1Avec la réalisation de l’unité allemande en 1871, le nouvel Empire est marqué par l’émergence d’une nouvelle configuration politique, sociale et religieuse, et notamment par le triomphe de la « petite Allemagne », culturellement et politiquement protestante, les catholiques étant toutefois majoritaires dans deux États (71 % en Bavière et 64 % dans le Bade). Mais à peine l’unité nationale est-elle réalisée qu’éclate un conflit tant politique que religieux, connu sous le nom de Kulturkampf. Ce concept, dont la paternité revient au député libéral Rudolf Virchow, voit le jour en 1873, deux ans après le début des affrontements, et signifie à ses yeux la « lutte pour la civilisation » et contre l’Église catholique. Ce terme qui s’impose très rapidement auprès du grand public, a ensuite été repris par les historiens. Il désigne couramment la lutte menée par Bismarck, avec le soutien des libéraux, contre l’Église catholique. Ce combat qui prend sa forme la plus extrême entre 1871 et 1877, puis une forme plus modérée jusqu’en 1887, date à laquelle il s’achève, se joue notamment sur le terrain scolaire. Il prend naissance dans différents États, en Prusse, dans le Bade et en Bavière, une partie de la législation étant ensuite étendue à l’ensemble du Reich.

2L’offensive lancée contre l’Église catholique est déterminée par une série de motivations dont il n’est pas facile de mesurer le poids respectif. Au nom de quoi Bismarck mène-t-il cette lutte acharnée contre l’Église catholique ? Quels en sont les enjeux ? Quelle conception des rapports Églises/État et de l’État sous-tend ce combat ? Est-il dirigé contre les seuls catholiques ou plus largement contre les Églises ? Le modèle de relations Églises/État que vise à instaurer Bismarck obéit-il à une logique de laïcisation ?

3L’angle sous lequel le Kulturkampf est abordé ici peut sembler d’emblée surprenant, dans la mesure où la notion de laïcité, comme doctrine ou comme idéologie, est un phénomène intimement lié à l’histoire de la France depuis la Révolution française et généralement associé à une idéologie française anticléricale. Le terme de laïcité, qui n’a pas d’équivalent dans la langue allemande, est considéré comme étranger à l’histoire de l’Allemagne. D’emblée, il convient de préciser qu’on ne trouve pas une seule mention explicite du terme de laïcité chez Bismarck.

4La législation adoptée en Allemagne dans le cadre du Kulturkampf précède de quelques années les mesures de laïcisation appliquées en France, notamment les mesures concernant la laïcisation de l’école. La laïcité française n’est pas considérée ici comme une norme à l’aune de laquelle on peut évaluer le système des relations Églises/État, mais elle est envisagée comme une des formes prises par le processus de laïcisation. Les concepts de laïcité ou de laïcisation sont considérés comme des outils théoriques conceptuels, des idéaux-types pour analyser une situation particulière. La laïcité et le processus de laïcisation ont été très étudiés en France, notamment par Jean Baubérot qui y a consacré un grand nombre de travaux. Selon J. Baubérot, le processus de laïcisation suppose avant tout une action du politique qui écarte de l’État la religion, conduit à un recul de l’influence de la religion institutionnelle et s’accompagne de « tensions explicites entre différentes forces sociales qui peuvent prendre l’aspect d’un conflit ouvert » (J. Baubérot, 1994, p. 12).

5Dans un premier temps, on étudiera le contexte et les motivations des acteurs, puis les différentes étapes du Kulturkampf, et enfin on tentera de montrer la volonté politique qui est à l’œuvre à travers le Kulturkampf, en se demandant s’il représente une rupture ou un tournant dans le processus d’aménagement des relations Églises/État.

Le contexte et les motivations

L’hostilité vis-à-vis du Zentrum

6C’est dans un climat de très vive opposition entre libéraux et catholiques que se forme en Prusse, à l’occasion des élections au Landtag en 1870, un nouveau groupe parlementaire, le Zentrum, censé faire contrepoids à l’hégémonie de la Prusse protestante et à l’anticléricalisme des libéraux. S’il ne se définit jamais dans ses statuts comme un parti catholique, il est néanmoins perçu comme tel, son électorat étant très majoritairement catholique. Le Zentrum se constitue rapidement en parti à l’échelle nationale et obtient près de 19 % des voix lors des premières élections au Reichstag en 1871.

7Très tôt, le Zentrum est l’objet d’attaques en règle de la part de Bismarck. Il l’accuse, tout comme les catholiques en général, de ne pas avoir accepté la création du Reich, d’être anti-prussien et d’avoir de fortes sympathies pour une « grande Allemagne » incluant l’Autriche. Accusé de regrouper toutes les minorités hostiles au nouvel Empire allemand (Polonais, Alsaciens-Lorrains, Danois et Guelfes), le Zentrum représente aux yeux de Bismarck un danger pour l’unité de la nation. Ce qu’il lui reproche, c’est son absence de loyauté vis-à-vis de l’Empire et de la nation allemande. Le Zentrum fait ainsi partie des « ennemis du Reich », pour reprendre la terminologie bismarckienne. Le 22 juin 1871, Bismarck fait paraître dans la Kreuzzeitung, un journal conservateur, un article dans lequel il dénonce le caractère confessionnel du Zentrum et son hostilité au Reich.

8L’antipathie marquée de Bismarck à l’égard du Zentrum se trouve renforcée par diverses initiatives. En 1871, lors d’une des premières séances du Reichstag, le Zentrum ne se rallie pas au soutien apporté par les députés au discours de Guillaume 1^er, dans lequel ce dernier exprimait son refus d’intervenir dans les affaires internes des États étrangers1. L’évêque de Mayence von Ketteler demande alors à l’empereur, au nom de 65 membres catholiques du Parlement prussien, de défendre la souveraineté temporelle du pape et de tout faire pour restaurer les États de l’Église catholique occupés par les troupes italiennes – une initiative très mal perçue par le chancelier allemand.

9L’aversion de Bismarck pour le Zentrum est également renforcée par la demande, en mars 1871, de Ludwig Windthorst, futur chef du Zentrum, d’intégrer dans la Constitution de l’Empire les articles de la Constitution prussienne qui garantissent l’indépendance, les droits et les libertés des Églises. Cette motion, ressentie comme une provocation et massivement rejetée, va renforcer l’idée selon laquelle le Zentrum est hostile au nouvel Empire allemand.

10Bismarck se montre particulièrement méfiant vis-à-vis de la dimension supra-nationale du catholicisme : il perçoit en effet l’appartenance des membres du Zentrum à l’Église catholique comme un danger au regard de leur appartenance nationale. L’appartenance ou la soumission à un mouvement supranational est en effet susceptible, selon lui, de prendre le pas sur l’attachement à la nation. Aux yeux de Bismarck, le Zentrum est synonyme de fédéralisme, de particularisme, voire de séparatisme. Il s’agit donc d’un combat contre une minorité active, dont l’appartenance religieuse risque, selon lui, de mettre en péril le lien politique.

11Dans un de ses discours devant le Parlement prussien, le 30 janvier 1872, Bismarck va jusqu’à affirmer à propos du Zentrum :

« Je considère comme l’un des phénomènes les plus monstrueux sur le plan politique la constitution d’un groupe parlementaire confessionnel au sein d’une assemblée politique2 ».

12On trouve assez peu d’explications de Bismarck lui-même concernant ses motivations ou ses objectifs. Il définit toutefois le Kulturkampf comme un conflit non pas religieux, mais politique. Il considère la religion catholique comme un danger pour l’exercice de la souveraineté politique. À différentes reprises, il se réfère à la lutte séculaire entre l’empereur et le pape, entre l’État et l’Église. Devant le Parlement prussien, le 10 mars 1873, il situe le Kulturkampf dans la continuité de cette lutte d’influence3 et déclare que, dans cet affrontement entre pouvoir spirituel et temporel, c’est bien l’État qui a la préséance.

13Dans le contexte politique de l’instauration d’un État-nation, la question de la construction et de la consolidation de l’unité nationale figure au premier plan des préoccupations de Bismarck qui engage une politique de répression contre les forces qu’il estime susceptibles de menacer la cohésion du Reich. Dans ses mémoires publiés plus de vingt ans après le début du Kulturkampf, Bismarck écrit :

« Selon moi, l’orientation de notre politique n’était pas déterminée par un objectif confessionnel, mais simplement par la volonté de consolider de manière aussi durable que possible l’unité gagnée sur le champ de bataille4 ».

14Bismarck affirme également dans ses mémoires que la question polonaise a joué un rôle déterminant dans le déclenchement du Kulturkampf. Si l’on ne peut nier que ce conflit est marqué par une forte dimension anti-polonaise, ces affirmations ne sont sans doute pas à prendre au pied de la lettre. On peut se demander si le Kulturkampf n’est pas plutôt un prétexte pour déclencher une véritable offensive contre les Polonais, comme le montre également sa politique linguistique5. Ces derniers sont considérés par Bismarck comme des étrangers qui ne souhaitent pas s’intégrer à la nation allemande. Il reproche notamment au responsable de la section catholique du ministère des Cultes de Prusse, Adalbert Kraetzig, d’avoir encouragé le développement de la langue polonaise dans les écoles et les Églises en Posnanie et en Haute Silésie.

Le concile Vatican I et le soutien des libéraux à la lutte anti-catholique

15Le Kulturkampf voit par ailleurs le jour sur fond d’opposition des libéraux aux catholiques, et notamment à l’ultramontanisme. L’annonce dès 1868 de la tenue d’un concile qui aurait à prendre position sur l’infaillibilité pontificale n’est pas sans susciter de nombreuses réserves et craintes chez les catholiques allemands. Avant l’ouverture du concile, dix-huit des vingt-quatre évêques et archevêques allemands se déclarent opposés au dogme de l’infaillibilité.

16En avril 1869, le chef du gouvernement de Bavière, le prince von Hohenlohe, un catholique libéral, s’adresse aux gouvernements européens pour leur proposer la tenue d’une conférence destinée à mettre en garde contre les risques d’empiètement du concile Vatican I sur le domaine temporel, un domaine réservé à l’État. Les gouvernements européens préfèrent toutefois adopter une attitude attentiste. Bismarck lui-même ne pense pas devoir craindre grand chose d’une victoire de l’ultramontanisme à Rome, comme il l’écrit à l’ambassadeur allemand à Londres6, le 18 janvier 1870.

17La proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale en matière de foi et de mœurs dans le cadre du concile Vatican I en 1870 est comprise par l’ensemble des libéraux allemands comme une tentative du pape Pie IX d’accroître et de consolider l’autorité pontificale dans la lignée du Syllabus errorum (1864), un écrit de combat qui dénonçait les « erreurs contemporaines » et visait tout particulièrement le libéralisme. Dans un premier temps, le ministre des Cultes de Prusse, von Mühler, est plutôt enclin à considérer cette question comme une affaire interne à l’Église catholique dans laquelle l’État n’aurait pas à s’immiscer, tandis que les libéraux, de leur côté, tendent à surestimer la portée de ce dogme qu’ils perçoivent comme une déclaration de guerre lancée par Rome contre la société moderne et comme le symbole de l’obscurantisme du Vatican. Ils considèrent le Kulturkampf avant tout comme un combat de nature culturelle, comme un combat contre l’obscurantisme et l’antimodernisme catholiques.

18Si la légitimité dont se réclame Bismarck dans sa lutte anti-catholique est celle de la nation et de la raison d’État, le soutien apporté par les libéraux à la politique de Bismarck en matière religieuse est essentiellement d’ordre idéologique. Le combat des libéraux s’inscrit dans la tradition des Lumières et dans la lignée des conceptions hégéliennes de l’État comme incarnation de la Raison. Ils reconnaissent à l’État la capacité de libérer les individus des groupes ou des forces qui les oppriment, et notamment du joug de l’Église. Pour les nationaux-libéraux, ce sont les considérations idéologiques et nationales qui l’emportent. Influencés par les conceptions luthériennes des relations Églises/État, ils sont favorables à une soumission des Églises à l’État et se montrent très hostiles à la dépendance des catholiques vis-à-vis du pape. Parmi les libéraux eux-mêmes, les motivations sont parfois fort différentes. Pour les libéraux de gauche, le combat est avant tout idéologique : ils sont favorables à une séparation radicale entre les Églises et l’État, dans le sens d’une laïcisation. Le Parti du Progrès (Fortschrittspartei), majoritaire au Landtag de Prusse depuis 1860, inscrit dès cette époque à son programme de réforme « la séparation de l’Église et de l’État » et se déclare favorable à l’école interconfessionnelle, dite « simultanée », c’est-à-dire regroupant les enfants des différentes confessions7. La demande de suppression du caractère confessionnel des établissements secondaires par l’aile gauche du libéralisme reste toutefois lettre morte8.

19Dans sa lutte contre les catholiques, Bismarck bénéficie également largement de l’appui de l’Union des protestants (Protestantenverein), fondée en 1863, une association de protestants libéraux hostiles au catholicisme romain, qui se fait le porte-parole d’une « petite Allemagne » prussienne protestante et se déclare favorable à la séparation des Églises et de l’État.

20Le Kulturkampf est également soutenu par les conservateurs de la Deutsche Reichspartei9, qui comme les nationaux-libéraux sont opposés à une trop grande influence des Églises. Dans un premier temps, ils apportent largement leur soutien à Bismarck en matière de politique religieuse, avant de percevoir finalement le Kulturkampf comme une menace pour l’Église protestante.

21Dès 1867, Bismarck envisage une séparation des Églises et de l’État et se déclare favorable à la suppression du système de direction de l’Église par le prince (landesherrliches Kirchenregiment). Il affirme dès 1865 que le summus episcopus doit disparaître de l’Église protestante10. En accord avec Friedrich Fabri, l’un de ses principaux conseillers en matière de politique religieuse, Bismarck se déclare attaché à l’indépendance des Églises et de l’État. Pour Fabri, l’Église protestante deviendra indépendante, lorsque le souverain territorial rendra le gouvernement de l’Église à l’Église elle-même. Il rejoint l’idée de Bismarck d’aménager un espace politique libéré de toute tutelle religieuse. Il met cependant Bismarck en garde contre certaines mesures prévues dans le cadre du Kulturkampf, susceptibles de desservir en premier lieu l’Église protestante.

Les premiers conflits

22C’est sur le terrain scolaire que va se jouer en grande partie l’affrontement entre l’État et l’Église catholique, et ce, aussi bien dans les facultés de théologie catholique que dans l’enseignement secondaire, notamment à propos des cours de religion. Les premiers conflits se dessinent au cours de l’été 1870, lorsque des professeurs de théologie ou de religion et des prêtres allemands refusent de reconnaître les décisions du concile Vatican I et de leur évêque, alors même que dix-sept évêques allemands sur vingt-quatre appellent, dans une lettre commune, les fidèles de leur diocèse à reconnaître le dogme de l’infaillibilité.

23Les professeurs de théologie catholique à l’Université, tout comme les professeurs de religion catholique dans les écoles et lycées, pour la grande majorité des prêtres, étaient des fonctionnaires de l’État, qui avaient besoin pour l’exercice de leur fonction d’une autorisation d’enseignement de la part de leur évêque (missio canonica). Le pouvoir de l’Église catholique pouvait ainsi s’exercer à travers le choix du personnel enseignant.

24A l’issue du concile Vatican I, on assiste, en Allemagne, à de nombreux conflits entre évêques et théologiens, dans la mesure où beaucoup de théologiens allemands s’étaient fait les porte-parole de l’opposition aux décisions conciliaires et notamment au dogme de l’infaillibilité. Le théologien et professeur Döllinger avait ainsi fait de la faculté de théologie catholique de Munich un instrument de son combat contre Vatican I. Pendant le concile, il avait clairement apporté son soutien aux évêques allemands opposés au dogme de l’infaillibilité.

25Le 25 août 1870, un groupe de professeurs de théologie catholique se réunit à Nuremberg à l’initiative de Döllinger et rédige une déclaration qui rejette les dogmes du concile. Le 4 janvier 1871, Scherr, l’archevêque de Munich, demande officiellement à Döllinger de se soumettre aux décisions conciliaires. Refusant de s’y plier, ce dernier est alors excommunié. Cette décision met en péril l’existence même de la faculté de théologie catholique de Munich. Le roi Louis II de Bavière assure alors son soutien et sa fidélité à Döllinger, qui peut garder sa chaire de professeur titulaire à la faculté de Munich. Il est ensuite nommé recteur de l’Université en 1873.

26La faculté de théologie catholique de Bonn est également le centre d’oppositions et de conflits parmi les catholiques. Dans la déclaration de Königswinter d’août 1870, plusieurs professeurs de cette faculté déclarent à leur tour ne pas reconnaître les décisions conciliaires. En septembre 1870, l’archevêque de Cologne, Melchers décide de répliquer et exige des professeurs signataires une déclaration de soumission aux décisions conciliaires. Il interdit finalement d’enseigner à un certain nombre de professeurs titulaires d’une chaire, puis prononce leur excommunication en mars 1872. Le gouvernement refuse, quant à lui, de suspendre de leurs fonctions et de remplacer les professeurs excommuniés.

27Le même genre de situation se produit dans l’enseignement secondaire avec des professeurs de religion catholique, également prêtres, qui refusent de reconnaître les décisions du concile et se voient ainsi privés de leur autorisation d’enseignement et déchus de toutes leurs fonctions par leur évêque. La position du gouvernement prussien qui continue à verser aux intéressés leur salaire et refuse de les remplacer est jugée intenable. L’État dispose également de la possibilité de retenir le salaire qu’il verse aux évêques (Temporaliensperre), une mesure dont il fera usage à différentes reprises.

28Les nombreux conflits qui se produisent au sein de plusieurs facultés de théologie catholique, les excommunications, les affrontements entre prêtres anti-conciliaires et évêques conduisent progressivement à une détérioration des relations entre autorités politiques et autorités catholiques, mais ne sont que le prélude à l’offensive menée par Bismarck contre les catholiques. Les craintes de ce dernier de voir l’Église catholique s’immiscer dans les affaires de l’État et dans la vie politique se trouvent ainsi confirmées. Partisan d’un État fort, autonome, qui pose des limites claires à l’activité de l’Église catholique, Bismarck considère en effet que celle-ci empiète sur les droits de l’État. Ce qui importe à ses yeux, c’est de limiter l’influence politique de l’Église catholique, et ce, par le biais d’une législation appropriée. Quant à Guillaume 1^er, il se déclare également favorable à des mesures qui garantissent l’autorité de l’État face aux conséquences du dogme de l’infaillibilité.

Les étapes principales du Kulturkampf

29La lutte contre les catholiques débute en quelque sorte avec la suppression, le 8 juillet 1871, de la section catholique du ministère des Cultes prussien. Créée 30 ans plus tôt, cette dernière était chargée de trouver des compromis entre les intérêts de l’État et ceux de l’Église catholique et d’éliminer les motifs de conflits possibles. Bismarck reproche au responsable de la section catholique du ministère des Cultes de défendre plus les intérêts de l’Église que ceux de l’État et d’avoir favorisé l’usage de la langue polonaise dans les écoles de Posnanie et de Haute Silésie. Bismarck tente ainsi de verrouiller les aspirations nationalistes des Polonais. Cette mesure administrative annonce toute une série de lois répressives envers l’Église catholique, qui fondent le Kulturkampf.

30La première mesure est le « paragraphe sur l’utilisation de la chaire à des fins politiques » (Kanzelparagraph). Cette loi impériale promulguée le 10 décembre 1871, intégrée au Code pénal, prévoit deux ans de prison pour tout prêtre qui, du haut de sa chaire, prend des positions politiques susceptibles de troubler l’ordre public. Il s’agit pour Bismarck de réduire au silence les représentants de l’Église catholique et de signifier que l’État réclame de l’Église catholique une allégeance absolue.

31Le ministre des Cultes de Prusse, von Mühler, se montre très réservé, voire hostile vis-à-vis des projets de réformes de Bismarck, qui selon lui, auraient également des répercussions sur l’Église protestante. Il est congédié le 17 janvier 1872, et remplacé quelques jours plus tard par le député national-libéral Adalbert Falk, maître d’œuvre du Kulturkampf, pour qui la référence suprême demeure l’État fondé sur le droit. Dès lors, Bismarck a les mains libres pour mener une politique religieuse marquée par l’idéologie libérale.

32La loi sur l’inspection scolaire des écoles primaires (Schulaufsichtsgesetz) votée par le Parlement de Prusse le 11 mars 1872 grâce au soutien des libéraux, complétée par un décret du 15 juin 1872, est d’une tout autre portée que le « paragraphe relatif à la chaire ». Elle retire aux Églises le droit d’inspection des écoles primaires, qui passe aux mains d’un personnel laïc. De plus, elle interdit aux membres des ordres religieux et des congrégations d’enseigner dans les écoles publiques. Elle vise ainsi à contrer notamment l’influence de l’Église catholique, soucieuse d’exercer son contrôle sur l’instruction, entre autres par le choix des maîtres, et traduit la volonté de Bismarck de diminuer son emprise sur la population. En ce sens, on peut véritablement parler d’une laïcisation de l’inspection scolaire. Cette loi est clairement dirigée contre les inspecteurs scolaires, par l’intermédiaire desquels le clergé polonais contrôlait l’enseignement, notamment en Posnanie et en Haute Silésie11.

33Le 4 juillet 1872, une nouvelle loi est adoptée pour tout l’Empire, en vertu de laquelle l’ordre des Jésuites, considéré comme une menace particulière pour l’autorité de l’État, est interdit sur le territoire allemand. À cette loi vient s’ajouter, en Prusse, celle du 31 mai 1875, qui interdit tous les ordres religieux, excepté les ordres hospitaliers. Il faut rappeler que dès 1869, les libéraux avaient fait campagne pour la suppression des couvents.

34C’est en 1873 que sont votées, en Prusse, les fameuses « lois de mai » (Maigesetze), emblématiques du Kulturkampf, et en particulier de l’ingérence de l’État dans les affaires de l’Église catholique. Il s’agit de plusieurs lois qui portent sur le recrutement et la formation des prêtres. Une première loi « sur la formation et la nomination des ecclésiastiques », votée le 11 mai 1873, exige la nationalité allemande et des études dans une université allemande pour les futurs prêtres et prévoit pour ces derniers un examen de culture générale obligatoire (en littérature, en histoire et en philosophie) devant une faculté d’État. De plus, la nomination des prêtres par les évêques est désormais soumise à l’approbation des autorités civiles. Par ailleurs, une loi « sur la juridiction ecclésiastique et la création d’une cour royale pour les affaires de l’Église » permet de faire appel devant la cour royale de sanctions disciplinaires prises par l’Église catholique, témoignant ainsi d’un empiètement manifeste du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel. Enfin, une dernière loi facilite les sorties de l’Église (Kirchenaustritte).

35Bismarck, partisan d’un État fort, interventionniste, tente à travers ces mesures de renforcer le pouvoir étatique, d’assurer la suprématie au moins théorique de l’État, principalement au sein de l’institution scolaire, mais également dans le domaine de l’état civil. C’est ainsi que le 9 mars 1874, une loi instaure en Prusse le mariage civil obligatoire et transfère la tenue des registres d’état civil à l’État, loi qui est étendue à tout l’Empire en février 1875, et ce, malgré les très vives réticences de l’empereur et de nombreux conservateurs protestants farouchement opposés à une laïcisation de l’état civil. L’Église protestante sera plus affectée que l’Église catholique par cette mesure, dans la mesure où les catholiques, dans leur ensemble, continueront à se marier religieusement, ce qui sera moins le cas chez les protestants. Parmi les mesures de laïcisation, il convient également de noter la « loi sur l’administration des diocèses catholiques vacants » du 20 mai 1874 qui rend possible dans une paroisse vacante l’élection d’un ecclésiastique par l’ensemble de la population masculine en âge de voter.

36Figurent par ailleurs au rang des lois répressives, voire policières, la loi du 4 mai 1874 sur « l’interdiction de l’exercice illégal de fonctions ecclésiastiques », plus connue sous le nom de « loi d’expatriation » (Expatriierungsgesetz), qui donne aux gouvernements la possibilité d’assigner les prêtres à résidence ou de les expulser du Reich, de même que la loi dite « de la corbeille de pain » (Brotkorbgesetz) du 22 avril 1875, qui supprime les subventions versées par l’État aux évêques et aux prêtres qui refusent de se soumettre à une déclaration d’obéissance vis-à-vis des lois de l’État prussien12.

37Enfin, le 18 juin 1875, une loi est votée en Prusse qui abroge les paragraphes 15, 16 et 18 de la Constitution prussienne de 1850 qui garantissaient l’indépendance, les droits et les libertés des Églises, une mesure qui touche toutefois tout autant l’Église protestante que l’Église catholique.

L’échec du Kulturkampf et les limites des mesures de laïcisation

38À la suite de ces différentes mesures, la formation des futurs prêtres n’est plus assurée en Prusse, où de nombreux séminaires et couvents sont fermés. Des candidats qui ont achevé leurs études de théologie et ont été ordonnés prêtres n’obtiennent pas l’autorisation de l’État pour exercer leurs fonctions. En 1877, six des douze évêques catholiques résidant en Prusse sont destitués de leurs fonctions par décision de justice. En 1881, on estime qu’il manque 1770 prêtres et auxiliaires en Prusse et 601 paroisses sont vacantes.

39Ces données ne sauraient toutefois masquer l’échec du Kulturkampf, et notamment l’échec de la tentative de Bismarck de mettre l’Église catholique sous la tutelle de l’État. Il fut en effet très difficile de faire appliquer l’ensemble des mesures législatives et administratives et le mot d’ordre de résistance passive lancé par le chef du Zentrum, Windthorst, fut largement suivi par l’ensemble du clergé et des catholiques. Les étudiants en théologie refusèrent en majorité de se soumettre à l’examen de culture générale exigé par l’État et les facultés de théologie se vidèrent. De la part de la hiérarchie catholique allemande, forte du soutien de Pie IX13, on put observer de nombreuses protestations contre les lois de mai 1873 et un non-respect de la législation contraire aux lois de l’Église14.

40Au-delà de la résistance passive des catholiques, accompagnée de la résistance politique du Zentrum, Bismarck n’a pas bénéficié d’un large soutien politique pour mener sa politique anti-catholique. Si l’hostilité du chancelier à l’ingérence de l’Église catholique dans la vie politique et publique était largement partagée, notamment par les libéraux15, il s’est cependant heurté à la résistance des conservateurs protestants face à bon nombre de lois adoptées dans le cadre du Kulturkampf – comme la loi instaurant le mariage civil –, parce qu’ils redoutaient un affaiblissement de l’Église protestante. La majorité des conservateurs a également voté contre la loi sur l’inspection scolaire en mars 1872, considérant qu’elle remettait en question le caractère confessionnel de l’école qui était au cœur du système d’enseignement en Prusse. Si Bismarck a réussi à vaincre les réticences de Guillaume 1^er pour cette loi, il a dû par ailleurs faire face à l’opposition de l’empereur à de nombreuses reprises, l’influence exercée par l’impératrice Augusta sur Guillaume 1^er en faveur des catholiques ayant été déterminante à cet égard. Sous le pontificat de Léon XIII, à partir de 1878, et notamment après le départ du ministre des Cultes prussien, Adalbert Falk en 1879, l’heure est au compromis et les lois anti-catholiques les plus répressives sont supprimées. Seules subsisteront la législation sur l’inspection scolaire et le mariage civil ainsi que l’interdiction de l’ordre des jésuites.

41On peut relever une certaine ambiguïté, voire des aspirations contradictoires dans la législation introduite par Bismarck qui porte en effet la marque de deux orientations distinctes. D’une part, un certain nombre de mesures – comme les lois de mai 1873 – visent à un contrôle renforcé de l’État sur l’Église catholique, à une affirmation de l’État qui n’est pas sans rappeler la dimension absolutiste du gallicanisme ou du joséphisme. En cherchant à restreindre les prétentions universalistes, supranationales de l’Église catholique, le Kulturkampf aboutit à un empiètement du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, comme en témoignent par exemple l’examen de culture générale obligatoire institué par l’État pour les futurs prêtres, ainsi que bon nombre de mesures adoptées dans le cadre des lois de mai 1873. Si le Kulturkampf n’est pas sans rappeler certains épisodes de la Révolution française (évêques et prêtres emprisonnés ou contraints à l’exil, exercice de la religion voué à la clandestinité), il convient toutefois de noter des différences significatives entre ces deux épisodes : le Kulturkampf n’a pas donné lieu à des déportations ou à des exécutions, ni à la mise en place d’une religion civile16.

42D’autre part, le projet de séparation radicale des Églises et de l’État, d’autonomie réciproque des Églises et de l’État, cher à Bismarck, reste pour ainsi dire lettre morte, en raison de l’opposition qu’il a rencontrée. Les rapports entre l’école et la religion ne sont pas fondamentalement transformés. Le cours de religion n’est pas supprimé de l’enseignement public, ni supplanté par une morale laïque. Le parallèle qu’on peut tenter d’établir entre l’affrontement de l’État et des catholiques au moment du Kulturkampf et celui qui se produit en France dans la seconde moitié du 19^e siècle et jusqu’au début du 20^e siècle demeure donc très limité. Le Kulturkampf a en effet contribué au ralliement des libéraux de gauche au régime impérial, empêchant ainsi la formation d’une opposition républicaine anti-cléricale.

43À l’issue du Kulturkampf, la législation sur l’état civil et sur le mariage civil obligatoire n’est pas remise en question. L’État continue ainsi à effectuer la tenue des registres d’état civil. La dissociation du droit civil et du droit ecclésiastique – le droit civil prévalant sur le droit ecclésiastique en matière de mariage – apparaît comme un premier élément de laïcisation, comme un abandon partiel de l’influence des Églises sur la société civile, mais le processus de laïcisation entamé reste embryonnaire. Dans la mesure où le Kulturkampf met en œuvre des mesures discriminatoires qui touchent notamment les intérêts de l’Église catholique, il ne donne pas naissance à un État laïque ni à un nouveau modèle de relations entre les Églises et l’État, qui aurait supposé que l’empereur et les princes protestants abandonnent leur fonction de summus episcopus17. La volonté d’autonomie affichée de l’État vis-à-vis de l’Église catholique ne fait pas pendant à une volonté similaire à l’endroit de l’Église protestante. Dans chaque État-membre de l’Empire, le souverain reste évêque suprême de son Église, une situation qui perdure jusqu’en 1918. Les liens entre l’État et l’Église protestante demeurent ainsi inchangés. Jusqu’à l’avènement de la République de Weimar, on ne peut parler d’un État neutre sur le plan confessionnel.