique, et de mieux les connaître, quelques questions sont posées (âge, sexe, attitude par rapport à la prise de parole en classe) en phase introductive du café. La question principale (désormais QP) est présentée, et l’opinion initiale de chaque élève est recueillie par voie électronique, anonymement. Il s’agit de la question suivante :

À ton avis, l’accès d’une personne à l’eau potable, à l’avenir, dépendra surtout… ?

a) de sa richesse ;

b) de sa capacité physique à vivre avec de l’eau de moindre qualité ;

c) des efforts faits dès maintenant pour économiser l’eau et la préserver ;

d) de l’endroit où cette personne naîtra sur la planète ;

e) de la capacité de la nature à s’adapter à nos besoins en eau ;

f) des avancées scientifiques.

Le corps du café est structuré sous la forme de 3 phases thématiques correspondant à 3 QO permettant d’explorer la QP, ici les questions suivantes :

QO1. Selon toi, quelles sont aujourd’hui les sources potentielles d’eau potable les plus prometteuses pour l’avenir ?

a) la découverte de nouveaux gisements d’eau potable ;

b) l’eau que l’on ne consomme pas (elle sera économisée !) ;

c) la désalinisation de l’eau de mer ;

d) l’évolution du climat amenant plus de pluie ;

e) les nouvelles techniques de dépollution de l’eau ;

f) aucune de ces pistes n’est prometteuse : l’eau va manquer et sera LE conflit du xxie siècle.

QO2. Afin d’économiser les ressources en eau potable, quel effort serais-tu prêt(e) à faire en premier ?

a) prendre moins de douches et de bains ;

b) changer moins souvent de téléphone portable ou d’ordinateur ;

c) manger moins de viande ;

d) utiliser des toilettes sèches ;

e) faire tout cela, et même d’autres efforts ! ;

f) ne faire aucun de ces efforts.

QO3. Comment le prix de l’eau potable doit-il être fixé ?

a) l’eau potable doit être gratuite ;

b) l’eau potable doit être vendue au prix qui rentabilise les investissements nécessaires à sa production ;

c) l’eau doit avoir un prix différent en fonction de son niveau de qualité ;

d) l’eau doit avoir un prix différent selon l’usage qui en est fait ;

e) l’eau potable doit être gratuite tant que l’on en consomme une quantité raisonnable, et chère au-delà de ce quota.

29Chaque phase thématique commence par 3 QC donnant des éléments d’informations qui peuvent aider à comprendre et traiter la QO posée en fin de phase. Les QC donnent lieu à de brefs échanges « à la table », puis à un vote individuel anonyme électronique. Les résultats sont ensuite présentés à la classe, la bonne réponse s’affichant en vert, une brève diapositive informative nommée « point info » justifiant la réponse attendue, en mentionnant la source utilisée. Un échange court dans la classe a lieu à partir de ce « point info » pour s’assurer de sa bonne compréhension. L’idée est que les QC sur une thématique permettent d’activer et/ou d’actualiser les connaissances des élèves sur un point important pour le traitement des QO. À titre d’exemple, les figures 1 et 2 reproduisent les diapositives du QCM correspondant à la première QC de la première phase thématique, l’état des ressources en eau, et le « point info » associé.

Figure 1. Première question de connaissance du YouTalk sur l’eau potable.

Figure 1. Première question de connaissance du YouTalk sur l’eau potable.

Figure 2. Point info éclairant la première question de connaissance du YouTalk sur l’eau potable.

Figure 2. Point info éclairant la première question de connaissance du YouTalk sur l’eau potable.

30Les QO (différenciées des QC par un code couleur) sont traitées autrement : les élèves ont davantage de temps pour en discuter, et doivent se mettre d’accord par table (de 3 à 5 élèves) pour choisir l’une des réponses proposées. Ce positionnement collectif est exprimé par l’affichage d’une lettre correspondant à la réponse choisie par le groupe à l’aide d’un carton posé sur un pupitre. Le panorama des opinions exprimées par les différents groupes dans la classe est donc immédiatement visible, ce qui permet d’identifier les clivages existants. Les résultats de ce sondage en temps réel peuvent être un support d’animation pour stimuler le débat en groupe-classe qui suit (« Trois groupes pensent que… Est-ce que quelqu’un pourrait expliquer pourquoi ? Pourquoi ceux qui ne partagent pas cette position sont-ils en désaccord ? »). Ce débat concerne l’ensemble des élèves (il n’y a pas de « porte-parole » des groupes, et un élève peut même exprimer, s’il le souhaite, un avis différent de celui affiché à sa table). Pendant que la personne chargée de la facilitation gère les tours de parole, l’autre animateur ou animatrice prend des notes au tableau de façon visible concernant les aspects-clefs du problème à considérer. Enfin, les élèves se positionnent individuellement et anonymement sur la QO posée à l’aide d’un vote électronique, et la répartition des réponses exprimées dans la salle est rapidement affichée avant de passer à la phase suivante.

31En phase de conclusion, l’animateur ou l’animatrice qui a pris des notes au tableau fait une rapide synthèse des débats, puis la QP est reposée, et les élèves y répondent selon le protocole des QO, avec un temps de débat plus long. Comme pour toute QO, elle se clôt par le positionnement individuel et anonyme des élèves, à l’aide des boîtiers de vote électronique.

32Cette séquence pédagogique est récapitulée dans le tableau 1.

Tableau 1. Synthèse de la séquence pédagogique du YouTalk.

Phase 1 : Introduction (15 min)
Présentation de l’intervention par l’enseignant
Présentation des animateurs ou animatrices par la formatrice
Présentation de la thématique et de l’activité
Explication des règles du jeu
Familiarisation avec le dispositif électronique via quelques questions hors thématique
  • Lecture de la Question Principale (QP) et sondage individuel, anonyme
  • Présentation des 3 sous-thématiques

Phases 2, 3 et 4 : Développement d’une sous-thématique (3 x 21 min)
Questions de connaissance 1 (QC) (4 min)
  • Lecture (30 secondes)
  • Discussion en petits groupes (1 min)
  • Vote individuel, anonyme (30 secondes)
  • Résultats des votes et « point info » (2 min)
QC 2 (idem, 4 min)
QC 3 (idem, 4 min)
Question d’opinion (QO) (9 minutes)
  • Lecture (30 secondes)
  • Discussion en petits groupes (3 min)
  • Vote collectif par affichage d’un carton avec la lettre correspondant à la réponse choisie
  • Discussion en groupe-classe avec prise de notes au tableau (5 min)
  • Vote individuel, anonyme (30 secondes)

Phase 5 : Conclusion : débat sur la QP (12 min)
  • Synthèse des notes prises lors des débats en classe entière (3 min)
  • Relecture de la QP (30 secondes)
  • Discussion en petits groupes (3 min)
  • Vote collectif par affichage d’un carton avec la lettre correspondant à la réponse choisie
  • Discussion en groupe-classe (5 min)
  • Vote individuel, anonyme (30 secondes)

1.2.2 Précisions sur l’esprit du dispositif

33Trois points méritent des précisions pour bien comprendre l’esprit du dispositif YouTalk : l’explicitation de l’intérêt du recours au QCM, les modalités de sondage utilisées et le rôle des animateurs ou animatrices.

Recours au QCM et incitation à l’argumentation orale

34Le recours à un outil si contraignant que le QCM peut paraître antinomique avec l’atmosphère informelle recherchée. Mais l’engagement des élèves dans le débat d’une façon totalement libre n’assure pas d’obtenir les bénéfices espérés de la pratique de l’argumentation en classe. De réels « enjeux de dominance » sont présents : l’argumentation peut être le moment d’« emprises » ou de prises de pouvoir de certaines personnes sur d’autres, qui s’en trouveraient exclues, ou reléguées à une place moins intéressante en termes d’apprentissages potentiels (Muller Mirza, 2008, p. 14). L’argumentation met les élèves en situation de « perdre la face » devant leurs camarades (Douaire, 2004). Le débat « libre » tend à n’être libre que pour celles et ceux qui savent en tirer profit, étant rompus à l’exercice, ou en position de leader leur permettant de refuser de se soumettre au cadre et de décourager les autres d’y participer.

35Le « cadrage du dispositif » peut éviter ces effets pervers. Introduire des outils de médiation au sens propre, favorisant la participation de tous et instaurant des temps d’écoute « obligatoires », est parfois nécessaire pour « libérer » la parole de l’ensemble des élèves. Albe a ainsi souligné que la mise en place de modalités d’aide à la discussion collaborative permettrait d’améliorer la qualité des débats tenus entre élèves sur des CSS (2009b, p. 157).

  • 8 Le choix du thème de débat est d’ailleurs consistant avec les quatre dimensions : psychologique (mo (...)

36Reste néanmoins que le choix d’un QCM électronique comme outil de débat peut surprendre. Le risque est de rentrer dans une simple logique de « quiz » dans laquelle les élèves se retrouveraient à tenter de « deviner » la bonne réponse sur un sujet qu’ils ne maîtrisent pas, et donc seraient fatalement mis en situation d’échec. C’est pourquoi des explications viennent justifier la réponse attendue pour les QC lors des « points infos », diapositives de quelques phrases, tableaux ou graphiques, citant leurs sources. La présence de QC est très importante, car elles fournissent des informations communes à tous les élèves, qui peuvent alimenter le débat sur la QO qui suit et, par ricochet, sur la QP. Il s’agit d’éviter les « échanges d’ignorance » (Clarke, 1992), et de permettre le développement d’une argumentation de qualité grâce à la mobilisation d’un minimum de savoirs préalables. En classe, des observations montrent que les élèves qui ont le plus de connaissances ont un raisonnement plus abouti, avec moins d’incohérence et de contradictions (p. ex. Sadler & Zeidler, 2005). Ce besoin de connaissances pour argumenter sur une CSS a également été soulevé par Lewis et Leach (2006). Ils ont montré qu’une compréhension limitée du contexte et de la science associée donnait lieu à une absence de réponse ou à une réponse affective non argumentée. À l’inverse, leurs résultats témoignent du fait qu’une réponse plus raisonnée est possible sur un sujet plus familier. Cependant, leurs conclusions sont mitigées sur l’effet de l’apport d’informations complémentaires à leurs connaissances préalables. Les élèves semblent capables de reconsidérer leur jugement suite à cet apport de l’enquêteur, même s’il met en doute la position à laquelle ils étaient arrivés, sauf lorsque ces nouvelles informations sont trop éloignées de leur expérience et peu pertinentes pour leurs vies immédiates. Le souci de faire le lien entre la CSS considérée et la vie quotidienne des élèves est omniprésent dans le QCM proposé8. La conclusion de Lewis et Leach est intéressante : une certaine compréhension de la science associée à la QSS est nécessaire, mais elle est relativement modeste. Sadler et Fowler ont proposé un modèle de seuil pour schématiser cette relation savoirs-qualité de l’argumentation sur des CSS (2006).

37Quant aux QO, elles sont imaginées de façon à favoriser l’exploration de la QP. Dans ce sens, ce sont des « questions dérivées » telles que Plantin les définit comme des « questions dont le traitement apparaît comme nécessaire dans le cadre du traitement de la question principale » (Plantin, 1996). Ainsi, lors de la création du QCM, nous avons d’abord recherché une QP puis les QO qui seraient intéressantes pour se construire une opinion sur la QP.

38Le fait de proposer une série de réponses fermées aux élèves sur une question qui mérite débat est un choix très spécifique à ce format d’animation. La forme QCM est très frustrante et l’ensemble question-réponse proposé est conçu pour que l’on ait envie de « cocher » plusieurs réponses, ou d’en proposer d’autres, intermédiaires, ou plus nuancées. Or les élèves ont pour consigne de trancher en se positionnant sur des réponses qui ne leur conviennent nécessairement pas tout à fait, ni individuellement, ni collectivement. Ils ont à choisir la réponse qu’ils préfèrent parmi celles qui sont proposées. Cette frustration a pour objectif de stimuler la verbalisation des désaccords et des arguments employés pour comparer ces réponses et expliquer le positionnement choisi. Ce choix pédagogique vise à amener les élèves à exprimer en quoi la réponse choisie convient plus que les autres, mais aussi pourquoi elle ne suffit pas à traduire la position du groupe, voire à formuler une nouvelle proposition de réponse. Les propositions ainsi faites participent de l’exploration collective de la QP, dont la prise de notes garde une trace. Le fait de restreindre les réponses possibles au début vise également à éviter une diabolisation de la position adverse, et l’entrée dans un débat polarisé autour de deux positions caricaturales. Cette logique binaire a d’ailleurs été pointée comme une limite fréquente des dispositifs de mise en débat (Albe, 2009b, p. 157). Ici, les élèves ne sont pas répartis entre une position « pour » et une position « contre », mais entre six positions possibles.

Modalités de sondage des opinions en temps réel

39Le souci de favoriser la circulation des arguments entre l’espace privé de débat (« à la table ») et la parole « publique » nous a amené à alterner entre des temps de discussion en petits groupes et des temps de débat en classe entière, avec un sondage en temps réel des opinions des élèves. Sur ce plan, une modalité de sondage joue un rôle particulier : il s’agit du vote collectif, non anonyme, par groupe-table, à l’issue de leur discussion sur les QO. Cette pratique remplit deux fonctions principales. D’une part, elle permet de clairement distinguer entre QC et QO en différenciant le traitement qui en est fait. D’autre part, le fait d’avoir à se positionner collectivement confère un véritable enjeu à faire valoir son point de vue et à le soumettre à la critique des autres, ou à chercher à le concilier avec celui des autres, lors de la discussion de groupe. Cela est d’autant plus important que c’est sur la base de ce sondage qu’est stimulée la discussion en groupe-classe, nécessitant la construction en amont d’arguments forts. De plus, la littérature témoigne que la prise de parole est plus facile en petits groupes pour certaines personnes (Mercer & Littleton, 2007), notamment les élèves qui sont en échec scolaire (Simonneaux et Simonneaux, 2005). Le choix de l’alternance petits groupes / groupe-classe vise à minimiser les effets de dominance et à « préparer » la confrontation entre points de vue différents, portés collectivement. En effet, les élèves semblent généralement mieux collaborer à la discussion s’ils ont eu une phase de préparation individuelle ou en plus petit groupe en amont (par ex. Schwarz & Glassner, 2007).

40Quoi qu’il en soit, il convient de considérer le fait que les groupes peuvent ne pas parvenir à un accord, et il est intéressant de garder une étape permettant un positionnement individuel et anonyme sur les QO, après les débats, comme données de recherche, mais aussi comme sondage de la salle visible par tous les participants, et pouvant être utile à l’animation. L’anonymat favorise en effet l’expression d’un changement d’opinion à l’issue du débat, et le positionnement « déviant » par rapport à l’opinion majoritaire (Ainsworth et coll., 2010). En revanche, anonymiser le débat favorise surtout les comportements hors sujet et hors cadre, c’est pourquoi il est intéressant, dans le débat en classe entière, de pouvoir identifier quelle table a choisi quelle option. Dans la situation pédagogique étudiée, seuls les votes individuels sont anonymes, ce qui a pour objectif d’encourager la participation sincère des jeunes (p. ex. Draper & Brown, 2004).

41Une dernière précision est nécessaire : la consigne de choisir un positionnement collectif après la discussion en petits groupes ne vise pas à figer les opinions construites, mais se situe dans une perspective de sondage des différentes positions en présence dans la classe, pour stimuler le débat en groupe-classe. En aucun cas les élèves ne sont tenus d’arriver à un consensus, et ils sont libres de prendre la parole pour justifier une autre position que celle votée par leur groupe. Ils peuvent évoluer dans leur positionnement, étant donné que les opinions sont encore en construction et le demeurent bien après les deux heures d’intervention.

Le rôle des animateurs ou animatrices

  • 9 Traduction personnelle de l’anglais : « what would be the point in trying to convince your classmat (...)

42Enfin, abordons le rôle des responsables de l’animation du YouTalk. L’un des premiers constats des chercheurs du laboratoire qui se sont intéressés à la transposition du café scientifique à l’école a été de pointer les risques de l’enclenchement d’une dynamique de questions-réponses entre la personne experte et les élèves, qui prendrait le pas sur l’instauration d’un débat effectif entre élèves. Un des premiers choix d’ingénierie pédagogique a donc été de la retirer du dispositif. Le café junior avait depuis lors été mené par un animateur ou une animatrice n’ayant pas d’expertise sur le sujet aux yeux des élèves, une façon d’éviter le problème de « l’assujettissement du discours des élèves au rapport institutionnel avec l’enseignant[e], qui est aussi souvent le gestionnaire des débats » (Albe, 2009b, p. 83). En effet, les habitudes scolaires, et notamment la classique dynamique d’échanges avec l’enseignant ou l’enseignante sur le mode Interrogation-Réponse-Évaluation (Mehan, 1979) est antinomique avec les objectifs du dispositif. Un changement dans la nature normative de la classe est nécessaire pour éviter cet effet qui tend à limiter l’engagement des élèves dans l’argumentation, car « quel serait l’intérêt d’essayer de convaincre tes camarades que tes idées ont du mérite si l’enseignant[e] arrive et résout la controverse par un simple oui ou non9 ? » (Cornelius & Herrenkohl, 2004, p. 485).Un pas supplémentaire a été franchi dans le YouTalk, en remplaçant les animateurs ou animatrices adultes par un binôme d’élèves de lycée volontaires ayant reçu une journée de formation spécifique à cet effet. Lors de la formation, deux fonctions distinctes ont été présentées : l’animation principale et l’animation-observation. La personne en charge de l’animation principale introduit la séance et explique les règles de l’exercice, introduit chaque phase thématique, lit les questions, explique si nécessaire les « points infos », passe proposer son aide aux différentes tables disposées en îlot lors des temps de discussion en petits groupes, facilite les débats en classe entière, commente éventuellement les résultats des sondages d’opinion, et clôt le YouTalk. L’élève qui assure l’animation-observation se présente lors de l’introduction du YouTalk, surveille le respect des durées de chaque phase au fil de la séance, peut intervenir de façon complémentaire pour expliquer les « points infos », passe proposer son aide dans les petits groupes lorsqu’ils travaillent en autonomie, observe qui prend la parole dans la classe et s’assure qu’elle soit proposée à tous les élèves, priorisant les interventions de personnes n’ayant pas encore ou peu parlé, et prend des notes au tableau lors des débats en classe entière sur les QO. Avant que ne soit abordée à nouveau la QP en fin de YouTalk, ces notes lui servent de support à une synthèse de quelques minutes visant à remémorer à tout le monde ce qui a déjà été dit et est susceptible d’enrichir l’exploration socioscientifique.

1.3 Mise en place du dispositif dans les 3 pays

1.3.1 Adaptations au contexte local

43La mise en œuvre du YouTalk dans les différents pays en 2011-2012 a nécessité de légères adaptations par rapport au schéma canonique décrit plus haut. Tout d’abord, le souci d’avoir plusieurs QC directement en prise avec le quotidien des élèves a supposé de les adapter au contexte local, en fonction des informations disponibles, même si, à des fins de comparaison, et de cohérence du dispositif, les QP et QO sont restées identiques. Au Mexique, notre accès au terrain a été favorisé par une collaboration avec l’association locale de médiation scientifique Pandillas Científicas10. C’est à cet ancrage mexicain initial que nous devons le choix de la thématique de l’eau potable, particulièrement d’actualité sur place. En effet, s’il est vain de tenter une énumération exhaustive des différences entre ces terrains, on peut tout de même mentionner le fait qu’ils ne sont pas géographiquement concernés de la même façon par le sujet traité. Par exemple, Kenosha, la ville américaine où a été réalisé le YouTalk, se situe sur les bords du lac Michigan, un des plus grands réservoirs d’eau douce de la planète. La principale adaptation du dispositif concernant le terrain mexicain a été la modalité de vote individuel. Pour des raisons techniques, il n’a pas été possible de mettre en place un vote électronique, qui a été remplacé par un questionnaire papier, ne permettant pas l’affichage en temps réel des options de réponse choisies, et donc son utilisation pour l’animation, mais rendant tout de même possible le recueil des opinions à des fins de recherche. Cette modalité de vote a également mis à mal le principe de l’anonymat, étant donné que les élèves avaient tendance à regarder ce qu’avait coché le voisin ou la voisine. Pour chaque YouTalk réalisé au Mexique, le corpus vidéo est constitué de 6 pistes :

  • une vue générale de la classe, couplée au son du micro destiné à l’animation ;
  • un enregistrement de l’écran projeté avec la prise de son de l’ordinateur ;
  • 4 vues focalisées chacune sur un groupe de 3 à 5 élèves, couplées au son d’un micro filaire placé au milieu de la table (sur un total de 4 à 6 groupes).

44La spécificité rencontrée dans l’école américaine a été de ne pas pouvoir mettre en place le YouTalk sur la durée initialement prévue car l’établissement a exigé que nous nous adaptions à la durée habituelle des périodes de cours. De ce fait, la séquence a été adaptée à une durée de 88 minutes, avec le retrait d’une QC de chaque phase thématique. Afin de respecter au mieux l’esprit du dispositif, nous avons privilégié les QC les plus utiles à la réflexion sur les QO suivantes. Pour les YouTalk effectués à Kenosha et Lyon, 4 pistes vidéo sont disponibles :

  • une vue générale de la classe, couplée au son du micro destiné à l’animation ;
  • un enregistrement de l’écran projeté avec la prise de son de l’ordinateur ;
  • deux vues focalisées chacune sur un groupe de 3 à 5 élèves, couplées aux sons des micros sans fil portés par chacun des élèves du groupe (sur un total de 6 à 7 groupes).

45Je précise que le dispositif d’enregistrement des groupes-tables était fort visible, et que les élèves qui s’y sont assis ont choisi d’être sujets à cette étude approfondie. Au total, 17 séances ont été réalisées : 5 à Contepec, 4 à Tehuacán, 4 à Kenosha, 4 à Lyon. En excluant les séances où des difficultés techniques ont été rencontrées, et en privilégiant celles avec les débats les plus riches, dix d’entre elles ont constitué mon corpus de thèse, sur lequel ont été menées les analyses décrites ici. J’ai également cherché à équilibrer le poids des différentes écoles, en retenant finalement 2 séances réalisées à Contepec, 2 à Tehuacán, 3 à Kenosha, et 3 à Lyon. Pour visionner, organiser, transcrire, et coder ce corpus, j’ai utilisé le logiciel Transana. En complément de la vidéo, les résultats des sondages d’opinion ont également été consignés. Lorsque le vote était électronique, le logiciel Activinspire a automatiquement constitué des traces numériques très précises. Par exemple, il est possible de savoir combien de temps chaque élève a mis à répondre à chaque question. Au Mexique, les questionnaires papier ont donné lieu à un traitement simple sous tableur.

46Dernier élément de contexte : abordons rapidement le profil socio-économique des élèves avec lesquels nous avons travaillé.

1.3.2 Profils des élèves

47De façon générale, les élèves participants avaient entre 12 et 15 ans, et les animateurs ou animatrices entre 16 et 19 ans.

Élèves de lycée animant le YouTalk

48J’ai assuré moi-même la formation des lycéens et lycéennes volontaires à l’animation du dispositif, pour chacune de ces 4 écoles. Si le volontariat a été le seul critère explicite que nous avons appliqué pour le choix des animateurs et animatrices, ce sont généralement de bons élèves qui ont joué ce rôle. Dans la première ville mexicaine où nous sommes intervenus, à Contepec, leur école était indépendante de celle des élèves participants, et les deux établissements étaient publics. Cependant, du fait de la taille de la ville, située en zone rurale dans l’État du Michoacán, ils connaissaient suffisamment les participants et participantes pour les appeler par leur prénom. Seuls quatre élèves de niveau lycée, dont une fille, ont participé intégralement au projet, quatre autres venant par curiosité au début de la formation, sans revenir après la pause méridienne. Pour toutes les écoles, l’investissement dans la formation à l’animation, puis dans l’animation d’un ou de deux YouTalk supposait d’être suffisamment à l’aise avec la charge de travail habituelle pour gérer cette mission supplémentaire. Dans la seconde école visitée au Mexique, à Tehuacán, dans l’État de Puebla, il y avait trop de volontaires, et c’est l’équipe enseignante qui a opéré une sélection de 6 garçons et 4 filles, correspondant aux personnes les mieux pressenties pour la tâche. Dans cette petite école urbaine, privée, recrutant parmi les classes les plus aisées de la population, la participation à l’animation était très surveillée et ils ne pouvaient pas abandonner le projet en cours. Les YouTalk que ces élèves ont animés étaient destinés à des élèves plus jeunes de la même école. Là encore, les uns et les autres s’appelaient par leur prénom. Il convient de mentionner également qu’à Contepec le dispositif mis en place s’éloignait beaucoup des pratiques éducatives habituelles, fondées sur un modèle d’enseignement traditionnel descendant. À l’inverse, l’école privée visitée à Tehucán était connue pour ses méthodes pédagogiques dialogiques et innovantes, contexte dans lequel le YouTalk s’inscrivait assez naturellement.

49À Kenosha (États-Unis, Michigan), étant donné la proximité d’échéances académiques importantes, les enseignants ont privilégié des élèves avec de très bons résultats, réunissant une équipe de 6 animatrices. L’intervention a eu lieu dans l’école publique, présentant une relative mixité sociale, et recrutant majoritairement dans les classes moyennes, les stagiaires animant les YouTalk pour des élèves plus jeunes du même établissement.

50À Lyon, j’ai pu entrer en contact avec les élèves de lycée par l’intermédiaire d’un enseignant de sciences physiques, et, de ce fait, seuls des élèves en terminale scientifique ont participé à la formation. Une vingtaine d’élèves ont assisté à une présentation du projet, pendant une pause méridienne, mais, en définitive, seulement 7 (6 filles et 1 garçon) ont suivi la formation et animé un ou deux YouTalk. Ces chiffres s’expliquent sans doute par la spécificité des modalités de formation proposées à Lyon. En effet, la direction de l’établissement n’a autorisé les élèves à manquer des cours que pendant l’animation, mais pas pour la formation, qui s’est déroulée deux mercredis après-midi. Le lycée concerné jouxtait le collège où ces animateurs sont intervenus, tous deux situés en plein centre-ville. Cependant, en raison de la taille des écoles et des villes visitées, les élèves animant les YouTalk ne connaissaient généralement pas personnellement les participants, ni à Kenosha ni à Lyon.

Tableau 2. Profil des élèves animant les cafés YouTalk dans les quatre écoles.

Ville (Pays) Contepec (Mexique) Tehuacán (Mexique) Kenosha (USA) Lyon (France)
Institution Autre, publique Même école Même école Autre, publique
Sexe 3 garçons, 1 fille 6 garçons, 4 filles 6 filles 1 garçon, 6 filles
Profil scolaire Moyen Moyen à bon Très bon niveau scolaire Terminale scientifique

Élèves de niveau collège participant au YouTalk

51Nous avons recueilli quelques données personnelles sur l’origine sociale des participants aux YouTalk, sur la base de leurs déclarations, sans surprise par rapport au contexte géographique et d’établissement. À Contepec, la plupart des pères des élèves étaient artisans, commerçants ou agriculteurs, et la plupart des mères femmes au foyer ou commerçantes. À Tehuacán, les professions des parents déclarées par les élèves sont bien plus variées, et témoignent de l’appartenance au haut de l’échiquier social, avec notamment de nombreuses professions libérales, avec une prédominance, classique, des mères dans les domaines du soin et de l’éducation.

52À Kenosha, davantage de parents ont été déclarés comme ne travaillant pas, tant les pères que les mères. Les parents en situation d’emploi sont pour la plupart dans des secteurs de service, à des niveaux de qualification variés. Enfin, à Lyon, on retrouve un schéma similaire à celui de Kenosha, avec cependant davantage de postes hiérarchiquement élevés, et de parents travaillant dans l’éducation nationale ou la recherche.

53De façon générale, ce sont les groupes-classes habituels, de 25 à 30 élèves, qui ont été retenus pour organiser les séances, à l’exception de Contepec, où nous sommes intervenus sur des demi-classes pour nous en tenir à un nombre d’élèves raisonnable (une vingtaine). Les classes étaient aménagées en tables-îlots de 4 places, parfois adaptées pour des groupes de 3 ou 5 élèves, qui choisissaient eux-mêmes où s’asseoir. Cette liberté a mené, sans que cela ne soit planifié, à une non-mixité de genre pour un des YouTalk étudiés, organisé à Contepec, où un demi-groupe-classe improvisé était exclusivement constitué de filles, alors que l’élève animant principalement la séance était un garçon.

Tableau 3. Profil des élèves participant aux cafés YouTalk dans les quatre écoles.

Ville (Pays) Contepec (Mexique) Tehuacán (Mexique) Kenosha (USA) Lyon (France)
École Publique, rurale Privée, urbaine Publique, urbaine Publique, centre-ville
Principales professions des mères femmes au foyer, commerçantes professions supérieures ou libérales, domaines du soin et de l’éducation chômeuses, secteur des services, niveaux de qualification variés secteur des services à des postes élevés, éducation nationale, recherche
Principales professions des pères artisans, commerçants, agriculteurs professions supérieures ou libérales chômeurs, secteur des services, niveaux de qualifications variés secteur des services à des postes élevés, éducation nationale, recherche
Nombre de cafés étudiés 2 2 3 3

1.4 Tirer des leçons d’un tel corpus : la linguistique appliquée aux pratiques éducatives

54J’ai réalisé une étude fine des argumentations des élèves autour de la question principale et des questions d’opinion de cet imposant corpus audiovisuel. En tant que linguiste, mon premier souci était de rendre compte des actes communicatifs des jeunes, dans le langage qu’ils emploient, pour suivre et respecter les mouvements de pensée qu’ils donnaient à voir. C’est ainsi en fonction de ce qui émergeait de leur parole que j’ai mobilisé des concepts et méthodes de plusieurs disciplines, chaque fois qu’ils permettaient d’éclairer leurs raisonnements en construction. En tant que chercheure en éducation, cet intérêt pour leurs échanges est fondé sur une conception socioconstructiviste de l’apprentissage : c’est par l’interaction que les pratiques et les représentations peuvent évoluer. Un tel travail ne saurait être que profondément empirique, fortement ancré dans l’analyse approfondie des données. C’est pourquoi plusieurs des chapitres de cet ouvrage proposent des études de cas détaillées à partir d’extrait de discours des élèves. Selon les questions de recherche, j’adopte une granularité variable : je peux discuter aussi bien de l’impact d’un mot ou d’un geste dans l’interaction argumentative en petit groupe que de ce qui distingue la façon d’envisager le problème entre les différents corpus nationaux. À la suite de Plantin (2016), je considère comme argumentative toute situation où les élèves sont amenés à discuter d’une question commune suscitant du doute ou du désaccord (incertitude sur la réponse à y apporter, que chaque personne n’ait pas d’opinion a priori ou que plusieurs thèses soient en concurrence). Reste que ce travail ne se limite pas à une collection de « cas ». Il ambitionne également de dégager des régularités, pour mieux comprendre comment le contexte didactique influence les pratiques argumentatives, de façon plus ou moins propice au développement de la pensée. En effet, l’intérêt de rendre accessibles les résultats de cette étude réside dans la mise à jour de phénomènes qui ne sont pas circonscrits au cadre de ce dispositif. Sa contribution plus générale est double. Il s’agit, d’une part, de fournir des outils conceptuels et méthodologiques d’analyse linguistique susceptibles d’être repris pour analyser d’autres situations, et, d’autre part, d’informer la conception de nouvelles séquences pédagogiques de mise en débat.

1.4.1 Portée scientifique : étudier l’argumentation socioaffective

  • 11 L’adjectif issu du participe présent est utilisé ici pour rendre compte du fait que ces paramètres (...)

55Une première originalité de mon approche consiste à appréhender conjointement les dimensions cognitive, sociale et émotionnelle des interactions argumentatives. Le chapitre 2 présente ainsi les logiques descriptive, prescriptive et affective avec lesquelles on argumente, souvent en les entremêlant (2.1). Au rang des matériaux argumentatifs utilisés pour raisonner à propos de CSS, les savoirs méritent une attention particulière (2.2). Constitutifs de la logique descriptive, ils sont, dans ces débats, très hétérogènes, fondant leur légitimité par des modalités variées, c’est pourquoi je parle plutôt de « savoirs-croyances ». Je propose une grille permettant de les caractériser selon cinq paramètres : source, degré de généralité, niveau logique, comparabilité aux savoirs de référence, position didactique vis-à-vis des savoirs de référence. Cet outil permet de mieux comprendre le recours aux savoirs à propos de CSS, leur « hybridité » fonctionnant parfois comme une boîte noire dont on ne sait pas grand-chose. Je présente également dans cette première partie un inventaire des matériaux prescriptifs à partir desquels les élèves argumentent dans ce corpus, en distinguant normes de comportement ou procédures et recours aux valeurs (2.3). Au-delà de signaler l’importance et la spécificité de cette logique prescriptive, c’est aussi l’occasion de proposer les grandes lignes d’une grammaire interactionnelle de l’argumentation sur les principes. Que se passe-t-il lorsque l’on cherche à raisonner « en général » ? En particulier, comment le fait de convoquer un principe en appelle un autre, par un jeu de contraintes interactionnelles sur les stratégies de réfutation possibles ? Les émotions apparaissent également en tant que ressources cognitives participant au cadrage du débat et à l’orientation argumentative du discours (2.4). Une étude de cas donne à voir comment les paramètres émotionnants11 sur les axes de l’intensité et de la valence peuvent être appliqués simplement à un extrait de discours pour en dégager la position émotionnelle consubstantielle de la conclusion argumentative défendue.

56Le chapitre 3 porte lui spécifiquement sur ces questions des conditions et manifestations d’une argumentation de qualité en petit groupe. Par exemple, il ne suffit pas de réussir à créer un véritable conflit sociocognitif, ce qui n’est déjà pas chose aisée, mais il faut également chercher à s’assurer que celui-ci se résolve au plan cognitif, et non simplement au plan social. À l’extrême, cela revient à dire que tuer qui ne partage pas mon opinion ou changer de sujet sont des stratégies efficaces pour résoudre le conflit relationnel, mais inefficaces pour traiter le problème cognitif. La prise en compte du rôle des émotions dans ce type de discussions, ayant des fonctions à la fois sociales et cognitives, offre notamment des pistes innovantes de réflexion (3.4).

57La seconde spécificité de mon entreprise est le respect des objets débattus, souci s’étant révélé très fructueux pour la création d’outils méthodologiques d’argumentation comparée, présentés dans le chapitre 4. En effet, on ne discute pas de la même façon de l’eau potable que de la mode du handspinner. C’est bien l’objet du débat qui fournit les clefs des scénarios argumentatifs développés à son propos. Lorsque j’ai cherché à comparer les argumentations développées sur mes différents terrains de recherche, au plan substantiel et non sur le plan des styles rhétoriques, j’ai donc dû me doter d’outils permettant de cerner les contours de cet objet. Quatre faisceaux d’indices, exploitant 3 méthodes différentes, m’ont ainsi permis de mettre en lumière la prédominance de scénarios argumentatifs dans chaque corpus national. Recourir à un codage validé par la méthode des juges a été efficace pour dégager les grandes orientations thématiques des débats et les métaphores servant de modèle cognitif aux élèves pour appréhender l’eau potable (4.1). Une approche textométrique de l’objet de discours « eau » a révélé les quelques points de vue récurrents portés dessus au cours des débats et leurs places respectives dans les trois corpus nationaux (4.2.1). Couplés aux données des votes témoignant des alternatives de réponse en concurrence, ces résultats convergent pour décrire les scénarios argumentatifs typiques de chaque pays, permettant de comparer le fond des argumentaires (4.2).

1.4.2 Portée pratique : fertiliser le débat

58Sur le plan des recommandations pratiques, la caractérisation des ressources cognitives utilisées pour argumenter sur une CSS (chapitre 2) et la centralité de l’objet du débat (chapitre 4) mettent en évidence l’importance du choix du sujet de la discussion et de sa formulation pour en développer une exploration de qualité. Les mécanismes interactionnels du recours argumentatif aux principes (2.3), donnent déjà à voir comment une discussion est susceptible de s’enliser lorsqu’elle dérive vers la seule répétition de scénarios d’opposition classiques à propos d’une controverse. Mais c’est essentiellement dans le chapitre 3 que j’aborde les aspects pédagogiques liés à la mise en débat constructive d’une question controversée.

59En effet, les pratiques argumentatives des élèves s’intègrent dans des dynamiques de travail de groupe, qu’il convient de prendre en compte, car elles structurent leur activité autant que les ressources cognitives dont ils disposent. Or l’entrée d’un groupe d’élèves dans une dynamique de discussion constructive leur permettant d’exploiter au mieux ces ressources cognitives ne va pas de soi. Je commence donc par proposer une grille d’évaluation de la qualité de l’argumentation en groupe avec comme horizon l’entrée dans une véritable démarche d’exploration cognitive de la question, dont l’application est illustrée par quelques études de cas (3.1). En comparant les cas fructueux ou emblématiques d’un type de discours (exploration, accumulation d’idées ou dispute), j’affine la définition d’une telle démarche exploratoire, et je mets en évidence les facteurs susceptibles de la favoriser ou, au contraire, de faire obstacle à son avènement. Les émotions en jeu dans l’argumentation en groupe, par leur double rôle social, lié au besoin de reconnaissance et à la préservation de la face, et cognitif, lié au cadrage affectif du débat, semblent particulièrement importantes pour le développement d’un raisonnement de qualité (3.2). Au plan pratique, contrôler la tonalité émotionnelle de fond du débat dès la conception des dispositifs, et chercher à expliciter les règles sociales de l’activité tout au long de son déroulement sont susceptibles de favoriser une exploration constructive de la question débattue. Bien comprendre, pour les maîtriser, les effets des mises en cause personnelles dans de telles discussions (3.3) peut également permettre d’éviter ou de limiter les séquences de dispute afin que l’argumentation reste constructive.

Notes

1 Située à l’École normale supérieure de Lyon, cette unité mixte de recherche (UMR 5191), dont l’acronyme signifie Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations croise didactique et linguistique, et a historiquement été un des premiers lieux de développement des recherches sur les interactions en classe.

2 Le réseau des Petits Débrouillards est reconnu pour son action dans le champ de la culture scientifique et technique et de l’éducation populaire, et est actuellement un acteur important de l’éducation à l’environnement et au développement durable en France. Le partenariat dont il est question avait été mis en place avec l’Association Rhône-Alpes des Petits Débrouillards, qui n’existe plus aujourd’hui.

3 Cinq autres ont eu lieu dans deux écoles de Belo Horizonte, au Brésil, dans l’État de Minas Gerais, en mai 2014, après la soutenance de ma thèse, selon un protocole similaire.

4 En France, via le partenariat avec les Petits Débrouillards, trois autres thématiques ont été travaillées : le cycle de vie des produits et la gestion des déchets, la politique énergétique, l’écologie urbaine.

5 Le « développement durable » s’est imposé depuis les années 1990 au niveau international, comme prisme pour penser l’organisation et le devenir des sociétés. Le rapport Brundtland, qui marque cette émergence, le définit ainsi : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. » (Brundtland, 1987).

6 Elle connaît également une consécration au niveau européen, par exemple dans le Livre blanc sur l’éducation et la formation de la Commission européenne, publié en 1995.

7 Ce travail a été réalisé dans le cadre du projet D3 piloté par l’École normale supérieure de Lyon et financé par le dispositif régional « Université solidaire et citoyenne ».

8 Le choix du thème de débat est d’ailleurs consistant avec les quatre dimensions : psychologique (motivant, proche du quotidien des élèves) ; cognitive (thème complexe, mais sur lequel les élèves ont quelques connaissances) ; sociale (potentialités polémiques) et didactique (comportant de « l’apprenable ») (Joaquim Dolz, Schneuwly & De Pietro, 1998).

9 Traduction personnelle de l’anglais : « what would be the point in trying to convince your classmates that your ideas has merit if the teacher would step in and solve the controversy with a simple yes or no? ».

10 Littéralement « gangs scientifiques », page facebook de l’association : <https://www.facebook.com/PandillasCientificasDeMexico/>.

11 L’adjectif issu du participe présent est utilisé ici pour rendre compte du fait que ces paramètres ne sont pas en eux-mêmes imprégnés d’affect, mais qu’ils peuvent être utilisés, dans le discours, pour conférer à un objet ou à une situtation une certaine tonalité émotionnelle, visant à susciter certaines émotions à leur propos.

Table des illustrations

Titre Figure 1. Première question de connaissance du YouTalk sur l’eau potable.
URL http://books.openedition.org/ugaeditions/docannexe/image/14849/img-1.png
Fichier image/png, 92k
Titre Figure 2. Point info éclairant la première question de connaissance du YouTalk sur l’eau potable.
URL http://books.openedition.org/ugaeditions/docannexe/image/14849/img-2.png
Fichier image/png, 108k

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