1La social-démocratie a déployé au XIX^e siècle un travail culturel de grande ampleur, de sorte que les couches populaires ont massivement eu accès à ses associations sportives et de loisirs, à ses écoles, bibliothèques et théâtres, à ses syndicats aussi, coopératives de consommation et caisses d’entraide. Cela dès ses origines, contrairement à ce qu’on a tendance à penser (au moins en France), avec un essor continu durant la décennie 1880. Des centaines de milliers, puis des millions de travailleurs étaient donc, par un biais ou par un autre, liés à ce parti, le SDAP (Parti ouvrier social-démocrate), rebaptisé en 1891 SPD (Parti social-démocrate d’Allemagne)1.

2Prenant la mesure de cette incomparable réussite, l’historiographie actuelle tend à relativiser le caractère politique de la social-démocratie, jusqu’à en faire un mouvement essentiellement culturel. Les associations sont perçues avant tout comme lieux de sociabilité, leur contenu politique considéré comme négligeable, tandis que l’aspect culturel lui-même, plus exactement la volonté de transmettre des contenus culturels, est considérée comme secondaire par rapport à l’objectif d’encadrer la vie sociale des couches populaires. Cette tendance de l’historiographie récente peut s’appuyer sur des déclarations de dirigeants du parti ou sur ce slogan qui dit organiser au quotidien la vie sociale des ouvriers, y compris les événements les plus importants d’une vie, « du berceau jusqu’au cercueil »2. Et au début du XX^e siècle, le dirigeant autrichien Max Adler expliquait que le socialisme n’était ni mouvement ouvrier ni même mouvement politique, mais un mouvement culturel. Cela aussi peut encourager des historiens à relativiser le caractère politique du SPD3.

3Cette vision des choses laisse ouvertes certaines questions, dont celle de savoir pourquoi ses adversaires, au premier rang desquels l’Etat et la majeure partie de la classe politique, l’ont traité en ennemi politique, quand ce n’est pas en ennemi public numéro un, avec tant de constance et de vigueur. Très consciente de l’importance du travail culturel entrepris et réalisé par la social-démocratie, il ne nous semble donc pas inutile d’aller y voir de plus près, pour examiner en particulier les raisons circonstancielles et celles plus profondes qu’elle a eues à investir ces domaines a priori secondaires pour un parti. Il s’agira d’observer ce qu’on entend exactement par « travail culturel », pour déterminer dans quelle mesure il est lié plus ou moins étroitement aux autres activités, directement politiques, du SPD. Selon la manière dont l’activité culturelle s’intègre aux objectifs politiques, la contradiction apparente pourra peut-être être levée. Nous chercherons aussi à voir si la culture devient dominante, un but en soi reléguant la politique.

Un parti jeune... qui doit immédiatement faire face à une série d’épreuves

4La social-démocratie se constitue en parti en 1869 : c’est un parti précoce, qui est également le premier parti socialiste et ouvrier. Ouvrier par sa composition sociale autant que par ses objectifs politiques, lui qui bien avant que cette séparation ne se fasse dans les pays voisins, tient à organiser les ouvriers indépendamment de la bourgeoisie libérale. Parti jeune signifie aussi composé d’hommes jeunes, qui vont rapidement être confrontés à une série d’épreuves éminemment politiques, qui auraient pu les ébranler sérieusement, si ce n’est mettre fin à leur vocation militante.

5Parmi ces épreuves, il y a d’abord la question de l’unité nationale et de la guerre. Le parti a tout juste un an lorsqu’il se trouve confronté à la guerre de 1870. Que faire, quelle position prendre face à l’horreur d’une guerre lorsque l’on sait qu’elle permettra d’achever l’unité allemande ? Les plus anciens, comme Wilhelm Liebknecht, sont montés sur les barricades en 1848-1849 ; c’est dire que l’unification, ils l’appellent de leurs vœux depuis longtemps. Ils l’auraient espérée par en bas, par une révolution démocratique : l’unité dans la liberté. Ils admettent pourtant qu’il s’agit pour la Prusse d’une guerre défensive, et qu’on peut sans trahir l’internationalisme prendre parti pour la victoire de l’Allemagne. Mais après le quatre septembre, ils expliquent que la continuation de la guerre doit être interprétée désormais comme une guerre contre la République et le peuple français, et mettent en garde contre sa transformation en guerre de conquêtes. Fraîchement élus au Reichstag, ses députés refusent de voter les crédits de guerre. Peu après, ils prennent position contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine, jugeant qu’on ne peut disposer ainsi des peuples. Positions particulièrement difficiles à assumer en ce moment de ferveur nationale et qui leur vaudront des procès pour préparation à la haute trahison, les qualificatifs de « sans-patrie » ou « traîtres à la patrie »4, en un mot la haine durable du pouvoir.

6L’épreuve suivante a lieu dès le mois de mai 1871. Avec la nouvelle de la Commune en Allemagne, c’est la question sociale qui fait irruption brutalement sur la scène politique au moment même où bourgeoisie et pouvoir enterrent enfin la hache de guerre. Là encore, les députés Liebknecht et Bebel expriment en plein Reichstag leur solidarité avec les insurgés, ce qui leur vaut de passer quelques années en forteresse. Bismarck raconte dans ses Mémoires que c’est ce qui lui a fait prendre conscience de la dangerosité des socialistes et l’a déterminé à trouver les moyens d’écarter ce parti.

7Dès sa création donc, le SPD a eu à prendre position sur des questions politiques de toute première importance, prises de position remarquées et abondamment commentées, dont certaines sont restées dans les mémoires pendant des décennies (d’où l’épithète des « sans-patrie ») : quelle que soit la lecture qu’on en fait aujourd’hui, il n’est guère imaginable que pour les contemporains l’activité culturelle de ce parti diabolisé ait été perçue comme neutre ou détachée des objectifs politiques.

8En tout cas, dès 1871 le pouvoir s’emploie à bâillonner ce parti qui connaît néanmoins des succès croissants. En 1877, le nombre des électeurs socialistes dans les grandes villes égale ou dépasse 40 %. Un an plus tard, le Chancelier dissout le Parlement et obtient enfin une majorité conservatrice pour voter la loi dite antisocialiste, qui met le SPD hors-la-loi.

9En amont, le deuxième attentat contre l’Empereur, sciemment instrumentalisé par le pouvoir et attribué à tort aux sociaux-démocrates, a permis d’orchestrer une intense campagne de diffamation. Le militant et écrivain Paul Kampffmeyer rapporte que pendant plusieurs mois, alors que les sociaux-démocrates étaient considérés comme régicides, meurtriers, terroristes, on n’était pas loin du pogrome. Les calomnies portaient en particulier sur la prétendue violence des socialistes, une barbarie toujours mise en relation avec leur inculture (Unkultur). L’historien national-libéral Heinrich von Treitschke, dont le point de vue sur les socialistes reflète la vision de la classe dirigeante, écrivait dans un article célèbre que le socialisme était « la négation fondamentale de tout ce qui élève l’homme au-dessus de l’animal »5. Dans les romans d’adversaires aussi, les socialistes avaient quelque chose d’inhumain, comparés par exemple à des bêtes de proie6. La social-démocratie était présentée comme décidée à détruire à court terme toute culture humaine.

10Ses détracteurs, loin de lui reconnaître une quelconque utilité culturelle, argumentaient donc particulièrement contre l’inculture, l’arriération, le caractère primitif même du milieu social-démocrate7. Il y a une certaine ironie à rapprocher ces positions de la tendance historique actuelle qui tend au contraire à nier la dimension politique du même mouvement, pour mettre l’accent surtout sur son travail éducatif et culturel.

11En tout cas, à l’issue d’une campagne haineuse, la loi d’exception contre les socialistes est adoptée en 18788 puis prorogée quatre fois jusqu’en 1890. Ses conséquences sont dramatiques. Elle interdit quasiment toute activité à ce parti de 40 000 membres et à tous les organismes qui en dépendent, syndicats, associations, caisses d’entraide (prévues pour secourir des familles en cas de maladie, d’accident, de chômage)9. Toutes réunions sont interdites, ses journaux10 et trésoreries saisis.

12Des milliers d’ouvriers sont licenciés ; inscrits sur des listes noires, ils ne retrouvent pas de travail, même en signant les déclarations condamnant le socialisme qu’on exige d’eux. Des rédacteurs, des membres du parti font des séjours en prison, sont expulsés de leur ville, parfois interdits de séjour dans l’ensemble du Reich. Wilhelm Liebknecht vit séparé de sa famille pendant toute la durée des lois antisocialistes, douze ans. Le choc est rude. Des dirigeants désemparés parlent de renoncer, d’attendre des temps plus cléments. Ils ne voient pas comment retisser des liens avec des sympathisants qu’on ne peut réunir et parfois ils vont au-devant des autorités, allant jusqu’à dissoudre eux-mêmes des structures.

Comment le SPD contourne les lois répressives

13Après plusieurs mois, on découvre que les lois répressives ont leurs failles et se laissent parfois contourner, des idées commencent à naître pour faire vivre malgré tout certaines convictions. Sans compter que selon les Etats, la loi est appliquée avec plus ou moins de rigueur.

14Certains journaux et tracts imprimés en Allemagne, au contenu aussi neutre que possible et au titre souvent trompeur, passent bien la censure, mais en douze ans, 155 journaux et plus de 1 200 autres publications socialistes sont interdits11. Le Social-démocrate est alors créé comme organe officiel « de la social-démocratie de langue allemande »12, rédigé et imprimé en Suisse, ce qui permet de développer ses idées sans détours. Ce journal comptera beaucoup pour la réorganisation du parti, moins peut-être par son contenu que parce qu’il faut déployer des trésors d’ingéniosité pour le faire entrer illégalement en grandes quantités en Allemagne, semaine après semaine, et le diffuser dans toutes les régions, ce qui permet de retrouver des adhérents perdus et de retisser des liens.

15Surtout, le gouvernement a commis une erreur de taille. Dans la loi, il a omis d’interdire aux socialistes la participation aux élections. Bien sûr, le parti est hors-la-loi, il n’existe plus officiellement, donc nul candidat ne peut se réclamer de lui ni faire campagne en son nom. Par contre, chaque citoyen peut être candidat aux élections à titre individuel. Cela donnera lieu à une situation quelque peu ubuesque, lorsque les membres d’un parti interdit, muselé, seront toujours plus nombreux à prendre la parole au Reichstag. En 1890, le SPD devient même le premier parti en nombre de voix, avec 19,6 %. Les élus se servent des sessions parlementaires comme d’un instrument de propagande précieux : ils s’adressent aux masses pardessus la tête des autres députés. Les débats, les discours sont en général reproduits dans la presse, et à défaut, ils sont imprimés et diffusés par les soins du parti. Il existe encore une véritable curiosité pour la vie parlementaire, et le SPD se sert du Reichstag comme d’une tribune, de laquelle on peut cultiver politiquement ceux qui le souhaitent.

16L’autre moyen d’exister pour le SPD, et que le pouvoir n’a pu empêcher vraiment, ce sont les associations d’éducation populaire (Arbeiterbildungsvereine). Ces associations culturelles, de chant ou de gymnastique, sont dissoutes par les autorités dès lors qu’elles apparaissent organisées par des socialistes, et fin 1878, un important travail militant se trouve ainsi détruit d’un trait de plume. Là aussi, les historiens ont tendance à les faire naître dans les années 1890, lorsque leur existence est devenue officielle et qu’elles ont pu se donner des statuts supra-régionaux, alors qu’elles ont été développées et systématisées dans la période précédente. En effet, en particulier dans les grandes villes, c’est surtout au travers de telles associations que le mouvement socialiste renaît au début des années 1880.

17Certaines sont uniquement des couvertures pour des organismes politiques, elles portent des noms fantaisistes, sans lien avec la politique13, et le loisir ou l’activité officiels ne sont qu’un camouflage. Certes on y chante, on y joue aux quilles, mais on n’y fait pas que cela. Périodiquement, souvent tous les mois, ces clubs de chant ou de gymnastique organisent des congrès, ils envoient des délégués des quatre coins du pays... ce qui permet peu à peu de reconstruire une organisation. Sur place, les militants organisent des réunions secrètes, et profitent du déplacement pour reprendre contact avec des sympathisants, leur redonner courage ou encore soutenir la fondation de nouveaux clubs... Une chorale peut alors cacher la direction locale ou régionale du parti, comme en Schleswig-Holstein la Liedertafel de Neumünster. Tout cela est d’abord hasardeux, sans véritable coordination, mais la dynamique est lancée.

18Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver, de mesurer quelle est la part respective des objectifs culturels et politiques, mais certaines de ces associations ont réellement vocation à cultiver les travailleurs qui s’y rendent, sans arrière-pensée politique.

19L’exemple des sociétés de chant est à cet égard intéressant. Sous la loi, des travailleurs rédigent, sur des mélodies de chansons populaires traditionnelles ou même à la gloire de l’Empereur, des chansons de lutte pour le mouvement ouvrier. Ils chantent donc sur des airs autorisés et quand la police vient à investir les lieux pour les contrôler, ils continuent imperturbablement, sur le même air, avec les paroles officielles ouvertes à côté des partitions. Il ne reste guère de trace, dans les archives, des refrains et couplets illégaux : les paroles séditieuses, non autorisées, ils les ont apprises par cœur14. La frontière n’est pas très claire : s’il s’agit bien de chorales, il est évident que les militants qui les organisent s’efforcent de transmettre aux membres leur propre culture, leur vision du monde, avec le sentiment d’appartenir à une classe sociale et la fierté d’être ouvrier15.

20De la même manière, le SPD met en place partout des associations culturelles (Arbeiterbildungsvereine), structures souples qui finissent par mailler étroitement l’ensemble du territoire. Il y en a vraiment pour tous les goûts : cours variés dans ses écoles du soir, clubs de sport, avec les premiers clubs de gymnastes, de cyclistes, de danse ou de joueurs de quilles ; bibliothèques naturellement, clubs de lecture, associations théâtrales, harmonies, et les fameuses chorales. Mais aussi des clubs de fumeurs de pipe, de collectionneurs (philatélie par exemple) ou encore de colombophiles. Sans compter, pour se retrouver, l’organisation d’excursions, de fêtes, de banquets accompagnés de discours. Il déploie une activité culturelle telle, organisant la vie sociale de centaines de milliers de familles populaires, qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il la structure effectivement du jardin d’enfants jusqu’à l’association d’incinération.

21Beaucoup de futurs militants racontent qu’ils ont rejoint le SPD au travers de la culture, qui leur a ouvert les yeux sur le monde et donné envie d’en changer. La soif de culture de ces jeunes gens avant toute politisation, qui s’ôtent littéralement le pain de la bouche pour acheter un livre, est inoubliable. En une époque où le niveau de culture est très bas, l’activité culturelle déployée est indéniablement une grande réussite de la social-démocratie. D’après nous, cela ne suffit pourtant pas pour relativiser son caractère politique, tant les deux aspects, culture et politique, apparaissent intimement liés16 – comme les deux faces d’une médaille.

Des raisons plus profondes de faire le choix de la culture

22Sans les lois antisocialistes, les dirigeants n’auraient pas systématisé ainsi les associations culturelles, et si le parti avait pu déployer une activité directement politique, la culture aurait été à n’en pas douter moins prépondérante, sa place moins imposante. Cependant, il est vrai aussi que ce travail d’éducation populaire n’est pas qu’affaire de circonstances.

23Selon les dirigeants, l’heure n’est pas à la révolution ouvrière, c’est à la bourgeoisie de succéder vraiment à la noblesse, pour développer l’industrie, les moyens de communication, le système bancaire et mettre en place une République. La classe ouvrière n’est pas mûre pour être candidate au pouvoir, et le rôle essentiel du parti socialiste, dans ces conditions, est de cultiver les masses dans tous les domaines de connaissances, de les sortir du quotidien, de leur donner le goût de l’organisation, de la collectivité, de leur apporter la conscience de leur situation sociale, pour qu’ensuite, une partie d’entre eux puisse s’intéresser aux idées politiques, se former à la théorie socialiste, et que certains adhèrent au parti ou deviennent membres actifs. Le recrutement n’est pas le but premier, c’est davantage un sous-produit espéré.

24En conséquence, le SPD se veut parti de masse, terme qui évoque le nombre de membres (une fraction significative de la population ouvrière doit être organisée en son sein) et qui caractérise surtout la forme organisationnelle, en particulier le fait qu’aucun préalable n’est posé à l’adhésion des membres. C’est donc encore une structure large, lâche, et il y a une grande différence entre les nombreux sympathisants qu’il s’agit de cultiver, la politique n’étant qu’un aspect, et les militants auxquels il faut s’efforcer de donner une solide formation politique. Ainsi August Bebel, compagnon tourneur et l’un des fondateurs et principaux dirigeants du parti, se réjouit en 1872 d’avoir enfin des mois de calme pour lire et étudier... en prison.

25Lui-même et les autres dirigeants (Liebknecht, Bracke...) n’auront de cesse de rappeler ce qu’ils doivent aux associations culturelles ouvrières de la bourgeoisie libérale, ainsi que, dans le cas de Bebel, à celles liées aux Églises. Il dit sa gratitude, expliquant qu’elles seules, mettant à la disposition de tous dans leurs locaux presse et ouvrages divers, permettaient à de jeunes compagnons ou ouvriers de s’ouvrir un peu au monde. Avant la création du parti, alors qu’il dirigeait l’Union des associations culturelles, Bebel s’engageait pour qu’elles offrent aux ouvriers des cycles ambitieux de conférences : « Il est nécessaire de proposer partout des exposés scientifiques en histoire, en géographie, en sciences aussi, en particulier sur l’anatomie, trop souvent encore largement méconnue dans le peuple. Les associations ouvrières doivent également mettre en place des bibliothèques...»17.

26La période des années 1890, qui suit la levée des lois antisocialistes, est significative également, souvent qualifiée de période « d’euphorie culturelle », tant les théâtres ouvriers, les bibliothèques, les fêtes et lectures publiques ont alors eu de succès. La radicalisation politique, l’augmentation des grèves revendicatives, vont de pair avec une soif plus grande de connaissances, de lectures. Les Théâtres Populaires Libres regroupent, rien qu’à Berlin, des milliers de membres. Au moment où le parti retrouve une légalité, qu’il se consacre plus directement aux activités politiques, loin de négliger l’activité culturelle, il l’intensifie encore.

Premiers débats littéraires de l’histoire du mouvement ouvrier

27Cette activité culturelle intense va donner lieu aux premiers débats littéraires de l’histoire du mouvement ouvrier. Tout en encourageant et même en initiant le travail de culture populaire, le dirigeant W. Liebknecht s’oppose très tôt à la conception de certains rédacteurs ou intellectuels du parti qui pensent que l’émancipation des masses passe par la culture. De manière polémique et pour frapper les imaginations, dès 1872 il retourne la célèbre formule de la bourgeoisie en lutte contre les féodaux, qui dit que le savoir donne le pouvoir : „ Wissen ist Macht, Bildung macht frei“en „ Macht ist Wissen“. Pour la population laborieuse, il ne saurait donc y avoir d’émancipation véritable sans conquête préalable du pouvoir. La différence est de taille, et le texte fait date : il faut bien sûr cultiver le plus grand nombre possible d’ouvriers, c’est même une tâche essentielle vis-à-vis de ceux qui sont prêts à consacrer à cela une part de leur temps, de leur énergie (à un moment où on travaille souvent quinze heures par jour). Mais il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner, et selon Liebknecht il faut se rappeler que pour pouvoir se cultiver réellement, la classe opprimée des travailleurs devra d’abord s’être émancipée socialement.

28Il n’est pas toujours aisé de garder ce cap, d’autant que nombre de militants rapportent dans leurs souvenirs combien l’accès à la culture, à défaut de changer le monde, a au moins changé... leur vie. L’élément premier a été la soif de lectures, assouvie par les structures (bibliothèques, théâtres, conférences) sociales-démocrates. Ce n’est qu’ensuite, dans un second temps, qu’ils ont commencé à s’intéresser aux idées politiques. Les futurs responsables viennois Alfons Petzold et Adelheid Popp, tous deux d’origine très modeste, rapportent cette soif immodérée de lectures, qui sans qu’ils s’y attendent les a fait sortir de leur condition. Elle, deux ou trois ans d’école primaire pour tout bagage, est devenue à l’âge de vingt ans la rédactrice en chef admirée du principal journal destiné aux femmes travailleuses18. Lui, après avoir dans sa jeunesse dormi quelque temps dans les égouts de Vienne, où il faisait du théâtre, est devenu poète ouvrier et député social-démocrate. Dans leur cas et celui de plusieurs centaines d’autres pris individuellement, certes la culture a changé leur vie.

29Une autre question qui se discute dans le parti est celle du rôle des écrivains, des intellectuels dans ses rangs. Le fait d’être cultivés leur donne-t-il une clairvoyance politique, donc une légitimité pour jouer un rôle dirigeant ? La direction répond que non, que cela leur donne seulement des responsabilités, et d’abord celle de faire profiter de leur culture les moins chanceux.

30Enfin, un débat va durer des années avec des moments de tension très vive, débat qui englobe une partie des questionnements ci-dessus : celui de la littérature qu’il convient de privilégier. En pleine loi antisocialiste, alors que le parti est réprimé, mais aussi calomnié, vilipendé par ses adversaires, que nombre d’adhérents sont démoralisés et isolés, tout à coup des écrivains naturalistes arrivent en renfort. C’est un renfort inattendu, bienvenu. De toute façon, le pouvoir fait l’amalgame entre les uns et les autres, en Allemagne on tire alors un trait d’égalité entre naturalistes et socialistes, tous assimilés par leurs détracteurs à la subversion, la traîtrise (les « traîtres à la patrie »), tous indistinctement accusés de se complaire dans la boue, l’ordure et le sexe.

31Difficile, quand vos adversaires vous entourent ainsi de la même hostilité, de se démarquer les uns des autres. Nous l’avons vu, le parti existe alors essentiellement au travers de la culture. Mais la littérature, elle, prend un tour politique : puisque le parti est bâillonné, les petits naturalistes proches du parti prendront en charge la dénonciation politique et sociale par leurs œuvres. Manifestes naturalistes, essais, pièces de théâtre, quelques romans, sont publiés par les imprimeries du parti, joués dans ses théâtres. Tout cela ne fait que confirmer l’idée d’une grande proximité, voire d’une identité, entre les deux courants politico-littéraires.

32Des voix se font alors entendre dans le parti pour protester. Le débat entre socialistes « naturalistes » et socialistes « orthodoxes » aura lieu dans la presse sociale-démocrate des années 1880, lors de congrès du parti (en particulier 1891, 1896) et dans les Théâtres Populaires Libres berlinois (Freie Volksbühne). Du côté des dirigeants du parti, il y a le refus de l’assimilation du naturalisme au socialisme. Pour ne pas encourager la confusion des genres, il s’agit disent-ils de faire moins de place aux écrits des naturalistes, d’autant que les publications socialistes ne doivent pas devenir des champs d’expérimentation pour les courants modernes, ce n’est pas leur rôle et les dirigeants ne sont pas compétents pour juger de leur qualité littéraire.

33Aux naturalistes allemands, on reproche leur mépris à l’égard des ouvriers, une manière de se complaire dans le sordide, liée à un certain pessimisme, un manque d’espoir. Sur le plan des mœurs, certains dirigeants donnent l’impression d’être assez prudes : dans Mutter Bertha, une allusion de l’héroïne à son envie d’uriner horrifie certains, qui n’ont pas de mots assez durs pour rejeter ces cochonneries („ Cochonnerien“ !). Ces débats finissent par s’épanouir pour donner naissance à la première occurrence de la discussion sur la possibilité et l’opportunité d’une littérature prolétarienne. Là aussi, les réponses sont hésitantes, les débats parfois vifs, mais finalement les responsables possédant la plus grande autorité en la matière, en particulier Franz Mehring, critique littéraire connu, et Rosa Luxemburg, tranchent : ni littérature prolétarienne ni littérature bourgeoise, la littérature doit être libre et simplement humaine. Tous deux estiment davantage les classiques, Goethe, Tolstoï ou Balzac que, comme l’écrivait Engels « tous les Zola passés, présents et à venir », tant ce qui compte d’abord, indépendamment des opinions politiques de l’auteur, est de donner à voir, de faire vivre des personnages incarnés, nuancés, et non des marionnettes au service d’idées. Mehring finira de clore le débat lorsqu’en 1897 il prendra la direction de la Freie Volksbühne à Berlin (Théâtre Populaire Libre) et orientera résolument le répertoire vers des pièces classiques. Loin d’une postérité qu’on connaît, les principaux dirigeants niaient donc l’idée d’un art au service d’une cause.

Conclusion

34Le SPD et ses associations prirent un tel essor qu’on se mit à parler de « contre-culture » ouvrière, tant ils marquaient la vie sociale en prenant le contre-pied des institutions bourgeoises, dans les petites choses et dans les grandes. Le terme est resté, comme une évidence. Il est exact que le contenu culturel transmis par le parti, ou plus exactement que le parti cherchait à transmettre, était en permanence, point par point, fort éloigné des idéaux des classes dominantes, même lorsque le vecteur, l’objet semblait être le même. Nous avons évoqué les sociétés de chant, mais c’est vrai pour toutes les autres activités culturelles : gageons que même pour apprendre à lire, un ouvrier ne l’apprenait pas de la même manière à l’école communale ou à l’école du parti. Dans les clubs de sport, ce qui était valorisé était le sens de l’entraide et du collectif. En cyclisme par exemple, les compétitions étaient des figures collectives, et si on faisait la course, c’était une course... de lenteur : le vainqueur était le dernier à franchir la ligne d’arrivée, témoignant ainsi de sa maîtrise de l’engin !

35En ce sens, on peut sans doute parler de contre-culture : la culture mise au service de valeurs opposées à celles communément admises. Depuis le texte de Liebknecht de 1872, il n’a par contre jamais été question dans la social-démocratie de créer une culture alternative, une « culture ouvrière ». Plus modestement, l’ambition était de tenter d’assimiler le meilleur de la culture existante.

36Mais certains autres historiens ont choisi d’utiliser ce concept de « contre-culture »19 pour définir à l’inverse l’activité culturelle impulsée par le pouvoir afin de contrebalancer l’influence sociale-démocrate – une idée qui paraît finalement convaincante.

37Dans la lutte contre les socialistes, l’une des armes du pouvoir a été la propagande – comme c’est du reste le cas dans toutes les guerres. À la fin des années 1880, les lois d’exception ayant échoué à diminuer l’influence du SPD autant que les lois d’assurance sociale, le jeune Empereur décide de trouver d’autres moyens, et commence à penser à l’éducation de la jeunesse et donc à l’école. Alors que la répression s’adoucit quelque peu, la propagande antisocialiste s’intensifie.

38En 1887, dans son essai destiné à la Chancellerie et intitulé École et Social-démocratie (Schule und Sozialdemokratie), F. Graf évoque une « réforme profonde de l’école comme moyen le plus rationnel pour couper la social-démocratie à la racine ». En 1888, quelques mois après sa prise de pouvoir le jeune Empereur annonce par décret, sans ambages, qu’il s’agit de « se servir de l’école à chaque niveau d’études pour lutter contre la propagation des idées socialistes et communistes »20. Guillaume II exprime ensuite à plusieurs reprises et très clairement sa vision de l’école, explicitement mobilisée pour dresser les enfants contre le SPD.

39Après 1890, le système est complété par une agitation antisocialiste de grande ampleur : les écoles, mais aussi l’Église, l’armée et... les associations de gymnastique et de sport doivent devenir des armes idéologiques au service de l’État. Le raisonnement est le suivant : il faut créer d’en haut des associations culturelles ouvrières, avec une large offre de loisirs et dotées de moyens matériels importants, de sorte à concurrencer efficacement ces associations culturelles socialistes qui ont fait le succès de la social-démocratie. Il faut passer à une contre-agitation offensive, dans tous les domaines de la vie sociale21. Le « contre-mouvement bourgeois »22 créa alors des clubs qui au matérialisme cherchèrent à opposer la religion, à l’internationalisme, des cérémonies célébrant la grandeur nationale et l’armée, à la division de la société en classes, la communauté nationale... Les chorales, pour répondre aux chants engagés des socialistes, mettaient au répertoire des chants populaires et patriotiques. Ces associations proches du pouvoir tentèrent même une contre-agitation par voie de tracts, le média traditionnel des opposants ! Dans ces conditions, il semble finalement aussi légitime de parler de contre-culture bourgeoise que de contre-culture ouvrière.