Conclusion de la quatrième partie

1C’est au cours du xx^e siècle que l’iconographie moliéresque s’impose dans les manuels. Les premières images de Molière que l’on montre aux élèves sont d’abord une représentation de son apparence physique. Les manuels, dès le début du xx^e siècle, introduisent dans leurs pages, des reproductions de tableaux qui donnent à voir l’image idéalisée de Molière, telle qu’elle a été fixée, au xvii^e siècle, par les frères Mignard et reprise, au siècle suivant, par Charles-Antoine Coypel. L’image scolaire de Molière est arrêtée sous les traits d’un homme à l’allure élégante, au visage doux et à l’air mélancolique. Pourtant, du vivant du dramaturge d’autres peintres ont donné une représentation beaucoup moins flatteuse du physique du dramaturge, au point même que certains auteurs d’ouvrages savants du xix^e siècle ont pensé que Molière n’était pas beau et qu’au mieux, son physique était banal. De ces représentations-là, il n’en est jamais question dans les manuels. Sous la plume des auteurs de ces ouvrages scolaires, l’image de l’auteur s’est figée au début de l’école républicaine. À travers Molière, on donne à voir un héros national, dont l’œuvre et la vie sont exemplaires. Son physique ne peut qu’être en accord avec ses qualités de l’âme. On ne peut donc imaginer de montrer aux élèves un homme grimaçant sous les traits d’un bouffon ou d’un homme dénué de grâce. Le discours textuel qui accompagne ces images les interprète en lien avec le mythe de Molière comme figure de l’identité française et représentant des valeurs de la République. On les analyse selon la lecture du Molière romantique fixée par les moliéristes du siècle précédent. Ainsi, on lit dans les traits de l’écrivain toute la grandeur d’un homme qui a voué sa vie au théâtre et à sa troupe et qui, même épuisé par la maladie et par les peines de la vie conjugale, n’a jamais cessé de se battre. Il faut attendre le milieu du xx^e siècle pour voir apparaître une nouvelle image de Molière. Non plus celle de l’homme au regard mélancolique, ou celle de l’écrivain au travail, mais celle de l’acteur. En lien avec l’évolution de l’image scolaire de Molière, on commence à donner à voir aux élèves le tableau de Molière dans le rôle de César dans la mort de Pompée. Puis, c’est le comédien dans ses propres rôles comiques qu’on montre à travers la gravure de Claude Simonin. À la fin du xx^e siècle, la patrimonialisation de cette dernière image confirme l’inversion du mythe de Molière, devenu l’incarnation de l’artiste parfait. Cependant, dans les pages des manuels, on se garde bien de confondre les deux images de Molière. D’un côté, il y a celle de l’homme et de l’auteur que l’on représente toujours sous des traits avantageux ; et d’un autre côté, il y a celle du comédien, lequel endosse un masque grimaçant pour jouer ses rôles. L’introduction, au début du xxi^e siècle, des photographies des films d’Ariane Mnouchkine et de Laurent Tirard, ne fera que consolider cette construction idéalisée et binaire.

2Dans les années 1930, l’iconographie moliéresque se développe. Aux côtés des portraits de l’écrivain, on voit apparaître toute une série de documents visuels, qui illustrent la vie et la carrière du dramaturge. Ils participent pleinement à l’édification de la légende de Molière. La plupart se retrouvent encore aujourd’hui dans les manuels. Ils témoignent de la persistance de l’image romantique de Molière. Par leur présence, ces documents visuels disent la même chose que ce que donnent à voir les toiles des frères Mignard ou celle de Charles-Antoine Coypel. L’iconographie consacrée à la vie et la carrière du dramaturge reflète, elle aussi, l’évolution de la légende de Molière. Tout comme l’introduction, au cours de la seconde moitié du xx^e siècle, de la gravure de Claude Simonin, on voit apparaître, à la même époque, toute une série d’images qui participent au mythe de Molière comme artiste complet. Les représentations des fêtes royales ou de Molière à la table de Louis XIV montrent la naissance du mythe de l’homme qui rit, lequel se superpose à celui de l’homme triste et mélancolique. Enfin, ces images renvoyant à la vie et à la carrière de l’auteur du Misanthrope sont aussi le miroir de l’évolution de la lecture de son œuvre. Ainsi, les documents iconographiques sur la préciosité, d’abord exploités pour montrer la position critique de Molière sur les salons précieux du xvii^e siècle vont ensuite témoigner de la participation de l’auteur à la reconnaissance de l’émergence de la pensée féminine.

3Si l’iconographie donne à voir le portrait de Molière et illustre les jalons les plus importants de sa vie et de sa carrière, elle s’attache aussi à montrer des images de ses personnages. L’intérêt de cette iconographie réside dans le fait qu’elle nous renseigne sur la lecture scolaire du théâtre de Molière. L’importance accordée aux caricatures de médecins indique, par exemple, que, même aujourd’hui, on a encore tendance à lire l’œuvre de Molière en lien avec le mythe romantique de l’homme victime d’une santé fragile, qui s’épuise au travail et que la médecine assassine au lieu de l’aider. Enfin, tout comme les images renvoyant à la vie et la carrière de Molière, celles qui représentent ses personnages sont le reflet de la lecture des œuvres telle qu’elle est donnée par le discours textuel. Encore aujourd’hui, ces images attestent que c’est la lecture du Molière dénonciateur des travers humains qui domine toute l’analyse du théâtre du dramaturge.

4Les auteurs des anthologies littéraires sont aussi soucieux de présenter des incarnations des principaux rôles des comédies de Molière. Dès les années 1930, Harpagon, Dom Juan, Tartuffe, sont donnés à voir sous les traits des comédiens célèbres qui les ont interprétés : Charles Dullin, Louis Jouvet, Jean Vilar… Ces images ne sont pas uniquement illustratives. Elles témoignent, au fil du temps, de l’impact de l’influence des médias sur les choix des auteurs des manuels. Les documents visuels qu’on montre aux élèves sont toujours des images des grands comédiens qui ont marqué l’histoire du théâtre, du cinéma et/ou de la télévision. Ainsi, à partir de la fin du xx^e siècle, les photographies des interprétations de Louis de Funès, Gérard Depardieu, Pierre Arditi remplacent les précédentes. Ces photographies des incarnations des grands rôles moliéresques attestent aussi des mêmes enjeux que les documents précédents. Tout comme eux, elles témoignent de l’évolution de la lecture scolaire de l’œuvre du dramaturge. Pratiquement jusqu’à la fin du xx^e siècle, ce sont les interprétations les plus sombres des personnages que les auteurs des manuels choisissent de donner à voir. Ces images sont le reflet de la pensée que la grande comédie est avant tout sérieuse, que les personnages de Molière sont des êtres ténébreux et inquiétants, voire tragiques. Ainsi, ces photographies illustrent le dessein de la comédie moliéresque de corriger les travers des hommes par le rire. Il faut attendre les deux dernières décennies du xx^e siècle pour que d’autres visages incarnent, dans les manuels, les grands rôles de Molière. De nouvelles photographies apparaissent alors, lesquelles montrent, par exemple, toute la dimension comique d’Harpagon interprété par Louis de Funès.

5Enfin, les auteurs des ouvrages scolaires, dès l’introduction de l’iconographie au début du xx^e siècle, ont senti tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer de l’exploitation de documents visuels montrant la mise en scène des comédies de Molière. Au départ, dans les années 1930, comme pour les incarnations des personnages, seules les grandes comédies sont l’objet de cette iconographie. L’Avare, Tartuffe et Le Misanthrope qui sont les œuvres phares de l’école républicaine, sont donc les premières pièces à être accompagnées dans leur lecture par des photographies de mises en scène. Pour les auteurs des manuels, ces documents se différencient de tous les précédents. Leur position dans le discours textuel est stratégique. Souvent placés en conclusion de l’étude de la pièce, et accompagnés d’un commentaire, ils ont pour enjeux d’ancrer des savoirs de synthèse. Ils sont l’objet des premières analyses de l’image et s’inscrivent pendant longtemps dans une perspective de fidélité au sens du texte tel que le construit le manuel. À partir de la fin du xx^e siècle, les photographies de mises en scène vont servir de support privilégié à la lecture du théâtre en tant que spectacle vivant. Avec le xxi^e siècle, dans les pages des manuels, on voit se multiplier différentes propositions scénographiques. Aux côtés de mises en scène classiques, on montre aux élèves des choix scénographiques qui transposent les comédies de Molière dans un autre univers que celui de leur création initiale. Par ces photographies actualisantes, le texte de Molière entre en résonnance avec le monde d’aujourd’hui.

6L’iconographie moliéresque est donc riche en enseignements. Elle met en évidence le fait que Molière en tant qu’homme et auteur est toujours idéalisé et que sa vie et sa carrière sont toujours l’objet d’une lecture romantique. Elle atteste aussi de l’évolution de la représentation de l’auteur-acteur. Au fil du xx^e siècle, les images que l’on donne à voir aux élèves retracent le passage d’une mythologie à l’autre : de la construction romantique de l’homme triste et mélancolique au mythe actuel de l’homme qui rit.