1L’image scolaire de Molière s’est donc constituée en partie en lien avec les lectures savantes du dramaturge et de son œuvre, telles qu’elles se sont construites puis modifiées au fil des siècles. Cependant, les avancées de la critique universitaire ne sont pas toujours prises en compte. En règle générale, les découvertes et les théorisations ne sont pas directement transcrites dans les manuels. Cela est vrai à tous les niveaux et dans toutes les disciplines. L’école, en effet, enseigne des disciplines scolaires constituées comme telles et fait la plupart du temps évoluer celles-ci progressivement. Les manuels enregistrent ces évolutions, mais à travers les filtres disciplinaires. Ainsi, une notion nouvelle doit être reliée à celles déjà présentes. L’exemple de Molière s’inscrit dans ce cadre. Si un critique apporte du nouveau sur le dramaturge et son œuvre, cette nouveauté ne peut qu’être transposée en faisant évoluer certaines des lignes de l’ensemble de l’image de Molière.

2Les auteurs des ouvrages scolaires vont donc piocher dans tout ce qu’on a écrit sur Molière et son œuvre pour présenter sa vie et analyser son théâtre. Mais la critique n’est pas unifiée. À chaque époque, certains spécialistes de Molière ajoutent quelque chose à son image alors que d’autres tentent au contraire d’y voir plus clair dans sa légende. Néanmoins, ce qui détermine le choix des auteurs des manuels, c’est la création par l’école de la République d’une image scolaire de l’auteur-acteur. L’école produit donc un auteur mythique et la critique participe à la création de ce mythe.

3Nous avons vu qu’au fil des époques, c’est en fonction du Molière qu’on donne en exemple à la jeunesse qu’on sélectionne tel ou tel élément dans sa biographie. La naissance de l’école républicaine met en place la première image du dramaturge : celle du plus grand comique français, emblème de l’esprit et du génie de la Nation. Pour ce faire, de la vie de Molière telle qu’elle a été reconstruite par ses premiers biographes, Grimarest et Voltaire, on retient surtout les anecdotes qui induisent l’image d’un élève brillant et d’un intellectuel qui se forme à la pensée philosophique. Ce premier mythème introduit à la fin du xix^e siècle ne sera plus jamais remis en question alors que dès les années 1920, Gustave Michaut émet des réserves sur la crédibilité du parcours de formation intellectuelle de Molière. Les manuels d’aujourd’hui continuent à donner de Molière l’image d’un jeune homme dont l’éducation est à la source de son génie. Si c’est toujours le cas, c’est parce que ces éléments contribuent à l’exploitation par l’école de cette première image scolaire de Molière, laquelle est utilisée en tant que valeur pédagogique pour la formation des jeunes lecteurs. Ainsi, indirectement, à travers la valorisation des études de Molière, c’est le rôle fondateur de l’école dans la construction du futur adulte qu’on met en évidence.

4La vocation théâtrale du jeune Jean-Baptiste et ses années de formation en province constituent le second mythème qui perdure dans les manuels d’aujourd’hui. Comme pour les éléments précédents c’est Grimarest qui est à la source de l’anecdote qui fait remonter la naissance précoce du génie de Molière à sa découverte du théâtre lorsqu’enfant, il était conduit par son grand-père Créssé aux spectacles des bateleurs sur le Pont-Neuf. Au xx^e siècle, cet épisode du récit de Grimarest est mis en doute par certains des biographes de Molière. La fortune scolaire de cette anecdote ne fera pourtant que croître au fur et à mesure du siècle et elle devient l’emblème de la constitution de Molière comme parangon de l’artiste complet et participe de l’éthos de l’homme de théâtre au même titre que les années d’errance en province. Si les auteurs des manuels ignorent les travaux des biographes de Molière, en particulier ceux de Georges Duchêne, lesquels ont montré que le dramaturge n’avait jamais été un comédien dans le besoin, c’est parce que le mythème des années d’errance contribue, tout comme la vocation théâtrale du jeune Jean-Baptiste, à la constitution de l’image scolaire de Molière artiste par excellence. Ces années de formation font partie de l’éthos de l’homme de théâtre. Ainsi que la vocation théâtrale, elles forgent, elles aussi, la représentation d’un homme qui a toujours fait face à l’adversité et qui n’a jamais cessé de se battre pour parvenir à réaliser son idéal. Ce second mythème va contribuer à construire une image toute romantique de Molière qui, introduite dans les manuels dès la fin du xix^e siècle, perdure aujourd’hui. Profondément influencé par les travaux des moliéristes, le discours de l’école véhicule alors le mythe de Molière-homme blessé. Ses souffrances conjugales et ses nombreux soucis de santé, construisent le mythe d’un homme dont le dernier soupir s’achève sur la scène. La permanence de cette image romantique de Molière dans les manuels d’aujourd’hui, alors qu’elle est contestée par certains de ses biographes du xx^e siècle, atteste du fait que les auteurs des manuels font le tri dans les travaux des exégètes et ne sélectionnent que les éléments susceptibles de contribuer à la constitution de la représentation de Molière qu’on désire transmettre aux élèves.

5Quant à l’image de Molière en penseur philosophe, elle prend sa source dans deux anecdotes issues du récit que Grimarest fait des années d’études du jeune Jean-Baptiste, lesquelles vont contribuer à la constitution du premier mythe scolaire de Molière : celui du plus grand comique français représentant du génie de la Nation. En tant qu’emblème de l’esprit français et de sa culture, Molière se doit d’avoir été formé à la philosophie d’où l’importance qu’on accorde à sa rencontre avec Gassendi et à la traduction qu’il aurait réalisée de l’œuvre de Lucrèce. Au début du xx^e siècle, l’évolution de la représentation scolaire de Molière va expliquer l’apparition dans les manuels du portrait du dramaturge en philosophe triste. Au moment où l’on s’intéresse autant à l’homme qu’à son théâtre, c’est dans les travaux des moliéristes qu’on va piocher pour donner à la jeunesse l’image d’un Molière philosophe, dont les comédies reflètent une vision de la vie teintée d’épicurisme et de mélancolie. Jusqu’à la fin du xx^e siècle, son rire est toujours analysé comme étant l’expression de valeurs sociales et éthiques. Ce n’est que tout récemment, au moment où l’on constate dans les manuels l’apparition d’une nouvelle image de Molière, que les auteurs des ouvrages scolaires prennent en compte les travaux des spécialistes tels que René Bray ou Jacques Guicharnaud. Ainsi, c’est en lien avec la lecture d’un Molière qui est avant tout un homme de théâtre plus qu’un philosophe qu’on commence à s’intéresser à la dramaturgie de son théâtre. Aujourd’hui, Molière est considéré comme un penseur par le rire, mais désormais, on appréhende aussi son œuvre comme une aventure théâtrale.

6Dans les manuels du xxi^e siècle, c’est cette image du Molière penseur par le rire et artiste complet qui domine. Le discours scolaire articule le savoir universitaire et ses avancées avec l’évolution du mythe, lequel est en lien avec les valeurs transmises par la société, pour donner à lire aux élèves le Molière d’aujourd’hui. Les manuels sont ainsi les témoins des déplacements de l’intérêt de la critique sur les différents pôles de l’œuvre de Molière et de sa vie. Mais, dans tout ce qu’on a écrit sur Molière et sur son théâtre, c’est l’image que l’école désire véhiculer de l’auteur-acteur qui joue un rôle essentiel ; c’est elle qui détermine le choix des auteurs des ouvrages scolaires d’écarter ou au contraire de sélectionner tel ou tel élément.