L’autarcie
p. 99-100
Plan détaillé
Texte intégral
1Ainsi, plus nous avançons dans le répertoire des traits les plus signifiants des Racconti, indissociables des traits les plus signifiants des années 30, plus nous percevons que les totalitarismes politiques de cette époque ne sont qu’un signe, une représentation parmi d’autres, de la fonction objectale, et que celle-ci dépasse de loin le simple jeu des formes, pour nous faire toucher du doigt les zones les plus glauques de la libido, devenues pour ainsi dire institutionnelles. Chacun des signes – écriture, cinéma, objets, mobilier, apparat du luxe ostentatoirement dépouillé, épaisseurs et raideurs de l’apparat fasciste – se caractérise par une passivité active des uns par rapport aux autres, et par rapport à ce qui constitue leur pendant à tous, à savoir un nivellement entre la structure économique et la superstructure formelle.
2Tout en étant plus qu’un simple reflet de leur temps, à la signifiation duquel ils contribuent de façon on ne peut plus instauratrice, les Racconti s’offrent comme plus passifs encore qu’un reflet. Mais cette passivité, productrice de sens en vase clos, leur octroie ce caractère d’autarcie, qui occupe lui aussi le centre de la production de réalité et d’imaginaire des années 30. Ce qu’on pourrait croire être une certaine phallocratie de Moravia, à travers notamment le traitement qu’il fait subir aux corps féminins, relève en réalité de cette conduite d’autarcie. Etant donné le rapport objectal que le sujet entretient avec tous les objets – y compris la femme – la vision qu’il en a se suffit à elle-même. Rien n’en vient perturber du dehors le déroulement, alors que du dedans rien ne trouble non plus l’échange objectal entre le sujet et l’objet. Nous sommes en présence de quelque chose qui fait bloc dans un fonctionnement pleinement autarcique. L’écriture, de ne pouvoir être scindée, offre une surface opaque et lisse qui déroute toute initiative critique, l’analyse ne trouvant rien à y ajouter, rien à en retrancher.
3Cette impénétrabilité de l’écriture de Moravia, qui est non pas l’impénétrabilité du mystère mais celle de l’évidence objectale, nous a conduit à l’approche qui a été la nôtre, et qui a consisté à replacer le bloc autarcique des Racconti dans le cadre de la fixité autarcique et totalitaire des formes de l’époque « art déco ». Tout comme ces formes, les nouvelles de Moravia sont des objets compacts, autosuffisants, clos sur eux-mêmes, seuls détenteurs de la vie, coagulée en eux, du sujet. Même le dandysme dont les personnages sont porteurs n’est perçu et joui par eux que dans la mesure où il se donne à percevoir et se vit dans une fixité médusée. Le paradoxe de l’énigme des années 30 est d’être, non pas ésotérique, mais exotérique : le secret de ce dedans des consciences et des inconsciences, se donnant à voir dans l’extériorité des formes de façon impénétrable, certes, mais évidente, trouve tout son sens dans l’autarcie.
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