1Au sommeil, il faut se préparer (j’ignore ici le cas où l’on tombe dans le sommeil, n’importe où, n’importe quand, le sommeil de la grande détresse, ou ce sommeil de plomb dont parle Proust).

2Il exige une mise en espace et une mise en scène, une théâtralisation quotidienne du corps, fût-ce sur le mode de l’abandon. Il existe par exemple une scène féminine de la préparation au sommeil, que les images de la publicité investissent : vertus magiques de la crème de nuit, façon Belle au bois dormant. Le sommeil sollicite, selon les cultures, les âges, les lieux et les saisons, toutes sortes de rituels, et ces profanes cérémonies que sont la fermeture des volets et des rideaux, le choix d’une lumière, la lecture d’un livre (quand on s’endort confortablement). Il a ses intercesseurs – ces histoires que l’on se raconte, avatars des berceuses et des contes pour enfants (et même si on ne vous en a jamais chantées, même si, sur votre berceau, aucune fée lectrice ne s’est penchée : cette mémoire-là, qui excède toute mémorisation, vaut aussi pour les orphelins et les délaissés). Bien sûr il est des nuits où les histoires tournent mal, bifurquent et s’emballent ; il faut alors lutter contre elles, les annuler, repousser de toute la force de son esprit endolori les souvenirs qui font honte et les images qui chagrinent, remonter la pente des passions tristes ; chacun a sa stratégie qui vaut bien le comptage des moutons. Et, quand on ne s’endort plus (ou est-ce la peur de s’endormir ?), il y a les intercesseurs chimiques, classés en catégories : les hypnotiques qui aident à s’endormir, ceux qui empêchent de se réveiller ; chacun anticipe sur son insomnie et la [pré]médite. Et parfois aussi, pour certains, il est des objets magiques, tels ces bouchons qui amoindrissent le bruit et qui font que l’on n’entend plus que son propre souffle, sa propre respiration, comme si on se blottissait en soi, dans le rythme de son corps. Mais on peut tout aussi bien ne pas les tolérer, trouver insupportable cette immersion, comme est insupportable l’immersion dans le noir complet (les amateurs de bouchons d’oreilles pratiquent souvent les lunettes d’avion, tant silence et obscurité s’appellent).

3Il est encore une variété de dormeurs qui, au plus loin du silence rêvé, ne s’endorment qu’avec les voix nocturnes de la radio. Ce sont le plus souvent ceux qui dorment seuls ou ceux qui ont longtemps dormi seuls. Plus les doudous multiples et métamorphiques et j’en passe…, les postures du corps, et les « joues » de l’oreiller : je rêve d’un recensement à la Perec qui tenterait d’épuiser toutes les façons d’endormissement, et bien sûr je rêve dans les marges de Proust en pensant à l’extraordinaire cartographie des sommeils dans Le Côté de Guermantes. Bref, il faut à ce « passage » une concentration toute particulière, une application extrême sur un objet invisible. Merleau-Ponty notait que seul le sommeil est cette activité qui d’abord nous force à faire semblant : faire l’endormi pour s’endormir. Mais cette semblance est aussi un travail. S’endormir nécessite l’attente, la pause, la méditation prospective ou la suspension active, la dérive – une méthode qui est en même temps une préparation à l’abandon : étrange veille somnolente ou somnolence active qui constitue l’art de s’endormir. Comme le note abruptement Michaux : « Il est bien difficile de dormir. » Et encore, dans Face aux verrous : « Le problème de la nuit reste entier. Comment la traverser, chaque fois la traverser toute entière ? »1 Les insomniaques le savent : se glisser dans la peau du dormeur, ce n’est pas si simple.

4Mais surtout, contre une représentation qui fait de l’être s’endormant un être passif, une individualité en suspens, inerte, ces expériences exigent, pour celui qui tente de les observer, de les sauvegarder de l’oubli, une grande attention, et même une sorte de vaillance, un courage de la pensée. Car, à s’intéresser à ces phénomènes, à les vivre en les essayant, c’est à une épreuve, une mise au défi de la pensée que l’on s’affronte, et du même coup à une petite mise en danger de soi. Je lis avec étonnement, dans un essai récent, ces phrases : « Le sommeil pose le problème de la discontinuité de la conscience. Active le jour, elle s’endort le soir, pour renaître, toujours la même, au matin. »2 Où l’on retrouve le vieux geste théorique de la coupure, accompagné de l’idée que, revenu du sommeil, je reste le même (que je dorme ou non ego sum). La conscience aime à se croire indemne, protégée de cet intrus qu’est le sommeil, et si elle le tolère, c’est en sommeil réparateur destiné à refaire ses forces de travail, ses forces de pensée. Le dormeur serait le simple envers nocturne de l’éveillé que je retrouve, intact, toujours le même, mais plus fringant, au matin.

5Et toujours il s’agit de poser une frontière, de récuser les bords, et de privilégier le bon sommeil, le sommeil du juste, celui dont il n’y aurait rien à dire : on dort, un point c’est tout (« et maintenant tu dors », dit-on aux enfants). Or l’endormissement et le réveil sont ces moments privilégiés de l’intrusion – ou de l’accueil, pour qui généreusement, en fait l’essai – de l’hétérogénéité. Et chaque jour s’ouvre et se clôt – mais en fait ces verbes sont inadéquats – sur ce même passage, quand se délite l’idéale homogénéité et continuité du moi, que l’expérience quotidienne suffit à renvoyer à une fable. Entre sommeil et réveil, il n’y a pas simple discontinuité : que faire alors de l’insomnie, qui n’est ni l’un ni l’autre, mais l’entre-deux, souvent douloureux, de la nuit et de la veille ? Et pas non plus de découpage dans une suite linéaire qui marquerait la fin d’une séquence temporelle (« active le jour ») et le début d’une autre (« elle s’endort le soir. ») Au contraire cette limite dynamique fabrique une étrange connivence entre la jour et la nuit, entre la vigilance et le sommeil ; elle vaut pour elle-même, elle est cette zone dont parle Benjamin. Et c’est précisément cela que guette celui qui ardemment désire se sentir s’endormir, se voir se réveiller. Et ce que nombre de penseurs, d’écrivains ont tenté d’approcher, et ce que tentent matinalement ou nuitamment beaucoup de dormeurs éveillés : afin que l’expérience de l’hétérogénéité, pour qui en fait l’essai – quelque chose comme : de l’exercitation du sommeil et du réveil – se poursuive en une hospitalité de la pensée, qu’elle soit haussée à la dignité, fût-elle modeste et furtive, d’une expérience de pensée. Et dans cette expérience, la pensée recueille chiffons et autres résidus, des morceaux de pensées, des images-pensées qu’elle met en mouvement, qu’elle utilise.

6Dernière chose avant de m’aventurer dans cette autre pensée. Dans Tombe de sommeil, Jean-Luc Nancy compare les dormeurs à « ces cosmonautes qui, travaillant dans l’espace vêtus de ces énormes combinaisons, font paraître leurs gestes incertains et leurs pensées vaporeuses. » Et Nancy ajoute : « Or, sous leur apparence approximative, les cosmonautes exécutent des manœuvres précises et des opérations délicates. De même les manœuvres, les opérations, les conduites, les techniques et les arts qui se déploient dans les larges espaces du sommeil. »3 Nous serions tous, nuitamment, et encore davantage dans ce moment biface du passage et du demi-sommeil, tels des cosmonautes flottants et bondissants dans de lourds scaphandriers, pareils à ces êtres bizarres et un peu ridicules aux gestes méticuleux.

7En lisant ces lignes, je retrouve ma fascination apeurée (j’étais enfant), lorsque je voyais sur l’écran de la télé se mouvoir ces corps énormes et burlesques, avec leurs yeux de mouche, leur aspect hybride et « approximatif » d’animal préhistorique et de créature spectrale, sorte de fantômes pachydermiques. Et je pense aussi à mon émotion à l’écoute des voix qui sortaient de ces corps, syncopées de longues expirations, avec ce bruit de machine respiratoire, façon Dark Vador. Ces cosmonautes me fascinaient comme fascinent les somnambules. Et en plus ces corps assez peu humains, nous disait le commentateur dans un respect mêlé d’emphase, accomplissaient des prodiges de minutie, jusqu’à sortir, reliés par un gros cordon ombilical, dans la nuit intersidérale pour réparer un engin défaillant.

8Sommeillant, on a l’air de ne rien faire, d’abdiquer toute pensée, d’être recueilli, inerte et lourd, dans la pesanteur d’un corps, on devient un rustaud. C’est pourtant tout le contraire, on bouge, on pense, on vit, on accomplit des prodiges, on s’affronte, tels ces cosmonautes d’autrefois, dont on se demandait ce qu’ils faisaient là – là, où ? –, et dont j’avais peur qu’ils ne tombent dans le nulle part des ténèbres, à une « obscurité vraiment obscure ».