URL originale : https://books.openedition.org/septentrion/82186
Chapitre deux. La modernité musicale
p. 45-58
Texte intégral
1L’esthétique d’Adorno, dans sa prétention à penser la modernité artistique, est considérée par beaucoup comme dépassée, voire caduque, et c’est l’idée d’un traditionalisme artistique qui s’impose aujourd’hui. Nous voulons au contraire montrer qu’une telle interprétation doit être réexaminée et peut être nuancée au regard du caractère essentiellement dialectique de son esthétique. Cela concerne notamment la dialectique de l’apparence esthétique qui se construit, comme l’a bien montré Albrecht Wellmer, de façon antinomique : d’un côté la légitimité de la rébellion contre l’apparence, mais en même temps l’exigence de ne pas renoncer à l’apparence. Que cette dialectique toutefois ne conduise pas nécessairement à une conception aporétique de l’art moderne, telle est l’idée que nous développerons ici en tenant compte des analyses musicales tardives. Ce faisant, nous nous proposons également de montrer que celles-ci constituent un angle d’attaque tout à fait privilégié pour appréhender la conception adornienne de la modernité musicale.
1. Le critère du progrès du matériau en question
2Les différentes critiques1 adressées à l’esthétique adornienne apparaissent converger dans l’idée de son incapacité à penser l’évolution de l’art au vingtième siècle, évolution notamment marquée par les mouvements avant-gardistes. Deux types principaux d’arguments se dégagent, que je me propose de considérer successivement. Le premier type d’argument vise la conception adornienne de l’histoire, telle qu'elle est notamment développée dans la Dialectique de la raison. Dans ce cas l’argumentation consiste, d’une conception aporétique de l’histoire chez Adorno à en conclure à une conception aporétique de l’art chez lui, et c’est ici le critère du progrès du matériau qui justifie le raisonnement.
3Dans Philosophie de la nouvelle musique notamment, Adorno insiste sur le caractère historique du matériau, affirmant que le matériau ou les procédures techniques obéissent à une logique de type historique2, et c’est à ce propos qu’il souligne que le compositeur n’est pas libre de choisir son matériau, ce dernier constituant au contraire pour lui une contrainte3. Par ailleurs, il promeut en effet le progrès du matériau au rang de critère pour l’évaluation de l’œuvre de Schoenberg, notamment dans la période de la libre atonalité, et ce contre le Stravinsky de la même époque. Non pas d’ailleurs que l’œuvre d’art moderne, considérée dans ses procédures techniques, soit vraie en ce qu’elle reflèterait simplement le stade le plus avancé de l’évolution du matériau de l’époque considérée ; plus exactement, elle peut être dite vraie en ce qu'elle contribue à prolonger la tendance historique du matériau, telle qu’elle résulte des stades antérieurs de la production technique. Le jugement sur la qualité de l’œuvre atonale de Schoenberg renverrait en ce sens à l’état des possibles ouverts par l’évolution de la production artistique ; une œuvre de qualité devant réaliser d’un point de vue technique ce qui ne l’a pas encore été, en un mouvement de « négation déterminée »4 du stade historique de la production esthétique. Envisageant les choses sous cet angle, il est juste de dire que le critère du progrès du matériau constitue, d’ailleurs conformément à certains passages de la Théorie Esthétique, le critère objectif au moyen duquel Adorno a pu juger des œuvres. « Toute œuvre importante laisse des traces dans son matériau et dans sa technique ; suivre ces traces définit l’art moderne comme « ce qui est à faire », non pas comme flair d’une mode qui se prépare. Cette définition se concrétise dans le moment critique. Les traces abandonnées dans le matériau et dans les procédures techniques auxquelles adhère toute œuvre d’art qualitativement nouvelle sont des cicatrices, les points où les œuvres précédentes ont échoué. Tout en souffrant de ces cicatrices, l’œuvre nouvelle se retourne contre celles qui ont laissé des traces »5. Mais si le matériau relève de la logique plus générale de l’histoire ou du progrès telle qu’elle est analysée dans la Dialectique de la Raison – dans une remarque introductive à Philosophie de la nouvelle musique, Adorno stipule que cet ouvrage est « une digression à la Dialectique de la raison »6 –, alors en effet le progrès de l’art ne peut être analysé que de façon contradictoire, voire aporétique ; précisément l’argument qui est avancé contre Adorno, lui refusant d’accorder un quelconque potentiel émancipatoire à la production artistique contemporaine.
4Reste qu’une telle interprétation apparaît réductrice, pour plusieurs raisons. Est-il juste en effet de penser que le progrès du matériau constitue, en soi, un critère objectif et historique d’évaluation des œuvres pour Adorno ? Cela ne va pas de soi. Premièrement, il faut noter que l’avancée du matériau, ultérieurement réalisée par Schoenberg à travers la méthode dodécaphonique, n’est pas retenue. Tous les efforts d’Adorno, en la matière, porteront au contraire sur la critique de ces nouvelles procédures compositionnelles et ce qui apparaît décisif de comprendre sur ce point, c’est plutôt l’attachement qu’il manifestera tout au long de sa vie à cette période de la libre atonalité de Schoenberg, période à laquelle il voit poindre la « musique informelle »7. Deuxièmement, on insistera sur le fait que le progrès du matériau, en tant que tel, n’opère plus du tout comme critère d’évaluation dans les dernières analyses musicales d’Adorno. Dans les analyses des œuvres de Mahler et de Berg, Adorno valorise non plus une avancée des procédures techniques, mais communément le geste compositionnel : non pas le progrès du matériau, en tant que tel, mais l’expérience que les compositeurs font du matériau. Aussi la nouveauté de ces musiques ne peut-elle se mesurer à la considération d’un quelconque progrès du matériau. Adorno insiste au contraire sur la présence, dans le langage des deux compositeurs, d’éléments régressifs en comparaison de la technique existante de leur époque : le diatonisme chez Mahler par rapport à l’avancée du chromatisme wagnérien, la tonalité chez Berg par rapport au progrès représenté par la méthode de la composition à douze sons inventée par Schoenberg. Et dans l’un et l’autre des cas, la nouveauté est considérée relativement au « ton »8 de la musique, qui est brisé et déchiré chez Mahler, qui est celui de l’auto-effacement pour Berg. Troisièmement et enfin, on notera qu’une telle interprétation, en son parti pris historiciste, renonce de fait à envisager chez Adorno tout concept positif de la raison, ne retenant pour son argumentation que les analyses qui sont faites de l’histoire et du progrès dans la Dialectique de la Raison. Pourtant Adorno et Horkheimer, conscients du pessimisme qui animait leur collaboration théorique, avaient alors affirmé ne développer dans ces fragments qu’un travail préparatoire pour l’élaboration ultérieure d’un concept positif de la raison9. Et c’est effectivement à cet effort théorique que se mesurera Adorno dans la Dialectique Négative. Aussi ne peut-on en rester exclusivement à ce versant négatif de sa pensée, circonscrit dans la Dialectique de la Raison, sans amputer l’ensemble de son projet philosophique y compris en matière d’art. Car comme le souligne à juste titre Marc Jimenez10, la Théorie Esthétique ne se justifie qu’au regard d’un concept positif de la rationalité, et marque sur ce point une évolution significative de la pensée d’Adorno. Et sur point, Albrecht Wellmer a également raison de souligner que les critiques d’Adorno ne se justifient qu’au regard d’un concept vrai de l’art. Chez Adorno en effet, le projet d’une esthétique philosophique a pour postulat un concept positif de la raison, le seul à pouvoir justifier l’idée d’un contenu de vérité des œuvres.
2. Le problème de l’anti-avant-gardisme d’Adorno
5Le deuxième type d’argument vise une conception traditionnelle de l’œuvre dont le philosophe n’aurait pu se départir manquant ainsi la remise en cause, caractéristique de la modernité, de « l’idéal classique de l’œuvre comme forme significative close et médiation organique entre le tout et les parties11. Cet angle d’attaque est notamment celui de Peter Bürger et soulève le problème plus général, posé par Rüdiger Bubner, de la remise en question de toute esthétique visant à définir l’art à partir du concept de vérité12 : « la crise du concept d’œuvre représente une difficulté fondamentale pour toute esthétique requérant un concept d’œuvre encore intact »13. Face à ce problème, Rüdiger Bubner et Peter Bürger adoptent deux voies différentes : le premier choisit de renoncer au rapport art vérité, ce qui justifie en partie un retour à l’esthétique kantienne14, contre Hegel ; le second prend le parti de maintenir les catégories de « vérité » et « d’œuvre », mais en les modifiant dans une perspective devenue compatible avec la modernité artistique.
6Si Peter Bürger reconnaît, comme Rüdiger Bubner, le problème d’une esthétique soucieuse de penser la crise du concept traditionnel de l’œuvre d’art, il n’en conclut donc pas pour autant à la ruine des catégories idéalistes, revendiquant au contraire une nécessaire transformation de ces dernières : « La présente recherche prendra, quant à elle, le parti de leur transformation par la critique. Une théorie esthétique, qu’on aura fait descendre du ciel de la métaphysique idéaliste de l’art, n’hypostasiera plus l’œuvre pour en faire un lieu où se manifeste l’Absolu, mais elle ne la réduira pas non plus au schéma vide des expériences vécues par l’individu »15 C’est dans le cadre de ce projet qu’il considère, pour les dépasser, les catégories esthétiques d’Adorno, reprochant finalement à ce dernier d’avoir abandonné, alors même qu’il l’avait amorcée, cette critique que lui-même veut entreprendre. Selon Peter Bürger, Adorno n’aurait en effet jamais renoncé, en dépit de quelques tentatives ou de quelques ambiguïtés de sa pensée, à la conception « idéaliste selon laquelle l’art serait manifestation de l’Absolu »16 ; et c’est en ce sens que sa pensée aurait besoin de « retrouver un terrain historique sur lequel s’ancrer »17. Peter Bürger insiste donc sur le refus adornien de penser l’expérience fondamentale de l’art avant-gardiste, en l’occurrence la crise de l’œuvre traditionnelle qui n’est autre que la « crise de l’apparence ». Et il en conclut que, si Adorno s’est parfois prononcé contre l’apparence de l’œuvre accomplie18, il a finalement tranché de façon réactive en défendant le « sauvetage de l’apparence »19, réhabilitant ainsi l’idée traditionnelle, c’est-à-dire organique et close de l’œuvre d’art. D’où la thèse de « l’anti-avant-gardisme » d’Adorno, celle de son refus de penser toutes les tentatives décisives de déconstruction du sens, celle du montage en particulier, et dont les passages de Philosophie de la nouvelle musique concernant le premier Stravinsky sont pour Peter Bürger un clair exemple : « Dans le chapitre de la Philosophie de la nouvelle musique consacré à Stravinsky, Adorno a tracé de manière très nette les limites de l’avant-garde, chapitre qui ne s’élève pas seulement contre le néo-classicisme de Stravinsky, mais également contre ses premières œuvres qu’Adorno situe, non sans raison, dans l’horizon du dadaïsme et du surréalisme... Cette critique, qui se tourne en fait contre les aspects avant-gardistes de la musique du jeune Stravinsky, montre qu’Adorno s’attaque à des caractéristiques essentielles de l’œuvre d’avant-garde. Il déplore la « désorganisation », même s’il voit en elle un principe d’organisation, réprouvant aussi l’émancipation des effets, leur « libération du sens du tout »»20.
7En reprochant à Adorno de défendre l’idée d’une fermeture de l’œuvre, Peter Bürger désigne un aspect fondamental de son esthétique, celui qui est lié à la thèse du sauvetage de l’apparence. Mais la conclusion qu’il en tire en affirmant qu’Adorno en serait resté pour finir à une conception traditionnelle de l’art, apparaît en revanche trop hâtive. Car ce faisant il refuse d’envisager la valeur polémique et critique du thème adornien de l’autonomie de l’art. Il ne l’appréhende que de façon descriptive, le vidant de son contenu philosophique. Ainsi le thème de l’autonomie de l’art, qui est chez Adorno celui du rapport critique de l’art à la réalité empirique, se transforme dans son argumentation en celui de la séparation de l’art vis-à-vis de la vie quotidienne. « Nous nous heurtons ici à ce que l’on pourrait appeler avec un rien de provocation l’anti-avant-gardisme d’Adorno. J’entends par là son attitude de refus face à la tentative entreprise par les avant-gardes pour dissoudre l’art dans la vie quotidienne... Face aux tendances qui cherchent à dépasser l’art par l’action (dadaïsme), par l’expression (expressionnisme) et par la mise en révolution du quotidien (surréalisme), Adorno veille à « ce que la frontière ne soit pas violée »»21. En conséquence de quoi, Peter Bürger apparaît finalement prisonnier d’une conception abstraite de la fermeture de l’œuvre, c’est-à-dire de la forme chez Adorno.
8En vérité, la dialectique de l’apparence esthétique conduit chez Adorno à une conception de l’œuvre beaucoup plus nuancée que celle que propose Peter Bürger : le « sauvetage de l’apparence » ne signifiant pas une réhabilitation de la fermeture de l’œuvre en son idéal organique et classique, mais la pensée d’une critique de l’apparence, dans l’apparence. Ce faisant Peter Bürger s’interdit aussi d’envisager le remaniement théorique qu’Adorno impose au concept traditionnel de l’œuvre close, notamment à travers ses analyses des œuvres de Mahler et de Berg. Plus précisément, on aura l’occasion de montrer qu’en cette fermeture de l’œuvre, Adorno promeut un modèle dialectique de la « désorganisation », qu’il est justement important de circonscrire afin de comprendre sa critique de la « désorganisation » chez Stravinsky.
3. L’autonomie de l’art
9Les deux approches qui ont été retenues soulèvent l’une et l’autre le problème, chez Adorno, de l’autonomie de l’art, en se présentant toutefois comme deux approches apparemment contradictoires. Dans le premier cas, on insiste en effet sur la perméabilité de l’œuvre d’art au réel, c’est-à-dire sur un défaut d’autonomie de l’art. Dans le second cas, c’est au contraire à l’idée d’une trop grande autonomie de l’art par rapport au réel que l’on se réfère, la conclusion étant dans les deux cas qu’Adorno ne se donne pas les moyens d’appréhender la modernité artistique, soit en raison d’une conception de l’histoire trop contraignante, négative au point que tout devenir de l’art serait chez lui invalidé, soit en raison d’un attachement indéfectible au concept métaphysique et idéaliste de l’œuvre, à contre-courant des mouvements artistiques en rupture avec l’idéal classique et organique de l’œuvre d’art. En réalité ces deux types d’approche ne sont contradictoires que pour autant que l’une et l’autre ne recueillent qu’un aspect de la pensée d’Adorno. Ce qui manque communément à ces deux interprétations est une perspective dialectique. A la première il manque une approche dialectique du concept de matériau, à la deuxième une approche dialectique du concept de forme, ce qui aboutit à une vision chaque fois mutilée de l’autonomie de l’art chez Adorno. Car dans le premier cas, en considérant le matériau en soi, séparé de la forme, on ne peut en effet que refuser toute autonomie de l’art par rapport au réel, attachant alors la dialectique de la raison esthétique à celle de la raison dans l’histoire. Mais dans le second cas, en considérant la forme en soi séparée du matériau, on ne peut en revanche qu’affirmer sans nuance l’autonomie de l’art par rapport au réel. Or, afin de saisir la visée dialectique et critique de l’esthétique adornienne, il apparaît qu’il faut au contraire travailler à dépasser cette alternative qui relève d’un parti pris séparateur ou abstrait, précisément combattu par Adorno tout au long de son œuvre.
10La véritable difficulté est ici d’appréhender à la fois la participation de l’œuvre d’art à la rationalité empirique et son opposition, autrement dit un rapport dialectique de l’art au réel, rapport sans lequel l’entreprise de la Théorie Esthétique perd tout son sens. Comme le dit encore Albrecht Wellmer : « par leur concept utopique, l’art et la philosophie ont une relation antithétique au monde de l’esprit instrumental ; d’où leur négativité constitutive »22. On doit pour appréhender à sa juste mesure la pensée adornienne de la modernité, insister sur le sens de cette dialectique interne à l’art, une dialectique certes en rapport avec la dialectique de la raison à l’œuvre dans l’histoire, mais non réductible à elle. Adorno continue d’affirmer, contre le mouvement de domination et de rationalisation du réel, l’idée d’un potentiel émancipatoire de l’art : pour lui la rationalité esthétique est par définition résistance ou rapport critique à la rationalité empirique. Si cela justifie qu’il ne renonce pas, à travers son thème d’une musique informelle, à l’idée d’une musique de la modernité qui soit critique, cela concerne directement aussi ses écrits sur Mahler et sur Berg. Car dans ces analyses, Adorno montre que le mouvement de rationalisation du matériau, qui attache l’œuvre d’art à l’histoire, doit être lui-même pensé de manière dialectique : c’est-à-dire non en lui-même, mais relativement au mouvement de sa mise en forme dans l’œuvre. Et inversement, il montre que la forme ne confère son autonomie à l’œuvre d’art qu’en son rapport essentiel au matériau, c’est-à-dire à l’histoire.
11Aussi la dialectique du matériau et de la forme se présente-t-elle ici comme cette dialectique interne à l’œuvre, par l’intermédiaire de laquelle l’art peut être effectivement dit participer et s’opposer à la réalité empirique. Certes, le rapport au réel et à l’histoire est donc posé comme déterminant et premier, mais à condition d’être resitué au sein d’une autre dialectique, qui est celle de la raison esthétique : dialectique par laquelle l’œuvre, dans son rapport au réel, lui échappe en même temps, devenant œuvre d’art. Si le mouvement de rationalisation du matériau musical apparaît donc inéluctable, ne l’est pas en revanche le mouvement de rationalisation de la forme. Ainsi, pour reprendre un argument souvent avancé mais réducteur, l’opposition adornienne à la méthode dodécaphonique de Schoenberg, comme exemple de mouvement de rationalisation de l’œuvre d’art, n’est en vérité comprise que rapportée à la tentative, analysée justement dans l’œuvre de Berg, d’une opposition à ce mouvement historique de rationalisation du matériau, dans la dialectique réalisée entre le matériau et sa mise en forme.
12D’un côté retrouver l’autonomie de l’art que manque la perspective trop historiciste à retenir exclusivement le progrès du matériau ; de l’autre côté retrouver le rapport au réel que manque l’autre versant de l’interprétation à ne retenir qu’un concept trop abstrait de la forme : telle serait la voie que permettraient en fin de compte de frayer les analyses de Mahler et de Berg, au vu de la dialectique du matériau et de la forme qui s’y construit. En d’autres termes, on dira que ce n’est qu’à reconnaître le caractère dialectique des concepts de matériau et de forme, chez Adorno, que l’on peut dépasser les apories que suscite l’interprétation de son esthétique. Car si la production artistique dépend chez lui du régime plus général de la production de la société – et tel est le sens du concept de matériau –, il faut noter qu'elle n’en rélève pas totalement. Et en ce sens Adorno non seulement ne renonce pas à penser l’évolution de l’art au vingtième siècle, y compris en ses implications avant-gardistes, mais il ne renonce pas non plus à penser tout potentiel émancipatoire de l’art moderne. Il faut de plus ajouter que s’il conserve l’idée d’une fermeture de l’œuvre, celle-ci n’est en vérité envisagée que de façon dialectique, dans son rapport au matériau et à l’histoire.
13Certes, Adorno ne renonce donc pas au concept de vérité pas plus qu’au concept d’œuvre, mais il dégage toutefois ce dernier de sa détermination hégélienne, poursuivant dès lors cette critique dont Peter Bürger formule justement l’enjeu : « si nous concédons que l’on doit critiquer l’identification idéaliste de la forme et du contenu, (il faut) admettre que la forme reste une opération de mise en forme »23. Ainsi on insistera tout particulièrement sur le refus de l’identification idéaliste – c’est-à-dire hégélienne – du contenu et de la forme qu’Adorno construit dans ses analyses, au bénéfice d’un autre rapport, celui du matériau et de la forme.
14Reste qu’on ne saurait appréhender le caractère paradoxal de la relation antithétique de l’art au réel en s’arrêtant aux analyses contemporaines de la Dialectique de la Raison, dès lors qu’Adorno ne s’est pas encore engagé dans l’élaboration d’un concept positif de la raison. Il faut au contraire accepter d’épouser le mouvement théorique qui le conduit jusqu’à la Dialectique Négative et la Théorie Esthétique, en une perspective que l’on doit reconnaître comme dynamique ou évolutive. Or c’est précisément là qu’apparaissent les limites de la référence constante qui est faite, en ce qui concerne la pensée adornienne de la musique, à Philosophie de la nouvelle musique. Car cet ouvrage est solidaire d’un contexte philosophique qui sera, non pas nié par Adorno, mais dépassé par lui, c’est-à-dire configuré et travaillé sous l’angle d’une critique de la rationalité à laquelle participent effectivement la Dialectique Négative, mais également sa pensée de l’art comprise en son sens le plus large, incluant la Théorie Esthétique ainsi que les écrits musicaux tardifs. Ici, et cela vaut pour la musique, on a donc toutes les raisons d’introduire l’idée d’une temporalité de la pensée adornienne, qui donne précisément un sens à l’idée de la contemporanéité des analyses des œuvres de Mahler et de Berg, par rapport à la Dialectique Négative et à la Théorie Esthétique.
15Mais on ajoutera que celles-ci sont de plus solidaires d’un contexte musical qualitativement différent de celui de l’époque de Philosophie de la nouvelle musique. Car entre celle-ci et les années soixante, la rupture avant-gardiste a été consommée en musique, avec les mutations conséquentes que connaît le champ compositionnel, notamment à travers la ruine définitive de ce langage commun aux œuvres que constituait jusqu’alors la tonalité. Il y a là un trait structurel nouveau qui conduit, ainsi qu’en parle Pierre Boulez, à un stade d’individualisation des œuvres24, mais auquel Adorno se montre tout à fait attentif, non seulement en analysant de façon historique ce nouveau stade du progrès du matériau sous l’angle du « nominalisme »25, mais aussi en modifiant la perspective privilégiée jusqu’alors, celle du seul critère du progrès du matériau. Car comme le souligne justement Peter Bürger, on ne peut plus au vu des mutations avant-gardistes en rester pour l’évaluation des œuvres à l’idée d’un matériau, comme à celle d’une logique de ce matériau ; et cela vaut aussi pour la musique. « Mais, au plus tard depuis les mouvements historiques d’avant-garde, il est devenu impossible de privilégier, comme le fait Adorno, un état du matériau. De nos jours, il convient de poser le principe d’une juxtaposition de matériaux ayant, de façon différenciée, atteint un certain stade de développement. On ne peut, par exemple, se débarrasser du néoréalisme en arguant du fait qu’il opère à partir d’un matériau régressif. Autrement dit, la thèse adornienne fondée sur une logique du matériau n’est admissible aujourd’hui qu’en tant qu’élément dans la construction d’une modernité qui commence à devenir historique »26.
16Si Peter Bürger a raison de marquer les limites d’une telle approche du matériau, il restreint en revanche trop vite l’approche d’Adorno à ce critère. Car comme le montrent les dernières analyses musicales, celui-ci n’opère plus en tant que tel, et cette évolution de la pensée d’Adorno doit être justement rapportée à son souci de penser la nouveauté du champ compositionnel. Car pas plus qu’il n’existe dorénavant de langage général a priori susceptible de rapporter les œuvres les unes aux autres, pas plus on ne peut désormais se référer à un quelconque critère a priori pour l’évaluation des œuvres. Et en ce sens l’introduction de l’analyse immanente des œuvres, comme méthode de leur évaluation indépendamment de tout critère a priori – « il faut entrer dans l’œuvre – n’est pas étrangère à la nouveauté du champ compositionnel qu’il faut penser, à savoir « la contrainte de la situation nominaliste »27. Et en effet, dans les années soixante, Adorno abandonne le point de vue comparatif qui était encore le sien dans Philosophie de la nouvelle musique et promeut une méthode dialectique et immanente, qui doit être la seule instance d’évaluation.
17On retiendra donc le double déplacement que connaît la pensée esthétique musicale tardive d’Adorno : un remaniement concernant le critère du progrès du matériau, et un changement de méthode pour l’évaluation des œuvres, ce double déplacement n’en constituant en réalité qu’un seul, précisément lié aux mutations structurelles que connaît le champ compositionnel sous l’impulsion avant-gardiste. Est-ce à dire qu’on est confronté là à une contradiction dans la pensée d’Adorno, ou à l’existence de deux pensées qui seraient celles d’un premier et d’un second Adorno ? Ce serait ignorer la perspective historique et critique de son esthétique. Car c’est en réalité à la continuité d’une même pensée de l’art que l’on a à faire, à une pensée philosophique manifestant le même souci de penser l’art dans sa vérité, y compris pour les produits de l’art avant-gardiste : en évitant l’écueil du relativisme et celui de l’arbitraire du goût. Il faut au contraire reconnaître que l’esthétique adornienne se construit dialectiquement, dans son rapport à l’élaboration d’un concept positif de la raison, comme dans son rapport à l’évolution de l’art. S’il faut l’appréhender dans sa temporalité, il convient aussi de l’envisager dans son ouverture, c’est-à-dire dans son rapport au champ compositionnel qui y est pensé, et comme on l’a montré au premier chapitre, dans son rapport aux œuvres.
Notes de bas de page
1 Cf. le livre déjà cité, R. Rochlitz, Théories esthétiques après Adorno.
2 PNM, p. 43.
3 PNM, p. 45 « les directives que le matériau transmet au compositeur et que celui-ci transforme en leur obéissant, se constituent dans une immanente interaction ».
4 GS, 10, « Uber Tradition », p. 318, cité par C. Menke, La souveraineté de l’art, Paris, Colin, 1993 pour la traduction française, p. 160.
5 TE, p. 57.
6 PNM, pp. 9-10.
7 QUF, pp. 296-297.
8 M, chapitre deux ; B, chapitre un.
9 DR, p. 18 « La critique à laquelle est soumise la Raison tend à préparer un concept positif de cette Raison qui puisse la libérer des rets dans laquelle la retient la domination aveugle ».
10 M. Jimenez, Adorno et la modernité, Paris, Klincksieck, 1986, pp. 186-187.
11 R. Bubner, « De quelques conditions devant être remplies par une esthétique contemporaine », Théories esthétiques après Adorno, op.cit., p. 93.
12 R. Bubner, op.cit., p. 89 « C’est sans doute l’esthétique de Hegel qui sert de référence essentielle à toutes les tentatives visant à définir l’art à partir du concept de vérité ».
13 Idem.
14 R. Bubner, op.cit., p. 109 « l’actualité de l’esthétique kantienne ».
15 P. Bürger, op.cit., p. 175.
16 P. Bürger, op.cit., p. 189.
17 P. Bürger, op.cit., p. 174.
18 P. Bürger, op.cit., p. 185 « Dans son Essai sur Wagner, Adorno critique avec le concept de fantasmagorie l’accomplissement de l’apparence ».
19 P. Bürger, op.cit., p. 187 « La solution à laquelle il parvient en définitive dans la Théorie Esthétique oppose à la rébellion contre l’apparence un clair refus ».
20 P. Bürger, Revue d’esthétique, « Adorno », 1985, p. 91.
21 P. Bürger, Théories esthétiques après Adorno, op.cit., pp. 189-190.
22 A. Wellmer, op.cit. 253.
23 P. Bürger, Théories esthétiques après Adorno, op.cit., p. 234.
24 P. Boulez, Jalons, Paris, Bourgois, 1989, in « Langage, matériau, structure », p. 70 sq.
25 TE, p. 255 sq.
26 P. Bürger, « L’anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », Revue d’esthétique, op.cit.
27 TE, p. 427.
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Adorno, la vérité de la musique moderne
Ce livre est cité par
- Müller, Frank. (2019) Adorno-Handbuch. DOI: 10.1007/978-3-476-05458-6_63
- Klein, Richard. Kreuzer, Johann. Müller-Doohm, Stefan. (2011) Adorno-Handbuch. DOI: 10.1007/978-3-476-05329-9_8
- Kintzler, Catherine. (2002) Peinture et musique. DOI: 10.4000/books.septentrion.69613
- Darbon, Nicolas. (2012) L’idéologie en musicologie. L’Essai sur la complexité de Célestin Deliège. Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7. DOI: 10.7202/1013057ar
- Trottier, Danick. (2020) Retour sur l’apport d’Adorno à l’étude du néoclassicisme, en particulier la réception de Stravinski et la publication de Philosophie de la nouvelle musique. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 20. DOI: 10.7202/1073168ar
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