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L’Ombre pour la proie

 | 
Bruno Chaouat

Épilogue De l’ombre du moi à l’ombre du roi

Texte intégral

1Risquons une synthèse de ces discours hétérogènes, en revenant à notre allégorie de l’homme qui a perdu son ombre. Nous avons vu qu’un courant non négligeable de la pensée française, dans l’après-coup de la guerre froide, allègue que l’Autre s’est comme volatilisé. Cette volatilisation est imputée, de manière constante, à un nouvel ordre mondial, caractérisé par un processus infini « d’américanisation », de désocialisation, d’hédonisme effréné et d’hyperconsommation (la maladie congénitale de la modernité démocratique). Ce processus est infini, sans terme, sans telos au-delà de sa propre perpétuation. La soumission de l’individu postmoderne à ce processus a remplacé la foi des Modernes dans le progrès. Je propose, pour conclure, l’hypothèse suivante, point de fuite vers lequel convergent les chemins de lecture que j’ai frayés dans les pages qui précèdent.

  • 1 « L’image du corps et le totalitarisme », dans L’Invention démocratique, Fayard, 1981, pp. 159-176.
  • 2 Voir La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, op. cit. Voir aussi Jacques Ra (...)

2En 1979, Claude Lefort analysait les conditions de possibilité d’émergence du totalitarisme1. Celui-ci serait la contrepartie dialectique du processus de démocratisation par lequel l’ordre social devient immanent. Recourant à la théorie des deux corps du roi, Lefort nous invitait à considérer que la transition de la transcendance à l’immanence repose sur la mort du corps symbolique, mystique du souverain. Une fois supprimé le corps symbolique, un lieu reste vide, au centre de la Cité. Cette place vide, c’est le peuple (demos) qui vient la combler, mais ce comblement demeure indéterminé et, par essence, immanent. À l’Autre transcendant succède l’autre immanent, tout autre au sens de n’importe quel autre, la « singularité quelconque » (Agamben2). Le totalitarisme, suggère Lefort, serait la réaction pathologique à l’angoisse suscitée par un centre vide. Si le régime totalitaire donne l’illusion d’une plénitude (État, appareil bureaucratique, pompes du pouvoir), cette plénitude n’en est pas moins dépourvue de la transcendance qui caractérisait la métaphysique de l’Ancien Régime.

3Le jeu de deuil de la pensée française des vingt dernières années pourrait être le symptôme de la disparition d’un régime anthropologique fondé sur l’ombre d’un Autre transcendant (souverain, nation, République, État) et l’émergence de formes de communautés encore indéterminées. Du retrait de la transcendance surgit l’angoisse de l’informe (l’obscène).

Notes

1 « L’image du corps et le totalitarisme », dans L’Invention démocratique, Fayard, 1981, pp. 159-176.

2 Voir La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, op. cit. Voir aussi Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, qui élève une critique de la démocratie représentative en tant qu’elle repose sur la distinction antidémocratique et pastorale entre « compétents » et « incompétents ».

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