L ’existentialisme de Moravia
p. 37-40
Texte intégral
1Même si l’existentialisme de Moravia ne se formule jamais dans ses récits et ses romans de façon théoriquement programmée, il s’y manifeste partout, latent ou implicite, tirant de cette opacité même son caractère le plus proprement existentiel. Il arrive qu’il apparaisse plus nettement ici ou là, comme par exemple dans l’angoisse d’une disponibilité de liberté indifféremment ouverte à toutes les possibilités de la vie, comme dans Agostino ou dans la Disubbidienza, ou comme dans la façon dont la Romana opte pour le métier de prostituée dans une pleine liberté de choix, seule, libre, sans excuses. La Noia véhicule lui aussi quelque chose de très proche de la nausée sartrienne. Mais plus que ces émergences manifestes d’une psychologie ouverte à la conception existentialiste du libre arbitre et de la morosité de vivre, ce qui est intéressant dans l’œuvre narrative de Moravia, c’est une involution de l’attitude existentielle rabattue sur sa face la plus obscure, qui place le sujet dans un engluement de matérialité psychique, qui semble constituer précisément la matière mentale de cette conduite objectale qui a été évoquée. Dans ce sens, l’œuvre de Moravia s’offre, non pas comme une évacuation empirique de l’existentialisme sartrien, mais elle met au contraire le doigt sur le fait que la philosophie de Sartre n’est, en tant que philosophie, qu’un épiphénomène, une abstraction d’école, par rapport à l’intuition existentielle dans son vécu le plus concret. Une fois de plus, mais sous le signe à présent du discours philosophique, le métalangage parisien fait figure de masque artificieusement culturel prenant le dessus sur une vérité, certes elle aussi culturelle, mais surtout vécue, dont seule la « misère philosophique » de la province se fait l’authentique dépositaire. C’est en effet la contradiction même des existentialismes officiels que de rompre, en tant qu’existentialismes, avec les champs culturels préétablis et de les renforcer par leur officialité. Ce que nous constatons chez Sartre apparaît aussi chez Camus, dont les cahiers de jeunesse, écrits dans la marginalité provinciale de l’Afrique du Nord, offrent à nos yeux un intérêt bien supérieur à celui de toute son œuvre la plus prestigieuse.
2L’existentialisme sartrien, englouti et digéré dans les profondeurs les plus visqueuses des Racconti et des romans de Moravia, ressort négativement par la mise en avant de cette épaisseur de matérialité libidinale dont il est porteur, et qui se négociait artificiellement avec les abstractions politico-philosophiques. Ce que l’œuvre du philosophe et écrivain français laissait chez le lecteur d’interrogation dubitative quant à ces points d’ombre inavoués, et qui constituent le terreau même de l’intuition existentielle, se voit deterré et charrié dans les eaux bourbeuses des écrits de Moravia. C’est que l’englouissement et l’impudique représentation objectale du sujet chez le narrateur italien répondent à la question d’une contradiction jamais résolue chez Sartre, entre une angoisse authentiquement existentielle, profondément enracinée dans la corporéité de la conscience, et la visée pour ainsi dire extrême d’intégration dialectique à tout prix, philosophique et/ou politique. Philosophe de la mauvaise foi, Sartre la reproduit dans son œuvre à un deuxième degré, voulant, tantôt par effraction, tantôt par argutie, émerger hors d’une incarcération qu’il lui eût fallu existentiellement assumer jusqu’au bout, quitte à y laisser toutes les plus belles plumes de son officialité. C’est ce que fait, nous semble-t-il, Moravia, sans qu’il faille évidemment chercher une filiation directe entre les deux écrivains. La clôture de Huis Clos est sous-jacente à toute l’œuvre du narrateur italien, de même que s’y répandent en lourdes volutes nauséabondes les sentiments et les sensations sans issue de la Nausée. Les virtuosités conceptuelles par lesquelles Sartre, à travers ses auto-confrontations avec Baudelaire et Flaubert, a voulu ou prétendu, en les mettant à distance, se sortir de ses indéniables promiscuités avec le problème crucial d’une impasse matérialiste du devenir littéraire européen depuis la fin du siècle dernier, ne sont que fiction philosophique. De ne pas avoir voulu être « l’idiot de la famille », situation incontournable à un certain degré de lucidité, l’a empêché de faire corps avec son objet, c’est-à-dire d’entrer de plain-pied dans la problématique de l’objectai. Par contre cet « idiot de la famille » Moravia a accepté de l’être d’entrée de jeu.
3Il est, lui, tout à la fois sartrien, post-baudelairien et post-flaubertien, remettant ainsi à sa vraie place l’existentialisme qui, depuis son émergence avec Kierkegaard, avait choisi pour vecteur la conscience de la vraie misère de la philosophie, et celle de la nécessaire implication et involution de la pensée et de l’affect modernes dans les avatars de l’écriture littéraire. Contemporain de l’idéalisme hégélien qui entre dans l’histoire culturelle par la grande porte, l’existentialisme s’y insinue avec Kierkegaard dans une manière de provincialité, au sens propre comme au sens figuré du terme. Hegel visait à une édification d’histoire discursive et dialectique. Kierkegaard empruntait les chemins plus modestes, mais aussi plus vrais et, en dernière instance, plus modernes, de la lucidité introvertie. Dans l’un est l’ouverture de la conscience au monde et au devenir infini de l’esprit humain, dans l’autre la critique de cette ouverture dans le sentiment renouvelé de la finitude humaine, au point de faire d’un avatar tout à fait personnel, ses longues et inextricables fiançailles, le point de départ de toute sa réflexion.
4L’emprisonnement dans lequel évoluent les personnages des Racconti constitue ainsi un point d’aboutissement, dépourvu de tout horizon, de ce que l’existentialisme avait dès le début du xixe siècle inoculé dans la conscience moderne, à travers le vécu du philosophe danois. Rassise, sans être pour autant apaisée, l’angoisse existentielle s’inscrit paradoxalement dans des formes dont la fixité tend à figer les inquiétudes post-romantiques dans un ordre très proche d’une manière de nouveau classicisme.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Prestiges de la jalousie
La Princesse de Clèves. Michel Leiris, Georges Bataille, Pierre Michon, Pascal Quignard
Dolorès Lyotard
2013
Amour de lecteur
Desnos, Dhainaut, Jaccottet, Jouanard, Kijno, Ponge, Prévert, Quignard, Richard, Sarraute
Gérard Farasse
2001
Lettres de château
Barthes, Delvaux, Follain, Ghil, Hyvernaud, Jaccottet, Ponge, Quignard, Reverdy, Tardieu, Villiers de l’Isle-Adam
Gérard Farasse et Philippe Lemaire
2008