Passion de Gauguin
|La photographie de l’européen
Texte intégral
- 1 Ce cliché faisait partie des archives Schuffenecker, où il était donné comme une image de Paul Gaug (...)
- 2 Armand Seguin, « Paul Gauguin », L’Occident, mars 1903, cité par Françoise Cachin, Gauguin, Flammar (...)
1C’est une très célèbre photographie de Paul Gauguin1. On le voit en train de peindre, tenant d’une main son pinceau et de l’autre (qui demeure invisible) sa palette. Il doit faire un froid glacial, à considérer la chaude vêture du peintre, son énorme toque de fourrure et son épaisse houppelande. Il ressemble plus à un officier de l’armée russe ou hongroise qu’à un artiste-peintre ! À se fier au témoignage d’Armand Seguin, c’est en 1893/1895, à l’époque de son retour en France entre ses deux séjours tahitiens, qu’on pouvait voir Paul Gauguin déambuler ainsi vêtu dans les rues de la capitale et se pavaner avec « ce bonnet d’astrakan, cette énorme houppelande bleu foncé que maintenaient des ciselures précieuses, et sous lesquels il apparaissait aux Parisiens tel un Magyar somptueux et gigantesque, un Rembrandt de 1635 »2. Quel invraisemblable accoutrement ! Rien à voir avec l’image plus décontractée et estivale que l’on se fait habituellement d’un peintre, en lavallière et faluche, surtout d’un peintre qui vient de rentrer des Tropiques.
- 3 Gérard Lefort, « Gauguin de sort », Libération, Samedi 17 et dimanche 18 mai 2003, p. 43.
2Plus surprenant encore est le visage de l’artiste, qui nous a si souvent parlé de son profil inca, de ses traits indiens. Un visage lourd, mou, vieilli avant l’âge. Les joues un peu rondes et affaissées. Des traits déjà empâtés. Un Gauguin apathique et presque hébété. « On n’imagine pas Gauguin en noir et blanc atone quand on ne connaît de lui que des autoportraits où les couleurs aboient. Et ce visage interdit dont les yeux n’arrivent pas à fixer l’objectif. Et cette bouche entrouverte, comme stupéfaite, voire en début de colère, d’avoir posé pour la photographie. »3. Ce Gauguin photographié ne semble pas vraiment présent : rêve-t-il encore de la Polynésie alors qu’il se gèle à Paris ?
- 4 Il aurait été réalisé pendant l’hiver 1893-1894 ou 1894-1895. Cette datation serait confirmée par l (...)
3Or c’est de ce cliché que, vers 1894, Gauguin s’inspire directement pour peindre son Autoportrait à la palette (Collection particulière). Même pose, même cadrage, mêmes vêtements, ou presque. Faut-il en déduire que cet autoportrait est exécuté pendant une période de grand froid, quand les ateliers parisiens se révèlent impossibles à chauffer ? C’est possible sans être certain4. Il faut surtout éviter de voir le portrait peint à travers le portrait photographique, sans doute plus réaliste et documentaire. En effet, dans la toile, l’appareil vestimentaire censé protéger l’artiste des rigueurs hivernales est nettement moins voyant. Les gros brandebourgs ont été effacés. De taille plus réduite, le bonnet d’astrakan ne descend plus jusqu’aux yeux. Moins spectaculaire, il ressemble plutôt à un bonnet en feutre, chapeau de magicien plus que toque magyare.
- 5 Richard Brettell, Gauguin, “Le retour en France”, Éditions de la Réunion des musées nationaux, Pari (...)
4La différence entre la photographie et la peinture n’est pas simplement d’ordre vestimentaire. Gauguin a fait subir à son visage une véritable opération de chirurgie esthétique. Il l’a retendu, raffermi, redessiné, mais aussi affiné, rajeuni. Plus l’ombre d’une bouffissure. Plus longs, les cheveux encadrent le visage, et le cadrent. Le circonflexe de la moustache, absente de la photographie, vient structurer la physionomie. Le regard a changé du tout au tout : alors que sur la photographie les yeux se perdent dans le vide, sur la toile ils accrochent le regard du spectateur. Sur le tableau « toute l’importance est donnée, comme il se doit pour un peintre qui affirme son identité, au regard et à la main. Celle-ci est surprenante, jaune, sans modelé : comme enveloppée d’un gant. A-t-il pensé au Titien ? C’est en tout cas le portrait traditionnel d’un moderne Rigaud ou Largillière qu’il a voulu faire, imprégné de toute l’autorité que lui conférait son rôle de ‘maître’ et de ‘mage’ à l’époque dans un certain milieu. Le regard en biais, le blanc-bleu des yeux, le fond rouge, le pinceau parfaitement vertical, qui souligne le visage et la grande simplicité technique, apportent une singularité et une puissance nouvelle à une composition somme toute assez conventionnelle. »5. C’est certain, dans ce tableau, Gauguin ne cherche qu’à imposer son autorité de maître. Quelle différence avec l’Autoportrait devant son chevalet peint à Copenhague en 1885, au 51 Norregade, alors que Gauguin est rejeté par son épouse, qui ne tient pas à être engrossée une fois de plus, et par sa belle-famille danoise qui méprise ce déclassé incapable de faire vivre sa femme et ses enfants. À l’aide d’un miroir il se peint dans l’étroit réduit où il a été relégué comme un malpropre, une misérable mansarde éclairée par une petite lucarne, sous les poutres de la charpente. Le regard est hésitant (peut-être parce qu’il jette un coup d’œil vers son image dans le miroir), le geste de la main comme suspendu. Pour le coup, le peintre manque d’assurance et n’a rien d’un « maître ».
5Si la composition du tableau parisien demeure, c’est vrai, relativement conventionnelle, académique même, avec les attributs traditionnels de la palette et du pinceau, c’est que dans le cas présent l’autoportrait vaut, aux yeux de Paul Gauguin, moins par son statut proprement pictural que par sa fonction imaginaire. Un détail est à cet égard particulièrement révélateur : sur la palette du peintre figurent les couleurs « fétiches » de Tahiti, le jaune, le rose et le rouge. La peinture vaudrait ici comme reprise, correction de l’atroce et inavouable vérité de la photographie, qui met en lumière le décalage entre le peintre et le milieu polynésien dans lequel il voudrait s’intégrer. C’est d’ailleurs ce qu’avoue, sans le vouloir sans doute, une caricature exécutée par Manzana-Pissarro, le fils de Camille Pissarro, Gauguin dans son exposition (Collection particulière). Si ce portrait-charge a été réalisé a posteriori, c’est néanmoins d’après des croquis pris sur le vif à l’occasion de l’exposition organisée chez Durand-Ruel en 1893, où étaient présentées les toiles du premier séjour tahitien. Coiffé de son bonnet, vêtu de sa grande houppelande, Gauguin parade devant ses toiles accrochées au mur de la galerie : les vahinés nues qu’elles représentent contrastent singulièrement avec la surcharge vestimentaire de l’artiste. Étrangement décalé par rapport au milieu indigène dont il voulait faire partie.
- 6 Gérard Lefort, op. cit., p. 43.
6En somme la photographie représente le revers de la médaille, l’envers du décor, le démenti de la fiction d’un peintre redevenu sauvage au milieu d’une civilisation encore sauvage. « Dans sa brutalité, ce portrait dit juste. Voilà ce qui se passe quand on s’imagine, en esthétique comme en éthique, que pour devenir ‘sauvage’, il suffit d’aller faire l’indigène sous les tropiques. On en revient toujours. Mélancolique d’avoir découvert là-bas qu’il n’y a pas de paradis ; pas d’extériorité. »6
Notes
1 Ce cliché faisait partie des archives Schuffenecker, où il était donné comme une image de Paul Gauguin en 1888. De toute évidence, il est beaucoup plus tardif, largement postérieur à la photographie de Gauguin dans son atelier de la rue Vandamme, prise vers 1891 par le peintre Boutet de Monvel : nonchalamment affalé dans un canapé, vêtu d’un beau gilet breton, Gauguin rêveur et séduisant, le visage appuyé sur une main, conserve l’allure du dandy qu’il devait être quand il était un riche agent de change. D’un cliché à l’autre le visage s’est abîmé et épaissi. Cette photographie a été publiée pour la première fois par Maurice Malingue en 1943 dans Gauguin, le peintre et son œuvre. On en trouvera la reproduction dans l’ouvrage de Paul Beaute, Paul Gauguin vu par les photographes, Lausanne, Edita S.A., 1988, p. 91.
2 Armand Seguin, « Paul Gauguin », L’Occident, mars 1903, cité par Françoise Cachin, Gauguin, Flammarion, 1988, p. 194. Il se trouve cependant qu’Armand Seguin ne connaissait pas le peintre avant 1894.
3 Gérard Lefort, « Gauguin de sort », Libération, Samedi 17 et dimanche 18 mai 2003, p. 43.
4 Il aurait été réalisé pendant l’hiver 1893-1894 ou 1894-1895. Cette datation serait confirmée par la dédicace inscrite en haut et à droite de la toile : À Ch. Morice de son / ami P. Go. En effet c’est au cours de son dernier séjour parisien que Gauguin fut en contact le plus étroit avec le poète symboliste en vue de la rédaction définitive de Noa Noa. Le tableau a selon toute probabilité été exécuté à l’intention de Charles Morice et lui a été immédiatement offert pour le remercier de mettre sa plume au service de l’artiste.
5 Richard Brettell, Gauguin, “Le retour en France”, Éditions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1989, p. 304.
6 Gérard Lefort, op. cit., p. 43.
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