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1A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les expulsions collectives de « groupes ethniques »1 allemands hors de la région dans laquelle ils vivaient depuis des générations n’ont été pratiquées que dans la partie orientale de l’Europe, soumise pour l’essentiel à la domination de la Russie soviétique ; elles n’ont pas eu cours à l’Ouest. A partir de 1945, ce sont au moins douze millions de personnes qui ont été chassées de force, dans la majeure partie des cas par communautés entières, des provinces orientales du Reich, du territoire de la Pologne d’avant-guerre, de Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie et d’Union Soviétique, lorsqu’elles n’avaient pas auparavant fui devant l’avancée de l’Armée Rouge ou péri.

2A l’Ouest, la situation était toute différente. Mis à part quelques cas exceptionnels de collaborateurs en règle générale lourdement compromis du régime national-socialiste, la population germanophone de la région d’Eupen-Malmédy (re)devenue belge, du Schleswig septentrional danois, du Tyrol du Sud italien, de la Sarre revendiquée par la France ainsi que de l’Alsace-Lorraine, qui constitue un cas particulier, put demeurer sur place. Le constat de départ est donc clair : alors qu’on assiste à l’Ouest à une purification politique, l’Est connaît une « purification ethnique » d’une ampleur si gigantesque qu’on a pu la qualifier de « plus grand déplacement de population de l’histoire du monde »2.

3Mais quelles étaient les causes d’un traitement aussi diamétralement opposé des groupes ethniques allemands à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Pour répondre à cette question, il nous faut analyser notre constat de départ de plusieurs points de vue. Tout d’abord, il conviendra de rechercher si les expulsions trouvent leur origine dans la nature spécifique du conflit opposant différents groupes nationaux dans les terres situées aux frontières orientales de l’Allemagne. Les choses y étaient-elles fondamentalement différentes de ce qu’elles étaient à l’Ouest – ou bien cette hypothèse est-elle erronée ? Ensuite, nous prendrons en considération les différences entre politique à l’Est et à l’Ouest du régime national-socialiste ainsi que l’idéologie qui a présidé aux déplacements de population. Pour finir, nous concentrerons notre étude sur la situation concrète des minorités germanophones en Europe occidentale et orientale en 1945, autrement dit sur le déroulement et la nature de la « purification » politique dans un cas, ethnique dans l’autre.3

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4Au seul énoncé de la démarche analytique retenue, il est clair qu’on ne saurait répondre à la question « purification ethnique ou politique en 1945 » en se référant uniquement à la différence systémique fondamentale entre Occident libre et totalitarisme stalinien. Je ne suis pas même certain qu’il soit juste de considérer qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale il y ait une plus grande disposition à recourir à la violence politique à l’est du Rideau de fer qui s’apprête à tomber. Il suffit pour s’en convaincre de penser à la virulence de l’épuration et de l’epurazione en France et en Italie. En outre, il ne faut pas oublier que dans les pays d’Europe centrale et orientale la période de l’immédiat après-guerre est placée sous le signe de la collaboration entre forces communistes et bourgeoises dans la lutte contre le fascisme et en vue d’instaurer la démocratie populaire, ce qui impliquait un accord politique de principe en matière d’expulsions. Et qu’au moins un des Etats pratiquant les expulsions, la Yougoslavie de Tito, ne pouvait être spontanément rattaché au bloc soviétique en cours de formation4. Par ailleurs, et bien que la Roumanie ait fait sans conteste partie de la zone d’influence soviétique, les Allemands vivant dans ce pays n’ont pas été expulsés de force, même si des dizaines de milliers de Saxons de Transylvanie et de Souabes du Banat furent durement touchés, voire décimés par le travail forcé en Sibérie, le déclassement social et la privation de leurs droits civiques.

5La politique d’expulsion de forces politiques bourgeoises, non communistes, décidée par Varsovie, Prague et Budapest renvoie tout particulièrement à des éléments d’explication anciens, antérieurs à ceux que peut livrer la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, il convient de bien voir que le conflit ethnique entre les Allemands et leurs voisins à l’Est d’une part, à l’Ouest de l’autre, avait connu une évolution historique très différente, en particulier du fait que la constitution d’Etats nationaux a été un processus séculaire, commençant en Europe occidentale pour gagner ensuite le centre (Italie et Allemagne) puis tout à la fin l’Est du continent. En Europe orientale, le conflit ethnique s’est caractérisé, au moins jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, par le fait que les Allemands se trouvaient dans une relative position de force, parfois même d’offensive ; à l’Ouest au contraire, les Allemands ont longtemps agi à partir d’une position défensive. C’était particulièrement visible sur la frontière franco-allemande. Les Alsaciens, de souche alémanique, et les Lorrains orientaux, de souche mosello-franconienne, avaient appartenu à la France depuis le XVII^e siècle pour les uns, depuis le XVIII^e pour les autres par suite de la politique expansive de cette dernière le long de l’axe rhénan. Ils avaient été à ce point francisés, en particulier la bourgeoisie citadine, que les tentatives engagées pour reconquérir ces terres et leurs habitants, avec beaucoup de maladresse à l’époque wilhelminienne après 1871 puis au forceps par le régime national-socialiste après 1940, furent vouées à l’échec alors même que la grande majorité de la population alsacienne, essentiellement rurale, était restée fidèle à son dialecte allemand.

6Le long de la frontière entre l’Allemagne et le Danemark, le conflit dans la région d’interpénétration ethnique du Schleswig septentrional avait tout d’abord été réglé en faveur de la partie allemande en 1864. Mais en 1919 cette région redevint danoise en application du traité de Versailles et les Allemands s’y sentirent à nouveau en situation de communauté nationale menacée. Les Allemands ainsi que les Austro-allemands perdirent plus encore dans les zones controversées d’Eupen-Malmédy et du Tyrol du Sud créées en 1919 par les traités de Versailles et de Saint-Germain. Bien que leur population soit presque exclusivement germanophone, ces deux régions furent transférées à la Belgique et à l’Italie au titre de dédommagement, ou de prise, de guerre.

7En Europe occidentale, les Allemands souffraient de leur statut de minorité, mais ce sentiment n’avait rien de comparable avec le choc que constitua le tracé de nouvelles frontières pour les Allemands de Prusse occidentale résidant dans le « corridor » devenu polonais, pour ceux habitants la partie orientale de la Haute Silésie, pour les Allemands des Sudètes dans la Tchécoslovaquie nouvellement constituée non plus que pour les Souabes du Danube installés dans le nouvel Etat yougoslave ou en Hongrie. Car même dans les zones d’habitat dispersé ou les îlots linguistiques de l’Empire des Habsbourg, les Allemands avaient conservé jusqu’en 1918 un certain soutien de la part de la dynastie régnant en Allemagne et de l’appareil d’Etat à Vienne5 ; et dans la partie orientale de la Prusse, les Allemands vivant le long de la frontière linguistique avaient même profité, au moins ponctuellement, d’une politique de germanisation menée par Berlin. Par suite des traités de paix consécutifs à la fin de la Première Guerre mondiale, ils se virent soudain, pour la plupart, face à des peuples slaves constitués en Etats, à de jeunes nations qui à leur tour, par un réflexe de compensation nationaliste, commencèrent à mettre en œuvre une politique le plus souvent passablement répressive à l’encontre des minorités allemandes.

8Cela eut pour effet d’aggraver à nouveau considérablement les tensions ethniques après 1918, principalement dans les Etats d’Europe orientale, dans lesquels la part relative des minorités allemandes, mais aussi autres, était beaucoup plus élevée que dans les pays occidentaux. Les millions d’Allemands des Sudètes et de Hongrois vivant dans une Tchécoslovaquie à l’extension territoriale modeste relevaient d’un tout autre ordre de grandeur que les quelques centaines de milliers de Tyroliens du Sud dans une Italie de 50 millions d’habitants ou les 60 000 d’habitants d’Eupen en Belgique. En outre, les Etats d’Europe orientale étaient tous, à l’exception de la Roumanie, des entités nouvellement créées ou bien recréées, majoritairement des démocraties mal établies, instables. De sorte que les problèmes de minorités constituaient pour eux une question existentielle. A l’inverse, des minorités peu importantes, voire minuscules, ne représentaient en rien une source de danger existentiel, pas même potentiel, pour les Etats occidentaux établis de longue date.

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9Les données historiques initiales et la taille des groupes ethniques allemands à l’Est d’une part, à l’Ouest de l’autre étaient, comme nous venons de le voir, on ne peut plus différentes. C’est pourquoi en 1933, lors de la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, la situation aux confins orientaux du Reich était déjà bien plus explosive qu’à l’Ouest. Pour Hitler, il n’était pas nécessaire d’apporter l’explosif, il suffisait d’actionner la mise à feu. Ce qu’il fit, non sans une diabolique habileté, dans le but constamment recherché de créer les conditions géostratégiques favorables à une guerre contre l’Union soviétique destinée à conquérir plus d’espace vital. L’essentiel pour Hitler, c’était l’espace vital à l’Est, l’espace vital pour ses « Aryens » au détriment de ceux qu’il considérait comme des « sous-hommes slaves ». Hitler ne recherchait pas d’espace vital à l’Ouest. Les nationaux-socialistes considéraient que les occidentaux n’étaient pas un groupe ethnique trop inférieur, tout du moins les Anglais, aux racines germaniques ; quant aux Français, ils étaient à leurs yeux un peuple décadent mais n’entraient pas pour autant dans la catégorie des « sous-hommes ».

10On a pu percevoir les effets de cette idéologie au plus tard en 1939/40 avec la nouvelle carte des Etats qu’Hitler imposa par la force sur le continent européen. Il fut alors possible de constater clairement les différences fondamentales qui existaient entre la politique à l’Ouest et la politique à l’Est du pouvoir national-socialiste. Ces différences concernaient aussi le sort des minorités germanophones. A l’Ouest, dans un premier temps, seul Eupen-Malmédy fut annexé et « réintégré au Reich » en 1940 ; pour ne pas froisser de régime de Vichy ni Mussolini, Hitler renonça à une annexion formelle de l’Alsace-Lorraine en 1940 et du Tyrol du Sud en 1943. Mais ces territoires n’en furent pas moins rattachés de fait aux circonscriptions administratives national-socialistes (Gaue) limitrophes. Une telle mesure ne fut pas même prise dans le cas du Schleswig septentrional ; Hitler envisageait en effet de confier aux peuples scandinaves, pour ainsi dire, un rôle d’associé minoritaire au sein d’une Grande Allemagne (Großgermanisches Reich) à venir, de sorte qu’il ne souhaitait pas faire du Schleswig septentrional une pomme de discorde entre Berlin et Copenhague.

11Les visions racistes du national-socialisme à l’Est étaient de tout autre nature. Le « Commissariat du Reich pour la consolidation de la germanité » de Heinrich Himmler résuma en juillet 1941 les principes de ce délire raciste dans le tristement célèbre « Plan général Est » : en l’espace de 30 ans, la Pologne orientale, les pays baltes, la Ruthénie blanche et une partie de l’Ukraine devaient être peuplées d’Allemands, tandis que la majorité de la population autochtone, n’étant pas de « race pure », serait déplacée en Sibérie occidentale. Par chance, les responsables nationaux-socialistes furent contraints de repousser pour l’essentiel la réalisation de ces plans à la période d’après la « victoire finale », de sorte qu’ils ne purent être que très partiellement mis en œuvre.

12Il n’en reste pas moins que plus de 900 000 Polonais furent bel et bien expulsés de Pologne occidentale, dont Hitler avait ordonné l’annexion dès 1939. De même, les nationaux-socialistes procédèrent-ils à des déplacements autoritaires de population sur le territoire yougoslave. Pour le groupe ethnique des Allemands de Roumanie et ceux de Hongrie, plus marginalisés encore que par le passé à partir de 1919, la Seconde Guerre mondiale constitua également une profonde césure. En effet, les gouvernements de Budapest et de Bucarest, liés au Troisième Reich en tant que « puissances de l’Axe », s’engagèrent par la seconde décision arbitrale de Vienne de 1940 à pleinement reconnaître les droits des minorités nationales allemandes. Le prix à payer en contrepartie pour ces Allemands de souche fut leur (plus ou moins grande) mise au pas politique (Gleichschaltung) au sens où l’entendait le national-socialisme, et leur instrumentalisation, leur quasi-transformation en « cinquième colonne » par le Troisième Reich.

13D’où le reproche bien connu de déloyauté allemande (je préférerais une formulation qui conserve le substantif ; l’adjectif peut être ressenti de portée plus générale, s’appliquant aussi à l’Allemagne ; peut-être : D’où le reproche bien connu fait aux Allemands d’avoir manqué de loyauté envers l’Etat…) dans lequel ils vivaient. Par la suite, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on eut parfois tôt fait d’utiliser ce reproche en Europe centrale et orientale pour justifier globalement les expulsions collectives d’Allemands. Notons cependant que l’argument de la « cinquième colonne » ne saurait valablement fonder l’ensemble des expulsions d’Allemands dans la mesure où il ne peut, par nature, s’appliquer aux victimes les plus nombreuses de ces expulsions, originaires de Silésie, de Poméranie, de Prusse orientale et du Brandebourg oriental, qui avaient toujours été « citoyens du Reich ». Quant aux Allemands de souche qui résidaient sur le territoire polonais de l’entre-deux-guerres, ils se caractérisaient par une telle dispersion en une multitude de petits partis et une telle hétérogénéité qu’ils n’auraient guère pu se constituer en « cinquième colonne ».

14Mais il est vrai également qu’il y eut des faits de collaboration avec les nationaux-socialistes parmi les Allemands de souche des Balkans ou encore parmi les partisans du Front patriotique des Allemands des Sudètes en Bohême et en Moravie (aussi bien avant qu’après le rattachement des Sudètes au Reich en 1938). Quoi qu’il en soit, la guerre menée à l’Est par Hitler pour conquérir plus d’espace vital a fait que toutes les personnes appartenant à des groupes ethniques allemands y ont été considérées, que ce soit justifié ou non, comme des complices du Troisième Reich. En sorte que durant la guerre tant les responsables politiques des gouvernements en exil des Etats d’Europe centre-orientale que les Anglo-Américains en vinrent à considérer que seul le déplacement massif des groupes ethniques allemands pouvait permettre de parvenir, après la guerre, à une stabilisation de la situation en Europe centrale et orientale. Il convient d’ajouter que cette option n’a pas seulement été une réaction aux « remembrements » ethniques décidés par Hitler. Dès le traité de Lausanne de 1923, les grandes puissances avaient entériné les « échanges de population » (qui se déroulèrent dans des conditions tout aussi barbares) entre la Grèce et la Turquie. La politique dite de « désimbrication des nationalités » inspira finalement l’article 13 du protocole adopté par les trois Grands lors de la conférence de Potsdam en août 1945, dans lequel les Anglo-Américains donnèrent leur accord de principe à l’expulsion des populations allemandes de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Hongrie. Encore faut-il noter que, chose trop souvent oubliée, ils ne donnèrent pas leur agrément à un « transfert » d’une telle importance, non plus qu’au moment où il fut organisé ni à son déroulement trop souvent inhumain. En définitive, la vraie responsabilité politique de ces expulsions incombe en premier lieu à Staline ainsi qu’aux responsables politiques polonais, tchécoslovaques, hongrois et yougoslaves des années d’exil et d’après-guerre.

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15Quand bien même on accepterait la logique quelque peu simpliste défendue à l’époque et qui voudrait que les expulsions constituent la clef de voûte d’une désimbrication ethnique tournée vers l’avenir, il n’en resterait pas moins qu’un aspect central pose encore question : le fait que, si les vainqueurs anglo-saxons n’ont pas échappé à l’idéologie de l’expulsion, ils n’ont jamais mis en œuvre nulle part dans leur propre zone d’influence, l’Europe occidentale, des mesures de déplacement massif des populations ethniquement allemandes. Comment l’expliquer ? Cela tenait-il à ce que la terreur exercée par l’occupant national-socialiste à l’Est a fait globalement beaucoup plus de victimes qu’à l’Ouest ? Cela n’est pas si sûr. Car cette constatation n’est valable que dans une approche très générale. Elle n’explique pas la volonté d’expulser par la suite les minorités allemandes alors même que certains pays d’Europe centre-orientale, bien qu’ils n’aient pas nettement plus souffert de l’occupation national-socialiste que quelques-uns en Europe de l’Ouest, ont cependant décidé de mettre en œuvre des mesures d’expulsion en 1945. Prenons un exemple. Avec ses centaines de milliers de morts durant la Seconde Guerre mondiale, la France n’avait pas été moins épargnée par la domination national-socialiste que la Hongrie. Et cette dernière avait combattu jusqu’à l’automne 1944 aux côtés de l’Allemagne hitlérienne. Pourtant, l’Etat hongrois a expulsé, par une mesure d’« épuration ethnique », des centaines de milliers de citoyens germanophones, tandis que la France ne fit rien de tel.

16Le gouvernement français en exil puis le gouvernement d’après-guerre n’ont pas sérieusement planifié et moins encore appliqué de déplacements de population pour, par exemple, créer les conditions d’un fait accompli en Sarre, alors qu’il aurait été tout à fait possible, dans ce cas précis, de jouer du reproche d’une responsabilité collective. Car lors du plébiscite de 1935, les Sarrois s’étaient tout aussi lourdement trompés sur la vraie nature du national-socialisme que devaient se tromper les Allemands des Sudètes en 1938. Seuls 8,8 % d’entre eux avaient voté pour le maintien du statu quo, autrement dit la prorogation du mandat de la Société des Nations ; 90 % avaient opté pour, selon l’expression consacrée, le « retour dans la mère patrie », le Reich national-socialiste.

17A partir du printemps 1945, de Gaulle penchait, on le sait, pour l’annexion de la Sarre, mais une annexion réalisée par étapes. Elle aurait impliqué, entre autres, des transferts de population, mais essentiellement sur la base d’incitations économiques poussant les Sarrois à émigrer en France. Paris s’est contentée d’éloigner des bords de la Sarre, par des mesures d’expulsion, les activistes tenants du nationalisme allemand. En Alsace, de même, il ne fut pas décidé en 1945 d’expulser collectivement les sympathisants du mouvement autonomiste de l’entre-deux-guerres, alors que ces autonomistes avaient en partie collaboré avec le Troisième Reich à partir de 1940. Pour le comprendre, un Allemand ne doit jamais perdre de vue que les Français ont de longue date une tout autre conception de la nation et que, de ce fait, la réflexion des hommes politiques français reposait en 1945 non sur la notion de peuple, mais d’Etat. De ce point de vue, les Alsaciens, les habitants de la Lorraine orientale et potentiellement aussi les Sarrois étaient tout naturellement considérés comme des « citoyens français », des citoyens qui, s’ils venaient à contrevenir aux principes de la « république une et indivisible », pouvaient tout au plus faire l’objet de sanctions individuelles à la mesure de leur délit (politique). Il était par conséquent inconcevable de prendre des mesures de rétorsion contre les habitants des régions concernées du simple fait de leurs racines ethniques.

18Même la Belgique n’a pas connu à la fin de la guerre d’« épuration ethnique » dirigée contre les Allemands, bien que Bruxelles ait adopté, à Eupen-Malédy, les mesures de rétorsion les plus sévères à l’égard des « cadres dirigeants » et des « propagandistes actifs » du Troisième Reich avec la loi sur la déchéance nationale de 19456. En définitive, Bruxelles n’a déclaré déchues de la nationalité belge que 1300 personnes – soit sept et demi pour cent des Allemands de souche, familles comprises. A quoi vient s’ajouter le fait que les Alliés occidentaux ont empêché la mise en œuvre de ces expulsions. La mesure ne toucha en définitive que quelques centaines de personnes, activistes nationaux-socialistes endurcis qui, de toute manière, s’étaient déjà réfugiés en Allemagne par crainte de poursuites judiciaires.

19Au Danemark, aucun Allemand de souche ne fut expulsé, bien que dès avant 1939 nombre d’habitants du Schleswig septentrional se soient réclamés de l’irrédentisme. Entre 1940 et 1945 ils avaient accompli leur « devoir patriotique vis-à-vis du peuple allemand » (Dienst am deutschen Volk) en tant que combattants volontaires sur le front ou membres des corps de garde nationaux-socialistes, et parfois très activement collaboré. C’est pourquoi certains cercles de la Résistance danoise firent en 1945 la proposition radicale d’expulser tous les germanophones en réponse au comportement des Allemands de souche durant la guerre. Mais cette idée n’eut pas de suite politique. Les gouvernants de Copenhague considéraient en effet que, au regard du droit, on ne pouvait expulser des citoyens danois. Dans le cas présent, c’est d’une certaine manière aussi le principe de l’Etat-nation qui prévalait, non celui de la nation culturelle. Quant au Tyrol du Sud, enfin, il constitue le cas le plus diamétralement opposé à la pratique des expulsions en Europe orientale. Non seulement il n’y eut pas d’expulsion autoritaire dans le Tyrol du Sud en 1945, mais encore on y assista au retour volontaire de dizaines de milliers d’Allemands qui avaient été de facto chassés de leur patrie après 1939, en application du pacte criminel passé entre Hitler et Mussolini7 .

20Par contre, la situation des Allemands de souche a été totalement différente en 1945 dans les pays d’Europe centrale et orientale, où dans la plupart des cas (Yougoslavie, Tchécoslovaquie et Pologne) les migrations forcées prirent les traits d’une expulsion totale, même si dans les provinces orientales de l’Allemagne annexées par la Pologne, spécialement en Hau-te-Silésie et en Mazurie, un million de personnes qualifiées d’autochtones purent demeurer sur place parce qu’elles furent considérées par Varsovie comme ethniquement polonaises. Ces autochtones purent acquérir la nationalité polonaise, y compris ceux qui avaient été membres du NSDAP. Dans les autres pays d’Europe centrale et orientale, la décision d’expulsion était de même fondée sur des considérations d’ethnie. A la différence des pays d’Europe occidentale, les poursuites pénales individuelles n’y jouèrent qu’un rôle secondaire et furent en partie instrumentalisées dans le cadre d’un processus général de nettoyage ethnique. Concrètement on partit du principe que les Allemands de souche étaient collectivement responsables du « fascisme hitlérien » et de ses crimes. Ainsi le Comité de Lublin prit-il en août 1944 un décret concernant les « sanctions à l’égard des criminels fascisto-hitlériens […] et des traîtres envers le peuple polonais »8. Ce décret ne faisait certes pas référence à l’appartenance ethnique des accusés, mais il fut pour l’essentiel utilisé comme instrument de châtiment politique collectif des Allemands. Les responsables politiques tchèques, yougoslaves ou hongrois ont procédé en 1945 de la même manière que le Comité de Lublin. Il suffit de rappeler ici la déclaration du ministre hongrois de la reconstruction : pour lui, il était indiscutable que, en termes de politique nationale, l’intérêt de la Hongrie commandait de voir « le plus grand nombre possible d’Allemands quitter le pays ». Il ne se trouverait « plus jamais une telle occasion de se débarrasser des Allemands »9.

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21Une comparaison portant sur l’ensemble de l’Europe permet donc de constater que, jusqu’au début du XX^e siècle, les conflits inter-ethniques avaient été particulièrement intenses aux marges orientales des terres de peuplement allemand. Durant l’entre-deux-guerres, les défauts des traités de paix de Versailles et de Saint-Germain ont conduit à une telle aggravation de ces conflits de longue date qu’ils peuvent être considérés comme le ferment idéologique des expulsions de population. Aux frontières occidentales de l’Allemagne, les conflits inter-ethniques ne présentaient par contre pas un tel enracinement ni une telle acuité historiques. Par ailleurs, l’inégale intensité des crimes commis par les nationaux-socialistes semble n’avoir joué qu’un rôle secondaire dans notre problématique. Ainsi l’occupation national-socialiste de la Bohême et de la Moravie, si terrible qu’elle ait été, peut être considérée dans l’ensemble comme « bien moins violente » que celle de la Pologne, ou de la Yougoslavie. Mais dans la mise en œuvre des expulsions en 1945/46, les responsables politiques tchèques n’ont « étonnamment » pas fait preuve, comme l’écrit M. Naimark, « de tant soit peu moins de brutalité »10. Dans les Etats d’Europe occidentale occupés, le Troisième Reich avait également commis, au moins pour partie, des crimes semblables à ceux du « protectorat de Bohême et Moravie » ; pensons simplement à Oradour. Et pourtant les personnes de langue maternelle allemande n’ont pas été collectivement expulsées des territoires placés sous autorité française en 1945 et dans les années suivantes. Cette constatation renforce le sentiment que, outre le besoin de vengeance pour les crimes commis par le national-socialisme qui les anime sur le moment, des motivations nationalistes plus anciennes ont joué un rôle essentiel dans l’attitude des responsables politiques d’Europe centrale et orientale.

22La spirale de la violence qui s’était développée tout au long d’un siècle placé sous le signe du nationalisme avait pris dès 1919 une tournure fatale. A l’époque, les démonstrations organisées en faveur du droit à l’autodétermination des Allemands, à Marburg, dans le sud de la Styrie ou encore dans quelques villes des Sudètes par exemple, furent réprimées dans le sang. Et les marginaux tenant d’un nationalisme extrême n’étaient pas seuls à exiger dès cette époque, dans les Etats nouvellement créés en Europe centre-orientale, « l’expulsion de l’élément allemand »11 ; des responsables politiques de premier plan faisaient de même ; ou, pour le moins, leur évocation des « colonisateurs » allemands ne permettait guère de douter qu’eux aussi pensaient à de telles solutions12 .Durant la Seconde Guerre mondiale, un facteur psychologique essentiel est en outre intervenu ; à la différence de l’Europe occidentale, la politique d’occupation national-socialiste en Europe orientale reposait sur une mentalité authentiquement esclavagiste à l’encontre de ceux qu’elle considérait comme des « sous-hommes » slaves. Cela a de toute évidence largement influencé la volonté des Etats qui pratiqueront ensuite les expulsions de ne plus cohabiter avec des minorités allemandes après la fin de la guerre, ce qui valut au monde un spectacle déprimant en 1945/46. Des millions d’Allemands ont été expulsés d’Europe centre-orientale tandis que, dans le même temps, le Tribunal militaire international de Nuremberg siégeait et condamnait la politique d’épuration ethnique des nationaux-socialistes en Pologne et en Lorraine. En 1946, Willy Brandt a commenté ce paradoxe en ces termes : « L’esprit de Hitler n’est pas mort »13