Conclusion. Le primat de l’objet en esthétique

1Dans la Dialectique Négative, Adorno précise le rapport critique qu’il entend construire à l’endroit de la philosophie hégélienne. Reconnaissant à Hegel d’avoir « rendu à la philosophie le droit et la capacité de penser le contenu (inhaltlich denken) au lieu de se repaître de l’analyse de formes de la connaissance qui sont vides »1, il lui reproche en même temps de ne pas avoir évité l’écueil du formalisme qu’il a pourtant à juste titre dénoncé chez ses prédécesseurs. La raison du formalisme hégélien tient pour Adorno dans « le primat du sujet »2, qui pose au fondement de la dialectique une logique de l’identité – ou « selon la célèbre formule de la considération préliminaire de la Logique, de l’identité de l’identité et de la non-identité ». Bien qu’il reste fondamentalement attaché à la dialectique hégélienne, Adorno refuse en même temps ce mouvement d’absolutisation du concept qui définit la philosophie comme savoir absolu ou comme Système. Ce rapport paradoxal à Hegel, faisant d’Adorno à la fois un hégélien et un anti-hégélien, détermine la visée de la philosophie critique : non pas opposer au système hégélien un autre système ou un non-système, mais comprendre ce mouvement d’absolutisation ou d’autarcie du concept : le « désensorcellement du concept »3 désigne chez Adorno l’exigence pour la dialectique de réfléchir de façon critique à son propre mouvement, une manière de résistance ou de correctif qui définit la dialectique comme « négative », c’est-à-dire comme auto-réflexion de la raison par elle-même. La tâche de la philosophie est donc de poser un regard critique sur l’autonomie prétendue du concept, elle est de déceler un certain mode de fonctionnement circulaire, aveugle, c’est-à-dire tautologique de la pensée identifiante, laquelle n’a jamais à faire qu’à elle-même en dépit de sa prétention à saisir la chose. « La réflexion philosophique s’assure du non-conceptuel dans le concept. Sinon, ce dernier serait, selon l’affirmation de Kant, vide, et pour finir ne serait absolument plus le concept de quelque chose, et ce faisant nul. La philosophie qui le reconnaît, qui abroge l’autarcie du concept arrache le bandeau des yeux. Que le concept soit concept, lors même qu’il traite de l’étant, ne change rien au fait qu’il est de son côté imbriqué dans un tout non-conceptuel dont il ne s’isole que par sa réification qui certes, le fonde comme concept... Changer cette orientation de la conceptualité, la tourner vers le non-identique, c’est là la charnière d’une dialectique négative. Le fait de comprendre que le non-conceptuel est un caractère constitutif du concept ferait se dissoudre la contrainte de l’identité que le concept porte en lui sans une telle réflexion qui contre cette contrainte. De l’apparence d’un être en soi du concept considéré comme unité de sens, son autoréflexion mène à son sens propre »4.

2Au primat hégélien du sujet, Adorno oppose donc pour une philosophie dialectique transformée, « le primat de l’objet »5, c’est-à-dire l’exigence d’une pensée qui s’extérioriserait vraiment vers la chose : « son contenu, elle (la philosophie) l’aurait dans une diversité des objets qui ne serait ordonnée par aucun schéma, soit que ces objets s’imposent à elle, soit qu’elle les recherche ; elle s’abandonnerait vraiment à eux, elle ne les utiliserait pas comme un miroir dans lequel elle se retrouve à nouveau, confondant son reflet avec la concrétion. Elle ne serait rien d’autre que l’expérience pleine et non réduite, dans le médium de la réflexion conceptuelle »6. C’est notamment à travers l’idée d’une « logique de la dislocation »7 qu’Adorno entend effectuer un tel programme philosophique, dont la difficulté se mesure à celle du texte même de la Dialectique Négative. L’opposition qui y est indiquée, entre le primat hégélien du sujet et le primat de l’objet que vise au contraire le projet philosophique d’Adorno, en sa dimension critique, apparaît toutefois pertinente en ce qui concerne l’esthétique, et la manière dont celle-ci se déploie tant du point de vue de sa forme que de son contenu. Au terme de cette étude, il apparaît en effet justifié de reconnaître ce qui confère à l’esthétique adornienne son intelligibilité, en l’occurrence le primat de l’objet, lequel s’analyse à un triple niveau.

3Premièrement, cela touche au statut de la théorie esthétique et à son caractère concret. Ce point a été mis en évidence au premier chapitre : Adorno s’oppose au formalisme et vise un rapport dialectique entre la théorie et son objet. Mais plus fondamentalement, le caractère dialectique de la méthode tient au type de rapport qui est en conséquence posé. Car le mouvement conceptuel, loin d’avoir sa fin en soi, loin finalement de traverser l’œuvre pour faire retour en lui-même, part au contraire de l’œuvre pour s’y achever : la visée conceptuelle se définit comme rapport au non-conceptuel, la fin de la pensée étant l’œuvre en son objectivité. Si la théorie esthétique a bien, comme le formule Adorno, « pour théâtre l’expérience de l’objet esthétique »8, il faut entendre ce terme en son sens le plus fort : la théorie esthétique, laquelle se construit à travers l’analyse immanente des œuvres, se définit comme telle en raison de ce « choc de l’ouvert »9 dont parle la Dialectique Négative. La théorie esthétique obéit donc au primat de l’objet, du point de vue de sa forme, pour autant qu’elle accorde le primat à l’œuvre ; primat qui ne saurait se confondre avec une perception immédiate mais qui est au contraire « réflexion seconde »10, c’est-à-dire rapport médiatisé par le concept et à travers lequel l’objet lui-même est placé sous le regard insistant de la pensée : « Ainsi la tâche d’une interprétation philosophique des œuvres d’art ne peut pas être de produire leur identité au moyen du concept, de les absorber en lui ; l’œuvre cependant se déploie à travers l’interprétation dans sa vérité »11.

4Mais deuxièmement le primat de l’objet concerne aussi le contenu de l’esthétique adornienne, autrement dit l’analyse qui est faite de l’œuvre d’art. Sur ce point il faut à nouveau insister sur l’exigence d’objectivité qui est celle d’Adorno, ici héritier de Hegel. On a pu toutefois montrer au chapitre huit notamment que la détermination du contenu de vérité, indissociable chez Adorno d’une pensée de la forme de l’œuvre, avait pour corrélatif une pensée du matériau, en revanche tout à fait étrangère à Hegel : chez Adorno le contenu de l’œuvre se détermine médiatement, comme résultat de la dialectique du matériau et de la forme. L’analyse de l’œuvre, dans sa vérité, exige ainsi chez lui le détour par l’analyse du geste poïétique, lequel définit précisément la nature du rapport, dans l’œuvre, entre le matériau et sa mise forme. Comme l’examen des analyses concrètes l’a montré, le caractère dialectique de ce rapport n’est toutefois appréhendé qu’à condition d’y reconnaître le primat du matériau. Le matériau est premier, non seulement en ce qu’il définit le stade de la technique de l’époque, c’est-à-dire les problèmes objectifs que le compositeur a pour tâche de résoudre dans son œuvre ; mais il est également premier en ce qu’il est exigence de la forme, on pourrait dire en des termes quasi aristotéliciens, désir de la forme. Cela signifie qu’il faut composer en quelque sorte avec le matériau, ou que le rapport de la forme au matériau ne peut être un simple rapport de domination : il doit être rapport d’ouverture à, rapport à ce qui est autre que soi. En ce sens, le geste poïétique se définit pour Adorno comme expérience du matériau, épreuve de son altérité ou de sa résistance. Si cette exigence justifie l’opposition réitérée vis-à-vis d’une simple manipulation du matériau, cela explique aussi que la vérité de l’œuvre ne puisse être pour lui que « flottante, fragile »12 selon les termes de la Dialectique Négative. En d’autres termes, cela explique qu’il n’y ait plus à proprement parler de critère de vérité si l’on entend par là un système de références qui soit fixe. Comprendre l’œuvre, ce ne peut être qu’y pénétrer afin d’appréhender la qualité du geste poïétique, la singularité du rapport de la forme et du matériau. « Si l’objectivité esthétique – dont la catégorie du beau n’est elle aussi qu’un moment – reste un canon pour toute réflexion valable, elle cesse d’être le propre de structures conceptuelles antérieures à l’esthétique et, à la fois incontestable et incertaine, elle devient étrangement flottante. Son lieu n’est plus que l’analyse de faits dans l’expérience de laquelle on introduit la force de la spéculation philosophique, sans se fier à des positions de départ qui soient fixes »13.

5Enfin, et c’est le troisième niveau, le primat de l’objet détermine le point de vue de la réception de l’œuvre. L’analyse que fait Adorno de l’industrie culturelle apparaît sur ce point significative. Car ce qui la définit n’est finalement autre chose qu’une certaine logique de la circularité, la règle de la production étant ici subordonnée à l’effet produit, et l’effet produit -un plaisir culinaire- induisant en retour la règle de la production. La logique de l’industrie culturelle relève d’une rationalité de type instrumentale ou subjective en ce quelle équivaut à un court-circuit de l’objet, en tant que tel : tant du côté de la production puisque l’objet produit ne l’est jamais pour lui-même, que du côté de la réception puisqu’il n’est jamais non plus perçu pour lui-même, le produit, ici marchandise, n’ayant en vérité qu’une valeur d’échange. Contrairement à cette logique de l’effet où production et consommation sont intégrées l’une à l’autre, où la musique ne vaut plus que comme stimulant pour une écoute projective, Adorno oppose une écoute au contraire « adéquate », laquelle se définit à partir de l’objet en tant que tel, c’est-à-dire dans sa constitution spécifique. « En réalité, l’écoute adéquate elle aussi n’est pas pensable sans investissement affectif. Mais dans ce cas, la chose même est investie et l’énergie psychique absorbée par la concentration sur la chose, tandis que pour l’auditeur émotionnel, la musique est le moyen au service des fins de sa propre économie pulsionnelle. Il ne s’abandonne pas à la chose, qui peut en échange le gratifier de sentiments, mais en fait un médium de pure projection »14. L’écoute adéquate se définit donc comme expérience de l’objet en raison de son essentiel caractère dialectique ou médiatisé, c’est-à-dire second : seul un effort de concentration sur l’œuvre, c’est-à-dire sur sa structure objective, permet en vérité un abandon, ou une ouverture à la chose. Autre manière de dire que seul le moment de l’analyse, constitutif de cet effort intellectuel de concentration, ouvre au moment réceptif de la sensibilité.

6L’esthétique d’Adorno, telle que nous l’avons appréhendée, se construit autour du primat de l’objet : dans le primat de l’œuvre qui impose la forme de la théorie esthétique, dans le primat du matériau pour penser la vérité du geste poïétique, enfin dans le primat de l’objet pour la détermination de l’écoute adéquate. En cette exigence proprement philosophique, Adorno réalise le projet d’une esthétique « transformée »15, qui se définit d’abord par son opposition au formalisme, qu’il soit scientifique ou philosophique. Si cette opposition apparaît être l’axe fondamental à partir duquel l’esthétique d’Adorno retrouve une intelligibilité – tant du point de vue de sa visée que de sa forme – elle permet surtout d’appréhender le rapport critique à Hegel. Certes, Adorno est d’abord hégélien dans son esthétique, notamment dans son refus de tout relativisme et de tout scepticisme en art. Mais l’idée d’une rationalité esthétique objective ne se construit en même temps chez lui que contre Hegel, c’est-à-dire contre un certain formalisme qui équivaut à une pensée systématique et abstraite de l’art. Il importe de retrouver la compexité de ce rapport pour appréhender à sa juste mesure la pensée adornienne de l’art : comme une esthétique du concret, c’est-à-dire indissociablement comme une esthétique du contenu.

7Parler d’une esthétique du contenu signifie que le rapport de l’art à la philosophie se définit comme le rapport du conceptuel au non-conceptuel, le non-conceptuel désignant ici l’art comme l’« autre » de la philosophie, comme ce que la philosophie doit en effet penser mais quelle ne peut entièrement subsumer : en raison de l’irréductibilité, et de l’œuvre, et de la part sensible de l’œuvre. Le contenu, entièrement relatif au concept, est en même temps ce sur quoi il achoppe. Lutter contre l’absolutisation du concept en matière d’art, reconnaître que le concept n’est qu’un moment dans une logique dialectique, tel est aussi l’effort philosophique entrepris par Adorno dans son esthétique et notamment dans son approche philosophique de la musique. « Un tel programme (l’analyse de la musique de Berg) a pris forme à partir des analyses qui suivent, mais plus encore à partir de la continuité d’une expérience avec la musique de Berg qui s’étend sur quarante ans » ¹⁶.