Introduction

1Une réflexion sur la pensée musicale d’Adorno n’a pas encore été entreprise. Une telle voie a été fermée par les deux types d’approche qui se sont jusqu’à présent partagés le champ de l’interprétation des écrits adorniens sur l’art. D’un côté une approche philosophique qui s’appuie quasi exclusivement sur la Théorie Esthétique, et qui se contente d’occurrences prélevées dans le corpus dit musical afin de confirmer sa démarche. De l’autre, une approche musicologique qui étudie de façon plus ou moins exhaustive, mais toujours littérale, le contenu des textes sur la musique. Dans les deux cas toutefois, que l’on privilégie d’un côté une visée systématique ou que l’on cède, de l’autre, à un positivisme qui s’abstrait des raisons philosophiques, un même parti pris : celui de l’abstraction. Mais dans les deux cas également, un même présupposé, à savoir que la dimension philosophique de la pensée d’Adorno sur l’art entretient un rapport d’extériorité avec les textes afférents plus particulièrement à la musique, lesquels sont invoqués à simple titre illustratif ou envisagés, non d’ailleurs sans un tour quelque peu mécanique, sous l’angle d’une philosophie appliquée aux œuvres.

2Dépassant cette alternative, cette étude a l’ambition de frayer une autre voie en montrant que la pensée musicale d’Adorno, en sa dimension philosophique, a pour terrain d’élection les analyses musicales, y compris en leur dimension technique. En ce sens, c’est l’hypothèse d’une esthétique du concret que nous développerons, celle d’une philosophie de l’art qui se construit chez Adorno de façon immanente à partir des œuvres.

3Mais il fallait d’abord justifier l’approche, ce que nous avons fait dans la première partie à partir d’une réflexion sur le statut de la théorie esthétique. Comprendre que l’appréhension du contenu ne peut être dissociée chez Adorno d’une réflexion sur la forme, c’est-à-dire ressaisir le caractère dialectique de la théorie adornienne de l’art, tels ont été les réquisits de l’étude qui ont permis ce faisant de reconnaître le statut décisif de l’analyse immanente chez Adorno. Certes, il a déjà été dit que les analyses immanentes ont beaucoup plus qu’un rôle simplement illustratif. Encore fallait-il en tirer les conséquences, ce que nous avons fait en plaçant au cœur de la réflexion les analyses immanentes qu’Adorno a consacrées aux œuvres de Mahler et de Berg. Car ces analyses, loin d’être de traditionnelles analyses musicales, indiquent (pour Berg) ou accomplissent (pour Mahler) cette esthétique du concret qui est exigée en raison du caractère dialectique de la méthode. Ces analyses relèvent d’un projet de type philosophique, en l’occurrence la détermination du contenu de vérité des œuvres, et c’est comme telles que nous les avons considérées.

4C’est donc à travers ces analyses tardives que nous avons choisi de pénétrer à l’intérieur de la pensée musicale d’Adorno, ce qui constitue un autre déplacement par rapport à l’approche qui est adoptée en général, axée sur Philosophie de la nouvelle musique. D’aucuns y verront un parti pris réducteur, mais à tort. Car outre la contemporanéité de ces analyses avec la rédaction de la Théorie Esthétique, il faut retenir un autre paramètre qui s’est révélé déterminant dans la poursuite de la réflexion. Dans ces analyses en effet, Adorno affirme la qualité et la modernité des musiques de Mahler et de Berg, et il le fait surtout en la liant paradoxalement au caractère régressif du matériau utilisé par les compositeurs. Ces analyses semblaient donc, à première vue tout au moins, remettre en cause une des idées directrices de Philosophie de la nouvelle musique, l’idée que le progrès du matériau suffit chez Adorno à prendre la mesure de la modernité des œuvres. Comment comprendre ce paradoxe ? C’est cette question qui nous a conduit dans la deuxième partie à pénétrer plus avant le détail des analyses. Outre l’idée d’une affinité compositionnelle entre Mahler et Berg, cela a permis de mettre en évidence le caractère dialectique des concepts de forme et de matériau, sans lequel l’idée d’un progrès du matériau ne peut être interprétée, pas plus d’ailleurs que l’exigence proprement adornienne d’une pensée objective et historique de la musique.

5Notre approche n’épuise pas les écrits musicaux d’Adorno et n’a rien d’exhaustif. Elle trouve sa raison d’être dans la tentative de conférer à sa pensée musicale non seulement le statut philosophique qui lui est propre, mais la cohérence interne qui lui revient, ce point étant en général éludé sous prétexte du caractère disloqué et fragmentaire de sa pensée. Adorno a toujours refusé le système, mais ce refus n’équivaut pas à l’arbitraire ou n’aboutit pas nécessairement à une pensée aporétique. Par cette étude on voudrait au contraire souligner que ce refus du système, refus de la clôture et d’une certaine conception tautologique, et de la philosophie, et de l’analyse, conduit en vérité à l’élaboration d’une pensée qui a sa logicité propre, à condition toutefois de la concevoir de façon dynamique et ouverte. Et telle, la pensée musicale d’Adorno l’est pour autant qu’on la considère selon un double rapport : d’une part relativement à l’élaboration d’un concept positif de la raison – c’est le trajet qui mène de la Dialectique de la Raison à la Dialectique Négative ; d’autre part relativement à l’évolution du champ compositionnel – entre Philosophie de la nouvelle musique et les dernières analyses des années soixante, il faut tenir compte de la rupture avant-gardiste des années post-quarante-cinq en musique. A travers l’examen des analyses tardives, c’est donc à accompagner la construction de la pensée musicale d’Adorno jusqu’à son terme que nous nous sommes engagé, afin de valoriser aussi l’articulation existant entre la Dialectique Négative, la Théorie Esthétique et les analyses tardives.

6Nous avons ainsi cherché à retrouver la continuité d’une démarche : d’un point de vue évolutif, celui qui conduit de l’ouvrage sur Schoenberg et Stravinsky à l’esthétique musicale tardive, mais également du point de vue synchronique du débat qui se tient dans les années cinquante et plus avec l’avant-garde musicale. Les analyses de Mahler et de Berg se sont en effet révélées, là aussi, être une porte d’entrée privilégiée pour comprendre les termes de ce débat, sinon resté obsur. Car dans ces analyses, Adorno soutient non seulement l’idée de la modernité, mais celle de l’actualité compositionnelle de Mahler et de Berg. Comment comprendre cette assertion ? La question a été l’occasion d’un ultime déplacement qui constitue l’objet de la troisième partie. Plutôt que d’en rester à la simple idée d’un traditionalisme musical de sa part, nous avons été conduit à reconnaître les raisons philosophiques de ce débat, en précisant notamment l’accusation qu’il leur adresse, celle d’un certain positivisme qu’il combattra à peine quelques années plus tard contre Popper dans le domaine de la sociologie.

7Enfin, et nous appuyant sur les acquis de cette étude de la dimension concrète de la philosophie d’Adorno, nous nous sommes proposé de dégager quelques enjeux esthétiques et philosophiques qui concernent plus généralement son esthétique. L’effort entrepris n’aurait en effet abouti s’il n’avait permis de préciser le rapport critique à Hegel : ce que nous indiquons dans la quatrième partie en accordant à l’esthétique d’Adorno d’être non seulement une esthétique du concret, mais également une esthétique du contenu.