Événement quantique (en guise de conclusion)

« Je suis celui que j’aime et celui que j’aime est en moi.
Nous sommes deux esprits en un même corps.
Si tu me vois, c’est lui que tu vois.
Si tu le vois, tu nous vois tous les deux. »
Husayn Ben Mansour

« En art, le seul réalisme est celui de l’imagination. »
William Carlos Williams
Spring and All

Cependant nos rêves ont pris corps sous nos yeux ; à cause de ce que vous voyons nos cœurs menacent de se murer dans le silence.
Garfield Reeves-Stevens
C’est en août

1Y a-t-il pour nous un moyen honnête de conclure ? De donner en somme son congés (daté et signé) à l’Autre qui nous a tant occupé jusqu’ici ? Cela ne relèverait-il pas aussi un peu du vol, de l’effraction ?

2Est-ce seulement possible ?

3Il me plaît bien davantage d’envisager les choses (ou disons plutôt la chose) sous l’angle de l’accusé-réception que tend le facteur, et qu’il s’agit ici pour nous de dater et de signer, non pas tant pour revendiquer une quelconque propriété, que pour faire simplement savoir à l’expéditeur que nous avons – bien – reçu son envoi.

4Quelle étrange valeur a du reste cet adverbe « bien » qui apparaît ici non comme le contraire de « mal » mais bien plutôt comme le contraire d’une négation. Une communication orale peut être mal reçue ; c’est du moins ce que nous déclarons à notre interlocuteur lorsque la ligne téléphonique est de mauvaise qualité. Pas une lettre ou un colis.

5Une lettre ou un colis, ça ne peut être que bien reçu ou pas reçu du tout. Entre deux, il n’y a en somme qu’un pas.

6Le pas qu’il s’agit de franchir pour recevoir une œuvre.

***

7Pas très regardant, le lecteur de King, sur la qualité de la marchandise ? Allons donc. Regardez-le, ici ou là, dans le métro ou ailleurs, qui se rencogne sur son siège, absorbé par sa lecture. Il est tout regard. Il n’est plus qu’un regard plongé dans le regard de l’Auteur.

8Au fil des ans, King a élaboré avec une persévérance peu ordinaire, un ensemble romanesque dont il faudra bien un jour reconnaître, au-delà de son évidente ampleur, l’exceptionnelle cohérence, la richesse du propos et, plus encore, la subtilité – qualité qui lui est pourtant le plus volontiers déniée, en dépit du fait que là où, contrairement à d’autres, des cinéastes d’occasion n’ont voulu voir que la machinerie granguignolesque de l’horreur, avec ses monstres et son hémoglobine, les « adaptations » auxquelles ils ont abouti n’ont donné lieu de manière quasi systématique qu’à de pitoyables échecs artistiques.

9Mais c’est que, acheter des droits d’auteur ne revient jamais qu’à acheter un nom – nom de plume – contresignant l’Autre qu’il s’agit de porter à l’écran.

10Or, pour être porté à l’écran, y transparaître, y laisser sa trace et son empreinte, l’Autre doit nécessairement laisser deviner « ses yeux d’un bleu de porcelaine pris au milieu d’un réseau de rides en pattes d’oie »... sous le masque de la mort rouge.

11Parce que la relation qui s’établit entre un Auteur et son lecteur est d’abord affaire de regard.

12Et à cet égard, la grande force de King consiste précisément en ce que ses livres regardent aussi ses lecteurs ; les regardent avec une telle intensité, qu’ils en finissent par s’oublier en eux, rejoignant ainsi dans son absence même l’Écrivain qui nous regarde ici et maintenant.

***

« À chaque possibilité correspond une réalité complète. Tout ce qui peut arriver doit arriver. L’univers ne décide de rien. Au lieu de choisir, il se divise. »
Lisa Tuttle
Futurs perdus

13Mais en quoi cet Écrivain qui se regarde dans son propre simulacre nous regarde-t-il ?

14S’il est entendu que l’espace littéraire donne « lieu » à l’Autre, c’est d’un « topos » autre qu’il s’agit, plus que d’une personne, ou d’un personnage ; d’une réalité parallèle à la réalité de l’ici et maintenant, en somme, comparable en cela aux réalités multiples induites par les théories de la mécanique quantique, selon lesquelles si l’énergie et la matière se comportent – dans leurs manifestations les plus minimes – tantôt comme des ondes, tantôt comme des particules, cela dépend de la manière dont on les observe, autrement dit : selon le regard qu’on porte sur elles.

15« Mais l’élément angoissant de la mécanique quantique... l’aspect vaudou qu’Einstein n’a jamais accepté... c’est que l’acte même d’observer fait de l’objet observé tantôt l’un, tantôt l’autre. »1

16Principe d’incertitude ou d’indétermination qui, s’il s’applique au réel, peut tout autant s’appliquer à la chose littéraire...

17« C’est dans Le Seigneur des anneaux, je crois, note King dans It, qu’un personnage parle de chemins menant à des chemins, qu’il suffit d’un pas dans une direction pour aboutir... n’importe où. Il en va de même avec les histoires. Une histoire mène à une autre, puis à une autre ; elles vont peut-être dans la direction souhaitée, peut-être pas. »2

18A l’image de Clare Beckett, l’héroïne du superbe roman de Lisa Tuttle, Futurs perdus, qui se voit amenée à vivre les vies parallèles qu’a induites et créées chacun de ses choix, l’Écrivain, chez King, est avant tout un « Œil » qui crée en les observant quelques-unes des réalités parallèles que nos propres choix induisent et créent à chaque instant.

19Réalités autres, tout autres, qui pourtant sont là, concrétisant quelques-unes des éventualités terrifiantes qu’un rien-un « mauvais » choix – suffirait à transformer, pour nous, en vécu.

20Et c’est en cela, précisément, que l’Écrivain (de) Stephen King nous regarde.

21Mais, nous regardant comme le physicien observe la matière, c’est un nous dont le comportement est induit par son regard qui se crée ainsi, – un nous éventuel que nous ne pouvons que reconnaître, et auquel nous ne pouvons que nous identifier.

22Un « nous » autre pourtant, qui nous rend en cela semblable à l’Écrivain se découvrant Autre par l’acte d’écriture, auquel par conséquent il nous appartient de répondre ici – du regard, cela s’entend –, par l’acte critique.

***

23Et parce qu’il ne sera pas dit que l’Auteur n’aura pas, ici, le mot de la fin, qui lui revient de plein droit, – ceci, pour (nous) prendre congé :

24« Dans La Méthode Respiratoire, publiée dans Différentes Saisons, j’ai créé un club privé un peu mystérieux, situé dans un vieil immeuble en pierres brunes, sur la 35^e Rue Est, à Manhattan, dans le cadre duquel un groupe de vieux messieurs se réunissent périodiquement pour se raconter des histoires étranges. Il y a là tout un dédale de pièces remplies de livres, et lorsqu’un nouveau membre s’enquiert auprès du vieux majordome de leur nombre exact, celui-ci a pour habitude de répondre : « Je l’ignore, mais on pourrait assurément s’y perdre. »

25Ce club de conteurs constitue bien évidemment une métaphore. Il y a en moi autant d’histoires que de pièces dans cet immeuble, et je pourrais aisément m’y perdre. En outre, dans ce club, lorsqu’une histoire est sur le point d’être contée, on porte un toast, comme pour faire écho à l’inscription gravée dans la pierre, sur l’imposante cheminée de la bibliothèque :

26C’est l’histoire [qui importe], pas celui qui la raconte.

27Il me semble que cela pourrait constituer de manière assez satisfaisante la devise de ma vie ; je pense aussi que ce serait une bonne épitaphe sur ma tombe. Ces mots, seulement, sans nom. »

28Signé : Stephen King

29Lille, août 1995