1C’est sur une image que je voudrais clore ce livre. Elle est de ce même photographe taciturne dont parle ici Denis Roche, Robert Franck, et appartient à sa série bien connue Les Américains. Et, sous l’autorité de Denis Roche, j’aimerais à mon tour mettre côte à côte cette photographie et la phrase d’un écrivain solitaire, Walter Benjamin dans son Livre des passages : « Ainsi le joueur vit dans l’intermittence. »2

2Que voit-on sur cette photo ? Une vaste salle vide, que l’on imagine celle d’un bar, ou d’un dancing. Dans cette salle un homme de profil, bras ballants se tient devant un juke box. Peut-être un « latino » comme on dit. Sa chemise apparemment fleurie, façon hawaïenne, l’endimanche un peu tristement, son corps est lourd : il y a quelque chose de désœuvré et d’embarrassé dans sa posture. Face à cette grosse machine vitrée, géométrique, emblème triomphal de l’Amérique, l’homme se tient à distance, intimidé, et il regarde les touches. Cet homme va choisir, bientôt il va appuyer sur le titre de la chanson (la main esquisse un mouvement). Pour l’instant il lit, il réfléchit, il hésite. On est dans cette imminence-là et dans cette intermittence : tout est encore silencieux, après la photographie et la captation de ce temps, il y aura la chanson – quelles chansons en cette année là ? –, le corps de l’homme ne sera plus le même, peut-être d’autres corps vont-ils surgir (on devine quelqu’un accoudé au comptoir, tout cela laissé dans l’ombre). Mais pour l’instant l’homme est seul. Il pense, taciturne comme la photographie de Robert Franck.

3Le sol est éclairé. La lumière pénètre la salle, mais sans violence, par une porte tout au fond de l’image, légèrement décentrée par rapport au personnage : en fait une porte battante, donc ni ouverte ni fermée. La lumière passe au-dessous et au-dessus de la porte, où elle dessine un rond coupé en deux par le trait vertical. Il y a de la lumière dehors, beaucoup (serait-on en été ? L’homme porte une chemise estivale). À gauche et à droite de ce rond de lumière, il en est deux autres, deux sortes de fenêtres hublots qui font entrer le soleil, mais celle de droite est cachée par la tête à demi penchée de l’homme. Et ces traînées de clarté au sol font par endroits du lino, ainsi gagné par des flaques de lumière, un lac, de la neige, du verre ou du cristal, bref le sol se dote d’une étrange translucidité. Par le hublot de gauche, on voit se refléter ce qui semble un immeuble flottant, une image indécise qui crée, au sein de la photo si cadrée, si précise de Robert Franck, l’impression qu’un daguerréotype en médaillon se serait glissé là, en tout cas la trace un peu floue d’un avant, d’un ailleurs. Il y a aussi deux autres ronds sur le juke box. L’un très lumineux encadre le nombre 100 : serait-ce la marque du juke box, le numéro de série ? Y aurait-il 100 chansons à disposition dans la boîte à musique ? Ce très beau 100 me reste énigmatique. Un autre rond sur la paroi du juke box qui nous fait front doit être le haut parleur. Et puis je remarque encore, sur la chemise du personnage, des motifs ronds. Mais par terre, bizarrement (ce pourrait être le punctum de la photo), on voit un carré parfaitement dessiné sur le sol, égaré au milieu de toutes ces rondeurs. Un rapiécage sans doute. Ainsi, tout en bas de la photo, il y a le bout de la chaussure de l’homme, et entre cette chaussure et la machine, le sol est bizarrement abîmé. Le lino a dû se détacher : trop de pas et de piétinements à cet endroit-là ? On y a dansé ? Et le lino déchiré laisse voir une matière plus grise, une petite plage de poussière intercalée entre le pied et la puissante machine. Cet endroit, à en juger par la fatigue du sol, a été très fréquenté. Alors pourquoi est-il vide ? Serait-il passé de mode ? Ou l’homme n’ est-il pas là à la bonne heure ? Il y a un effet En attendant Godot dans cette photo.

4Il faudrait encore décrire ce juke box vu de profil : meuble imposant, parfaitement architecturé, aux volumes arrondis et pleins, machine monumentale, spectaculaire. Cela tient aussi du pare-brises de voiture, du berceau, de la machine à sous, de l’aquarium ou encore du frigidaire – aligné sur le même côté du mur, on voit d’ailleurs un autre meuble, noir, qui ressemble à un frigidaire –, mais cela tient encore de la table de jeu, de l’autel profane, du sarcophage… Et la bizarrerie supplémentaire de ce gros meuble est que l’on voit dedans : inintelligible et entièrement visible, transparente, offerte, la machine fascine, peut-être aussi par sa bêtise. Et encore une fois, l’homme se tient à distance, tenu en respect par elle.

5À regarder à nouveau la main de l’homme, j’imagine qu’il est en train d’enregistrer ses choix. Et je suppose alors, comptant les touches (il y en a 25) qu’il a activé une mollette, qu’il y a en fait 4 panneaux de choix, et 4 fois 4 panneaux de choix, cela nous mène à 100. Cet énigmatique 100, ce serait les 100 chansons contenues dans la boîte à musique (c’était l’une de mes hypothèses). Et sur ces 100, il doit en choisir quatre. De fait, il y a quelque chose de la roulette dans ce vis-à-vis de l’homme et de la machine : il va miser.

6Et puis, à le regarder encore, on se dit que cet homme a l’air d’un indien, la porte battante rappelle le saloon : des images de western défilent par association, et bien sûr aussi celle des jukebox dans les films américains : quelque chose d’anachronique, de suranné, l’indien s’est égaré dans le saloon déserté, il a pris la place d’un acteur de cinéma qu’il n’est pas et qu’il ne sait pas contrefaire, le jukebox remplace le piano mécanique, le jeu de hasard du poker est devenu confrontation solitaire et anonyme à ces touches…, et la machine objet de convoitise infiniment secrète. Bref il y a quelque chose de décalé dans les lieux (ce lieu fait pour recevoir du monde est vide) et les temps (l’homme y est à la fois trop tôt – il n’y a personne – et trop tard : l’âge des saloons est fini).

7Et surtout, telle est l’extraordinaire beauté méditative de cette photographie, l’homme est intensément présent alors qu’il n’est pas là. Non seulement il ne nous regarde pas, mais il est entièrement tendu dans ce qui va être : Robert Franck capte cette intensité de présence-absence. Cet homme s’attarde au bord de quelque chose. Et même si la scène est dérisoire, le geste à venir tout aussi dérisoire (juste le choix de quatre chansons), on est, à regarder cette image, dans le lieu et le temps d’un mystère. Une loterie vitale. Cet homme est absolument en mouvement et absolument en repos, actif-passif. Et tout autour de lui, le vide. Rien pour le secourir.

8Juste le choix de quelques chansons, pas le choix d’un dernier mot qui déciderait de tout, pas l’attente de l’exécution ou de la grâce : rien que de banal. Et pourtant je pense à Barthes commentant la photographie du jeune Lewys Paine qui va mourir exécuté. Celle de Robert Franck montre l’échéance : avec cet homme, on est avant, transporté dans un avant du geste, et en même temps pendant, ce qui sollicite l’imminence d’un après. On s’en souvient, c’est cette photo du condamné à mort qui, dans La Chambre claire, entraîne Barthes vers une nouvelle définition du punctum, non plus le punctum comme détail – ainsi pour moi ce carré gris où manque le lino –, mais le punctum du Temps : « Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. »3

9Bien sûr, encore une fois, pas d’horreur ici, pas de mort. N’empêche qu’on a l’impression d’être « au dernier moment », ce dernier moment où le joueur parie, risque. Et le spectator se tient bien dans une temporalité du seuil où du précédent au subséquent (cela a été, cela sera), de l’antécédent au conséquent, du commencement à la fin, les positions peuvent s’inverser, selon ce « en même temps » qu’énonce Barthes. Quelque chose d’intensément dramatique se joue dans cette photographie, le désarroi d’un homme immobile. Benjamin n’est décidément pas loin : « Ces portes – les entrées des passages – sont des seuils. Aucune marche de pierre ne les signale. Mais on les remarque à l’attitude hésitante des rares personnes qui les franchisssent. »4

10L’homme va choisir, prendre une décision, enregistrer ses choix en appuyant sur les touches adéquates. Quant au photographe, puisque nous voyons cette image, c’est qu’il vient d’appuyer sur le bouton du déclencheur. L’un a juste précédé l’autre d’un instant : un infime délai d’une touche l’autre ; l’un a appuyé, l’autre pas encore. Et c’est pourquoi l’interfuit dont nous parle Barthes se complique encore : non pas cela sera et cela a été, mais ça a été et ça n’est pas encore, pourrait-on dire de cette photographie. Et Franck nous livre une captivante image du photographe avant qu’il ne photographie, de cet opérateur en joueur, misant sur le hasard, se tenant sur le bord, de ce regardeur photographe à l’instant du choix, qui va tenter sa chance. Et qui en même temps suspend l’échéance dans le désir et la terreur de l’échéance. Lui aussi invente un seuil là où rien ne le signale.

11D’une des Enquêtes de Borgès, Maurice Blanchot nous dit qu’il retient cette affirmation, que je retiens à mon tour :

La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire ; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique.5

12L’imminence d’une révélation qui ne se produit pas, qui ne s’est peut-être pas produite, la sensation ardente de se tenir au bord : c’est ce que j’ai tenté de dire dans ce livre. Restons sur le seuil. La suite ne nous regarde pas.