Introduction : explorer une controverse dans l’émotion

1Tout débat, a fortiori à propos d’un sujet chaud, socialement controversé, court le risque d’être « stérile », de ne mener qu’à la répétition en boucle d’opinions qui s’opposent sans se comprendre, se confrontent sans s’enrichir. Émotions, dynamiques identitaires, effets de leadership, ignorance sont tour à tour invoqués comme susceptibles de nuire aux échanges. Est-ce à dire qu’il ne saurait y avoir d’intelligence collective dans la pratique argumentative à propos de questions vives ? Je ne le crois pas, même si, lorsqu’il s’agit d’appréhender une controverse socioscientifique, une question de société non consensuelle à forte composante technico-scientifique, l’exercice se voit encore complexifié. L’exploration d’un tel problème ne s’épuise pas dans une quelconque expertise unique, et ne peut se fonder que sur le dialogue. Au plan des idées, c’est évidemment un dialogue entre disciplines, entre savoirs savants et savoirs d’expérience, entre tous ces savoirs et les émotions, normes et valeurs qui guident nos choix en tant qu’êtres humains, en tant que sociétés. Concrètement, c’est aussi à travers une philosophie et une pédagogie du dialogue1 qu’a été réclamée puis expérimentée la mise en débat de controverses socioscientifiques comme une nécessité démocratique pour aujourd’hui et pour demain (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Cela passe par la multiplication des dispositifs de discussion visant la participation citoyenne aux décisions, ou l’élaboration de recommandations à propos de ces questions. Ce volet est actuellement largement porté par des associations et organisations non lucratives qui se revendiquent de l’éducation populaire ou s’y apparentent. Pour demain, il s’agit de former les enfants et jeunes à aborder de façon critique mais constructive des problèmes complexes tels que les progrès du génie génétique, les potentialités des nanotechnologies, le réchauffement du climat, l’épuisement des ressources planétaires… Là encore, une approche dialogique se développe, notamment — mais pas exclusivement — dans les écoles, visant le développement des compétences communicationnelles et argumentatives nécessaires pour raisonner à propos de tels objets. Reste qu’en classe comme ailleurs, il ne suffit pas toujours d’ouvrir un espace de discussion pour qu’adviennent des interactions véritablement sources d’apprentissage, enrichissantes sur le plan cognitif. Qu’est-ce qui caractérise, à l’opposé du « débat stérile », un débat fertile ? Un débat qui permette d’explorer en profondeur une controverse et alimente la construction collective d’arguments plus solides que ceux que chacun, chacune peut imaginer isolément ? À quelles conditions un tel débat est-il possible ? Comment favoriser son émergence ?

2Ces préoccupations m’habitent depuis longtemps. Je m’y suis d’abord intéressée en tant que citoyenne, avec une sensibilité pour ce qui concerne la Cité marquée par ma formation à l’Institut d’études politiques de Grenoble. C’est ensuite en tant que pédagogue que je me suis confrontée à ces problèmes, depuis mes premières expériences d’animation sur des controverses socioscientifiques au sein du mouvement des Petits Débrouillards, puis comme conceptrice de dispositifs de mise en débat, et comme enseignante, au lycée et à l’université. Depuis bientôt une décennie, c’est aussi en tant que chercheure que j’appréhende ces questions, dans une démarche interdisciplinaire à la frontière de l’éducation et de la linguistique. En particulier, j’ai mené entre 2010 et 2014, au sein du laboratoire lyonnais ICAR, une thèse de doctorat sur les pratiques argumentatives d’adolescents débattant de la gestion de l’eau potable dans quatre écoles de trois pays. Un dispositif original de discussion, le YouTalk, avait alors été conçu, puis adapté et mis en œuvre au Mexique, aux États-Unis, et en France. Les enregistrements vidéo de dix séances filmées sous plusieurs angles m’ont permis d’étudier finement l’argumentation développée par les élèves dans ce contexte. L’objet de ce livre est non seulement de rendre accessible les principaux résultats de cette thèse, mais aussi de partager les outils pédagogiques, les méthodes et les concepts déployés au cours de ce travail. J’espère que toute personne intéressée par les problèmes d’explorer une controverse socioscientifique, de concevoir un débat fertile, ou d’étudier les interactions argumentatives y trouvera matière à réflexion et pistes pour l’action.

3Sur le plan de la recherche, mon travail, très descriptif, s’est attaché à comprendre finement les pratiques argumentatives des élèves, mobilisant les concepts et méthodes utiles pour rendre compte des phénomènes observés, sans hésiter à dépasser les clivages disciplinaires. Ainsi, si l’ensemble de mon travail mobilise principalement des méthodes linguistiques d’analyse des interactions argumentatives, je l’ai mis en regard avec les études sur la communication interculturelle, l’apprentissage collaboratif, les didactiques des sciences et des questions socialement vives, l’ingénierie pédagogique. Le pari était que ma recherche puisse ensuite être utile pour les pratiques de terrain visant à mettre en débat des controverses socioscientifiques. Comprendre comment les jeunes argumentent dans un tel dispositif nous éclaire en effet sur la façon dont nous pouvons les guider vers une exploration constructive de questions complexes, vers l’acquisition de méthodes de raisonnement individuelles et collectives propices à l’approfondissement de la pensée. Je propose ici de faire le bilan de ses principaux apports. Au plan scientifique, il s’agit de la première étude de cette ampleur, réalisée en contexte écologique à partir de données dans plusieurs langues et cultures, qui appréhende le raisonnement dialogué en intégrant ses dimensions émotionnelles et relationnelles. L’ensemble démontre qu’il ne saurait y avoir d’argumentation que socioaffective. Au plan pratique, que peuvent en tirer le personnel enseignant, les acteurs et actrices de l’éducation populaire, les spécialistes de la médiation scientifique et culturelle, les artisans et artisanes de la démocratie participative ? Cet ouvrage a le souci de mettre en évidence les outils concrets et conceptuels susceptibles de nourrir leur démarche. À ce titre, l’ensemble de mon entreprise s’inscrit aussi dans le champ de la linguistique appliquée aux pratiques professionnelles, ici pédagogiques. Sans proposer une méthode clef en main ni sous-estimer les enjeux théoriques soulevés par le dispositif didactique et les pratiques décrits, je propose des pistes pour la mise en place constructive de situations d’argumentation et de travail collectifs autour de questions complexes et controversées.

4Avant de présenter plus en détail le contexte pédagogique et le corpus étudié (chapitre 1), je tiens à souligner ce qui est à mon sens la contribution majeure de cet ouvrage, à laquelle le sous-titre fait référence, avec une expression qui peut à première vue passer pour une bizarrerie. Que signifie « explorer une controverse dans l’émotion » ? Pourquoi ne pas parler tout simplement de « la place des émotions dans l’exploration d’une controverse » ? C’est que l’étude présentée ici ne se limite pas à l’utilisation des émotions, mais concerne bien l’ensemble des ressources argumentatives mobilisées, incluant également des savoirs, valeurs et normes (chapitre 2). De même, si ce travail met en évidence la dimension émotionnelle des façons de discourir des objets abordés, ce processus que Grize (1997) appelle schématisation n’est pas uniquement émotionnel. En effet, si la manière dont les élèves parlent des objets de discours influence le débat en faveur de leur opinion, cette orientation argumentative colore leur propos indissociablement à la fois au plan émotionnel et au plan cognitif, en fondant tout un réseau conceptuel. Ainsi, le chapitre 4 entreprend justement de décrire, par la triangulation de plusieurs méthodes, les différents éclairages donnés à l’objet « eau » dans ces débats, mobilisant analogies, références à des domaines de savoir et invocation de relations typiques qu’il entretient avec d’autres objets de discours. On ne trouve dans ce chapitre aucune référence aux émotions : cela n’est pas nécessaire à ce type d’analyses. Enfin, il est aussi question d’émotions à propos des dynamiques de groupe et des conditions de l’entrée dans un véritable raisonnement collectif (chapitre 3). Mais c’est alors pour appréhender les fonctions sociales des émotions, plutôt que la logique affective mentionnée plus haut. Je m’intéresse alors aux enjeux de reconnaissance des individus dans l’interaction argumentative et aux différentes stratégies qu’ils adoptent pour garder la face, stratégies plus ou moins propices à la collaboration. Il en ressort que les émotions sont omniprésentes : aussi bien associées aux objets qu’aux sujets, elles sont inextricablement partie prenante des processus sociocognitifs à l’œuvre. Dès lors, il serait erroné de percevoir les émotions comme des variables indépendantes du raisonnement sociocognitif et susceptibles de l’affecter ; et réducteur de les évoquer comme simple partie, ingrédient de l’argumentation.

5L’exploration de la controverse se fait dans l’émotion au sens où les objets qu’elle met en scène sont en partie façonnés à partir du matériau affectif, comme un canoë peut être creusé dans du bois. Cette exploration se réalise également dans l’émotion car l’émotion l’imprègne à tous les niveaux, comme si le raisonnement était littéralement plongé dedans à la manière d’une éponge mise à l’eau. Cet affectif qui entoure et pénètre le débat peut être associé à son climat émotionnel qui, loin d’être donné a priori et une fois pour toutes, est construit et renouvelé dans la dynamique des échanges. Ainsi, il émane lui-même des interactions entre les débattants et participe à les structurer en retour. Ce climat émotionnel est constitué par trois éléments : la tonalité émotionnelle conférée à la question discutée, le ressenti que les personnes manifestent quant à la préservation de leur face, et le niveau d’investissement individuel et collectif dans le débat, qui résulte des deux premières composantes. Si les échanges sont suffisamment sécurisants pour leurs faces, tout en présentant le problème comme suffisamment consistant, les individus pourront s’engager dans l’exploration d’une zone de doute ou de questionnement. Lorsqu’ils s’accordent sur un tel climat émotionnel, ce dernier constitue alors un sol partagé2 assez solide pour bâtir un véritable raisonnement collectif. Comprendre qu’on ne saurait explorer une controverse que dans l’émotion, matière première et terreau de l’argumentation, apparaît dès lors indispensable pour fertiliser le débat. Cette prise en compte ouvre des pistes d’interprétation à la recherche soucieuse de saisir des données empiriques souvent éloignées des modèles canoniques de l’activité argumentative. J’espère que (re)connaître cette prégnance de l’émotion pourra également informer la pratique afin d’imaginer des débats toujours plus fertiles.