1Pour bien mesurer le processus d’élaboration et de mise en place de la fonction objectale, on n’a pas suffisamment souligné, à mon sens, le fait que le style « art déco » rassemble, dans une indéniable volonté d’intégrisme (et de façon tout à fait inattendue, quoique ostensiblement normale ou auto-conforme) des éléments formels qui, au début du siècle, se présentaient comme irréductiblement antagoniques. Ce qui devrait frapper de prime abord dans les formes des années 30, c’est qu’elles portent en elles à la fois ce que le futurisme avait promulgué et ce que, à côté de lui et contre lui, le style Liberty ou Art nouveau avait déployé avant la première guerre mondiale. Cette dualité du style « art déco », réconciliatrice de deux approches modernes tout à fait étrangères l’une à l’autre, concerne non seulement les objets peints ou sculptés mais aussi et surtout la façon dont ils sont peints et sculptés. Pour ce qui est des sujets choisis, le futurisme, dans un désir de priorité absolue à donner à l’objet industriel, exclut de ses représentations tout ce qui relève de la nature. Pour ce qui est des structures, il donne sa préférence aux lignes droites, la courbe n’intervenant que pour souligner le vertige de la vitesse, le virage pris par les bolides des courses automobiles. Significatif et sans appel est, à ce propos, le manifeste signé par Marinetti sur la Religion de la vitesse, qui oppose les lentes volutes du fleuve Danube, symbolisant les lenteurs de l’histoire embourbée dans les idéologies cauteleuses, à la ligne droite des trains qui s’élancent sur ses rives, symbolisant la volonté de l’homme moderne libéré de toutes les entraves. Les œuvres Liberty, par contre, mettent partout de la nature, fleurs et feuillages, pampres et raisins, arbres et nuages, et donnent leur préférence à la courbe, non pas pour signifier les tournants des circuits et des autostrades, mais les volutes de la volupté, tant honnie des futuristes, au point que pour l’en trouver trop chargée ils voudraient voir démolie Venise.

2C’est donc une chose qui devrait nous surprendre à un suprême degré que de retrouver dans la phénoménologie des années 30, sous le signe « art déco », une combinatoire d’éléments aussi opposés, qui de surcroît s’offrent à nous comme allant de soi, ou plutôt comme si leur opposition n’avait été qu’un épiphénomène, cédant progressivement la place, entre 1920 et 1930, à une normalisation et à une banalisation, dans un ensemble de représentations où modernité et désuétude font, on ne peut mieux, bon ménage. C’est peut-être par là que les années 30 désignent le mieux leur caractère néo-classique, voire même ultra-classique. Même si ce qui nous paraît évident dans les arts figuratifs l’est moins en littérature, il n’en demeure pas moins que dans ce domaine également les styles d’écriture, géométriques et modernes pour les uns, rhétoriques et redondants pour les autres, qui s’opposaient fortement au début du siècle, au point de mettre en vis-à-vis les paroles en liberté des futuristes et la verbosité néo-romantique d’un Rostand, trouvent un moyen terme chez des narrateurs tels que le Moravia des Racconti. Pour ce qui est de la littérature italienne, si l’on songe par exemple à tout ce qui pouvait opposer la phrase tout à fait fonctionnelle de Pirandello, et surtout de Italo Svevo, à celle, somptueuse et pesante d’un D’Annunzio, on perçoit, dans la phrase de Moravia, un compromis, non pas insignifiant – et c’est là l’important – comme le sont en général tous les compromis en art, mais au contraire tirant toute sa pertinence signifiante de ce juste milieu, de cette normalisation de l’écriture moderne, prenant pachidermiquement place, pour ainsi dire, dans le tissu d’un héritage culturel classique, tranquillement audacieuse.

3Le catalogue déjà cité de l’exposition concernant le 10^e anniversaire de la Révolution fasciste porte on ne peut mieux témoignage de l’intégration des élans de géométrisme et de dynamisme futuristes, dans un ensemble où le compact et le statique dominent. La seule chose qui demeure de l’esprit moderne est que l’élément intégrateur, même de détails rustiques, est urbain. Il en va de même dans les Racconti de Moravia, où la ville, rassise dans une syntaxe dont les méandres couvent des néoplatonismes inquiétants, dans un champ sémantique où l’épaisseur des sens l’emporte sur les vitesses du mouvement, est néanmoins omniprésente. Tout, y compris la dimension du livre, l’ordonnance et la longueur des nouvelles, le dosage pondéré entre la clarté de l’exposition et l’obscurité pulsionnelle de l’atmosphère, tout y produit l’effet d’une régularisation, d’une remise en ordre de l’acquis, d’une modernité détournée ou contournée. Le cadrage, si l’on veut, atteint à la plus rigoureuse perfection géométrique, mais, à l’intérieur de ce cadrage, ce qui s’y meut le fait en lentes volutes, à travers lesquelles les Racconti rejoignent la tradition de la nouvelle italienne depuis la Renaissance, la plus drue, la plus inamovible qui soit, dans un compromis entre volonté commémorative et volonté de renouveau, entre indifférence normative et rigueur dans la lucidité.

4Mais ce qu’il importe surtout de percevoir et de retenir, c’est que, dans cette normalisation, les années 30 trouvent précisément le stimulant à leur audace moderniste propre, qui réside en ceci que les aspirations de l’imaginaire, le principe de désir, trouvent, au sein de cette mise en place, leur statut de réalité conquise, serait-ce au prix de leurs élans les plus follement audacieux.

5Les amateurs du style « art déco » qui ne retiennent en lui que ses objets de haut prestige et de pointe, lesquels non seulement ne paraissent point constituer un recul par rapport à 1900 mais semblent tendre à la plus délirante marginalité, ne reconnaîtront pas, dans l’évocation que nous en faisons, le style qui leur est cher. Mais que n’ont-ils vu au hasard des Puces et des brocantes, et non pas dans la réduction élitiste des livres d’arts, combien la particularité du style « art déco » fut de s’étendre à des objets et à des meubles pour une clientèle des plus élargies, et parfois de condition très modeste. Si cela fut un peu le cas au début du siècle pour le style Liberty, qui lui aussi donna lieu pour sa vulgarisation à toutes sortes de sous-produits, il n’en fut pas de même au début du siècle pour ce qui était à la pointe de la modernité, à savoir le futurisme, le cubisme et l’abstraction géométrique. De surcroît, les objets « art déco » vulgarisés ne sont souvent inférieurs aux objets de haut standing de la même époque que par la qualité des matériaux. Il arrive même que le meuble ou le bibelot « art déco » fabriqué industriellement soit plus purement moderne que celui qui porte la marque d’un artiste individualisé. Nous avons voulu, quant à nous, considérer les années 30, non pas à travers des groupuscules d’artistes qui en portent témoignage de façon réductrice, mais à travers l’ensemble le plus significatif.