• Contenu principal
  • Menu
OpenEdition Books
  • Accueil
  • Catalogue de 15551 livres
  • Éditeurs
  • Auteurs
  • Facebook
  • X
  • Partager
    • Facebook

    • X

    • Accueil
    • Catalogue de 15551 livres
    • Éditeurs
    • Auteurs
  • Ressources numériques en sciences humaines et sociales

    • OpenEdition
  • Nos plateformes

    • OpenEdition Books
    • OpenEdition Journals
    • Hypothèses
    • Calenda
  • Bibliothèques

    • OpenEdition Freemium
  • Suivez-nous

  • Lettre d’information
OpenEdition Search

Redirection vers OpenEdition Search.

À quel endroit ?
  • UGA Éditions
  • ›
  • Savoirs littéraires et imaginaires scien...
  • ›
  • Écologies de l’attention et archéologie ...
  • ›
  • Archéologie attentionnelle des milieux n...
  • ›
  • Prémices d’une archéologie médiatique du...
  • UGA Éditions
  • UGA Éditions
    UGA Éditions
    Informations sur la couverture
    Table des matières
    Liens vers le livre
    Informations sur la couverture
    Table des matières
    Formats de lecture

    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Un seul monde Archéologie médiatique du temps réel Le temps mort de la dette Concomitance : le temps de l’ange Notes de bas de page Auteur

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Ce livre est recensé par

    Précédent Suivant
    Table des matières

    Prémices d’une archéologie médiatique du temps réel

    Thierry Bardini

    p. 221-232

    Texte intégral Un seul monde Archéologie médiatique du temps réel Le temps mort de la dette Concomitance : le temps de l’ange Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    Nur was schaltbar ist, ist überhaupt
    [Seul ce qui est commutable existe vraiment].
    Friedrich Kittler

    1Cette contribution reprend et prolonge ma réflexion sur la théorie des media (Bardini, 2016) qui propose d’articuler une médiologie critique autour de trois concepts centraux : mode/modalité/modulation, récursivité et cause formelle. Cependant, le sens de « critique » mobilisé ici ne renvoie pas nécessairement – en tous cas pas exclusivement – à celui associé aux travaux fondateurs de l’école de Francfort. En fait, il s’agit plutôt de référer le sens que la thermodynamique donne à ce terme : pour celle-ci, un état critique correspond à une transition de phase de deuxième ordre où, au point critique, on ne peut distinguer les deux phases du corps affecté par la transition de phase (Bardini, 2014). L’introduction de ce vocabulaire hérité de la physique suit les intuitions de Gilbert Simondon (1958 & 2005), qu’il s’agira ici de mettre à jour.

    2Ceci consiste à réévaluer et à compléter son modèle ontogénétique à la lueur de phénomènes contemporains dont il ne pouvait certes pas avoir conscience. Il s’agit en particulier de se demander dans quelle mesure l’écologie médiatique contemporaine nécessite sa mise à jour par l’introduction de deux modes d’existence distincts, mais de plus en plus miscibles, pour qualifier les formes de vie (individuations vitales, psychiques et collectives) : les modes d’existence analogues et numériques. L’état critique de l’écologie médiatique contemporaine qui me préoccupe particulièrement, c’est ce moment où, justement, les phases ou modalités analogiques et numériques de nos existences se mêlent et se confondent en une seule réalité. Alors que nous pensons encore la réalité comme susceptible d’être « virtuelle » ou « augmentée » par les moyens technologiques d’une panoplie de media informatisés, il me semble crucial de nous interroger sur l’espace-temps particulier et sur les singuliers entrelacs de présence et d’absence que ces appareils médiatiques rendent possibles.

    Un seul monde

    3Il n’existe pour moi qu’un seul monde, une seule réalité. Comme Simondon, je pense cependant que le seul monisme possible ne peut être que génétique, ce monisme qui, « au lieu de suivre un dualisme implicite qu’il paraît refuser, contient en lui la dimension d’un dualisme possible sur un fond d’être qui ne peut s’éclipser » (2005, p. 272). Ce « fond d’être » ne suppose cependant pas une seule substance, mais plutôt un seul tissu de relations qui affecte de manière singulièrement enchevêtrée toutes les formes de vie dans leurs trajectoires d’individuation. Ce monisme est donc génétique parce qu’il est relationnel : un seul monde qui m’inclut car, comme le fait si bien dire Italo Calvino à son Palomar :

    On pense d’habitude que le moi, c’est quelqu’un qui se penche à la terrasse de ses propres yeux comme on se met au bord d’une fenêtre et regarde le monde qui s’étend dans toute son ampleur là devant lui. Donc : il y a une fenêtre ouverte sur le monde. Au-delà, il y a le monde. Et en deçà ? Toujours le monde : que voulez-vous qu’il y ait d’autre ? (Calvino, 1986, p. 112)

    4Un seul monde, donc, qui inclut la matière et l’immatériel, l’énergie et l’information (au sens de Simondon, 2005). Un seul monde, surtout, où l’analogique réalise le numérique qui le fonde en retour (et vice versa). Entre les deux, à l’interface, un petit curseur se déplace et, parfois, clique. La souris accomplit ainsi le vieux rêve d’Alice : d’un seul geste d’un index augmenté, passer de l’autre côté du miroir. Prothèse élémentaire, elle prolonge la main et transperce la frontière plane de l’écran, lui greffant ainsi une, puis de multiples dimensions. Grâce à l’adjonction de la souris, l’interface graphique devint frontière perméable entre les espaces analogiques et numériques, membrane poreuse entre les corps et l’espace de l’abstraction, du chiffre. À regarder les passants augmentés de leurs prothèses cellulaires déambuler dans les rues – peut-être en train de chasser le Pokémon –, je continue à penser que la prolifération des écrans (Bardini, 2008) a inversé le rapport, et que ce que nous avions coutume d’appeler « le réel » n’est plus que ce côté-ci de l’écran… L’invention de la souris, c’est toujours l’ouverture d’une nouvelle fenêtre, infinie, sur l’hypermonde.

    5Le grand partage (Goody, 1987) s’est réactualisé : on pensait encore qu’il y avait trois mondes lors de la genèse de l’interface graphique, lorsque le mur tombe et qu’un de ces mondes disparaît sous nos yeux (et donc sur nos écrans) ; on pense pour un temps réinventer une dichotomie plus fondamentale : un monde analogique polarisé (les pauvres et les riches) dédoublé en un monde numérique où règne la même aberration (information rich vs. information poor). Trente ans plus tard, cette illusion a vécu : s’il n’y a plus qu’un seul monde pour tous, global, en temps réel, les riches, devenus goinfres, et les pauvres, de plus en plus, persistent, par contre. C’est justement sur cette étrange notion de « temps réel », maintenant si prégnante et pourtant à peine réfléchie, que j’entends m’arrêter ici, pour en fournir les prémices d’une archéologie médiatique.

    Archéologie médiatique du temps réel

    6Entamer une archéologie médiatique du temps réel c’est, bien sûr, reprendre un dialogue avec Friedrich Kittler (1993, p. 182-183) et sa fantastique intuition selon laquelle ce que font les « nouveaux » media, depuis l’avènement du film, du gramophone et de la machine à écrire, c’est manipuler l’axe du temps selon de nouvelles modalités. Même s’il notait que la manipulation temporelle existe depuis l’invention des systèmes d’écriture, il n’en reste pas moins que quelque chose de nouveau apparaît avec les media informatisés, un degré de complexité supérieur qui actualise un seuil. Comme il le remarquait, l’alphabet, déjà, permettait à chaque caractère d’assigner à chaque élément temporel d’un discours se déroulant dans un temps sériel (un phonème énoncé dans un temps chronologique) une position spatialement définie. Cette équivalence spatio-temporelle a cependant acquis un degré de complexité supérieur avec l’introduction du temps réel, « au grand dam de beaucoup de philosophes », ajoutait-il.

    7Dans un commentaire particulièrement judicieux de ce texte, Sybille Krämer (2006, p. 96) abonde dans ce sens en notant :

    Ce qui est unique au sujet de l’ère technologique (du gramophone à l’ordinateur), c’est que ces technologies sont capables de stocker le « temps réel » – en d’autres termes, ces processus qui ne peuvent pas être figés dans des structures syntaxiques et ne sont donc pas irréversibles, mais plutôt contingents, chaotiques et singuliers – et en même temps, de traiter le « temps réel » comme un événement temporel.

    8In fine, selon Kittler, écrit-elle, « le traitement de données devient ce processus selon lequel l’ordre temporel devient mobile et réversible dans l’expérience de l’espace ». Stocker et traiter le temps réel comme des séries de données auxquelles l’algorithme assigne une adresse, des coordonnées spatiales sur les microsillons du vinyle ou d’un disque dur… certes, mais cette archéologie reste à poursuivre.

    9Le gramophone, et le phonographe avant lui, il est vrai, reproduisaient l’ordre sériel d’un flux temporel de sons par un appareillage qui fournissait déjà l’archétype des disques durs informatiques (Allen-Robertson, 2015). Il y a bien ici un phylum machinique, aurait dit Simondon. Mais qui, au début du xxe siècle, aurait confondu son gramophone avec son récepteur radiophonique, pour peu qu’il eût la chance – le luxe – de posséder les deux ? Il apparaît évident que le gramophone est une technologie asynchrone, comme on dit maintenant : écouter un vinyle, c’est bien entendre, en différé, les sons que quelqu’un(e), à un autre moment, a confié à ce singulier appareil de capture. Le télégraphe, d’abord, imparfaitement, la radio ensuite (cette télégraphie sans fil), le téléphone et la télévision, enfin, ont introduit la synchronie dans l’équation médiatique. C’est donc une articulation supplémentaire que requiert la compréhension de la notion de temps réel informatisé : stockage et traitement, certes, mais aussi transmission1. Le temps réel de l’ère technologique, c’est le stockage et le traitement de données temporelles, mais aussi leur éventuelle transmission « en direct » (live).

    10Cette double archéologie, pour sa dernière phase, celle qui inaugure l’ère informatique du temps réel, commence avec deux thèses de maîtrise, toutes deux réalisées au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à peu près en même temps, à la fin des années 1930 : celle de Claude Elwood Shannon (1937) et celle de Perry Orson Crawford (1942). Je ne mentionne ici celle de Shannon que pour mémoire, dans la mesure où elle est souvent considérée comme la thèse de maîtrise la plus influente de l’histoire récente. L’intuition géniale du jeune Shannon, selon laquelle il est possible de mettre en œuvre l’algèbre de Boole (et donc un raisonnement logique) par un réseau d’interrupteurs électriques, a réalisé à la fois le vieux rêve de Leibniz (avec qui toute archéologie informatique devrait débuter) et inauguré l’ère des ordinateurs numériques (digital computeurs). C’est dans cette thèse, je pense, que Friedrich Kittler a trouvé l’inspiration pour mon épigraphe : après elle, en effet, seul ce qui est commutable existera vraiment, ou, pour le dire autrement, elle constitue l’acte fondateur de la médiologie critique contemporaine. Cette intuition, sur un plan métaphysique, fonde la commutation des aspects analogues et numériques de nos existences.

    11Celle de Crawford, certes beaucoup moins connue, est cependant tout aussi fondatrice dans un autre sens. Elle contient, à mon sens, l’invention du temps réel informatisé, tout en inaugurant aussi la préhistoire de l’informatique digitale. La plupart des historiens de l’informatique s’accordent pour considérer que cette notion trouve sa première mise en œuvre dans le réseau de défense stratégique anti-aérien couplant l’ordinateur digital avec la technologie du radar, SAGE (pour Semi-Automatic Ground Equipment). À l’origine de ce réseau se trouvent les expérimentations sur l’ordinateur Whirlwind, qui en était en quelque sorte la cheville ouvrière, et le premier d’une longue série d’ordinateurs qui fonctionneront en temps réel.

    12Selon Redmond et Smith (1980, p. 130), Crawford – un élève de Vannevar Bush, lui-même le « père » de toute une génération d’ordinateurs analogiques au MIT (ses fameux « engins analytiques » [analytical engines]) – réussit à convaincre Jay Forrester, le leader du projet au MIT, de passer d’un design analogique à un design numérique pour construire Whirlwind. En suivant cette piste, Brian Randell (1982, p. 340) mentionne :

    Sa thèse [de maîtrise] (1942) contient un design assez détaillé d’un calculateur électronique conçu pour la prédiction de la position d’une cible en mouvement, afin de permettre le contrôle automatique d’un canon anti-aérien […]. Son ordinateur aurait incorporé un multiplicateur électronique et un générateur de fonction, de même qu’une forme primitive de mémoire à disque magnétique.

    13Et Randell ajoute que c’est probablement ce dernier élément qui aurait fini de convaincre Forrester. Notre double archéologie s’en trouve ainsi confirmée : le temps réel, en informatique, commence bien avec une histoire de mémoire sur disque magnétique.

    Le temps mort de la dette

    14Cette histoire, comme le stipule le titre même de la thèse de Crawford, est affaire de contrôle. Une définition assez standard des systèmes informatiques en temps réel l’indique d’ailleurs clairement comme un des trois facteurs qui les caractérisent : (1) une capacité continue de perception et de réponse à des changements sélectionnés dans un environnement, (2) de manière à permettre la régulation et le contrôle d’événements du système et de son environnement alors qu’ils sont en cours, (3) et dans les limites d’une performance du système à un niveau minimal ou acceptable (Sackman, 1968). Dans le cadre du travail de Crawford, mais aussi de tous ceux et celles qui ont participé au développement du réseau SAGE, cet impératif de contrôle s’inscrit dans le contexte de la défense nationale, et plus particulièrement de la défense anti-aérienne automatisée : dans ce cas, le niveau de performance minimale de l’ordinateur doit être tel que son temps de calcul, ajouté au temps de réaction du radar et du canon, est nécessairement inférieur au temps qu’il faut à l’avion ennemi pour bouger assez pour qu’on le rate !

    15Ici, « réel » dans une certaine mesure signifie, pour qualifier le temps, « négligeable ». Dans son commentaire déjà cité du texte fondateur de Kittler, Sybille Krämer insiste d’ailleurs sur ce point à l’aide d’un jeu de mots probablement non intentionnel, mais néanmoins historiquement savoureux : « La logique opérationnelle des media technologiques », écrit-elle, « consiste précisément en ceci qu’elle structure les flux de données de manière à passer sous le radar du “temps de la perception humaine” (Kittler, 1993, p. 180) » (Krämer, 2006, p. 103). Dans ce sens, selon elle, l’analyse en temps réel n’existe pas et ne peut exister : chaque calcul prend du temps, « même s’il s’agit d’un intervalle de temps plus petit que la plus petite unité de temps qui peut être perçue par les sens humains » (ibid.). Cependant, si l’analyse en temps réel ne peut exister pour les raisons qu’elle mentionne, le temps réel, lui, existe, même si ce n’est qu’en tant qu’illusion. Cette illusion, c’est l’illusion que rend possible un écran qui permet de visualiser un mouvement en train de se faire. C’est, à l’origine, l’illusion du spot représentant l’avion en mouvement sur l’écran du radar, ce devenir de l’oscilloscope.

    16C’est ici, dans une perspective élargie, que les deux boucles de notre archéologie se referment l’une sur l’autre selon cette formule : négligeable, car visuellement imperceptible. Comme le mentionne John Harwood (2003, p. 31), la base de l’informatique en temps réel, c’est bien « un délai temporel rendu imperceptible pour le sensorium humain par les tactiques familières de la projection cinématographique ». Je dois cette citation à un excellent papier récent de Tung-Hui Hu (2013), qui m’a permis de comprendre exactement comment, et surtout quand, dans quel contexte, les deux boucles se lient. Ce contexte, c’est bien celui de la guerre froide, probablement ce moment paroxystique des sociétés de contrôle (Deleuze, 1990). Hu s’est en effet penché sur la question du temps réel en s’intéressant particulièrement à plusieurs artefacts médiatiques tout à fait significatifs pour moi ici : un court film promotionnel de 1956 d’IBM intitulé On Guard! The Story of Sage, et de multiples (et souvent infructueuses) tentatives de téléviser en direct la détonation d’une bombe atomique.

    17Selon lui, ces artefacts rendent explicite le lien existant entre le temps réel informatisé et les angoisses atomiques par le biais du « temps zéro » de la détonation. Si le temps réel est, comme nous l’avons vu précédemment, l’illusion de l’absence d’un délai, d’un temps mort (dead time), et que comme le veut l’adage informatique, le temps mort, c’est le tueur du contrôle (dead time is the killer of control), quoi de mieux en effet que de tenter de capter le temps zéro de la détonation atomique, cet exact instant où les puissances de la mort se déchaînent, pour tenter d’annihiler le temps mort dans sa diffusion télévisuelle ? Comme Hu, je considère qu’ici, en effet, « inside each moment of liveness is a delayed moment of death2 ».

    18Comme Hu aussi, j’ai retenu la figure de l’angoisse (Bardini, 2011, p. 160-168), plus encore que celle de la honte prométhéenne que diagnostiquait naguère Günther Anders, pourtant un autre spécialiste des peurs atomiques (voir Anders, 2008 & 2011). J’en veux pour preuve cet aphorisme magnifique par la terreur qu’il évoque, que Hu a recueilli dans On Guard! : « Quelle est la denrée la plus précieuse que la défense électronique gagne pour nous ? Le temps. C’est la défense électronique en dette » (cité dans Hu, 2013, p. 166). En me rappelant, avec l’aide de Walter Benjamin (1921), qu’en allemand le même mot, Schuld, signifie à la fois dette et culpabilité, j’imagine fort bien l’angoisse terminale que peut provoquer la dette perpétuelle de cet événement toujours retardé et pourtant inévitable, qu’une tentative de capture illusoire ne peut qu’amplifier… Le temps réel, en définitive, et quelle que soit sa manifestation médiatique, n’est-il autre que le nom technique que nous donnons maintenant à cette tentative illusoire3 ? Ou, plus brièvement, et peut-être de manière plus positive, le temps mort, est-il la dette, idéalement imperceptible, du temps réel ? Ou plus cyniquement, si l’on préfère, le temps réel n’est-il rien de moins qu’une arme de distraction massive (distrayons-nous en attendant la mort, dirait un hybride de Pierre Desproges et Neil Postman) ? Au choix…

    Concomitance : le temps de l’ange

    19Avant de conclure, je voudrais rappeler une de mes thèses, précédemment publiée (Bardini, 2008, p. 34-49), et qui prend ici une autre résonance. En évoquant la figure tutélaire et pourtant oubliée d’Enoch/Metatron, le prince de la face et le scribe céleste, j’ai proposé que la modernité tardive avait remplacé, à fin d’expérience de pensée à saveur métaphysique, l’ange par l’ordinateur. J’en voulais pour argument trois sous-thèses qui étayaient cette proposition pour le moins saugrenue (en apparence seulement, j’espère) :

    • L’ordinateur remplace l’ange comme terme de comparaison supérieur lorsqu’il s’agit de situer l’être humain dans la hiérarchie des créatures (c’est la figure de « l’intelligence séparée » [du corps] ou « artificielle » qui était convoquée ici).
    • L’ordinateur relaie l’ange lorsqu’il s’agit de caractériser un langage universel (le binaire comme caractéristique universelle, analogue au langage des anges, ou énochien).
    • Le temps de l’ordinateur s’apparente au temps de l’ange, qu’il relaie effectivement.

    20C’est sur cette troisième sous-thèse que je reviens maintenant, pour expliciter définitivement le nœud de ma double boucle archéologique. Je crois en effet avoir trouvé la clé conceptuelle qui lie l’inscription technique sur le disque de la mémoire (qu’elle soit faite de cire, de vinyle ou de bande magnétique) et cette illusion du « direct » télévisuel dont Hu nous dit qu’elle n’est rien qu’un mythe, « un construit idéologique… un produit de codes stylistiques et de modes d’adresse qui couvrent la nature fragmentée de la programmation télévisuelle » (Hu, 2013, p. 167). Pour ma part, je serai tenté de dire, un logiciel (software) ! Bref, je crois bien avoir trouvé la clé conceptuelle, disais-je, qui lie archéologiquement les boucles matérielles et logicielles du temps réel… chez Thomas d’Aquin !

    21Cette invention conceptuelle, Thomas d’Aquin l’appelle « concomitance ». Lorsqu’il se demande, dans un opuscule consacré à la temporalité angélique, comment les anges, qui sont des créatures quasi éternelles (en fait le mot approprié est « perpétuelles » ou « sempiternelles »), peuvent bien nous apparaître (ou du moins, si l’on croit les Écritures, apparaître à certain[e]s d’entre nous mortel[le]s), le docteur angélique a recours à cette invention conceptuelle. Je précise, avant de la livrer dans son intégralité, que la temporalité propre de l’ange, hors apparition, les docteurs de l’Église des XIIe et xiiie siècles la nommaient aussi aevum ou « évité » :

    Car notre temps est contemporain de l’ange, à raison de l’aevum auquel tient notre temps ; tellement que si on disait qu’un ange est compté ou mesuré au temps, lequel est la mesure du mouvement, il faudrait que ce fût par concomitance, ce qui pourrait très bien se dire, si notre temps ne finissait pas, selon l’opinion d’Aristote : car alors le temps accompagnerait indéfiniment l’évité. Mais comme le temps ne doit pas durer toujours et aura une fin, car le mouvement aura un terme, il n’y a pas de rapport ou de concomitance du temps avec l’évité, sinon que par le moment présent. Or, le temps qui mesure les actions des anges, n’a de concomitance qu’avec l’évité, car les anges ne conçoivent que par les idées propres des objets qu’ils ont en eux. Et comme le temps de l’aevum a une concomitance absolue avec le temps, il n’a aucune proportion avec notre temps qu’accidentellement.

    22Faute d’espace, je passe (comme un ange) sur l’exégèse scolastique et spinoziste, et j’en reviens à mon premier concept, mode/modalité/modulation, que saint Thomas d’Aquin appelle ici « accident ». L’apparition, ici, en temps réel, prend lieu à l’interface, c’est-à-dire pour l’instant encore, sur un écran. Justin Clemens et Adam Nash (2015) l’ont bien compris lorsqu’ils écrivent que « le fait qu’il semble encore exister des media dans le monde, distincts en apparence les uns des autres, tient entièrement à des processus de modulation d’un état d’affichage à un autre, conduit par des protocoles distincts [this protocol-driven modulation process to and from display states] ». La prolifération des écrans, menant logiquement à la chasse aux Pokémon, réactualise cette ambition du temps réel : contrôler les modulations médiatiques de nos existences.

    23Pour ne pas excéder l’espace-temps limité de l’écran livresque et des attentions lectorales, je me bornerai à évoquer sous forme aphoristique les deux autres concepts mentionnés au début de ce texte : la récursivité est le moteur de l’anticipation, et l’anticipation la cause formelle de la récursivité.

    Image

    Notes de bas de page

    1 À moins que, comme le veut Wolfgang Ernst (2012, p. 100), « dans la perspective de l’archéologie médiatique, transmission [transfer] et stockage [storage] ne soient que les deux côtés d’une même pièce : le stockage est une transmission à travers une distance temporelle ». Mais cette réserve conceptuelle ne change rien de fondamental à mon argument.

    2 Je renonce ici à la traduction qui, avec mes pauvres moyens linguistiques, ne ferait qu’appauvrir la portée de ce jeu de mots en anglais (« liveness »).

    3 Ou, dans la version de Hu (2013, p. 165) : « What would it mean to think of real time —and the technology that exists within it— as a historical, fragile, and even mortal phenomenon with its own time span, rather than as a limit case in the evolution of media? »

    Auteur

    • Thierry Bardini
    Précédent Suivant
    Table des matières

    Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

    Voir plus de livres
    Lire et penser en milieux numériques

    Lire et penser en milieux numériques

    Attention, récits, technogenèse

    N. Katherine Hayles Christophe Degoutin (trad.)

    2016

    Machines à écrire

    Machines à écrire

    Littérature et technologies du xixe au xxie siècle

    Isabelle Krzywkowski

    2010

    Des « passeurs » entre science, histoire et littérature

    Des « passeurs » entre science, histoire et littérature

    Contribution à l'étude de la construction des savoirs (1750-1840)

    Gilles Bertrand et Alain Guyot (dir.)

    2011

    Technologies de l'enchantement

    Technologies de l'enchantement

    Pour une histoire multidisciplinaire de l'illusion

    Yves Citton et Angela Braito (dir.)

    2014

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Yves Citton et Estelle Doudet (dir.)

    2019

    Le Stack

    Le Stack

    Plateformes, logiciel et souveraineté

    Benjamin H. Bratton Christophe Degoutin (trad.)

    2019

    Voir plus de livres
    1 / 6
    Lire et penser en milieux numériques

    Lire et penser en milieux numériques

    Attention, récits, technogenèse

    N. Katherine Hayles Christophe Degoutin (trad.)

    2016

    Machines à écrire

    Machines à écrire

    Littérature et technologies du xixe au xxie siècle

    Isabelle Krzywkowski

    2010

    Des « passeurs » entre science, histoire et littérature

    Des « passeurs » entre science, histoire et littérature

    Contribution à l'étude de la construction des savoirs (1750-1840)

    Gilles Bertrand et Alain Guyot (dir.)

    2011

    Technologies de l'enchantement

    Technologies de l'enchantement

    Pour une histoire multidisciplinaire de l'illusion

    Yves Citton et Angela Braito (dir.)

    2014

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Yves Citton et Estelle Doudet (dir.)

    2019

    Le Stack

    Le Stack

    Plateformes, logiciel et souveraineté

    Benjamin H. Bratton Christophe Degoutin (trad.)

    2019

    Accès ouvert

    Accès ouvert freemium

    ePub

    PDF

    PDF du chapitre

    Suggérer l’acquisition à votre bibliothèque

    Acheter

    Édition imprimée

    • amazon.fr
    • decitre.fr
    • mollat.com
    • leslibraires.fr
    • placedeslibraires.fr
    ePub / PDF

    1 À moins que, comme le veut Wolfgang Ernst (2012, p. 100), « dans la perspective de l’archéologie médiatique, transmission [transfer] et stockage [storage] ne soient que les deux côtés d’une même pièce : le stockage est une transmission à travers une distance temporelle ». Mais cette réserve conceptuelle ne change rien de fondamental à mon argument.

    2 Je renonce ici à la traduction qui, avec mes pauvres moyens linguistiques, ne ferait qu’appauvrir la portée de ce jeu de mots en anglais (« liveness »).

    3 Ou, dans la version de Hu (2013, p. 165) : « What would it mean to think of real time —and the technology that exists within it— as a historical, fragile, and even mortal phenomenon with its own time span, rather than as a limit case in the evolution of media? »

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    X Facebook Email

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Ce livre est cité par

    • Philizot, Vivien. (2022) Traduire « design graphique ». Appareil. DOI: 10.4000/appareil.4380
    • Giroud, Guillaume. (2021) Toucher l’interface, interfacer le toucher. SHS Web of Conferences, 130. DOI: 10.1051/shsconf/202113001003

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://freemium.openedition.org/oebooks

    Suggérer l’acquisition à votre bibliothèque Acheter ce livre aux formats PDF et ePub

    Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org

    Écologies de l’attention et archéologie des media

    Vérifiez si votre bibliothèque a déjà acquis ce livre : authentifiez-vous à OpenEdition Freemium for Books.

    Vous pouvez suggérer à votre bibliothèque d’acquérir un ou plusieurs livres publiés sur OpenEdition Books. N’hésitez pas à lui indiquer nos coordonnées : access[at]openedition.org

    Vous pouvez également nous indiquer, à l’aide du formulaire suivant, les coordonnées de votre bibliothèque afin que nous la contactions pour lui suggérer l’achat de ce livre. Les champs suivis de (*) sont obligatoires.

    Veuillez, s’il vous plaît, remplir tous les champs.

    La syntaxe de l’email est incorrecte.

    Référence numérique du chapitre

    Format

    Bardini, T. (2019). Prémices d’une archéologie médiatique du temps réel. In Y. Citton & E. Doudet (éds.), Écologies de l’attention et archéologie des media (1‑). UGA Éditions. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10476
    Bardini, Thierry. « Prémices d’une archéologie médiatique du temps réel ». In Écologies de l’attention et archéologie des media, édité par Yves Citton et Estelle Doudet. Grenoble: UGA Éditions, 2019. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10476.
    Bardini, Thierry. « Prémices d’une archéologie médiatique du temps réel ». Écologies de l’attention et archéologie des media, édité par Yves Citton et Estelle Doudet, UGA Éditions, 2019, https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10476.

    Référence numérique du livre

    Format

    Citton, Y., & Doudet, E. (éds.). (2019). Écologies de l’attention et archéologie des media (1‑). UGA Éditions. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10362
    Citton, Yves, et Estelle Doudet, éd. Écologies de l’attention et archéologie des media. Grenoble: UGA Éditions, 2019. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10362.
    Citton, Yves, et Estelle Doudet, éditeurs. Écologies de l’attention et archéologie des media. UGA Éditions, 2019, https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.10362.
    Compatible avec Zotero Zotero

    1 / 3

    UGA Éditions

    UGA Éditions

    • Mentions légales
    • Plan du site
    • Se connecter

    Suivez-nous

    • LinkedIn
    • X
    • Flux RSS

    URL : https://www.uga-editions.com

    Email : uga-editions@univ-grenoble-alpes.fr

    Adresse :

    Université Grenoble Alpes - UGA Éditions

    CS 40700

    38058

    Grenoble cedex 9

    France

    OpenEdition
    • Candidater à OpenEdition Books
    • Connaître le programme OpenEdition Freemium
    • Commander des livres
    • S’abonner à la lettre d’OpenEdition
    • CGU d’OpenEdition Books
    • Accessibilité : partiellement conforme
    • Données personnelles
    • Gestion des cookies
    • Système de signalement