1De Zola à Thorez, la figure du mineur apparaît souvent comme emblématique d’un monde ouvrier uni dans le travail et dans la lutte, duquel les pratiques musicales (fanfares et chorales) font partie au même titre que l’estaminet et le coron. De même, le terme de « culture ouvrière » ouvre un champ à la fois vaste et mal défini, mais souvent objectivé de façon abusive.

2Dans ces conditions, une étude comparée des sociétés musicales ouvrières des bassins miniers du Nord-Pas-de-Calais et de la Ruhr des années 1880 aux années 1960 offre la possibilité d’aborder, à travers ce prisme réduit sur le plan géographique, économique et social, une réflexion plus vaste sur les pratiques culturelles ouvrières. À travers l’étude des sociétés musicales dans ces deux bassins miniers de taille dissymétrique mais présentant des caractéristiques et une histoire communes, marqués par la contrainte d’un temps et d’un espace économiques, ce même prisme s’avère réfléchissant. Comparer, c’est avant tout définir des termes pour éviter le risque de la taxinomie1. C’est aussi tracer des limites et des frontières : celles de l’objet d’étude dans un premier temps, mais aussi les frontières de l’espace national dans lequel se construisent ces pratiques musicales et qu’elles tentent parfois de dépasser. C’est enfin esquisser les limites d’un espace d’analyse cohérent où la « culture ouvrière » devient un enjeu essentiel malgré les discontinuités spatiales et temporelles.

La culture ouvrière : un objet construit par les sources et la bibliographie

3Le travail comparatiste impose de définir l’objet d’étude. Ainsi, pour comprendre les sociétés musicales ouvrières, une recherche attentive sur un double corpus de sources et une double historiographie s’impose, ce que Sandrine Kott nomme, à juste titre, la « première expérience de la difficulté »2. Sources et bibliographie permettent de comprendre comment se crée la notion de culture ouvrière dans les deux États.

4Les sources, tout d’abord, construisent une première image des sociétés musicales ouvrières.

5Les sociétés musicales ouvrières françaises, considérées comme des associations, sont soumises à la loi de 1901, et ont dû depuis cette date – même si elles existaient déjà avant –, verser à la préfecture dont elles dépendaient leurs statuts, le nom des membres fondateurs, leur siège ainsi que les règlements. Ces informations sont donc relativement centralisées et disponibles aux archives des préfectures et des sous-préfectures du Nord et du Pas-de-Calais. Il s’agit surtout de sources officielles, souvent lacunaires, car beaucoup ont été détruites durant les deux guerres mondiales, même s’il existe des fonds privés gardés par les harmonies ou recensés par le Centre Historique Minier de Lewarde, qui abrite également les archives des Compagnies de Mines.

6Le cas des sources allemandes est beaucoup plus complexe, d’une part en raison du statut très flou des sociétés musicales ouvrières, d’autre part en raison des destructions importantes qu’a subies la Ruhr durant la Seconde Guerre mondiale. Les sources sont extrêmement dispersées. Aucune autorité, même au niveau local, ne centralise les archives des associations. En outre, l’évolution de l’administration allemande entre 1880 et 1960 ne facilite pas la tâche : selon les périodes, les limites administratives et urbaines changent. Ainsi, ce qui relève de la région en 1880 relève du Bezirk quelques années plus tard. Enfin, durant l’époque impériale et plus particulièrement sous les lois socialistes de Bismarck, beaucoup de sociétés cachent leurs statuts, ou ne les transmettent pas aux autorités. La localisation des archives reste donc un réel obstacle. Cependant, certains centres de ressources regroupent des archives concernant les sociétés musicales : c’est le cas du Bergbau-Museum de Bochum ou encore du Fritz-Hüser-Institut de Dortmund. Le fondateur de ce dernier, directeur de la bibliothèque municipale de la ville, avait pour objectif de rassembler tous les documents se rapportant aux productions culturelles ouvrières. La constitution de ce fonds nous oriente donc déjà vers une lecture biaisée de ce qui est considéré comme faisant partie de la culture ouvrière.

7Si les sources ne nous donnent qu’une image partielle de la culture ouvrière, laissant peu de place à la parole des acteurs eux-mêmes, la bibliographie en offre une double lecture.

8L’approche française est souvent quasi sociologique : la culture ouvrière y est comprise comme un ensemble de pratiques et relève donc par là de l’histoire culturelle. Sont mises en avant la notion de culture politique, définie comme un ensemble de pratiques sociales et collectives produisant signes et sens3, ou encore les manifestations sensibles du politique comme les fêtes4. Les grands travaux sur la culture ouvrière, menés par Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux ou encore Annie Kriegel mettent l’accent sur les pratiques, les modes de vie, les représentations, mais aussi sur les productions culturelles et artistiques.

9Là où l’historiographie française établit un lien primordial entre « culture » et « sociabilité », dont la culture militante n’est qu’un aspect5, l’histoire de la « culture ouvrière » en Allemagne n’est que faiblement prise en charge par les histoires culturelle et sociale : la Sozialgeschichte en fait avant tout un « appendice principal de l’objet de recherches »6. Ainsi, dans les très nombreux travaux portant sur les sociétés ouvrières dont les travaux essentiels de Klaus Tenfelde sur les bassins miniers7, peu de pages sont consacrées à la culture. Le rôle des pratiques et des représentations reste mineur. Plus encline à analyser les pratiques culturelles, l’Alltagsgeschichte, notamment les travaux d’Alf Lüdtke, offre peu de travaux sur le temps long.

10Si les pratiques culturelles ouvrières ont été prises en charge de façon relativement marginale par les historiens, la culture du mouvement ouvrier allemand a en revanche essentiellement fait l’objet d’une production abondante. Le monde ouvrier allemand, structuré de façon précoce a été dès la fin du XIX^e siècle à l’origine d’une littérature sur lui-même, conceptualisant ainsi très tôt les différents aspects du monde ouvrier : la culture (Arbeiterkultur), le sport (Arbeitersport), le chant (Arbeiterlied), le théâtre (Arbeitertheater)... L’histoire des sociétés musicales est quant à elle dominée par l’histoire du Deutscher Arbeiter Sängerbund (DAS), association nationale qui « chapeaute » (Dachverband) les associations chorales ouvrières, ce que nous développerons plus loin. La dimension idéologique oriente donc fortement les ouvrages sur la culture ouvrière, car l’Arbeiterkultur s’étudie en lien avec les Arbeitervereine et Arbeiterparteien8, et l’Arbeiterkulturbewegung. La partition de l’Allemagne accentue encore cette dimension idéologique, notamment en RDA9. Ainsi, la littérature secondaire consacrée à la culture ouvrière allemande a tendance à considérer a priori les comportements culturels comme politiques. Par ailleurs, les associations culturelles ouvrières ne dépendant pas des syndicats ne sont pas considérées comme faisant partie de l’Arbeiterkultur.

11Le travail de comparaison impose donc d’emprunter aux différentes approches mais de s’en distancier. Le chercheur, qui doit faire l’effort de re-conceptualiser son objet d’étude, est alors confronté à ce que Sandrine Kott nomme « nécessité d’inventer »10, et ce, par-delà les frontières nationales à l’intérieur desquelles se construisent les cultures ouvrières.

Le cadre national, une « réalité étouffante » (Michel Espagne) mais nécessaire pour appréhender la fonction des cultures ouvrières

12Les sociétés musicales ouvrières offrent un angle d’approche privilégié pour comprendre le processus d’affirmation de pratiques culturelles ouvrières en France et en Allemagne. En effet, il est nécessaire de concevoir la constitution des cultures ouvrières dans le cadre des frontières nationales, malgré la volonté internationaliste du discours ouvrier d’une part, et le contexte de l’essor européen des sociétés de musique amateur à la fin du XIX^e siècle d’autre part.

13En France, les sociétés musicales ouvrières apparaissent avant tout comme un maillage local de la République. En effet, les sociétés étudiées, comme l’ont montré les sources, sont des associations régularisées ou encouragées par le cadre de la loi de 1901, qui connaît une remarquable continuité malgré la rupture que représentent les Années sombres. L’essor des sociétés musicales ouvrières se comprend dans le cadre de l’enracinement de la République après 1875, qui se traduit par un train de lois : lois scolaires, loi municipale de 1884, loi Waldeck-Rousseau puis loi de 1901. Lorsque, après 1884, nombre de communes du bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais basculent à gauche (SFIO ou Parti Ouvrier Français), les associations musicales républicaines et ouvrières disposent d’une légitimité, et surtout de subventions. Ainsi, les sociétés sont à certains égards des modèles de fonctionnement démocratique : l’Harmonie Municipale de Lens élit par exemple les membres de son conseil d’administration à bulletins secrets, « suivant les principes démocratiques »11. Ce lien entre association et République se maintient malgré le coup d’arrêt que représentent les deux guerres mondiales : entre 1914 et 1918, le Nord-Pas-de-Calais est soumis à l’occupation et traversé par la ligne de front. Les associations, décimées, se reforment – souvent au prix de fusions – et participent à la reconstruction sociale de la région. L’occupation allemande en 1940 marque une interruption de l’activité des sociétés musicales ouvrières – à l’exception cependant des sociétés musicales « patronnées » par le pouvoir économique, comme l’Harmonie des Mines de Douchy12 –, et leur maintien après la Seconde Guerre mondiale apparaîtra souvent comme problématique.

14Le soutien de l’État aux sociétés musicales ouvrières est donc réel, et d’autant plus fort que l’on croit à la vocation pacificatrice13 de la musique. Ce contrôle bienveillant de l’État ne se dément jamais, ne serait-ce que par la nécessité de déposer les statuts en préfecture. Le pouvoir politique républicain semble donc tolérant voire favorable aux sociétés musicales ouvrières, du moment qu’elles ne font pas preuve d’une activité politique et qu’elles ne troublent pas l’ordre public hors de leur sphère d’activité, comme le montrent des rapports de surveillance lors de certains événements ponctuels comme les fêtes du 1er mai. Enfin, il semblerait que la plupart des associations musicales aient existé avant même la structuration du monde ouvrier et la mise en place du cadre législatif. Elles procèdent des mouvements d’éducation populaires et des anciennes structures rurales14. Le rôle de l’État reste donc majeur dans la structuration de ces sociétés, qui sont réunies dans la Fédération Nationale des Sociétés de Musique. On pourrait relier ce phénomène à l’autonomisation relativement tardive de la vie culturelle ouvrière française, car la nation est ici le référent commun et non l’appartenance à une « classe »15. Les sociétés musicales ouvrières prennent donc place dans le processus de construction sociale d’une identité collective dans un État patriotique et centralisé. Tout se passe comme si les sociétés musicales faisaient office de « structure relais » à l’intérieur desquelles se coulent les mutations sociales du Nord-Pas-de-Calais industriel, maillage plus évident que l’échelle étatique. Cela donne lieu à une réelle émulation dans les années 1880, émulation qui peut être mise en parallèle avec la création d’associations sportives ou cinématographiques, dont le succès dans l’entre-deux-guerres éclipse celui des sociétés musicales16. Il y a donc une relative indépendance des associations musicales vis-à-vis du mouvement ouvrier, qui n’est pas une condition nécessaire à la formation des sociétés musicales ouvrières en France. Celles-ci se construisent dans des cadres démocratiques, dans le but d’une pratique collective, et se situent en marge des pratiques amateur.

15La situation en Allemagne est plus complexe : les associations musicales ouvrières y évoluent entre contestation et soutien du pouvoir politique, ce qui s’explique par une vie politique mouvementée et une unification tardive, mais aussi par une structuration précoce du mouvement ouvrier et par la présence d’une pratique musicale amateur très vivace17. Dans les années 1880 en effet, la tradition des sociétés musicales (Gesangvereine), dont les origines remontent au début du XIX^e siècle18, est déjà bien ancrée dans l’Empire allemand. Mais cette tradition, en lien avec la révolution de 1848, est avant tout oppositionnelle.

16En effet, les sociétés musicales ouvrières sont considérées comme des associations social-démocrate, et à ce titre étroitement surveillées si ce n’est interdites, comme ce fut le cas entre 1878 et 1890 durant la période de vigueur de la Sozialistengesetz, et même jusqu’à la République de Weimar, comme l’attestent les nombreux rapports de surveillance. Ainsi, des livres de chants sont saisis lorsque ces chants sont considérés comme dangereux et susceptibles de troubler l’ordre public. Les associations doivent être déclarées à la police, les rassemblements à l’occasion desquels se produisent les sociétés musicales (bals, concerts) sont interdits. Cependant, ces interdictions ne frappent pas toutes les sociétés : certaines ne sont pas considérées comme dangereuses, d’autres s’abstiennent carrément de transmettre des informations sur leurs activités aux autorités19. D’autre part, les sociétés dépendantes des compagnies minières ne sont pas inquiétées. Ainsi les sociétés musicales ouvrières allemandes sont-elles très précocement des foyers organisés et vigoureux d’opposition, dont l’existence est étroitement liée au mouvement ouvrier.

17La spécificité allemande consiste toutefois en la centralisation très précoce d’une partie des sociétés musicales ouvrières, intégrée à la fédération des chanteurs ouvriers allemands, le Deutscher Arbeiter Sängerbund (DAS), une structure étroitement dépendante du SPD et qui englobe toutes les chorales ouvrières sur le territoire allemand, qu’elles émanent des sociétés d’éducation ouvrières ou de sociétés de chant amateur regroupant principalement des ouvriers. Unies en 1892 dans la Liedergemeinschaft der Arbeiter-Sängervereinigungen Deutschlands, ces sociétés sont annexées par le DAS lors de sa fondation en 1908. Elles sont alors regroupées selon un système pyramidal. La région de la Ruhr appartient par exemple au Gau Westliches Westfalen. Le DAS détermine une part fixe des répertoires, édite des livres de chant et assigne aux chœurs qui en dépendent des buts en conformité avec l’idéologie socialdémocrate20. Le DAS tend de la sorte à harmoniser les pratiques musicales ouvrières en Allemagne. Les sociétés musicales ouvrières font donc partie intégrante d’une superstructure que l’on peut considérer, jusqu’à la mise en place de la République de Weimar, comme une « contre-culture », en opposition avec la culture « bourgeoise » dominante. Elles sont par conséquent fortement empreintes de l’idéologie social-démocrate et de sa volonté de créer un modèle culturel qui serait autonome, tout en se percevant comme un outil de formation et d’éducation. Avec l’avènement de la République de Weimar en 1919 et le triomphe de la social-démocratie, ces sociétés sont pleinement intégrées à une culture « d’État ». Les tensions politiques à l’intérieur du pays, notamment la lutte entre SPD et KPD, se reflètent alors dans les scissions que connaissent à cette période les différentes structures musicales ouvrières. De manière générale cependant, l’activité connaît un essor sans précédent durant cette période.

18Comme évoqué plus haut, l’historiographie et l’état des sources concernant les sociétés musicales ouvrières allemandes sont dominées de façon parfois problématique par le DAS, occultant certaines pages d’histoire ou l’existence d’associations ouvrières dépendantes d’autres partis politiques comme le Zentrum. Ainsi les tractations avec l’État nazi lors de la Gleichschaltung sont-elles rarement évoquées : le DAS, en tant qu’organisation ouvrière, est officiellement dissous le 25 mai 1933 et les groupements musicaux qui en dépendent intègrent alors le Front du Travail. La Reichsmusikkammer compte une section spécifique pour les chorales ouvrières et autorise la pratique du chant choral ouvrier dans le cadre d’une nouvelle organisation, le Deutscher Sängerbund. Un certain nombre d’ouvriers auraient de la sorte pu continuer la pratique du chant21. Cette pratique s’effectue cependant sous la direction de cadres nazis (Vereinsführer), et il est vraisemblable que les sociétés musicales aient été, par leur organisation solide, un moyen pour le gouvernement national-socialiste de contrôler la sociabilité de milieux ouvriers formant des noyaux d’opposition. L’activité des sociétés musicales ouvrières à partir de ce moment-là se situe entre adaptation et résistance : on continue de chanter, certaines chansons sont à double sens, les documents sont cachés. Quoiqu’il en soit, à partir de 1943, les bombardements intensifs de la Ruhr et les nécessités de production rendent difficile toute activité artistique. C’est donc après 1945 que les associations sont refondées, dans un contexte politique de contrôle des Alliés22, où les difficultés sont nombreuses. Dagmar Kift souligne finalement qu’il y aurait plus de continuité dans la pratique des sociétés musicales ouvrières entre la République de Weimar et le III^e Reich qu’avant et après 194523. Le 26 janvier 1947 est fondé le Deutscher Allgemeiner Sängerbund (fédération des chanteurs allemands), qui renonce ainsi au caractère strictement professionnel du Deutscher Arbeitersängerbund.

19Le lien entre le mouvement social-démocrate et la culture ouvrière, notamment les associations, semble donc avéré, et c’est dans ce cadre que l’on peut comprendre les pratiques musicales. Cela ne traduit pas nécessairement une politisation excessive des sociétés musicales allemandes. Il importe en effet de prendre également en compte les sociétés issues de l’œuvre patriarcale des compagnies de mines et des grands groupes industriels, pour cerner le fonctionnement associatif ouvrier, dans lequel on peut inclure les autres associations ouvrières (sport, théâtre, cinéma) fondées à la même période, et dont la sociabilité représente une concurrence pour les sociétés musicales. Quelle que soit la situation, la culture ouvrière représente pour le pouvoir politique un enjeu fondamental, dans un rapport souvent ambivalent de répression et d’utilisation.

20Les rapports entre sociétés musicales et pouvoir politique diffèrent en France et en Allemagne. En France, les sociétés musicales représentent un maillage intermédiaire de la structure démocratique. En Allemagne, elles oscillent entre contre-pouvoir et soutien des régimes politiques, selon les fonctions attribuées à la musique – contestataire ou pacificatrice. Dans les deux cas cependant, on remarque une relative continuité des personnels et des musiciens malgré les césures de l’histoire politique. Les sociétés musicales pourraient ainsi représenter un point d’ancrage dans le tissu social issu de la révolution industrielle, tissu social en construction et souvent composé de migrants. Dans les deux cas également, l’association musicale revêt la fonction d’une échelle intermédiaire entre l’individu et le pouvoir de l’État. Enfin, on peut souligner que, dans un espace structuré par des contraintes d’ordre géologique et économique, les sociétés musicales se rangent aux côtés des outils de contrôle mis en place par le patronat paternaliste. Ainsi, on peut discerner, par-delà les évidentes caractéristiques nationales, des traits spécifiques aux cultures ouvrières des deux bassins miniers, qui dessinent les contours d’un milieu ouvrier constitué de réseaux et de sociabilités.

Redéfinir un espace d’analyse

21Penser la comparaison des cultures ouvrières nous invite en effet à concevoir des espaces en-dehors des seules logiques nationales, que Michel Espagne définit comme une « réalité étouffante qui tend à masquer d’autres angles d’approche »24.

22Ainsi, malgré la dissymétrie que présentent les deux bassins miniers25, ces deux cœurs économiques peuvent être considérés dans les relations franco-allemandes à la fois comme des « lieux de mémoire », des lieux de transferts et des enjeux stratégiques26. Appartenant à une aire culturelle plus vaste que l’aire nationale, celle de l’Europe du nord-ouest27, les deux bassins miniers sont centraux dans l’économie et dans les échanges, que ce soit par les transferts de technologies, par les réseaux de transport, ou encore par les flux migratoires. Ces espaces spécifiques à l’échelle locale sont traversés par des dynamiques à l’échelle transnationale.

23Pour comparer ces deux cultures ouvrières, il faut donc définir les frontières d’une « unité d’observation »28, c’est-à-dire étudier les sociétés musicales ouvrières dans l’espace qu’elles occupent et dans lequel elles naissent et évoluent. Elles se définissent en effet par rapport à cet espace, dont elles portent les couleurs et parfois le nom, dans un processus permanent et dynamique de différenciation. Celui-ci se lit à la fois dans la volonté de se distinguer du socle culturel national bourgeois – le groupe ouvrier se construit ici dans sa délimitation par rapport à un autre groupe29 –, mais aussi dans la nécessité de s’approprier un espace et un temps modelé par les contraintes du pouvoir économique. Quelques exemples pris dans les deux pays permettent de mettre en relief cet « espace vécu » et réapproprié par les groupes ouvriers, à travers des pratiques culturelles collectives mettant en jeu la communauté.

24Ainsi, la culture des sociétés musicales ouvrières se traduit par des signes distinctifs d’appartenance très lisibles, comme les uniformes et les bannières, qu’il convient d’arborer lors de chaque représentation dans l’espace public. Si les photographies des sociétés allemandes montrent avant tout des hommes en costume de cérémonie, les sociétés françaises sont habillées par l’armée (costumes d’officiers de marine). En revanche, certaines sociétés se distinguent en portant des costumes de mineurs : c’est le cas de la Fanfare Prolétarienne d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais). Le vêtement est un signifiant et un élément de communication qu’il faut prendre en compte30, d’autant qu’une société portant un costume dans sa commune peut en porter un autre lors de festivals à l’extérieur. Cette codification du costume et des comportements permet de connoter la pratique musicale comme un facteur identitaire. L’appartenance est à la fois reconnaissance de soi et reconnaissance par autrui. La distinction (Abgrenzung) se traduit surtout dans l’adoption de signes qui identifient le groupe davantage par ses pratiques que par une production culturelle originale31. Le groupe ouvrier peut ainsi créer ses propres référents dans la faible marge de manœuvre qui lui reste entre les différents pouvoirs auquel il est soumis, aussi bien en France qu’en Allemagne.

25La réappropriation d’un espace et d’un temps planifiés fait ainsi de la pratique culturelle un enjeu fondamental. Rappelons brièvement que nos « unités d’observation » des deux bassins miniers sont marquées par le contrôle du pouvoir économique. L’espace est organisé par la division en concessions privées surveillées par un service d’ordre à la solde des compagnies de mine. Ces dernières supervisent en partie l’urbanisme par la construction des logements : corons dans le Nord, planification par le Siedlungsverband Ruhrkohlenbezirk dans l’Allemagne des années 1920. Enfin, le temps est rythmé par les contraintes liées à l’exploitation de la mine. La pratique culturelle en soi est alors une victoire sur une vie quotidienne dominée par ces contraintes hétéronomes.

26L’organisation spécifique de la ville minière autour du pouvoir économique implique une géographie symbolique32, dans laquelle s’inscrivent les lieux de concert. La forme processionnelle que revêtent certaines manifestations musicales dessine une topographie des rapports de force. Événement social et culturel, le concert représente aussi une occupation sonore de l’espace, qui peut se traduire par l’investissement de lieux centraux de la sociabilité, comme les estaminets33 et les Lokale, qui servent par ailleurs souvent de salle de répétition. Par exemple, en recensant les « estaminets visités par la Musique » de Harnes (Pas-de-Calais) durant les années 1925 et 1926, on compte environ une moyenne de 6 estaminets par sortie pour 10 sorties annuelles34 ! Ces « sorties » ont lieu le dimanche, jour du repos hebdomadaire, mais aussi un temps libre qui fait, avec la déchristianisation du XIX^e siècle, l’enjeu de luttes entre l’Église et les laïcs – entre l’Église et le cabaret.

27Ces concerts sont parfois l’occasion d’un affrontement entre les sociétés musicales créées par les ouvriers et celles issues des compagnies de mine. Conscient en effet de l’enjeu que représentent les pratiques culturelles ouvrières, le pouvoir économique crée des sociétés musicales dans une perspective paternaliste, que ce soit dans le Nord-Pas-de-Calais ou dans la Ruhr. Ainsi, la Société Houillère de Liévin mentionne l’harmonie parmi ses œuvres sociales, au même titre que les caisses de secours et de retraites. Fondée en 1863 sous la dépendance du conseil d’administration de la Société Houillère de Liévin, l’harmonie, qui compte 102 musiciens (ouvriers et employés), dispose d’une salle de musique, d’un kiosque, et dispense des cours de solfège35. Il s’agit tout d’abord d’encadrer les loisirs ouvriers : comme le coron, dont le jardin représente une saine occupation, la musique a un but moral et supérieur et « apporte [s]a merveilleuse lumière à la rude vie du mineur »36. Elle est donc à la fois un loisir noble et le pendant, voire la récompense d’une activité professionnelle difficile. Dans la Ruhr, certaines sociétés sont placées sous la présidence du directeur de la mine ou d’un ingénieur (Bergassessor). Elles portent alors souvent le nom du puits dont elles dépendent, par exemple le Gesangverein der Zeche Minister-Stein. Alors qu’un mineur faisant partie d’une société musicale « indépendante » pouvait faire l’objet d’une procédure juridique durant l’ère wilhelminienne37, les sociétés dépendantes des compagnies se produisent régulièrement. Sous la dictature national-socialiste, si beaucoup de sociétés ouvrières « indépendantes » sont dissoutes, les sociétés placées sous la protection des compagnies se maintiennent. Cependant, on ne peut totalement opposer les sociétés « indépendantes » et celles qui dépendent des compagnies : un musicien peut très bien être amené à jouer dans plusieurs ensembles38. Même si les sociétés musicales ouvrières ont résolument pris le parti de l’estaminet le dimanche, lorsque les sociétés musicales des compagnies ne donnent leur concert qu’après la messe, les pratiques culturelles reflètent bien différents aspects de la sociabilité ouvrière.

28Enfin, la pratique collective de la musique s’insère dans des moments où la société ouvrière, dans son milieu, se donne à voir. Lors des défilés et des fêtes, les sociétés musicales sont le vecteur d’un ensemble de signes propres à une identité ouvrière revendiquée (insignes, drapeau, mais aussi un répertoire ouvrier international). Elles contribuent ainsi à démontrer la force du groupe. Georges Sentis relate ainsi que le cortège de 15 000 personnes présent le 8 octobre 1911 lors de l’inauguration de la Maison Syndicale de Lens – un bâtiment imposant qui s’élève face aux bureaux de la Compagnie des Mines –, était précédé de sept sociétés musicales jouant l’Internationale39. Dans le Kohlenpott, le Volksblatt n° 250 du 25 juillet 1899 rapporte que lors de la fête du DAS à Schwelm en 1899, « une troupe forte d’environ 50 cyclistes ouvrait le défilé, qui se tint magnifiquement avec ses vélos décorés. 43 des 57 associations de la fédération [...] étaient représentées, la plupart avec des drapeaux. Près de 1500 chanteurs et chanteuses défilèrent à travers la ville dans l’imposant cortège »40.

29Lors de ces grands événements, l’ensemble de la communauté ouvrière est mobilisé. Les pratiques culturelles construisent ainsi le groupe par un réseau de symboles et de signes, révélant un idéal de vie en groupe auxquels les individus se conforment. Cette fonction intégratrice est d’autant plus essentielle que les populations des bassins miniers sont avant tout formées de migrants41. Ainsi, la culture ouvrière telle qu’elle transparaît dans les grands moments de sociabilité semble bien être un processus dynamique s’insérant dans de multiples réseaux. Mais si ces réseaux d’individus et de signes lui donnent une dimension internationale42, ils en donnent aussi une image figée et idéalisée. Codifiées par les costumes et les activités (concerts, bals, ), consolidées par la participation du plus grand nombre d’acteurs – sociétés sportives ou théâtrales, commerçants et restaurateurs « mécènes » –, les fêtes ouvrières donnent à voir une société idéalisée et communiant dans la noblesse de l’art musical. Les comptes rendus en font toujours un moment magnifique et merveilleux, exprimant un stéréotype qui se maintient par-delà les évolutions chronologiques. Cela explique peut-être que la culture ouvrière soit trop souvent comprise comme un « en-soi ».

Conclusion

30L’étude comparée des sociétés musicales ouvrières nous permet donc de comprendre la culture ouvrière comme une « culture matérielle » qui prend place dans un espace vécu et construit. Les ouvriers deviennent alors des acteurs dans ce « milieu » spécifique, au sein de « microstructures », à l’échelle d’une communauté43. On constate une similitude dans la fonction des pratiques culturelles ouvrières du Nord-Pas-de-Calais et de la Ruhr, dans leur aspect rituel et symbolique, et surtout dans le lien avec une sociabilité spécifique. On pourrait ainsi analyser, à travers l’activité des sociétés musicales ouvrières, comment se crée le lien entre un espace et une activité industrielle – condition essentielle à la transmission d’un « ethos ouvrier »44. Quel rôle les sociétés musicales jouent-elles dans la construction, l’affirmation et la transmission d’une culture minière, mais aussi dans sa pérennisation après la fermeture des puits ?

31Pour autant, il ne s’agit pas de perdre de vue que ces communautés ouvrières sont aussi traversées par des logiques nationales et internationales, qui les placent aussi dans une perspective macroanalytique. La culture ouvrière devient alors celle d’un groupe socioprofessionnel confronté de façon dynamique avec les politiques nationales et internationales. L’étude comparée des sociétés musicales ouvrières nous permet donc d’aller du particulier au général, voire d’envisager une histoire à l’échelle transnationale, telle que la définit par exemple Jürgen Osterhammel45 : une histoire qui ferait appel aux autres sciences sociales comme l’ethnologie et l’anthropologie, mais aussi aux concepts chers à la géographie – réseau, espace, frontière – afin d’expliquer les causes et les formes des transferts culturels. De la sorte, la culture ouvrière n’apparaîtrait plus comme un objet historique depuis longtemps moribond mais pourrait au contraire être un horizon d’étude d’une actualité réelle et ouvert sur l’avenir46.