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    Plan détaillé Texte intégral Un art de l’effet : théories de la surprise dans les avant-gardes historiques La surprise comme medium La surprise contre la transparence du medium Notes de bas de page Auteur

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Poétique de la surprise et conscience du medium. La construction de l’émersion dans les avant-gardes historiques

    Isabelle Krzywkowski

    p. 339-348

    Texte intégral Un art de l’effet : théories de la surprise dans les avant-gardes historiques La surprise comme medium La surprise contre la transparence du medium Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Je me propose d’examiner ici l’hypothèse selon laquelle certains artistes utilisent les ressorts de la surprise pour attirer l’attention du public1 sur le medium. On peut selon moi assigner au moins quatre objectifs à cette démarche : dénoncer le « dogme » (mais, aussi bien, l’imaginaire) de la « transparence » du medium (censément invisible puisqu’utilitaire – intermédiaire – et à ce titre non artistique) ; montrer que le choix d’un medium a un impact, et sur l’œuvre, et sur sa réception ; amener le public à en prendre conscience ; ouvrir le champ médiologique. Toutes les époques n’ayant pas porté le même intérêt à cette question, je poserai une seconde hypothèse : l’approche avant-gardiste se distingue par l’attention qu’elle prête aux media. Cette généralisation, qui fait du rapport aux media un élément définitionnel de la notion d’avant-garde, ne sera pas examinée jusqu’au bout : je l’infère, de manière possiblement abusive (en tout cas légèrement décalée par rapport à la perspective de Bolter et Grusin quand ils opposent « immediacy » et « hypermediacy » pour étudier l’écriture numérique [Bolter & Grusin, 1999, chap. 1]), d’une réflexion limitée ici aux avant-gardes historiques (soit les arts expérimentaux du début du xxe siècle) et essentiellement à partir de la littérature, voire de la poésie. Et plutôt que présenter ici l’ensemble des procédés par lesquels cette période met en évidence le medium, je me suis intéressée à la « surprise », entrée qui me semblait pertinente dans un ouvrage consacré à l’attention, puisque la première a pour conséquence d’éveiller la seconde.

    2On m’autorisera un excursus sur la notion : la surprise est, presque dès les origines de la philosophie (Platon dans le Théétète, Aristote dans la Rhétorique ou la Métaphysique), considérée comme « liée au désir de connaître » (Hourcade Siou, 2015, p. 144), et ce lien est aujourd’hui retravaillé par les sciences cognitives (Depraz & Serban, 2015). Elle serait aussi, selon certains, un ressort essentiel de l’art, en tant qu’il suppose une rupture que le public doit percevoir (Noguez, 1998). Il faut donc souligner que la surprise en art n’est pas exclusivement liée à la « révélation » du medium : elle peut relever de l’exercice habile (la « pointe » dans la poésie baroque, par exemple) ou accompagner l’exigence d’originalité (devenue centrale avec le romantisme) ; elle peut aussi reposer sur des associations inattendues (collages, objets surréalistes) ou encore créer dans le récit des situations visant à « connoter [l]es “moments forts” de l’intrigue » : c’est en ce sens que Raphaël Baroni distingue la surprise du « suspense », car il s’agirait d’une « émotion passagère » dans laquelle on peut voir un moyen « d’augmenter la tension narrative », « une prise de conscience [qui] active […] [s]a “fonction heuristique” », permettant notamment de « réviser nos préjugés », tout en contribuant à nous attacher à l’intrigue (Baroni, 2007, p. 296, 298, 300 & 302). Par ailleurs, la surprise en art n’est pas envisagée seulement à destination du public : il peut aussi s’agir, en amont de l’œuvre, d’une démarche par laquelle l’artiste se met en situation, en condition d’être surpris (recherche notamment appliquée par ceux qui tentent de rendre compte du quotidien).

    3Il me semble donc que c’est l’une des originalités des avant-gardes que de convoquer la surprise également pour révéler le medium. Pour les avant-gardes historiques, au-delà d’un procédé, on peut parler d’une véritable théorie de la surprise, comme je le montrerai dans un premier temps, théorie dont l’application, nous le verrons ensuite, a entraîné un bouleversement radical de la recherche poétique. Je terminerai en observant, à partir de quelques exemples, comment cette démarche détermine une réflexion sur le medium, susceptible de bouleverser les pratiques attentionnelles.

    Un art de l’effet : théories de la surprise dans les avant-gardes historiques

    4La surprise est une notion importante pour les avant-gardes historiques, où elle est systématiquement conjuguée à l’idée de « nouveau ». C’est ce que propose Marinetti dès le « Manifeste technique de la littérature futuriste » en 1912, et plus encore dans son développement « Imagination sans fils et les mots en liberté » de 1913, où « stupeur » et « nouveau » concourent au « complet renouvellement de la sensibilité humaine », en luttant contre les clichés et en mettant le public dans un état « ahurissan[t] » (Lista, 1973, p. 142 & 145). De la même manière, les futuristes russes prônent le « nouveau premier inattendu » dans leur manifeste fondateur « Gifle au goût [du] public » en 1912 (Robel, 1972, p. 13). En France, l’idée est au centre de la conférence « L’esprit nouveau et les poètes » de Guillaume Apollinaire en 1917 : mentionnée neuf fois en vingt lignes (et encore un peu plus à l’échelle du texte, sans compter les synonymes), la « surprise » est donnée pour « le principal ressort du nouveau » (on retrouve là les termes de Marinetti) et ce qui le distingue du « progrès » (pique probable à l’encontre des futuristes italiens, qui n’empêche pas que le lien avec les techniques soit affirmé à la fin de la conférence) ; c’est en cela que la période se distinguerait de « tous les mouvements artistiques et littéraires qui l’ont précédé[e] » (Apollinaire, 1966, p. 906).

    5La surprise est donc un procédé qui permet de mettre en œuvre l’« éloge de la nouveauté », pour reprendre le titre d’un chapitre d’Adrian Marino où l’on trouvera de nombreuses références, le « nouveau » étant selon lui un principe incluant tous les autres : « La doctrine de la nouveauté extrême englobe l’imprévisible, l’insolite, le choc. […] Si la littérature est le poncif, la vraie poésie se confond avec la trouvaille, l’inattendu, la découverte perpétuelle » ou encore la « spontanéité » (Marino, 1984, p. 706). La pratique de la surprise suppose pour cette raison le repositionnement de l’art vers l’expérience, pour l’artiste comme pour le public (c’est la définition célèbre que donne Apollinaire dans sa conférence : « L’esprit nouveau admet donc les expériences littéraires même hasardeuses » (1966, p. 905).

    6Mais sa valeur heuristique est également mise en avant : pour Apollinaire, la surprise est du côté d’une « vérité » qui sert à lutter contre « l’opinion commune » et, plus profondément, à déplacer « l’expérience » poétique du « beau » vers le « vrai » (ibid., p. 907). Cette valeur heuristique tient, selon les formalistes russes, au fait que la surprise change les conditions de la perception, ce qu’ils considèrent comme l’une des fonctions de l’art : « le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance », explique Chklovski dans « L’art comme procédé » (2001, p. 82) ; en découle la notion de « désautomatisation » (le caractère esthétique « est créé consciemment pour libérer la perception de l’automatisme » [ibid., p. 94]), qui accompagne celle d’autonomie de l’art. Pour les futuristes italiens, la surprise est à la fois le vecteur et la conséquence de cette autonomie :

    Abbiamo più volte dichiarato che elemento essenziale dell'arte è la sorpresa, che l'opera d'arte è autonoma, assomiglia soltanto a se stessa e perciò appare come un prodigio2.

    7Ce texte, écrit dix ans après le « Manifeste technique » cité plus haut, réitère la volonté de « secouer gaiement la sensibilité humaine ».

    8La surprise s’inscrit donc dans un faisceau complexe, dont on observe la concomitance dans les quelques manifestes que je viens de citer. Elle souligne la place de l’invention et de l’imagination. Elle fait apparaître l’importance de l’événement, qui va considérablement transformer le rapport au spectacle. Elle se retrouve aussi dans le goût pour l’incongru (qui permet de souligner la dimension ludique et la place de l’humour, notamment la théorie du « Witz », que Breton reprend à Freud). Elle explique également la valorisation du hasard, théorisé par les surréalistes (et qui m’intéresse particulièrement en raison de la place que l’aléatoire et le hasard – deux des trois « facultés » propres à l’ordinateur, selon Tibor Papp [2000, p. 321] – sont appelés à tenir dans les littératures numériques expérimentales).

    9Inauguration, et déjà synthèse, de tout cela, la célèbre phrase du chant vi des Chants de Maldoror, dont les surréalistes feront leur miel : « Beau comme […] la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! » (Lautréamont, 1973, p. 234). On note, bien sûr, le caractère « fortuit », hasardeux, d’une « rencontre », événement en soi ; ce hasard est renforcé par l’incongruité du contexte et des objets qui relèvent de deux états différents de la technique (l’artisanat et l’outil industriel), mais sont semblablement « anti-poétiques » ; l’antithèse ainsi constituée entre les « acteurs » de cette rencontre et l’appréciation initiale (« Beau comme ») pose, en un raccourci saisissant, les bases d’une nouvelle esthétique.

    10Introduire la surprise, qui à la fois exige une attention, la provoque et la déjoue, vise donc à éveiller la conscience en opérant un déplacement (ce que signifie le sdvig des futuristes russes, qui accolent et coupent des mots pour faire jaillir de nouveaux sens, tout en révélant les couches de significations imposées). La démarche artistique est alors conçue comme effet qui, pour (ou avant de) agir sur le monde, agit sur la perception en contrariant les attentes, c'est-à-dire les filtres (ou « automatismes ») qui structurent la sensibilité et les facultés interprétatives du public.

    La surprise comme medium

    11La surprise est dès lors le prisme à l’aune duquel sont repensées et réexpérimentées les relations de l’art à la réalité. Les applications d’une poétique de la surprise, si elles n’intéressent pas également mon propos, croisent plusieurs propositions d’écologies attentionnelles comme autant de conditions favorisant l’attention. J’en énumère ici quelques-unes sans ordre particulier.

    12La surprise invite à un nouveau rapport au temps, qui valorise la simultanéité des impressions et l’instantané : selon André Breton, qui cite Apollinaire dans Le Surréalisme et la peinture, « la surprise commande, en effet, toute la notion du “moderne” au seul sens acceptable de préhension, de happement du futur dans le présent » (Breton, 2008, p. 620). Il avait déjà proposé cette belle définition, dans L’Amour fou (1937) :

    La surprise doit être recherchée pour elle-même, inconditionnellement. Elle n’existe que dans l’intrication en un seul objet du naturel et du surnaturel, que dans l’émotion de tenir et en même temps de sentir s’échapper le ménure-lyre. [Elle témoigne] dans la vie [de] la continuité parfaite de l’impossible et du possible. (Breton, 1983, p. 122-123)

    13Elle permet de ce fait d’établir un nouveau rapport avec le quotidien : il s’agit, selon Apollinaire, de « partir à [s]a découverte » (Apollinaire, 1966, p. 908) en créant des associations surprenantes (ce à quoi s’emploieront par exemple les ready made) ou en se laissant surprendre par ce quotidien (ce qui conduira à la théorisation du « merveilleux » par les surréalistes, qu’ils appellent aussi « magie »).

    14La surprise est aussi au fondement d’une nouvelle théorie de l’image, surtout connue en France par le premier Manifeste du surréalisme (1924), comme « rapprochement en quelque sorte fortuit » de réalités éloignées (Breton, 1988, p. 337), dont Breton renvoie la paternité à Pierre Reverdy, mais qui fait écho au « Manifeste technique de la littérature futuriste » : « Plus les images contiennent de rapports vastes, plus elles gardent longtemps leur force ahurissante » (Lista, 1973, p. 134 ; Marinetti développera à partir de cela une typologie des analogies).

    15La surprise est plus largement une arme dans la critique du rationalisme. Dans L’Amour fou (1937), Breton souligne encore que « c’est l’étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui l’oblige à établir de nouvelles coordinations » (Breton, 1983, p. 122).

    16Ce travail de « désautomatisation », pour reprendre la riche notion des formalistes russes – une formule qu’il faut aussi entendre en réponse aux travaux contemporains du physiologiste russe Ivan Pavlov sur le conditionnement, et qui résonne aujourd’hui avec ce que nous savons des automatismes attentionnels, ainsi que des appareillages numériques où s’extériorise notre attention surchargée –, concerne bien sûr également la langue. La surprise répond à la nécessité de lutter contre l’usure des mots : c’est la visée qui unit les recherches de Hugo Ball, de Velemir Khlebnikov ou de Gertrude Stein, ces inventeurs de langues et de syntaxes, tout comme de Marinetti qui exige d’« abolir dans la langue ce qu’elle contient d’images-clichés, de métaphores décolorées, c’est-à-dire presque tout » (« Manifeste technique de la littérature futuriste », Lista, 1973, p. 134), pour parvenir à un complet renouvellement du langage (notamment par l’invention verbale et l’insistance sur la dimension visuelle et sonore).

    17Les vertus à la fois heuristiques et spectaculaires de la surprise sont aussi la base d’un nouveau rapport au public (dont Martial Poirson rappelle combien l’attitude avait été transformée et « dressée » depuis la fin du xviiie siècle [2017a & 2017b]). Ce point, curieusement peu étudié pour cette période, me semble un de ses apports majeurs. Bien que surtout théorisées pour le théâtre (rappelons à l’occasion que le « théâtre de la surprise » est un genre inventé par les futuristes italiens), les réflexions sont transférables à la pratique poétique, elle-même métamorphosée par la spectacularisation (« serata », « cabaret », vernissages, etc., qu’on ne nomme pas encore happening ou performance). Si les avant-gardes formulent d’abord un violent mépris du public (à la « gifle au goût [du] public » des futuristes russes fait écho « la volupté d’être sifflés » des futuristes italiens), la réflexion s’élargit à « la nécessité d'agir parmi les spectateurs » pour les faire réagir : le music-hall est érigé en modèle car il est « le seul théâtre qui utilise la collaboration du public » en « invent[ant] incessamment de nouveaux éléments de stupeur » (Marinetti, « Le music-hall. Manifeste futuriste » points 8 et 3, dans Lista, 1973, p. 251 & 250).

    18Le risque de voir la surprise devenir le vecteur d’une forme d’immersion par sidération est ainsi déjoué par la volonté de « désautomatisation » et la recherche d’une « collaboration ». Le public n’est plus appelé à la contemplation ou à l’identification, mais à la participation, qui est autant retour réflexif sur ses pratiques de déchiffrement que réflexion sur le faire et la place du medium.

    La surprise contre la transparence du medium

    19Je voudrais pour finir revenir à mon hypothèse que cette poétique de la surprise, en plus de créer une écologie attentionnelle visant à la désautomatisation, cherche également, au début du nouveau siècle, à attirer l’attention sur le medium. Pour ce faire, j’examinerai rapidement quelques œuvres, en essayant de préciser comment y intervient la surprise et en me demandant ce qu’elle donne à voir et à comprendre.

    20Mon premier exemple est très connu, mais « Lettre Océan » (1914) de Guillaume Apollinaire (1990, p. 183-185) est un passage imposé pour qui réfléchit sur les media et sur l’intérêt que les avant-gardes historiques portent à cette question. L’œuvre thématise cet intérêt, puisque tous les media de l’époque y sont évoqués, y compris dans une perspective « archéologique » : du medium papier (la lettre, l’affiche) aux technologies modernes (le câblogramme, le gramophone, la radio), en passant par le medium physiologique (bruits du corps, écoute). Ce motif récurrent force l’attention du lecteur, renvoyé à de multiples situations de communication ou de perceptions sonores et à une forme poétique devenue espace visuel et sonore. Ce dispositif inédit (d’autant plus qu’il s’agit du premier calligramme d’Apollinaire, publié dans Les Soirées de Paris le 15 juin 1914) provoque un effet de surprise, voire un « état de surprise », dans la mesure où il oblige le lecteur à inventer un mode de déchiffrement : interaction du lisible et du visible, effort pour reconstituer les mots, écho sonore des onomatopées, balayage désordonné de la page, lecture pluri-orientée pouvant conduire à manipuler le livre. Cette gesticulation me semble précisément ce qui nous oblige à faire émersion, c'est-à-dire à prendre non seulement conscience du vecteur, de ses limites comme de ses potentialités, mais aussi de notre propre acte de lecture, désautomatisé par les difficultés rencontrées.

    21Mon second exemple, lui aussi un « classique » de la poésie expérimentale, est, en 1917, le premier « Poème à crier et à danser » de Pierre Albert-Birot (1992). Dans cette œuvre radicale (sous-titrée « Essai de poésie pure »), la surprise tient bien sûr d’abord à l’absence de langue constituée, alors même que le titre affirme qu’il s’agit de poésie : comme dans tout poème phonétique (ou littéral), ces « pratiques proto-sémiotiques » (Thomas, 1989, p. 125) obligent le lecteur à identifier ce qui fait medium dans la langue, c'est-à-dire le niveau élémentaire (ou « pur ») du phonème et de la lettre (soit le signifiant sonore et le signifiant graphique), et à y reconnaître, pour la poésie, ce « principe de la nécessité intérieure » [Prinzip der inneren Notwendigkeit] par lequel Kandinsky, dans Du Spirituel dans l’art (1989, p. 112), définit au même moment la peinture abstraite. Mais le poème invite aussi à repenser le medium par lequel nous le saisissons, en se présentant comme une affiche (Albert-Birot a fait plusieurs autres expériences sur ce support) et en invitant à « crier » et à « danser », donc à faire apparaître le corps comme medium de la lecture. La remarquable mise en voix (et en espace) improvisée qu’a proposée Dorothée Polanz pendant le colloque de Cerisy en a été l’éloquente démonstration, en même temps qu’elle a confirmé que la surprise est bien le « ressort » qui fait accéder à cette prise de conscience. Ici aussi, l’effet de surprise se prolonge à mesure, par exemple, que l’on découvre la variété des réalisations : l’absence d’autres consignes que des blancs de taille variable (dans les « Poème à crier et à danser » n° 2 et 3, Pierre Albert-Birot ajoutera quelques notes pour la réalisation sonore) accroît la complexité interprétative de cette œuvre ludique par laquelle le corps devient un instrument.

    22Faute de place, je me contenterai d’énumérer quelques autres exemples, pour montrer que cette réflexion sur le medium se traduit à l’époque par des expérimentations variées. On peut songer aux poèmes phonétiques de Velemir Khlebnikov ou de Hugo Ball, aux planches de « mots en liberté » de Marinetti, aux poèmes-affiches d’Albert-Birot et de Raoul Hausmann, ainsi qu’aux poèmes simultanés. Toutes ces recherches ont en commun de détacher la littérature du livre (usage d’autres médias, mise en espace sonore ou visuelle) et la poésie de la langue (langues imaginaires, phonétismes), pour la situer dans le langage (sonore, gestuel, émotionnel). Elles conduisent également à mettre le lecteur au cœur de l’expérience grâce à l’effet de surprise suscité par le dispositif médiologique et par le passage à l’acte que l’œuvre exige.

    23En conclusion de l’ouvrage collectif Technologies de l’enchantement, qui examine « cette forme de plongée dans l’irréel que nous donne l’expérience de l’illusion », Yves Citton reprend à son compte les propos de Bruno Trentini, dans le même ouvrage, selon lequel « la perception des individus s’est habituée à faire abstraction de l’écran de la représentation » ; en contrepoint, note cependant Citton, « certains dispositifs réflexifs s’ingénient au contraire à faire réapparaître [l’écran – mais je dirais plus largement le medium] comme pour suspendre » l’expérience de l’immersion (Citton, 2014b, p. 309). C’est bien une « ingéniosité » que la mise en œuvre de la surprise semble mobiliser dans les recherches du début du xxe siècle : attirer l’attention sur le medium contribue au déplacement de la contemplation vers l’action et amène à réfléchir sur les conditions de l’art. Clé de voûte de la nouvelle poétique, la surprise sort l’art de la mimesis pour le situer dans la praxis. Mais il s’agit d’une surprise paradoxale, susceptible de durer et de se répéter, une surprise qui n’est pas qu’un effet, mais aussi un état, une qualité de l’attention. Pour autant, c’est cette même surprise qui rend le sujet actif : il y a bien là la condition d’une « nouvelle sensibilité », qui suppose une nouvelle pratique de l’attention. Extension du domaine de l’art, la surprise, « le plus sûr moyen de conquête » selon André Breton dans « Fronton virage » (1999, p. 843), est aussi extension du domaine du public – et du medium.

    Notes de bas de page

    1 « Public » est adopté ici dans un sens large (lecteur ou spectateur). De même, j’utiliserai le mot « arts » en y incluant la littérature.

    2 « Nous avons plusieurs fois déclaré que la surprise est un élément essentiel de l’art ; que l’œuvre d’art, bien loin d’être soumise à ce qu’on appelle la réalité, doit être autonome, ne ressembler qu’à elle-même, et par conséquent apparaître comme un prodige » (Marinetti & Cangiullo, 1922). La version française diffère quelque peu de la version italienne publiée conjointement.

    Auteur

    • Isabelle Krzywkowski
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    1 « Public » est adopté ici dans un sens large (lecteur ou spectateur). De même, j’utiliserai le mot « arts » en y incluant la littérature.

    2 « Nous avons plusieurs fois déclaré que la surprise est un élément essentiel de l’art ; que l’œuvre d’art, bien loin d’être soumise à ce qu’on appelle la réalité, doit être autonome, ne ressembler qu’à elle-même, et par conséquent apparaître comme un prodige » (Marinetti & Cangiullo, 1922). La version française diffère quelque peu de la version italienne publiée conjointement.

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    Ce livre est cité par

    • Philizot, Vivien. (2022) Traduire « design graphique ». Appareil. DOI: 10.4000/appareil.4380
    • Giroud, Guillaume. (2021) Toucher l’interface, interfacer le toucher. SHS Web of Conferences, 130. DOI: 10.1051/shsconf/202113001003

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    Écologies de l’attention et archéologie des media

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    Krzywkowski, I. (2019). Poétique de la surprise et conscience du medium. La construction de l’émersion dans les avant-gardes historiques. In Y. Citton & E. Doudet (éds.), Écologies de l’attention et archéologie des media (1‑). UGA Éditions. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10527
    Krzywkowski, Isabelle. « Poétique de la surprise et conscience du medium. La construction de l’émersion dans les avant-gardes historiques ». In Écologies de l’attention et archéologie des media, édité par Yves Citton et Estelle Doudet. Grenoble: UGA Éditions, 2019. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10527.
    Krzywkowski, Isabelle. « Poétique de la surprise et conscience du medium. La construction de l’émersion dans les avant-gardes historiques ». Écologies de l’attention et archéologie des media, édité par Yves Citton et Estelle Doudet, UGA Éditions, 2019, https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10527.

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    Citton, Y., & Doudet, E. (éds.). (2019). Écologies de l’attention et archéologie des media (1‑). UGA Éditions. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10362
    Citton, Yves, et Estelle Doudet, éd. Écologies de l’attention et archéologie des media. Grenoble: UGA Éditions, 2019. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10362.
    Citton, Yves, et Estelle Doudet, éditeurs. Écologies de l’attention et archéologie des media. UGA Éditions, 2019, https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10362.
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