1« Classe ouvrière » et « miracle économique » sont des formules à mettre à distance, des topoi à réviser à l’aune des acquis de la recherche. C’est le premier impératif pour aborder la réalité des mutations de la culture ouvrière et des milieux qui l’ont portée depuis l’industrialisation. Le tournant constructiviste de la recherche en sciences humaines et sociales rend par ailleurs incontournable de mettre en lumière les mécanismes et processus permettant la construction de la réalité à partir de données précédemment intégrées. Souvent centrée sur les symboles, l’approche constructiviste permet d’appréhender la réalité des phénomènes dans leur dimension de construction et de représentations, individuelles et surtout collectives. On va tenter ici de mettre en relation les mutations matérielles, formellement mesurables, qui affectèrent le niveau et les modes de vie des ouvriers dans les décennies de l’expansion économique ouest-allemande, et les mutations telles qu’elles furent appréhendées, vécues par eux, participant de la construction d’une nouvelle image de soi – où la culture ouvrière est devenue une valeur à entretenir, ou à rejeter.

2S’il est a posteriori enviable au regard de taux de croissance qui n’ont plus jamais été atteints en Europe depuis la crise des années 1970, le miracle économique des années 1950 n’a eu de « miraculeux » que la perception par les contemporains d’une croissance inattendue et accélérée. Le phénomène de croissance rapide a été très bien expliqué, rendu possible par la conjonction de la remise en marche d’un appareil économique en attente et modernisé, d’un redémarrage de cet appareil grâce à des choix structurels judicieux et d’un appel d’air provoqué par la demande extérieure1. Les guillemets apposés à la « classe ouvrière » se justifient quant à eux par le fait qu’il s’agit d’une part d’une catégorie issue de l’appréhension marxiste des rapports de pouvoir dans l’appareil de production, mais d’autre part aussi d’un groupe sociologiquement situé et marqué par l’intégration de cette catégorie dans le patrimoine de valeurs et de représentations du mouvement ouvrier : c’est le prolétariat. Dans la perspective de la continuité et des discontinuités, qui est centrale ici, le terme de classe pourra être réexaminé avec l’éclairage de Max Weber, mais on s’en tiendra pour commencer au rappel que fit M. Rainer Lepsius dès les années 1980 : « en soi, la classe est le produit d’une constellation évolutive de conditions économiques, politiques et culturelles »2.

3L’objectif de cette contribution est triple. Il s’agit d’abord de récapituler les acquis de la recherche sur les transformations économiques et en termes de niveau et de mode de vie qu’ont connues les ouvriers en Allemagne fédérale dans les années de la croissance, avant la vraie césure que constitua la crise du début des années 1970. Il s’agit ensuite d’examiner la mutation des valeurs dans cette catégorie des ouvriers, qui furent touchés par le phénomène qu’Henri Mendras a appelé, pour la France, la « moyennisation » de la société et qu’Helmut Schelsky a décrit, pour l’Allemagne des années 1950, comme l’évolution vers une « société nivelée de classes moyennes » (nivellierte Mittelstandsgesellschaft)3. Enfin, il s’agit de mesurer l’impact de ces transformations sur le paysage des partis et « l’horizon d’attente » des électeurs du mouvement ouvrier, en observant les mutations des représentations collectives telles qu’elles s’articulèrent dans les programmes et le discours politique du parti socialdémocrate SPD. Le célèbre « virage de Godesberg » en novembre 1959, par lequel le SPD tourna le dos au marxisme et accepta l’économie sociale de marché, doit être ainsi envisagé dans la perspective des transformations sur le marché du travail, en termes d’habitat et de consommation des ménages ouvriers.

4Les questions soulevées sont nombreuses. On s’en tiendra à trois. La première porte sur l’ampleur des transformations, économiques mais surtout en termes de niveau et de mode de vie, que connut la « classe ouvrière » dans les deux décennies 1950 et 1960. La deuxième interroge la réalité, pour le groupe social des ouvriers, du phénomène, plus largement observé dans la société ouest-allemande, d’érosion du collectif et de privatisation ou atomisation des horizons et modes de vie (c’est en allemand la notion de Lebenswelten). La troisième, enfin, est double car opposant deux thèses majeures : celle selon laquelle on aurait, selon le terme de Josef Mooser, « dit adieu au prolétariat »4 (voire à la « prolétarité » comme il l’évoque avec le terme de Proletarität), et celle de la pérennité d’une couche spécifique, avec ses représentations collectives héritées du passé au sein d’une catégorie socioprofessionnelle diversifiée. L’intention est, dans une perspective d’histoire de la social-démocratie, de donner des éléments sociologiques pour éclairer le chemin que le SPD parcourut dans les années fastes de la République fédérale, passant d’un parti ouvrier (Arbeiterpartei) à un parti populaire (Volkspartei), avant de se qualifier plus tard de « parti du centre » (Partei der Mitte). Autrement dit, c’est le chemin de la « déprolétarisation »5.

L’ampleur des transformations dans les décennies 1950 et 1960

5À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les ouvriers constituaient toujours une catégorie économique et sociale isolable, associée à l’industrie et à l’artisanat. Mais on assista à la poursuite de l’érosion de leur part relative dans la population active. Et, si l’on compte les familles des ouvriers avec eux, c’est bien la part des personnes touchées par cette notion de « milieu ouvrier » qui diminua. La comparaison internationale montre que le phénomène n’a pas été propre à l’Allemagne fédérale, mais il y a été plus fortement marqué en raison de la perception de la discontinuité, de la rupture, qui marqua les premières décennies d’après-guerre. En 1960, les ouvriers formaient encore le groupe le plus important dans les statistiques, le long mouvement de recul ayant été amorcé vers 1900 : au tournant du siècle les ouvriers représentaient 58 % des actifs, ce chiffre était descendu à 50 % au milieu des années 1920 et demeuré tel jusqu’en 1960, avant que s’accélère la régression marquée notamment, au milieu des années 1970, par une proportion supérieure d’employés et de fonctionnaires. Il s’agit du processus connu de la tertiarisation.

6Cette phase est également caractérisée par un phénomène d’élévation sociale collective dont les marqueurs furent la hausse des revenus et l’accélération soudaine de l’amélioration des conditions de vie. Les deux conditions nécessaires en ont été les progrès phénoménaux de la société du bien-être et le renforcement de l’État social.

7La hausse des revenus, c’est-à-dire des salaires réels, fut impressionnante : en 1950 on avait retrouvé le niveau des salaires des années 1913 et 1928 ; ils doublèrent entre 1950 et 19606. Cette hausse objective permit une plus grande consommation, au moment où l’offre se développait considérablement, ainsi qu’un accroissement général de l’épargne : le taux d’épargne des ménages passa de 3,1 % en 1950 à 8,7 % en 1960, puis à 12,5 % en 19747. L’embellie fut accompagnée d’une amélioration des conditions de travail, elle-même due aux progrès dans l’encadrement juridique du travail qui assura une plus grande sécurité d’emploi. Sans oublier la réduction du temps de travail et le gain de confort et de sécurité apporté par l’État social. Tandis que le temps de travail hebdomadaire chutait de 48 heures à 45 heures en 1957, il descendait à 40 heures sur cinq jours au milieu des années 1970. L’effet très rapide fut la disparition des éléments de vie qualifiés de « prolétaires », c’est-à-dire la pénurie matérielle, l’incertitude de l’avenir professionnel et des conditions d’existence. Cela signifia en bref la fin de l’inquiétude pour le lendemain, et l’installation dans un confort d’autant plus assuré que l’épargne servit de manière accrue à l’acquisition de biens de consommation durables.

8Le passage de l’économie du manque à celle de la consommation provoqua une modification des modes et styles de vie qui transforma la culture ouvrière dans son cadre et dans l’habitus des ouvriers. Des études empiriques menées sur des archives domestiques8 font apparaître que le processus fut moins spectaculaire qu’on ne l’a affirmé. Toutefois, les grands traits confirment la tendance : les dépenses d’alimentation restèrent le poste dominant dans les années 1950 mais elles diminuèrent dans la proportion des dépenses globales de vie courante, au bénéfice des produits de consommation dits de demi-luxe (Genussmittel) comme le tabac, l’alcool, le café. Les postes suivants étaient l’habillement, l’habitation, les loisirs et les transports, en hausse à la fin des années 1950. Si l’on prend les concepts de « besoins fixes » et de « besoins élastiques », opposant ce qui est indispensable à la survie à ce qui vient en plus selon la situation9, ce n’est qu’en 1957 que les ménages ouvriers dépensèrent plus pour la couverture des besoins élastiques (50,2 %) que pour les besoins fixes10. La difficulté de tels qualificatifs est la mutation de la perception du nécessaire et du superflu. Ces études empiriques conduisent à relativiser fortement les formules acquises, et elles-mêmes forgées dans la perception d’une abondance soudaine, selon lesquelles il y aurait eu des « vagues de consommation », en allemand successivement qualifiées de Fresswelle, Kleidungswelle, Urlaubswelle11. Il est en même temps indéniable que ces années furent marquées par un accès accru à une plus grande variété et une meilleure qualité dans l’offre en biens de consommation courante, notamment de l’alimentation : à la fin des années 1950 furent très nettes la hausse de la part des fruits frais, dont les fruits frais importés (Südfrüchte), et l’augmentation de la consommation de volaille et de lait en boîte.

9Ce fut aussi l’apparition de biens nouveaux, appareils ménagers et biens durables. Le fer à repasser et la radio furent les plus vite répandus, suivis par l’aspirateur. Le réfrigérateur resta au début plus rare dans les foyers ouvriers mais il venait tout en haut de la liste des souhaits : ainsi une enquête de l’institut Allensbach montra que, dans l’ordre des souhaits à réaliser pour pouvoir dire « maintenant je suis bien », arrivaient, en 1955, un réfrigérateur, une machine à laver, un aspirateur, un fauteuil confortable, puis de la moquette et un téléviseur12. Autant de biens qui furent, en grande partie, acquis par les ménages ouvriers avant 1970. Les deux décennies 1950 et 1960 furent donc accompagnées de la notion de confort et de Gemütlichkeit, plus encore que par le slogan de la « société de consommation ».

10Cette mutation rapide s’exprima dans l’amélioration visible et vécue de l’habitat entre 1950 et 1970 : les ouvriers occupèrent des logements plus grands et plus confortables13, mieux équipés en mobilier de ménage, avec le symbole important de la salle de séjour. Ces logements furent accessibles grâce à la construction de logements sociaux mais aussi par l’accession à la propriété. En 1968, un tiers des familles ouvrières étaient propriétaires de leur logement, mais 80 % de celles-ci résidaient dans des communes de moins de 10 000 habitants14.

11Ainsi circonscrite, la « sortie du prolétariat » a donc été possible par l’accès nouveau à des biens qui avaient été jusqu’alors réservés aux classes moyennes. Cette approche nourrit la thèse de la fonte de la catégorie des prolétaires dans les classes moyennes, celle de l’effacement de la classe ouvrière qui se manifesta par le floutage de la frontière au contact avec les employés. A-t-on assisté à la désagrégation de la classe historiquement considérée comme l’avant-garde du progrès dans le cocon douillet de la société du bien-être ?

Érosion du collectif, privatisation et atomisation des horizons et modes de vie

12Si l’on observe les effets de ces transformations matérielles, le processus de désagrégation supposée peut être imputé au fait que le groupe social des ouvriers a participé au phénomène, plus largement observé dans la société ouest-allemande, d’érosion du collectif et de privatisation des horizons et modes de vie (Lebenswelten).

13Un premier type d’effet de l’amélioration des conditions de vie concerne l’image de soi, progressivement valorisée par l’acquisition d’éléments de prestige jusqu’alors inaccessibles15. L’accès aux biens nouveaux a été interprété comme l’accès à une respectabilité sociale, la propriété du logement fonctionnant comme le symbole majeur de la réussite. Aussi a-t-on ici un signe de l’utilité de l’approche par les milieux, complétant celle par les couches sociales : divers modèles ont été élaborés au cours des décennies de l’après-guerre et ont mis en évidence à la fois l’élévation générale du standard de vie et l’apparition de nouvelles différenciations fondées sur des positions professionnelles16. Cette notion de milieu rend compte en effet, avec les apports de M. Rainer Lepsius depuis la fin des années 196017, de la dimension subjective dans l’appréciation de la situation sociale, avec la mise en relation d’un statut social et d’un système de valeurs, d’opinions caractéristiques et d’orientations de vie des individus. Par les socio-milieux purent être prises en compte à partir des années 1980 non plus seulement des variables importantes comme la formation scolaire, la profession, les revenus mais aussi leur mise en relation avec une orientation fondamentale de valeurs, des styles de vie, des modèles de consommation. Ainsi Stefan Hradil définit-il comme milieux sociaux « des groupes de gens partageant les mêmes orientations, avec des similitudes dans les attitudes par rapport aux valeurs, les principes pour organiser leur vie, dans les relations à autrui et les mentalités »18. Ces travaux reprirent et prolongèrent ceux de Pierre Bourdieu autour de la distinction, de la notion de « capital social » et des formes d’habitus spécifiques à un individu adapté au groupe dans lequel il a été socialisé19.

14Le deuxième grand effet des transformations matérielles observées se mesure avec le concept de mobilité20. Il présente l’avantage d’avoir au moins deux grandes acceptions : mobilité dans l’espace et mobilité sociale.

15La mobilité des ouvriers dans l’espace s’est accrue au cours des années 1950 et 1960, et dans deux directions : la mobilité de travail (les Pendler) et celle de loisir (sorties, excursions, voyages). La mobilité entre domicile et lieu de travail est devenue un phénomène massif dans les années 1960, remplaçant les déplacements du travailleur saisonnier, et touchant alors déjà un tiers des ouvriers ouest-allemands21. Cette mobilité accrue fut possible grâce à la bicyclette, au vélomoteur puis au véhicule particulier – ce dernier permettant également la mobilité de loisir : en 1962, 22 % des ménages ouvriers possédaient une voiture particulière ; ils étaient 66 % en 1973.

16La mobilité sociale, quant à elle, comprise au sens d’ascension sociale, pose la question de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité de la classe ouvrière, pensée cette fois en termes wébériens, c’est-à-dire par la position dans la société et non plus dans l’appareil de production, la classe étant marquée majoritairement par le modèle des revenus.

17D’un côté, les améliorations techniques et matérielles provoquèrent une plus grande homogénéité de la classe ouvrière, d’autant plus que le modèle de consommation fut accompagné du prestige des modes et repères venus d’outre-Atlantique. L’Allemagne fédérale s’y est d’autant plus massivement abandonnée dans les deux décennies d’après-guerre que les nouveaux codes permettaient la rupture avec le passé. Les facteurs supplémentaires de cette homogénéité croissante furent la réduction globale du nombre d’ouvriers, avec une chute de 30 % entre 1961 et 1971 malgré le recrutement d’une main d’œuvre immigrée22, l’évolution démographique et structurelle du groupe avec le vieillissement des ouvriers et une plus grande part relative des ouvriers et ouvrières âgés, l’amélioration des salaires par les conventions collectives qui eurent un effet d’uniformisation, et enfin les transformations techniques, avec une moindre pénibilité induisant un changement d’attitude des salariés.

18De l’autre côté, on put observer une nouvelle hétérogénéité avec une plus grande différenciation interne et l’apparition d’autres hiérarchies. Au milieu des années 1960, les travailleurs immigrés étaient un million, soit 6 % des ouvriers en 1964, mais leur nombre passa à deux millions en 1970, soit 16 % du total. Leur présence eut pour effet de pousser les ouvriers allemands vers le haut, avec une ascension d’une partie des ouvriers non qualifiés de 1950 vers la catégorie des qualifiés et des techniciens. Ainsi les ouvriers allemands grimpèrent sur l’échelle hiérarchique où l’on distingue trois groupes : le niveau inférieur des ouvriers non qualifiés (Un- oder Angelernte, dits « spécialisés » en France, avec les ouvriers manutentionnaires tout en bas), le niveau intermédiaire des ouvriers professionnels et professionnels qualifiés (Facharbeiter) et celui, supérieur, des professionnels hautement qualifiés (Meister). L’ascension vers le niveau des ouvriers qualifiés se fit surtout dans l’industrie du métal et des appareils électriques, la montée vers la position de contremaître se réalisa en deux décennies, un ouvrier spécialisé sur deux ayant quitté le bleu de travail pour endosser le tablier gris ou blanc23. L’hétérogénéité provint également de différences dans l’accès aux acquis sociaux. Certes la retraite dynamique introduite en 1957 a globalement éliminé la peur de la pauvreté dans les dernières années de la vie. Mais on constata de fortes différences dans l’accès à la retraite de l’entreprise (betriebliche Altersrente) : de 23 % dans les petites entreprises à 90 % dans les entreprises de plus de 1000 salariés24. De même, l’accès à la cogestion d’abord limité au secteur du charbon et de l’acier fit naître de nouvelles distinctions.

19La participation des ouvriers au mouvement commun d’individualisation se fit avec le symptôme manifeste qualifié de « pluralisation des modes de vie ». La déstandardisation des trajectoires et des pratiques culturelles a été accompagnée de l’individualisation des choix d’orientation et de mode de vie, avec une diversité des styles de vie au sein même des nouvelles classes moyennes. La multiplication de sous-groupements remet en question la théorie des milieux. Les signes de ce phénomène furent multiples : le développement du transport individuel comme indicateur de l’individualisation, la diversification des pratiques de consommation telles qu’elles ont été isolées par les études empiriques, avec notamment plus de différences selon la génération et selon le sexe25, l’individualisation de la perception des perspectives de progrès, marquée par la performance (Leistung) et favorisée par la diffusion de l’enseignement, la privatisation du rapport aux valeurs religieuses et enfin le développement de la notion d’espace privé (Privatheit) avec une plus forte concentration sur l’espace (aussi au sens matériel) de la famille. Ce dernier phénomène a été général dans les sociétés industrialisées mais très marqué dans la société ouest-allemande qui avait vécu la mobilisation permanente et la pénétration de l’espace privé par le régime nazi.

Adieu au prolétariat ou pérennité de représentations collectives héritées dans une catégorie diversifiée ?

20Dans le cadre large des mutations des sociétés industrielles, la thèse de l’embourgeoisement des classes laborieuses s’est imposée dans les années 1970, avec en particulier la notion qu’a été déterminante l’autoqualification comme appartenant à la classe moyenne26. On nota la disparition des différences entre ville et campagne dans les modes de vie27 et une large diffusion du modèle bourgeois qui avait été l’objet d’aspirations depuis le 19^e siècle mais fut très fortement mâtiné du modèle américain des années 1950. Cette thèse se nourrit de celle de l’ascension par mariage, ensuite contestée par des études empiriques montrant au contraire le maintien d’une relative endogamie. Ainsi l’idée que les caractéristiques d’une classe ouvrière se seraient totalement évanouies fut-elle rejetée parce qu’exagérée : ainsi le groupe social des ouvriers ne s’est-il pas fondu mais juste dilué dans celui plus large des salariés28. Jusqu’à la fin du siècle se sont maintenues en effet des différences entre les cols bleus et les cols blancs, y compris par le maintien de distinctions dans les horaires et espaces de la vie des entreprises29. J. Mooser a d’ailleurs concédé la pérennité de ces distinctions en soulignant que la partie physique du travail est restée et qu’elle a marqué la perception subjective de la différence entre ouvriers et employés30. De même a été observé le maintien de différences de pratiques, notamment dans les loisirs.

21Ainsi en arrive-t-on à la question de l’expression partisane de ces mutations. Le virage de Godesberg, qui a conduit le SPD vers un parti réformiste, a-t-il été le reflet et l’accompagnement de ces mutations socio-économiques et culturelles ?

22Le discours historique et politique sur Godesberg est toujours centré sur le même contenu : ce fut le premier programme fondamental de l’après-guerre, voté par le SPD le 15 novembre 1959, il a consacré l’adieu au marxisme (avec notamment l’abandon de la nationalisation des moyens de production) et la réconciliation de la social-démocratie avec l’économie de marché. Il fut prolongé par le discours d’Herbert Wehner le 30 juin 1960 au Bundestag où il annonça que le SPD acceptait les traités européens et l’alliance atlantique comme base de la politique étrangère ouest-allemande. Le motif majeur connu fut la volonté de trouver une issue du problème du maintien de résultats électoraux en dessous de 30 % aux dernières élections générales de 1957 et donc à l’absence de perspective d’accéder aux responsabilités gouvernementales. L’idée des réformateurs (Erler, Brandt, Schmidt, Wehner) fut de proposer de nouveaux visages et de nouvelles idées, dégagées du catéchisme de la social-démocratie comme ersatz de religion. Ainsi s’est imposée une lecture par la lutte interne entre deux générations de sociaux-démocrates.

23Ce virage fut aussi l’adaptation à la situation nouvelle de la condition ouvrière et à l’assimilation subreptice du groupe des ouvriers aux classes moyennes. La réalité des progrès décrits montre que l’élimination progressive de modes de vie spécifiques a entraîné l’érosion de normes traditionnelles et a satisfait des attentes ; celles portant sur le bien-être matériel furent en grande partie satisfaites, comme l’indiquent les enquêtes d’opinion mettant en évidence la chute de la part de ceux se disant « peu satisfaits de leur emploi ». Aussi le passage vers le réformisme a-t-il été désormais en harmonie avec l’aspiration à l’amélioration, et non plus au bouleversement, du système de production et des rapports de travail. Pour autant, le parti social-démocrate réformé a maintenu des éléments issus du mouvement ouvrier, combinés aux données contemporaines. Ainsi en alla-t-il du maintien de la solidarité comme valeur dominante, mais aussi de l’anticommunisme nourri par cette plus grande stabilité relative et par la plus grande prospérité à l’Ouest. Quant à la fonction d’intégration sociale qu’eut le SPD en tant que Volkspartei, comme l’était devenue d’ailleurs aussi la CDU, elle se réalisa en direction des classes moyennes plus au centre : l’élargissement du spectre social permit des résultats électoraux ouvrant l’accès aux responsabilités gouvernementales. Les études d’électorat ont montré que le SPD a gagné des électeurs nouveaux parmi les employés, les fonctionnaires et les ouvriers catholiques. Mais d’un point de vue programmatique, le recentrage vers le réformisme ne fut pas seulement une ouverture aux classes moyennes ; elle fut aussi une réponse à ces transformations que connaissait la classe ouvrière en matière de valeurs et d’horizon d’attente.

24Ce même virage marque également le début d’une grande instabilité des liens partisans, correspondant à la fonte du milieu aussi dans son rapport au syndicalisme. Ainsi l’examen des motivations pour l’adhésion à un syndicat a mis en avant d’abord une demande de protection et la représentation des intérêts spécifiques, bien plutôt que la conscience que le syndicat remplissait une mission particulière dans le mouvement ouvrier. Pour J. Mooser, cette évolution a été clairement un signe d’érosion dans la conscience d’appartenir à la classe ouvrière.

25Les évolutions présentées ici confirment que culture et engagement politiques sont prioritairement déterminés par les conditions matérielles. Dans les années 1950 et 1960, le plein emploi a satisfait la plus grande attente de l’époque, avant que ne se déclenche la grande crise des années 1970. Parmi les facteurs de l’éloignement de la culture ouvrière héritée, on a relevé le développement des droits individuels et sociaux, la hausse des revenus, l’augmentation des loisirs et l’accès à une formation supérieure (Bildung), une combinaison qui conduisit à ce que s’imposât un modèle de société que la sociologie allemande des années 1980 qualifia de « société du bien-être où dominent les classes moyennes » (mittelschichtdominante Wohlstandsgesellschaft)31. Le sociologue allemand Gerhard Schulze forgea ensuite, au début des années 1990, le concept idéaltypique d’Erlebnisgesellschaft permettant de saisir les phénomènes ayant accompagné le passage, réalisé dans les deux décennies que nous avons observées, de Überleben à Erleben et combiné à la « révolution silencieuse » des valeurs qu’a identifiée Ronald Inglehart32.

26Quarante ans plus tard, la social-démocratie allemande connaît l’érosion de son électorat et une baisse très forte du nombre des adhérents du parti, avec l’impression que les anciens milieux sociaux-démocrates, et en particulier ouvriers, se sont plus dissous que ce ne fut le cas pour l’électorat de l’autre grand parti populaire, la CDU. Aux élections générales de septembre 2009, le SPD a perdu un tiers de ses électeurs par rapport à 2005. Mais il y a là un autre contexte et des raisons différentes.