1« Et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal. »1 L’interstice du demi-réveil, ou du demi-sommeil (on ne sait plus) défait l’illusion d’un sujet souverain, cadre et possesseur de ses pensées, ruine l’illusion de la continuité du moi. Mieux (ou pire, ou moindre), il abîme la notion de personne. Où maintenant ? Quand maintenant ? (question absurde, si l’on y songe, c’est pourtant la plus pertinente des questions). Qui maintenant ? Des voix inquiètes m’agitent dans les soubresauts du mauvais sommeil, jettent le trouble, sèment le doute jusque dans ces catégories (la question des circonstances y devient essentielle). Bien sûr, les questions se dispersent en impressions vagues, en poussières de pensées, en hésitations perceptives tandis que les yeux fouillent le « kaléidoscope de l’obscurité. » À moins que, dans le cas où le sujet garderait les yeux fermés, elles ne se fragmentent en hallucinations hypnagogiques ou hypnopompiques (mais là, vraiment, on renonce à trier). Ces questions ne seront sérieusement pensées que plus tard, par l’éveillé, et peut-être même ne deviendront-elles vraiment des questions que quand l’éveillé, ayant retrouvé ses capacités, c’est-à-dire ses habitudes, peut les isoler, les abstraire du flux de ses perceptions, les considérer avec distance. N’empêche, ces questions affleurent, entêtées, dans le réveil ensommeillé. Là seulement, je les éprouve. Encore une fois, il ne s’agit pas de théorie (dans ce là incertain, les questions ne sont pas haussées à la dignité de pensées mémorables), mais ces pensées vivent, émergent dans la persistance obtuse d’un questionnement sensible, d’une sensation, telle celle qui frémit au fond d’un animal (et cet animal-là, que je suis, reste, comme on le sait, un animal pensant, non pas qu’il ne renonce pas à penser, mais il ne le peut pas, c’est tout).

2Evidemment les choses sont encore pire si, m’étant endormie, j’ai laissé la radio allumée (voir le chapitre « S’endormir ») : les voix qui, sur RFI, me donnent des nouvelles de « la superbe Afrique » (car dans mon sommeil, je n’ai pas oublié Baudelaire) font tournoyer les mondes désorbités. Parfois, c’est selon, m’arrivent les voix des Nuits de France culture : ces voix archivées sont encore plus efficaces en fait de « déterritorialisation » nocturne. C’est ainsi qu’une nuit me parvint la voix trachéotomisée de Michel Leiris, la voix revenante d’un revenant : à demi-réveillée, je m’appliquais à ne pas la laisser disparaître – me disant, incroyable, c’est Leiris –, attentive à « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » (dans mon sommeil, je n’oublie pas non plus Verlaine). Certaines voix procurent alors un plaisir fou, tant il est vrai que l’insomnie offre aussi des laps heureux. D’autres, je suppose, écoutent de la musique. Je préfère les voix parlantes qui me font la grâce de me parler. Et jamais je ne les entends aussi bien que quand elles sortent de l’appareil posé non loin de ma tête (et que j’écoute tout bas : insomniaque, je tente de préserver le repos de celui qui dort à mes côtés). Si j’osais, je glisserais ici un vibrant hommage à la radiophonie… Mon espace de nuit ce sont les voix de la boîte (ma radio, a l’air, de fait, d’une boîte noire, j’ai dû la choisir pour cette ressemblance, et j’y suis presque aussi attachée que Winnie à son sac façon cabas). Le jour il y a trop de voix, mêlées à trop de bruit ; la nuit, la voix s’isole et se distingue, vibre : la nuit nous autorise à entendre des voix, dont on ne comprend pas très bien ce qu’elles disent, ni même à qui elles appartiennent. Nuit et voix entrent en connivence. Et les voix de nuit sont toujours des voix de prosopopée.

3S’il n’est pas si simple de s’endormir, il n’est pas si simple non plus de se réveiller, surtout quand on a ainsi mélangé les territoires, et que les souvenirs des voix de nuit troublent la frontière (la voix de Michel Leiris, l’ai-je rêvée ? Penser à vérifier le programme demain, me dis-je. Evidemment, le lendemain, je ne le fais pas). Et parfois, comme on tâtonne à la recherche de ses lunettes, on tâtonne pour trouver son moi d’hier. Les grands myopes ont ce privilège de ne pas voir aussitôt, de maintenir le seuil entre nuit et jour. Je décide de ne pas mettre mes lunettes aussitôt éveillée : je vois flou, je fais durer le flou. Et bien sûr si je vois flou, je crois que les autres me floutent eux aussi, car, on le sait depuis Berkeley, esse est percipi. Donc, je résiste à la recognition – reconnaître, être reconnue – et m’attarde dans le flou : « Limbes : la région des myopes, purgatoire et promesse, lisière douteuse, séjour des âmes juste avant la rédemption », nous dit l’exmyope Hélène Cixous, à qui sa « pauvre fée » se rappelle : « Ne m’oublie pas. Garde à jamais le monde suspendu, désirable, refusé, cet enchanté que je t’avais donné, murmurait la myopie. »2

4Michaux a écrit un très beau texte sur le bonheur de n’être pas encore quelqu’un : « Arriver à se réveiller ». S’il y décrit les durs efforts de celui que « la nuit laisse cadavre », et qui doit se refaire un corps – « Il faut le ranimer » –, il évoque cependant la volupté de l’indétermination, la griserie de qui n’est personne :

Le matin qui suit, à jeun, je suis en équilibre ivre.
– Indéterminé –
– Incirconscrit –
Ni feuille, ni homme, rien. J’attends encore ce que va me proposer la journée – et regarde les choses qui se présentent à ma vue, comme si elles se présentaient à mon propre avenir, comme s’il m’était proposé de faire une carrière de pigeon, de feuille, et je ne dis ni oui ni non.3

5Il en est d’autres au mauvais sommeil, au mauvais réveil qui sont tout simplement perdus, à qui rien ne se présente en fait de carrière possible.

6On l’a souvent noté, on tombe beaucoup dans l’œuvre de Beckett, mais on y dort aussi beaucoup, ou plutôt on y tombe de fatigue, et on se réveille expulsé avec violence du sommeil, sans avoir joui du moindre repos. Estragon ne cesse de s’endormir et de se réveiller, il s’endort pour la première fois page 8 ; dans le second acte il s’endort à la page 91, dort de la page 115 à la page 117, pour s’assoupir à nouveau p. 118 et se réveiller p. 121.4 De lui Roger Blin disait : « C’est un sac de sommeil avec des réveils subits. » Et en plus, quand il rêve, il rêve qu’il tombe. Et personne pour écouter ses rêves.

7C’est de chute dont il va être question dans ce dernier chapitre, et d’abord une chute réelle contée dans un texte très connu : Montaigne consignant sa chute au second livre de ses Essais, ou mieux, son réveil. Bien sûr, il s’agit là de volupté, d’une expérience de l’équilibre ivre, pourtant la question qui affole le texte est bien celle d’un « qui », d’un moi qui fut un temps délogé, ailleurs. Qui, où ? Et d’un moi revenant, qui ne veut rien perdre de cette absence. Remonter du trou : c’est aussi la question que pose Leiris au début de Fourbis, lui qui n’arrive pas à retrouver le fil de l’écriture. Et c’est plus dramatiquement, mais sans épanchement pathétique, celle qu’explore Fibrilles dans les pages que Leiris consacre à l’épreuve du coma, ou plutôt aux hallucinations qui accompagnèrent son réveil.

8« Arriver à se réveiller », surtout d’un lourd sommeil, de ce sommeil de plomb qui fait dire à Proust : « On n’est plus personne », là est la question. Reprendre, tout est là. Sauf que ce passage n’est pas sans risque, ne laisse pas indemne : on n’est pas identique à soi. En témoignent avec malice, dans un vertigineux court-circuit, les premières répliques d’En attendant Godot. À la question de Vladimir, « Alors te revoilà, toi ? », Estragon répond « Tu crois ? » Ce pourrait bien être, chaque jour, la question irrésolue de cette paire dépareillée de je que constituent le réveillé et son revenant, Gogo et Didi, Didi et Gogo.