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Des artistes

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Claude Louis-Combet

Thierry Zéno

Texte intégral

Thierry Zéno Vase de noces, long métrage – 1975

Thierry Zéno Vase de noces, long métrage – 1975

Nue ou parée, la mort

1Les trop heureux mais trop rares admirateurs de Vase de noces (1975), le premier long métrage de Thierry Zéno, et l’une des œuvres les plus belles, en même temps que scandaleuse, du cinéma européen contemporain – comprendront la nécessité intérieure qui a poussé le cinéaste à consacrer son nouveau film au thème de la mort. Car Vase de Noces était, à sa manière, une méditation sur la mort, à travers l’accomplissement des rituels du meurtre sacrificiel et de l’autodestruction. Et les fantasmes individuels se déployaient au jour sans sortir toutefois de leur ténèbre nutritielle.

2Avec Des Morts, Thierry Zeno et son équipe (Jean-Pol Ferbus, Dominique Garny) changent de lexique sans perdre de vue leur interrogation initiale. Ce film a l’allure d’une enquête ethnographique et la froide objectivité d’un documentaire – comme s’il ne s’agissait plus, pour un temps, de rêver sur la fascination intime que peut exercer, sur une âme forte, la pensée de la mort, mais bien de vérifier ce qu’il en est des comportements collectifs, face à l’échéance inexorable et, plus encore, à l’événement qui se produit, à cette mort irruptante, désaccordante, dont la réalité, en nous et parmi nous, n’apparaît tolérable qu’au travers des rites qui tendent à la neutraliser (en la socialisant) et à lui donner un sens (religieux, notamment, mais aussi politique et, dans le pire des cas, hygiénique et économique).

3Le film est construit sur un jeu de contrastes qui opposent, face à la mort, les attitudes occidentales à celles de l’Extrême-Orient. À première vue, l’opposition apparaît flagrante entre le traitement hypertechnique du cadavre dans les superfunérariums américains et la sympathique proximité des vivants et du mort dans la brousse thaïlandaise. Rien de commun, semble-t-il, entre le four crématoire des florissantes entreprises d’incinération de cadavres humains, en Californie, et le bûcher funéraire des villages coréens ; rien de commun entre la totale absence de pudeur qui règne dans l’hôpital moderne et le souci primitif d’habiller et de parer le corps du défunt ; rien de commun, entre une exécution sommaire au nom de la Révolution, dans un maquis philippin, et un massacre de poulets dans un abattoir ou la mise à mort d’un taureau dans l’arène. On est frappé par la différence. On se laisse prendre par les particularismes rituels.

4Mais la violence des oppositions et la cruauté des images ne laissent pas le loisir, au spectateur, de se complaire dans le pittoresque. Les rites peuvent se diversifier, selon les cultures, ils peuvent à la limite, se vider de toute émotion sacrée, ils n’expriment pas moins le désarroi du vivant devant l’évidence de la mort, sa gêne face au cadavre, son insupportable douleur d’être soumis à la loi commune de l’existence. La culture apparaît alors comme une entreprise à la fois naïve et raffinée d’occultation de l’intolérable.

5Le film de Thierry Zéno exclut l’emphase et les artifices de l’art. Les amateurs de morbidités baroques n’y trouveront pas leur compte. Ici, l’image n’a aucune fonction déclamatoire. Elle a autre chose à dire que les turbulences esthétiques à travers lesquelles se lit la complicité de la chair avec ce qui la nie. Ici, se trouve dénoncée la comédie humaine. Ici, se déploie, froidement et sans échappatoire, la vanité des tentatives de la culture pour donner sens à ce qui n’en a pas.

6On pourra discuter du contenu éthique et esthétique d’un tel film. On pourra crier à la perversion du voyeur de souffrance. On pourra tonner contre le réalisme démystificateur. Il faudra bien tout de même reconnaître que ce film sans concession est un acte de lucidité qui ramène à leur fondement authentique les questions premières de toute métaphysique.

(Inédit. 1979)

Les larmes d’une truie

7Ceux qui ont eu, dans les années 1975, la chance de voir le film de Thierry Zéno Vase de noces n’ont pu oublier l’émoi qui s’était emparé d’eux face à ce spectacle qui était non seulement réel dans l’authenticité tout à la fois savante et fruste du tournage, mais vrai dans la vision d’humanité qu’il transmettait. Ils se souviennent de leur émoi et de l’objet de leur émoi. Ils se souviennent d’un film – déroulement figuré d’une très singulière aventure intérieure qui les rejoignait au vif. Et probablement se trouvaient-ils si profondément atteints qu’ils ne savent plus très bien aujourd’hui, à vingt-cinq ans de là, ce qui est proprement du film et ce qui relève plutôt de la mémoire rêveuse et fusionnelle, inspiratrice d’images purement subjectives. Car l’émoi était violent. Il amenait au jour l’une des faces les plus repoussées du désir.

8Dans un vaste domaine rural à l’abandon, ceint de hauts murs, et passablement décrépit, l’homme était nu et partageait son entière solitude avec une truie. L’animal aussi était seul, il allait et venait librement, aussi librement qu’il est possible d’aller et venir dans un enclos, lequel était tout autant le lieu fermé de l’homme retiré de toute compagnie humaine. La proximité physique partagée devenue promiscuité permanente pesait lourd dans l’espace et dans le temps et ne pouvait manquer d’agiter en l’homme ses élémentaires et indéracinables désirs de chair, d’étreinte et de communion. Or il n’y avait au monde que cet homme intégralement nu et cette femelle d’une abondance de sexe infiniment prometteuse. Comment, dans cette situation de solitude hermétique, le désir accomplisseur et destructeur ne serait-il pas né, chez cet homme qui dominait l’animal de toute sa verticalité physique et de toute sa tortuosité d’âme onirique et nostalgique ? L’animal vivait dans la simplicité de sa nature, l’homme dans sa complexité, dans sa dualité et sa duplicité. Lui seul avait le pouvoir de faire du mal – et très certainement le savait-il dans cette scène fascinante entre toutes où il approchait la truie, la serrant à l’arrière-train, palpant ses mamelles de ses mains désireuses et désespérées, avec la douceur douloureuse des criminels qui subissent leur destin, et couvrant la bête enfin comme un vrai mâle rentré dans la nuit de ses origines. De cette traque amoureuse une beauté puissante et déchirante se dégageait.

9La truie ne se laissait pas approcher. Elle trottait comme elle aurait fui, grognant sans hostilité, soufflant rauque, tournant sans fin au ras des quatre murs de sa soue. On ne voyait pas sa face, on la saisissait de profil dans son mouvement de rotation. Son groin s’agitait sans arrêt. Quand l’homme réussit à l’atteindre, à se nouer à elle avec assez de force pour la pénétrer et la posséder, elle ralentit son allure, avançant à petits pas, laissant faire ce qui se passait en elle, avec des grognements légers, assourdis dans un souffle plus court : complicité, contentement, c’était ce que l’on pouvait entendre. L’homme n’était pas un dieu, la truie n’était pas une mère mythique, il n’y aurait pas d’extase, l’éros ne générerait pas une nouvelle constellation dans le ciel.

10Trois petits porcelets naquirent cependant. On peut supposer qu’un prosaïque verrat avait précédé l’homme dans l’entreprise du sexe. Il n’y a pas de miracles, il n’y a pas d’hybrides, la belle époque des Métamorphoses est passée depuis longtemps. Cependant, le verrat n’étant que le géniteur épisodique, l’homme, quant à lui, a toute possibilité d’assumer sa paternité virtuelle. C’est ce qu’il fait : il s’occupe des petits cochons comme d’autant de bébés. Il leur prépare leur écuelle de bouillie, il leur tricote leur layette. S’il disposait de son nom, il le leur transmettrait et leur apprendrait à parler. Mais les porcelets ne sont jamais que ce qu’ils sont : des sauvageons rétifs à la discipline des humains et à la culture. Ils n’ont d’âme que chose de corps, exclue de l’esprit. Le projet éducatif s’avère tellement ruineux pour la résistance morale de l’homme que celui-ci perd patience et sang-froid. L’un après l’autre, il tue les petits cochons, il les pend comme on pendait autrefois les brigands. À ce moment du drame, l’homme, toujours nu dans l’espace clos du domaine devenu espace sacré et lieu de sacrifice, s’approche au plus près de sa propre animalité, de sa puissance destructrice, de sa violence enclose.

11C’est alors que survient l’instant inouï : la truie est inquiète, elle cherche ses petits, elle renifle tantôt en l’air tantôt au ras du sol. Son gros cœur de bête maternelle est alerté sous son épaisseur de couenne. Elle sent, diffuse à l’entour, l’odeur de la mort, et son amour bat la chamade. Elle cherche avec une impatience frénétique, et finit par trouver. Lorsqu’elle découvre, d’un seul coup d’œil, ses trois petits, pendus, étranglés, inertes et l’homme au-dessus, puissant et muet comme un dieu, elle montre sans pudeur, sans réserve, de façon totalement inattendue, la face qu’elle cachait : son visage.

12Celui qui le retrouve en lui-même, avec la certitude d’un souvenir, ne saurait dire exactement s’il l’a vu, la première fois, dans le film de Thierry Zéno, ou s’il ne l’avait pas déjà inventé et depuis toujours : c’était bien un visage que cette face de truie offerte à la lumière du meurtre et du meurtrier. Le groin tremblait, les yeux portaient au-devant d’eux-mêmes l’expression d’une douleur sans fond, les joues étaient creuses, chiffonnées, ridées, ravinées d’angoisse et de désolation, la bouche amincie et tordue se donnait le luxe d’une paire de lèvres, avec un air de femme folle et droguée, et des larmes énormes et lentes ruisselaient le long des bajoues jusqu’aux commissures où elles se mêlaient à la bave et se perdaient dans la gorge. Les grognements faisaient un bruit de sanglots. Le paysage archaïque de la souffrance et du désespoir se laissait déchiffrer dans le modelé singulièrement humanisé de cette face animale, femelle et maternelle. Tous les rebuts possibles du désir et de l’amour, de l’abandon et de la perdition, du deuil et de la solitude s’amassaient dans cette convulsion charnelle par laquelle la truie outrepassait sa nature. C’était un chagrin démesuré, cataclysmique, contre lequel aucune puissance ne pouvait lutter – aucune parole, aucune raison. L’homme dont les passions bizarres avaient introduit le mal en ce monde dut fermer les yeux : il sentait son cerveau lui sortir de la tête.

13Cependant le spectateur que tant d’images fortes hallucinaient put voir la truie faire demi-tour sur elle-même, remettre son visage dans l’ombre, se précipiter à travers les embrasures de portes, courir droit devant elle, haletante, suffocante, obstinée, irrésistible.

14À l’extrémité du champ s’ouvrait une carrière de sable, comme un trou, comme un puits dominé par un vertigineux à-pic au bord duquel se balançaient de hauts arbres. L’animal, hanté par sa seule douleur, se jeta impétueusement dans le vide, et on le vit frapper le fond de toute la masse de son corps, se fracasser, se retourner sur le dos et dans une grande agitation de ses pattes délirantes et implorantes, se recouvrir entièrement de sable et de gravats et s’enterrer ainsi, avec son dernier souffle de vie, jusqu’à la fin des temps pour la rédemption des pécheurs et la résurrection des âmes pures. La terre était malade. Elle trembla. Quelque part un grand voile se déchira et des oiseaux affolés se perdirent dans le ciel.

(Autour du bestiaire, Saumery, Loir-et-Cher, 1999)

Table des illustrations

Titre Thierry Zéno Vase de noces, long métrage – 1975
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/79881/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 50k

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