Version classiqueVersion mobile

Moravia "Art-Déco"

 | 
Joseph Venturini

Le narcissisme objectal : le star-system

Texte intégral

1Le caractère impersonnel des protagonistes des romans et nouvelles les plus caractéristiques de l’esprit des années 30, notamment les protagonistes des Racconti de Moravia, découle d’un phénomène qui tient au cinéma, surtout au cinéma parlant entre 1930 et 1950.

2En effet, la notion de personnage dans les films de cette période repose sur un double statut, débouchant sur une convergence ambiguë : le statut de l’acteur et celui du rôle joué par l’acteur. Panowski, à qui les arbres n’ont pas empêché de voir la forêt, a souligné le fait que le cinéma est le premier art véritablement matérialiste, dans le sens où son matériau est un matériau humain on ne peut plus réel : l’acteur en chair et en os. Mettez un cache sur ces images de films qui sont dans les vitrines des halls de cinéma, et vous n’aurez plus sous les yeux que des photos d’hommes et de femmes, immobiles ou gesticulants, adoptant ou non des poses, mais des hommes et des femmes, sans plus. En fait, la marque personnelle du personnage du film nous est donnée par l’acteur : tout ce qui peut s’y rattacher d’événements fictifs et de représentations imaginaires, ne reposant sur aucune singularisation psychologique du ou des personnages, trouve la garantie d’une identité individuelle dans la présence physique de l’acteur. Nous rencontrons là un aspect fondamental de la fonction objectale, s’opérant par le transfert d’un sujet existentiellement réel (l’acteur) à un sujet-objet imaginaire (le personnage du film). Il se produit un phénomène du même ordre dans les Racconti, où les personnages qui s’offrent à nous, dépourvus de toute singularité propre, hormis celle de l’objet (récit et atmosphère) dont ils sont investis, se présentent à nous porteurs d’une identité qui en fait des personnes au même titre que la star dans un film : indissociablement sujet réel et personnage. En d’autres termes, c’est quelque chose d’analogue à ce qui se produit au cinéma qui permet à l’auteur des années 30 de nous présenter ses personnages comme préalablement individualisés, et de les introduire ainsi de plain-pied dans l’objectalité.

3Ainsi, tout comme le film hollywoodien, la représentation des Racconti devient l’écran miroir où se joue un narcissisme ambivalent : narcissisme du sujet comme tel (l’acteur) et narcissisme du sujet devenu objet à qui il arrive ceci ou cela (le personnage). Le fonctionnement du star-system transféré à l’écriture y trouve sa véritable signification : sans être des acteurs au sens propre du terme les personnages des Racconti, par ce dédoublement sujet-objet qui les fixe dans une dépersonnalisation narcissique, se comportent comme ayant un statut d’identité dans un en deçà de la représentation que nous en donne le récit. Ils sont en quelque sorte stars avant d’être personnages, dans la mesure où la star est supposée véhiculer dans sa vie réelle le signifiant de tous les signifiés dont elle est l’objet dans ses films. C’est sans doute la raison pour laquelle les amateurs de cinéma disaient le plus souvent, non pas un film de Hawks, ou de Carné, mais un film de Paul Muni ou de Gabin. Mais lorsque Panoski parle à ce propos d’art matérialiste, il méconnaît, me semble-t-il, la fonction objectale, qui est précisément de matérialiser non pas le réel mais l’imaginaire. Il s’agit de fiction débordant sur la réalité et non l’inverse. Pour que l’inverse se produise, il faut attendre le fonctionnement filmique d’après 1950, qui dans la plupart des cas représente, quant à lui, un prolongement du principe de réalité jusque dans la fiction. C’est sans doute dans ce sens qu’un jeune me dit une fois que la génération d’avant-guerre allait probablement au cinéma pour rêver, alors que les générations actuelles cherchaient dans le film intelligence critique et réalité.

4Cette conduite d’une dépersonnalisation narcissique occupe le centre même du fonctionnement de l’image du désir dans les totalitarismes des années 30, au sujet de laquelle il est aussi injuste que vain de parler d’aliénation du sujet. Pas plus qu’on ne peut parler d’aliénation à propos de la jouissance narcissique du sujet, se livrant tout entier et consentant au jeu d’un miroir qui le comble. L’image du Duce, dans l’Italie des années 30, ne recouvre exactement ni celle du dictateur, ni celle du père, ni celle du guide, mais bien plutôt celle de la star : image concentrant en elle la fiction qui est l’objet du désir et le réel qui découle du besoin. L’irréalité du régime fasciste lui vient de cette prise en charge d’un narcissisme standardisé, et sa réalité de ce qu’il est néanmoins un régime politique ayant comme tel à s’occuper de problèmes réels : c’est au point d’intersection de ces deux trajectoires contradictoires que s’offre encore à nous l’image de l’apparat fasciste comme béance dans l’hébétude narcissique du désir, englobant en elle les vicissitudes du besoin. Mais n’en est-il pas de même du cinéma dont nous parlons ici, où dans un même miroir se fixe l’image de l’acteur ou de l’actrice et celle des personnages qu’ils incarnent, inversément réelle et imaginaire, économique et romantique ? Qu’en Allemagne un tel phénomène ait pu prendre les proportions d’une « terribilité » transcendentale, il n’y a à cela rien d’étonnant, si l’on songe à la brutalité de l’impact, dû à la confrontation d’une obscure épaisseur de nature avec ce caractère ludique d’une modernité confondant le réel et l’imaginaire. Ce paradoxe trouvait dans la tradition culturelle italienne, mieux accoutumée aux mystifications comme principe d’édification littéraire et artistique, des modèles et des normes dont la culture allemande n’était pas tout à fait fournie.

 

5Le fascisme italien porte les mêmes marques de grandeur fictive et de misère, ou de petitesse réelle, que la star du film hollywoodien, même si le lieu de la grandeur et celui de la misère peuvent, dans un cas comme dans l’autre, être inversés : grandeur du personnage et misère de l’acteur, ou inversement. Le malheur fut qu’en Allemagne la fiction de l’apparat pût trouver dans une puissance militaire réelle un principe de débordement, où précisément la réalité devait prendre tragiquement la place de la fiction.

 

6La question historique qui s’offre à nous dans toute sa béance est de savoir lequel, du star-system filmique et économique hollywoodien ou du star-system politico-militaire européen, aura été le plus important ; lequel aura été premier et lequel aura été second. Mais ce qu’il importe surtout pour nous de retenir, c’est le lieu de déplacement du narcissisme dans le miroir de l’objectai, où, plus que l’aliénation du sujet, il faudrait parler d’incantation, d’engloutissement dans l’objet par l’injection de subjectivité dans ce dernier. Lorsque Fritz Lang dit à propos du cinéma que celui-ci est « du rêve tout fait », cette formule, peut tout aussi bien s’appliquer aux totalitarismes des années 30 qu’aux objets de style « art déco » ; aussi bien à la poétique de la ville qu’aux Racconti de Moravia. L’intérêt tout particulier de ces derniers est que le fonctionnement objectal, moins apparent du fait qu’il s’applique à l’écriture, éclaire par contre d’un nouveau jour les problèmes inhérents à la littératiré dans le type de production et de représentation modernes. La promiscuité du désir et du besoin, du réel et de l’imaginaire, qui se fait dans les objets visuels et dans les espaces urbains dans la contiguïté, s’opère ici dans un même tissu de l’écriture, touchant ainsi du doigt, si l’on peut dire, la fonction objectale au cœur même du sujet.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search