L’habitat social à Vienne entre tradition et modernité
p. 89-101
Texte intégral
1Au tournant du XXe siècle, Vienne était une métropole de 2 millions d’habitants. Il existait depuis 1893 un plan d’occupation des sols et le maire de Vienne, Karl Lueger, avait envisagé tout un programme d’ouvrages de prestige (Stadtpark, Stubenviertel), des projets d’aménagement et de services publics ambitieux, par exemple créer des ponts sur la Vienne, et la réhabilitation d’immeubles1. On lui devait la construction d’une nouvelle usine à gaz au Simmering et la pose de canalisations ainsi que l’électrification du réseau de tramways. En dépit de ses positions fort conservatrices, voire extrémistes – l’antisémitisme était notamment le point central de son programme politique – certains historiens ont relevé que Lueger avait anticipé la politique communale de construction de logements. En tout cas, il n’en a nullement réglé la pénurie qui s’aggrava encore après les destructions de la Première Guerre mondiale. Otto Wagner (1841-1918), l’architecte viennois le plus célèbre de la fin du XIXe siècle et des débuts du XXe siècle, avait marqué son époque par la construction des superbes immeubles de la Wienzeile, de l’église du Steinhof et de la Postsparkasse. Mais il ne s’agissait pas d’ouvrages de grande envergure, les plus représentatifs étant la Stadtbahn de Vienne et la canalisation du Danube. De fait, Otto Wagner n’avait pas pour but de créer des immeubles locatifs bon marché.
2Après l’effondrement de la Double Monarchie, les sociaux-démocrates prirent en main l’administration de la ville de Vienne. Ils avaient inscrit à leur programme le règlement du problème du logement. Ils avaient pour objectif de juguler « l’absence de petits logements salubres dont le loyer serait accessible à des artisans et des ouvriers »2. Selon Felix Czeike, ce fut le problème qui déclencha le plus de controverses à Vienne après 19183 : en l’espace d’une dizaine d’années, la municipalité était parvenue à construire plus de 60 000 logements, pour un loyer qui ne dépassait pas 6 à 8 % du salaire moyen des ouvriers. Entre 1919 et 1934, ceci fut l’une des réalisations les plus importantes de la « Vienne Rouge ». L’organe du parti social-démocrate, l’Arbeiterzeitung affirmait avec fierté dans son numéro du 5 mai 1919 : « l’horizon s’enflammait de rouge »4.
3Pour des raisons essentiellement idéologiques, la municipalité privilégia non pas la construction de lotissements de maisons individuelles, mais celle de cités ouvrières, de blocs d’immeubles comprenant des installations collectives : jardins d’enfants, bains publics, buanderies collectives, bibliothèques et jardins.
La réalisation d’une utopie
4La construction d’immeubles destinés au peuple s’insérait dans une réflexion politique et signifiait une rupture radicale avec le passé et ses immeubles de rapport, ses appartements ne comportant qu’une pièce avec cuisine, marqués par le concept de la Bassena-Wohnung. Le nouveau programme était fort ambitieux et il fallait en assurer le financement. L’emprunt lancé dans un premier temps ne remporta guère de succès. Au 1er février 1923, une taxe à la construction remplaça la taxe locative : les maires de Vienne Jakob Reumann (1853-1925) et Karl Seitz (1869-1950) levèrent avec Hugo Breitner (1873-1946), chargé des affaires financières de la municipalité, une taxe progressive sur la construction de logements (gestaffelte Wohnungsbauabgabe), qui ménageait les propriétaires de petits logements, mais se révéla insuffisante. C’est pourquoi – en dépit des protestations véhémentes de l’opposition chrétienne-sociale - il fallut la compléter par des prélèvements sur les impôts sur le revenu5. Il s’y ajoutait toute une législation qui protégeait les locataires des augmentations de loyer. Le conseil municipal concevait ceci à la fois comme une aide au logement et une « socialisation de l’habitat », voulant remplacer la spéculation immobilière capitaliste par un financement public. Le conseiller municipal Anton Weber (1878-1950) s’exprima en ces termes : « Un appartement spacieux et clair est un élément important de la culture de tout peuple. Tout logement en mauvais état est un foyer de maladie, il alimente les hôpitaux et les sanatoriums en matériau humain improductif, une charge bien pire pour la communauté que l’ensemble de la construction. Vienne en est la preuve véritable ».6
5En 1919, les foyers les plus démunis bénéficièrent, tout d’abord, de logements provisoires dans des hôtels, des écoles ou des casernes7. Quelques chiffres : en 1922, 42 642 personnes avaient déposé un dossier auprès du service des logements et ce chiffre passa en 1924 à 68 858. Les quartiers populaires comme Ottakring, Favoriten et Floridsdorf étaient les plus défavorisés. C’est le 21 septembre 1923 que fut décidé le premier programme de construction de logements8. À partir du 14 juin 1929, il fut complété par une loi de promotion de l’habitat au niveau de l’État fédéral (Wohnbauförderungsgesetz auf der Ebene des Bundes), sans qu’une loi facilitant les expropriations puisse jamais être votée.
6La plupart des appartements construits à cette époque étaient relativement petits : 38 m2 pour un séjour-cuisine avec une seule chambre (dans 75 % des cas), 48 m2 avec une petite chambre supplémentaire. C’est seulement après 1927 que la surface des appartements monta parfois à 57 m2.
7Ce programme de construction de logements sociaux s’inscrivait bien dans la ligne de l’austromarxisme et s’accompagnait d’autres mesures9. Sous la direction de Julius Tandler (1869-1936), secrétaire d’État à la santé, des terrains de jeux, des crèches et garderies, des centres d’aide maternelle et des cliniques furent également créés : « Quand on construit des palais pour les enfants, on abat les murs des prisons » („ Wer Kindern Paläste baut, reiβt Kerkermauern nieder“). Tandler voulait aussi lutter contre la tuberculose, le rachitisme et l’alcoolisme, contribuer à la prévention des maladies en édifiant des piscines et des stades. De son côté, Otto Glöckel (1874-1935), secrétaire d’État à l’enseignement public, se lança dans une réforme de la scolarité en tentant d’abolir les privilèges culturels et fut en butte à la résistance des milieux conservateurs. La politique culturelle mise en place concordait avec la devise du parti social-démocrate : « Le savoir, c’est le pouvoir, le pouvoir, c’est le savoir » („ Wissen ist Macht, Macht ist Wissen“)10.
8L’habitat social s’inscrivait bien dans le cadre de la révolution culturelle de la Première République autrichienne par son renoncement à la rentabilité maximum : seulement la moitié de la surface habitable fut utilisée, de manière à créer des puits de lumière pour favoriser la luminosité des logements11. Les cours spacieuses et les jardins étaient à la fois des réservoirs de lumière et des terrains de jeux pour les enfants. Ainsi, le Karl-Marx-Hof comportait 10 500 m2 d’espaces verts : « Les enfants doivent jouer sous la surveillance de leur mère (ou d’autres personnes) qui peuvent les regarder des balcons et des fenêtres des cuisines. Le tout supervisé par la commune, la mère de tous »12. Ce genre de considérations illustre bien l’idéal poursuivi par la municipalité viennoise.
9Quant à l’aménagement des appartements, notons que chacun était alimenté en eau potable dans la cuisine, bien éclairée par une fenêtre, et était équipé de toilettes soit à l’intérieur, soit sur le palier. Ceci représentait déjà un progrès substantiel en matière de salubrité. Dans les petits appartements, les kitchenettes donnaient directement sur l’espace à vivre, sans en être séparées par des cloisons. Certes, ceci ne correspondait pas encore au modèle de rationalisme de la Frankfurter Küche de 1926 avec ses meubles de cuisine intégrés, tels que Franz Schuster et Margarete Schütte-Lihozky les avaient conçus. Mais, dès cette époque, on commença à réfléchir sur la possibilité de construire des appartements avec mobilier intégré13. Toutefois – à cause de leur allure trop avant-gardiste – ce projet fut rejeté par la population. Finalement, on proposa plutôt aux locataires un choix de meubles (vorgefundene Möbel) qui avaient le double avantage d’être plus économiques et de se prêter mieux à un aménagement personnalisé.
10Il faut cependant noter que les aspects communautaires de ces logements ne furent qu’exceptionnels, comme dans le Heimhof auf der Schmelz (Architecte Otto Rudolf Polak-Hellwig) avec une cuisine collective prévue tout d’abord en 1922 pour 25 femmes seules et des couples salariés sans aide à domicile : on pouvait prendre les repas au sous-sol et choisir entre quatre menus, dont un végétarien, et l’on disposait même d’un room service. En 1927, ceci était assuré par le personnel municipal, tout comme le nettoyage des appartements (entre 226 et 271 selon les sources) à l’aide d’un aspirateur électrique14. L’équipement – vide-ordures et chauffage central – était de conception très moderne pour l’époque. Il s’y ajoutait une buanderie centrale, des bains-douches, des salles de réunion, des bibliothèques, un solarium et un jardin d’enfants. La cité fonctionnait selon le principe de l’autogestion avec élection annuelle d’une commission qui organisait des réunions régulières15. Mais, pour un fonctionnement idéal, il aurait fallu que les locataires aient trouvé quelque intérêt à cette forme de gestion, alors que nécessité faisait loi et que les idéaux mis en place dépassaient leurs attentes. C’est pourquoi les premiers projets de cités ouvrières, conçus sur le mode de la coopérative, durent être abandonnés après 1926.
11En février 1934, les habitants du Karl Marx Hof allaient se barricader dans leur « forteresse rouge » pour y organiser la résistance de leur milice armée, le Schutzbund, contre les Heimwehren. Ayant remporté la victoire sur la social-démocratie, l’austrofascisme s’empressa de mettre un terme à la construction de logements sociaux à Vienne16. Jusqu’en 1934, 58 667 appartements et 5 257 pavillons de banlieue avaient été construits. Après l’Anschluss de 1938, la réaction des nazis fut encore plus virulente contre ces conceptions utopiques de la social-démocratie autrichienne et ils s’employèrent à liquider tout ce qui pouvait encore avoir un caractère collectif : les parties communes disparurent à l’occasion de leur restructuration et il fut procédé à « l’aryanisation » (Arisierung) d’environ 70 000 à 80 000 appartements.
Les différentes étapes de l’habitat social de la Vienne rouge
12La municipalité viennoise pouvait s’inspirer du modèle de nombreux précurseurs : en 1853, Emile Müller avait conçu à Mulhouse une cité composée de maisons individuelles avec jardins ; à l’Exposition universelle de Londres de 1851, Henry Robert avait présenté son pavillon ouvrier modèle ; à Essen, Alfred Krupp avait conçu en 1861 toute une cité ouvrière et fit édifier en 1906 la Margarethenhöhe, une évolution sur laquelle l’Autriche avait pris du retard. De tels exemples n’étaient pas sans lien avec le Familistère de Jean-Baptiste-André Godin, construit entre 1860 et 1880 à Guise (France). Mais, comme dans la réflexion de Charles Fourier, la différence notable consistait à Vienne à dissocier l’unité de production et d’habitation et à faire prendre en charge les cités créées par la collectivité et non par un industriel pour ses ouvriers.
13Dans la tradition viennoise, on trouvait en majorité depuis l’époque baroque des immeubles donnant sur une cour intérieure et la maison individuelle n’était accessible qu’aux familles privilégiées. Mais ce ne fut pas seulement pour des raisons budgétaires que la social-démocratie autrichienne privilégia la construction de grands immeubles collectifs aux dépens de pavillons. Les immeubles leur semblaient davantage susceptibles de favoriser le sens de la collectivité et de la communauté des membres du parti, qu’il ne fallait pas abandonner à un confort petit-bourgeois.
14D’après Helmut Weihsmann, on peut distinguer trois phases essentielles de l’évolution de l’habitat social à Vienne. Dans un premier temps, le concept de « palais du peuple » ne se distingua guère de l’architecture traditionnelle avec son ornementation chargée, ses balcons, ses loggias et ses bow-windows. Dans une deuxième phase, à partir de 1923 – la grande époque de la construction de la municipalité socialdémocrate – l’épuration des façades devint la norme. Quant à l’accès aux appartements, il se faisait uniquement à partir des cours intérieures, la façade sur rue étant percée de quelques grands portails. Dans la troisième phase, cette épuration des lignes architecturales et l’accord entre la façade sur cour et la façade sur rue se renforça.
15Donnons quelques exemples concrets pour chacune de ces phases. Les premiers projets du Metzleinstaler-Hof dataient de 1916, mais il fut réalisé seulement après la Première Guerre mondiale par l’architecte Robert Kalesa dans la tradition de l’Art nouveau. Jusqu’en 1920, il réalisa 101 appartements. Trois ans plus tard, sans guère toucher à la façade, Hubert Geßner modifia l’ordonnance des escaliers pour mieux répondre aux nouveaux critères en matière d’éclairage et les rendit accessibles de la cour. Cette cité disposait déjà d’équipements collectifs : des bains-douches, des buanderies, un jardin d’enfants, une bibliothèque, des salles de réunion et un atelier pour apprentis. En fin de compte, on arriva à un total de 252 appartements, tous avec cuisine et WC, parfois avec balcon ou avec bow-window. Ce fut le premier exemple d’une culture de l’habitat différente, même si la façade donnant sur la Siebenbrunnenfeldgasse était encore agrémentée de moulures, de rosaces et d’arabesques17.
16À la seconde période appartiennent le Jakob-Reumann-Hof et le Karl-Seitz-Hof, conçus tous deux par Hubert Geßner, le premier entre 1924 et 1926, le second entre 1926 et 1931. Le Jakob-Reumann-Hof ressemblait à un château avec sa cour d’honneur, ses arcades et ses 478 appartements, répartis en majorité sur 5 étages (une vingtaine dans un premier projet !), et situés au milieu d’un jardin bien entretenu. Sous les arcades, on avait prévu l’emplacement de commerces. Quant au Karl-Seitz-Hof, sa façade en demi-lune en faisait l’un des fleurons de ces cités. Il comprenait 1173 appartements aux étages et 600 autres, ainsi qu’une salle des fêtes réservée aux ouvriers. Au milieu de la façade principale, la tribune encadrée d’un arc de triomphe signalait la fierté de la social-démocratie autrichienne, s’imaginant prendre la parole au milieu des ovations d’une foule reconnaissante.
17Le Karl-Marx-Hof (1927-1930), construit par Karl Ehn, un élève d’Otto Wagner, dans le 19e arrondissement, était certainement l’ensemble le plus représentatif et le plus symbolique de la troisième phase. Il s’étendait sur un kilomètre de long. Avec ses 1 382 appartements, il représentait une cité au cœur de la ville. Sa construction et sa conception architecturale, marquée par le fonctionnalisme, témoignaient d’une véritable maîtrise. Il avait fallu jongler avec les tours d’angle ornées de motifs et des portails d’entrée imposants. Sur sa façade lisse et dépouillée, on ne voyait que les quatre statues de Josef Franz Riedl, représentant la liberté, l’instruction, l’aide sociale et la Körperkultur, avec au milieu de la cour le bronze d’Otto Hofner. À l’intérieur, il y avait aussi des salles de bains collectives, équipées de baignoires et de douches, un centre d’accueil des mères, un foyer pour jeunes, un centre de dépistage de la tuberculose, une clinique dentaire. Des commerces - une pharmacie, une librairie, par exemple – s’y étaient installés, mais aussi un bureau de poste, des cafés et des restaurants. Dans les parties communes, on trouvait des buanderies, un jardin d’enfants et la caisse d’assurance maladie. S’il faut relativiser les conditions d’hygiène en fonction de l’époque, Weihsmann fait remarquer qu’il existait une douche pour 200 locataires, une baignoire pour 300. En outre, la plupart des appartements ne dépassaient pas 41 m2.
18On constate donc une tendance progressive à privilégier des façades épurées, lisses, en accord avec les thèses d’Adolf Loos qui – dès 1908 – en avait posé la base théorique dans son essai au titre éloquent, Ornement et crime (Ornament und Verbrechen), où il prônait également une plus grande rationalisation de la construction. Il considérait tout ornement comme dépassé à l’époque où il vivait, un gaspillage de temps inutile et coûteux, l’absence d’ornement devenant « un indice de force spirituelle » chez des individus évolués18. Outre les arguments économiques, il s’y ajoutait des considérations morales. Loos lui-même avait conçu à Vienne en 1909 la maquette du fameux immeuble de la Michaelerplatz, juste en face du palais impérial de la Hofburg, qui fit scandale à l’époque. La première maison de la cité-jardin Friedensstadt, aménagée par Loos avec des meubles encastrés, fut présentée au public en 1921. Mais le projet fut rejeté par le Wohnungs- und Siedlungsfond à la fin de l’année19. Loos s’investit beaucoup dans la réalisation de cités-jardins jusqu’en 1924, date à laquelle il décida de démissionner de son poste d’architecte en chef des lotissements de la Ville de Vienne par suite de différends avec l’administration qui préférait un habitat plus dense plutôt que des constructions basses. Pourtant en 1927, Otto Bauer (1881-1938), le théoricien de l’austro-marxisme, n’hésita pas à affirmer en dépit de la pratique en matière de construction de logements sociaux de la Ville de Vienne : « Nous ne voulons plus construire en hauteur, mais édifier des villes-jardins avec de l’espace, pour que nos enfants grandissent dans la verdure. En outre, nous voulons doter la commune d’une loi sur les expropriations pour lui permettre d’acquérir suffisamment de terrains »20.
L’évolution après 1945
19Dès le début du programme de construction de l’après-guerre, la Ville de Vienne fut en butte à des critiques véhémentes. Si la droite qualifiait déjà ses immeubles et cités de « casernes rouges », un gouffre pour les finances publiques, les critiques furent après 1945 surtout formulées à gauche, même si l’architecte Josef Frank reprenait à son compte le concept de « palais du peuple ». « Nous voyons tout d’un coup resurgir une idéologie, celle de la petite bourgeoisie en manque d’idées. Une idéologie, qui partant du concept de palais, a fait perdurer jusqu’à notre époque son envie de représentation aux dépens de la culture de l’habitat. Certes, nous ne pouvions pas nous engager sur une autre voie. Nous avions pour modèle le palais de l’aristocratie, le seul monument de valeur à Vienne. Mais, de ce fait, nous avons intériorisé une culture qui n’est pas la nôtre, qui vient d’en haut et non d’en bas et qui a perdu tout fondement ».21
20Après 1945, il en alla autrement. Dans son ouvrage sur l’habitat de la municipalité viennoise, Erich Bramhaus porta un jugement particulièrement sévère sur ce qu’il appela « l’architecture du gruyère » („ Emmentaler Architektur“) : « Pour les maisons, on n’a d’abord pensé qu’à effectuer les réparations les plus urgentes. Quand les premiers projets de nouvelles constructions ont vu le jour, les plans ressemblaient à des dessins d’enfants : des petits carrés bien lisses avec de petites fenêtres et des toits ».22
21À l’époque, 187 000 appartements étaient endommagés et 87 000 détruits en totalité, davantage que ce qui avait été construit dans l’entre-deux-guerres. Le sol était jonché de décombres. À Vienne, la municipalité voulait contribuer à la reconstruction et elle prit à sa charge la construction de 80 % des nouveaux appartements. Selon l’historien Bramhas, on renonça en règle générale à construire de grands ensembles, à l’exception du Hugo-Breitner-Hof dans le 14e arrondissement. Il considère cela comme une rupture radicale avec les conceptions de l’avant-guerre et essaie d’en trouver les causes. D’une part, la social-démocratie autrichienne avait perdu ses anciens dirigeants et ses objectifs avaient changé. Son « virage à droite » s’expliquait aussi par le désir de ne plus affronter autant l’ÖVP, ce qui l’amena à renoncer à la construction de « forteresses rouges ». Selon Bramhas, une véritable réflexion sur l’habitat social aurait ainsi totalement disparu. On peut objecter que les conceptions idéologiques ont changé dans l’après-guerre et que le militantisme n’était plus considéré comme incompatible avec la vie de la petite famille et ses rêves de consommation et de maison individuelle dans le cadre de l’élévation du niveau de vie moyen.
22Les aménagements cités par Bramhas vont d’ailleurs bien dans ce sens : des salles de bains furent intégrées dans les appartements, avec WC séparés. Si dans l’immédiat après-guerre, il fallut se résoudre à reconstruire de petits appartements, ils fut prévu de pouvoir dans un deuxième temps les restructurer pour les agrandir. Un architecte comme Franz Schuster (1892-1972) qui – dans les années 1920 – s’intéressait surtout aux cités-jardins, se spécialisa dans l’architecture d’intérieur et le mobilier. En poursuivant la réflexion de la Frankfurter Küche et en y intégrant les réalisations des fabricants suédois, il voulut concevoir de nouveaux meubles intégrés modernes. D’autres expériences furent lancées, comme celles de Friedrich Lehmann sur la hauteur sous plafond. Ce fut aussi l’époque où les appartements à terrasses devinrent à la mode. Mais il faut admettre que les architectes de renom délaissèrent peu à peu l’habitat social et ses éléments préfabriqués pour centrer leur intérêt sur des constructions plus rentables et plus prestigieuses.
23Peu d’entre eux étaient prêts à se plier au cahier des charges, tel qu’il était décrit dans une brochure de la Ville de Vienne en 1956, qui présentait tout le programme de réhabilitation des logements d’avant-guerre dans 28 secteurs23. Un programme de construction rapide en huit points prévoyait la réalisation d’environ 5 000 logements par an, en limitant la densité de la population à 400 habitants par hectare. Il était fait état d’une bonne moitié de logements qui ne répondaient plus aux critères d’hygiène en vigueur et qu’il fallait remettre aux normes. On peut constater la disparition des installations collectives dans les parties communes. L’objectif poursuivi était de disposer les logements à proximité des voies d’accès et des transports en commun pour les rendre plus accessibles à la population. Le jugement positif porté sur la Per-Albin-Hansson-Siedlung, un lotissement de maisons destinées à plusieurs familles et situées au milieu de jardinets, témoignait d’un changement de cap et de la définition de nouveaux critères pour l’habitat social.
La diminution du nombre trop important des petites et très petites surfaces destinées à des familles et une augmentation du pourcentage de surfaces moyennes mieux adaptées à des familles avec enfants.
L’élaboration de nouveaux types d’habitat social, plus proche de la verdure dans sa conception et son intégration dans la ville.
Un refus plus marqué des immeubles pour nombreux locataires (les superblocs) […] et le fait de privilégier également d’autres formes d’habitat comme les lotissements de petites maisons pour une famille au milieu d’un jardin, les appartements en duplex ou triplex et l’intégration d’une maison de retraite.
Une meilleure prise en compte de la technique moderne pour l’équipement des différents appartements24.
24On considérait aussi les appartements construits dans les années 1920 et 1930 comme bien trop petits. Il fallait les restructurer et les agrandir pour que les enfants puissent disposer d’une chambre. La surface moyenne passa de 38 m2 à 47,7 m2, selon des estimations officielles.
25On s’étonnera cependant de voir dans cette brochure prôner l’alignement des immeubles, destiné soi-disant à rompre la monotonie des façades sur rue et à leur donner l’allure d’une cité-jardin25.
26Notons au passage que deux pages de cette brochure de 1956 sont encore consacrées aux buanderies collectives, plus guère utilisées26. Il était prévu de laver le linge d’une famille de quatre personnes à tour de rôle une fois par mois en l’espace de huit heures. Des stages enseignaient aux femmes à se servir des machines à laver. Mais Alfred Georg Frei fait, cependant, la remarque suivante : « L’esprit austromarxiste de la politique communale a disparu dans les combats internes du parti lors de l’après-guerre »27.
27Il faut pourtant noter que la Ville de Vienne a entrepris en 1983 et achevé en 1985 un projet particulièrement imaginatif et amusant, celui de la Hundertwasserhaus. À l’angle de la Löwengasse et de la Kegelgasse, le peintre et architecte Hundertwasser (né en 1928, de son vrai nom Friedrich Stowasser) a construit 52 appartements en béton, brique, céramique et bois dans lesquels il n’existe aucun angle droit, même pas dans les salles de bains : « La ligne droite est diabolique » („ Die gerade Linie ist die des Teufels“), telle était sa devise. Il voulait proposer un habitat plus humain, en accord avec la nature, et offrir un cadre que les gens puissent modifier à leur guise28. Dans son manifeste, il déclarait se détacher de Loos („ Los von Loos“) et affirmait : « Ton droit à une fenêtre, ton devoir envers les arbres » („ Dein Fensterrecht – deine Baumpflicht“). Son Manifeste de la moisissure („ Verschimmelungsmanifest“) attaquait aussi l’architecture rationnelle et plaidait pour des façades où l’imagination puisse se déployer et qui dissimulent la structure du bâtiment. Des nombreuses terrasses, on a vue sur son centre commercial, prévu pour créer l’événement. À l’intérieur, un usage systématique est fait de carreaux de faïence cassés et de bouts de miroirs. Faudrait-il alors considérer Hundertwasser comme le « médecin » de l’architecture viennoise ?
28À Vienne également, l’habitat social s’est souvent retrouvé relégué dans la périphérie de la ville et les barres d’immeubles déshumanisés ont pris la relève des projets utopiques de l’entre-deux-guerres. Si la municipalité continue parfois à construire des logements conçus pour réjouir les futurs habitants, ils font plutôt figure de prototypes ou de vitrine : ils n’ont certes plus l’ambition de changer la vie.
Notes de bas de page
1 ‘Helmut Weihsmann, Das Rote Wien. Sozialdemokratische Architektur und Kommunalpolitik 1919-1934, Vienne, Promedia, 2002, p. 13.
2 ‘Cité in : Felix Czeike, Wirtschafts- und Sozialpolitik der Gemeinde Wien 1919-1934, II. Teil, Vienne, Wiener Schriften, 1959, p. 13.
„ Ziel war es, „ das Fehlen kleiner, aber gesunder Wohnungen, welche vermöge ihres billigen Preises Handwerkern und Arbeitern zugänglich wären“zu regeln“.
3 ‘Ibid.
4 ‘Pour s’informer sur les réactions suscitées par ce programme de construction, on peut consulter Das Kleine Blatt, quotidien en petit format, paraissant entre 1927 et 1934 et créé pour lutter contre Die Kronen-Zeitung, ou encore la revue illustrée, Der Kuckuck, dont le premier numéro parut en 1929. Cf. : Stefan Riesenfellner, Josef Seiter, Der Kuckuck. Die moderne Bild-Illustrierte des Roten Wien, Vienne, Verlag für Gesellschaftskritik, 1995 ; Alexander Potyka, Das Kleine Blatt. Die Tageszeitung des Roten Wien, Vienne, Picus Verlag, 1989.
5 ‘Ibid. p. 14.
6 ‘Ibid., p. 16.
„ Die gute, geräumige und helle Wohnung ist im Leben jedes Volkes ein gewichtiger Kulturfaktor. Die schlechte und dumpfe Wohnung ist der beste Krankheitsherd, sie liefert den Spitälern und Tuberkuloseheilstätten ihr unproduktives Menschenmaterial, das die Gesamtheit weit mehr belastet als der durch die Gesamtheit auszuführende Wohnungsbau. Dafür bietet die Großstadt Wien hinlänglichen Beweis“.
7 ‘Helmut Weihsmann, Das Rote Wien. Sozialdemokratische Architektur und Kommunalpolitik 1919-1934, op. cit., p. 25.
8 ‘Felix Czeike, Wirtschafts- und Sozialpolitik der Gemeinde Wien 1919-1934, op. cit., p. 17.
9 ‘Norbert Leser, "Austromarxistisches Geistes- und Kulturleben", in Norbert Leser e.a. (Ed.), Das geistige Leben in der Zwischenkriegszeit, Vienne, Österreichischer Bundesverlag, 1981, p. 9-16.
10 ‘Helmut Weihsmann, Das Rote Wien. Sozialdemokratische Architektur und Kommunalpolitik 1919-1934, op. cit., p. 26.
11 ‘Felix Czeike, Wirtschafts- und Sozialpolitik der Gemeinde Wien 1919-1934, op. cit., p. 63.
12 ‘Cité in : Helmut Weihsmann, Das Rote Wien. Sozialdemokratische Architektur und Kommunalpolitik 1919-1934, op. cit., p. 40.
„ Die Kinder sollten unter der Aufsicht ihrer Mütter (und Aufseher) spielen, die von den Balkonen und Küchenfenstern blicken konnten. Und alles überschauten die ’Augen der Mutter Gemeinde“.
13 ‘Felix Czeike, Wirtschafts- und Sozialpolitik der Gemeinde Wien 1919-1934, op. cit., p. 67.
14 ‘Ibid., p. 44.
15 ‘Gottfried Pirhofer, „ Linien einer kulturpolitischen Auseinandersetzung in der Geschichte des Wiener Arbeiterwohnungsbaues“, in Wiener Geschichtsblätter, Heft 1, 1978.
16 ‘Helmut Weihsmann, Das Rote Wien, op. cit., p. 45.
17 ‘Ibid.
18 ‘Burkhardt Rukschio, Roland Schachtel, Adolf Loos, traduit de l’allemand par Marianne Brausch, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1982, p. 121.
19 ‘Ibid., p. 365.
20 ‘Cité in : Wolfgang Hösl und Gottfried Pirhofer, Wohnen in Wien 1848-1938. Studien zur Konstitution des Massenwohnens, Vienne, Verein für Geschichte der Stadt Wien, 1988, p. 111.
„ Wir wollen auch nicht mehr so hoch bauen, sondern wir wollen Gartenstädte im freien Gelände, damit unsere Kinder im Grünen aufwachsen. Dazu wollen wir der Gemeinde ein Enteignungsgesetz in die Hand geben, damit sie sich den nötigen Boden beschaffen kann.“
21 ‘Cité in : Hans und Rudolf Hautmann, Die Gemeindebauten des Roten Wien 1919-1934, Vienne, Schönbrunn-Verlag, 1980, p. 209.
„[Da] sehen wir auf einmal wieder eine ganze Gesinnung auftauchen, die des gesinnungslos gewordenen Kleinbürgertums. Eine Gesinnung, die, vom Stützpunkt des Palastes ausgehend, ihren ganzen Drang nach Repräsentation auf Kosten der Wohnkultur in unsere Zeit gerettet hat. Gewiss, wir konnten keinen anderen Weg gehen. Unser Vorbild war eben der adelige Palast, das einzige wertvolle Baudenkmal Wiens, aber mit ihm eine Kultur, die nicht die unsrige ist, die von oben und nicht von unten kommt und keinen Boden mehr hat“.
22 ‘Erich Bramhas, Der Wiener Gemeindebau, op. cit., p. 71.
„ Was die Häuser betraf, so war vorerst an nichts anderes als an notdürftige Reparaturen zu denken. Als erste Neubauprojekte vorgestellt wurden, sahen die Pläne so aus, als ob Kinder sie gezeichnet hätten : Glatte kleine Quader mit kleinen Fenstern und Satteldächern“.
23 ‘Der soziale Wohnungsbau, hgb. vom Stadtbauamt der Stadt Wien, Der Aufbau, 1956.
24 ‘Ibid., p. 102.
„ 1. Die Verringerung des übergroßen Anteiles der nicht familiengerechten Klein- und Kleinstwohnungen im Wohnraumvolumen Wiens und eine systematische ausreichende Vermehrung des Prozentanteiles mittelgroßer Wohnungen, die für Familien mit Kindern besser geeignet sind.
2. Die Entwicklung neuer Typen im sozialen Wohnungsbau, die sowohl in ihrer städtebaulichen Gruppierung wie auch dem Einzelgrundriss nach noch naturnäher und grünland-verbundener sind als bisher.
3. Eine noch stärkere Abkehr vom Vielfamilien-Großhaus (Superblock) zur modernen Wohnnachbarschaft, die nach Stockwerksanzahl ihrer Baumassen, ihrer Gestaltungsform und durch überwiegenden Mehrfamilienhaus-Charakter mehr als bisher differenziert ist, und in der auch andere Wohnformen, wie das an den Garten gebundene Einfamilienreihenhaus, das vielstöckige Apartmenthaus und die Heimstätte für alte Menschen ihren Anteil haben.
4. Eine der modernen Technik viel stärker als bisher entsprechende maschinentechnische Ausstattung der einzelnen Wohnung“.
25 ‘Ibid., p. 78.
26 ‘Ibid., p. 58-59
27 ‘Alfred Georg Frei, Die Arbeiterbewegung und die ’Graswurzeln’ am Beispiel der Wiener Wohnungspolitik 1919-1934, Vienne, Braumüller, 1991, p. 7.
„ Der austromarxistische Hintergrund der Gemeindepolitik blieb in den innerparteilichen Kämpfen der Nachkriegszeit auf der Strecke“.
28 ‘Erich Bramhas, Der Wiener Gemeindebau, op. cit., p. 158.
Auteur
Professeur à l’Université de Rouen
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La RDA et la société postsocialiste dans le cinéma allemand après 1989
Hélène Camarade, Elizabeth Guilhamon, Matthias Steinle et al. (dir.)
2018
Saisir le terrain ou l’invention des sciences empiriques en France et en Allemagne
Jean-Louis Georget, Gaëlle Hallair et Bernhard Tschofen (dir.)
2017
Fuite et expulsions des Allemands : transnationalité et représentations, 19e-21e siècle
Carola Hähnel-Mesnard et Dominique Herbet (dir.)
2016
Civilisation allemande
Bilan et perspectives dans l'enseignement et la recherche
Hans-Jürgen Lüsebrink et Jérôme Vaillant (dir.)
2013
RDA : Culture – critique – crise
Nouveaux regards sur l’Allemagne de l’Est
Emmanuelle Aurenche-Beau, Marcel Boldorf et Ralf Zschachlitz (dir.)
2017
Le national-socialisme dans le cinéma allemand contemporain
Hélène Camarade, Elizabeth Guilhamon et Claire Kaiser (dir.)
2013
Le premier féminisme allemand (1848-1933)
Un mouvement social de dimension internationale
Patrick Farges et Anne-Marie Saint-Gille (dir.)
2013
France-Allemagne
Figures de l’intellectuel, entre révolution et réaction (1780-1848)
Anne Baillot et Ayşe Yuva (dir.)
2014
La laïcité en question
Religion, État et société en France et en Allemagne du 18e siècle à nos jours
Sylvie Le Grand (dir.)
2008
Migrations et identités
L’exemple de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles
Jean-Paul Cahn et Bernard Poloni (dir.)
2009