L’ascèse vénérienne

1L’érotisme des années 30 se présente comme inséparable d’une image de prophylaxie vénérienne qui lui confère à la fois un prestige narcissique tout à fait parcitulier et un caractère dans un certain sens ascétique, dans la mesure où la quête du plaisir non seulement s’accompagne d’une rigoureuse discipline prophylactique mais se fait, de cette discipline, une représentation. Le bordel de l’époque « art déco » tient un peu du cloître et de la maison de plaisir tout à la fois, à cause de cette double attention au vénérien dont il porte la marque, autant par les soins apportés à l’accomplissement d’une jouissance calculée ainsi que monnayée, que par la préoccupation d’une hygiène affichée, qui fait partie de son image. Ce souci du sanitaire appliqué à la pratique du sexe commercialisé a, certes, existé à toutes les époques, mais la nouveauté des années 30 est que ce souci n’est plus empirique, extérieur à l’image du désir, mais qu’il en fait partie, au point même d’occuper le centre d’un Eros moderne. Même les attributs de la séduction en portent le signe : la stricte élégance du souteneur type des années 30, par exemple (même si cette volonté d’être strict se traduit souvent par le trop-voyant), sa démarche lente, son dessein de se donner à voir silencieux et pondéré, l’expression sévère et dégoûtée qu’aime à prendre son visage, portent aussi bien la marque du prestige sexuel que du professionnalisme prophylactique, qui, n’ayant rien à voir bien sûr avec celui de la médecine, trouve tout son sens dans les prolongements de l’imaginaire. Nous rencontrons une fois encore, mais de façon plus significative qu’ailleurs, la promiscuité du désir et du besoin comme auréolés de laconisme et de stricte observance.

2Même si, à la lettre, cette conduite vénérienne n’apparaît pas dans les Racconti, il me semble que sa représentation leur est toujours plus ou moins sous-jacente, et que c’est elle qui marque de son empreinte le type d’échange érotique qui se fait entre les personnages.

3En effet, l’aventure sexuelle, dans laquelle s’engagent les protagonistes, apparaît non pas tant comme le résultat de leur volonté d’entreprendre, mais comme une nécessité à laquelle ils sont contraints, dans une sorte d’indifférence désabusée, voire même de dégoût, au point qu’on peut parler ici d’un travail du désir et de la séduction qui aurait ses contraintes au même titre que le travail utilitaire. Aussi la présence latente du corps comme détenteur d’une fatalité, aussi pesante qu’inéluctable, constitue-telle la base de l’érotique moravienne ; et sans doute convient-il de parler ici de sexualité plutôt que d’érotisme. De la soudure spécifique des années 30 du désir avec le besoin, du réel avec l’imaginaire, découle dans l’échange sexuel un insistant rappel du corps vénérien, qui déplace la ludicité de l’Eros, dans une zone de matérialité qu’il n’avait connue jusqu’ici qu’indépendamment de l’imaginaire. Le Decameron de Boccace, par exemple, qui évolue, lui, tout entier dans le champ du corps et de la sexualité, ne connaît pas cette ambivalence de l’échange sexuel propre aux Racconti. Pour ce qui est des littératures érotiques, qui se placent toujours dans la légèreté et dans la gratuité du désir, et non dans l’épaisseur de réalité du besoin, elles se déroulaient unilatéralement sur l’autre versant, qui est celui de l’esprit et non celui du corps. En fait, la fatalité sexuelle prend dans les nouvelles de Moravia la place de la fatalité des passions chez les classiques, notamment chez Racine, dont les tragédies font, en tant que telles, un peu figure de métalangage par rapport à ce qu’a de réellement tragique dans les Racconti l’assujettissement du sujet à son corps, indissociable d’un triste et linéaire prolongement du désir dans les eaux stagnantes du besoin.

4Sans doute y a-t-il, à la base de toutes ces dualités soudées des années 30 (corps-pensée, réel-imaginaire, désir-besoin, sujet-objet), un fait de production qui est tout à fait nouveau, ou qui du moins connaît à cette époque sa pleine maturité : à savoir que la production et la distribution marchande d’objets, non plus seulement de nécessité ou de luxe, mais d’objets de représentation, remplissant leur fonction dans l’imaginaire, entraîne une cohabitation à ras de terre de la structure économique et de la superstructure des formes. La structure économique s’élève au niveau du désir mais par voie de réciprocité entraîne la superstructure vers le bas, au niveau du besoin économique. Il se dégage de ce phénomène un sentiment indissociablement d’ascétisme et d’ostentation vénérienne, auquel la crise des années 30 confère une manière d’accomplissement parfait. Le luxe adopte alors des allures de sobriété intransigeante, et la sobriété présente un effet de luxe et de luxure. Le cadre, l’atmosphère, de la chambre à coucher typique de cette époque, avec le lisse de ses acajous, la translucidité de ses opalines, le caractère impéccable de son ordonnance (fût-elle assymétrique), révèle le paradoxe de la discrétion dans l’ostentatoire, de la mégalomanie dans la simplicité, de la méditation janséniste transférée aux fantasmes de l’alcôve.

5Nulle époque ne dégage comme celle qui nous occupe, dans telle ou telle de ses réévocations, comme par exemple l’Amarcor de Fellini, une telle atmosphère d’onanisme. Cela est sans doute lié au fait que les auteurs ou les cinéastes qui, quarante ou cinquante ans après, nous transmettent une image des années 30, n’étaient que de jeunes garçons au moment où ils en étaient les témoins. Mais peut-on vraiment séparer cette vision rétrospective de sa réalité ? Ou, plutôt, l’onanisme n’est-il pas précisément le moyen terme entre le désir et le besoin, dans le retranchement d’un narcissisme, d’autant plus frustré que désormais le miroir du sujet est l’objet, et non l’image du sujet ? Le circuit fermé, qui constitue la limite à l’intérieur de laquelle s’élabore le sens des années 30, est le cadre le plus propice à la conduite autosexuelle et au deuil qui en découle.