1Pour étudier l’impact du recès d’Empire dans les États du Sud de l’Allemagne et ses effets, notamment sur le plan religieux, il convient tout d’abord de rappeler la situation géopolitique de l’Allemagne sous le Directoire, le Consulat et l’Empire. Lorsque Bonaparte s’empare du pouvoir, il y a cinq ans que l’armée française est pratiquement maîtresse des pays de la rive gauche du Rhin. Pour ceux-ci, entre 1794 et 1814, les vingt années de domination française marquent réellement les débuts d’une nouvelle période de leur histoire caractérisée par l’effondrement de l’Ancien Régime et les débuts d’une modernisation à laquelle les États allemands de la rive droite du Rhin ne peuvent rester étrangers. Face aux quatre départements français créés en 1797 sur la rive gauche du Rhin et intégrés au territoire français, qui constituent ce qu’on pourrait appeler la « France allemande », se construit une Allemagne sous influence française, l’Allemagne « française », qui deviendra le 12 Juillet 1806 la Confédération du Rhin.

2Le recès d’Empire de 1803, décision prise par la Diète d’Empire de Ratisbonne et sanctionnée par l’Empereur, entérine premièrement tous les traités signés par la France depuis 1795 ainsi que leurs clauses secrètes. Il confirme notamment l’annexion définitive de la rive gauche du Rhin. Deuxièmement, il adopte, pour les territoires perdus, le principe d’un dédommagement par une sécularisation des biens ecclésiastiques et légitime les redistributions. On notera d’ailleurs que tous les bénéficiaires de ces redistributions ont pris possession des territoires qui leur sont dévolus avant même la signature de ce recès. Nous reviendrons sur les réactions des parties prenantes, l’Église catholique d’Allemagne, spoliée par les sécularisations et la Papauté dont la retenue, voire le silence face à la disparition des États ecclésiastiques en Allemagne peuvent paraître à première vue surprenants.

Le recès d’Empire : son contenu, ses conséquences et sa signification

3Le recès d’Empire de 1803 traduit une suprématie de la France en Allemagne et prépare la création de la Confédération du Rhin.

Son contenu

4Sur le plan politique, il prévoit des compensations à l’intérieur de l’Allemagne pour les Princes que l’annexion de la rive gauche du Rhin avaient dépossédés. Le recès se fonde sur un accord préalable des gouvernements français et russe, au détriment de l’Autriche ; de très longs marchandages se sont déroulés à Paris notamment dans le cabinet du ministre des affaires étrangères, Talleyrand. Dans l’optique de la politique traditionnelle de Richelieu et de Mazarin, il s’agit pour la France de se constituer une clientèle en Allemagne.

5Trois traits essentiels caractérisent ce recès : il transforme le Saint Empire et sa constitution, il opère une concentration territoriale et il diminue l’influence des Habsbourg.

• Il transforme le Saint Empire qui comprend désormais dix électeurs au lieu de neuf, dont quatre sont nouveaux. Il y a désormais quatre catholiques et six protestants, la majorité du collège des Princes électeurs est donc protestante. Dans le collège des villes (Freie Reichsstädte), il ne reste plus que six villes, toutes protestantes. Le collège des Princes voit la disparition de ses principautés ecclésiastiques. Il comprend dorénavant 70 protestants contre 54 catholiques. Là encore, il y a renversement de majorité : cette majorité protestante est dirigée contre l’Autriche.

• Le recès entraîne en Allemagne une concentration territoriale, c’est-à-dire une réduction spectaculaire du nombre des États qui passent de 350 à 80 ; quant aux entités étatiques distinctes, elles sont en 1789 selon l’historien Immanuel Geis au nombre de 1789 ! La concentration territoriale s’opère au détriment des États ecclésiastiques qui disparaissent. Seul l’archevêché de Mayence subsiste, son siège est transféré à Ratisbonne en Bavière. On assiste également à la disparition de la « noblesse immédiate d’Empire » (reichsunmittelbarer Adel) ainsi qu’à d’importants agrandissements territoriaux au profit des États moyens et des grands États : Prusse, Bavière, Wurtemberg, Duché de Bade.

• La troisième conséquence politique est la diminution de l’influence de l’Autriche en Allemagne. Elle se fait moins par les pertes territoriales en Allemagne du Sud (perte de Brisgau et des villes de Souabe mais compensations au Tyrol) que par l’affaiblissement de sa place en Allemagne : sa clientèle politique (la chevalerie d’Empire (Reichsritterschaft) et le haut clergé) a en grande partie disparu.

6Indépendamment de l’évolution géopolitique que nous venons d’évoquer, le fait essentiel à retenir du recès d’Empire est la transformation profonde de l’Allemagne par suite de la sécularisation. C’est à ce titre que l’étude du recès d’Empire s’inscrit dans ce colloque. Suite au recès, on assiste à la disparition de nombreux monastères, chapitres, écoles ecclésiastiques, bibliothèques, œuvres d’art etc. ; il se crée dans les États de la Confédération du Rhin une Église d’État entre les mains d’une bureaucratie, soucieuse avant tout de problèmes fiscaux et économiques.

Les conséquences pratiques du recès

7C’est dans le cadre des États de la Confédération du Rhin que vont être réalisées, dans l’esprit du « joséphisme », les réformes de structure consécutives au recès et affectant les Églises. La Confédération du Rhin représente la pièce maîtresse de l’Allemagne napoléonienne. Il s’agit d’une sorte de combinaison politique qui a compris d’abord sept, puis 37 États allemands, la plus grande partie de l’Allemagne sauf la Prusse et l’Autriche. Il s’agit d’une alliance politique et militaire avec la France, sans contenu véritable, d’où la possibilité pour chaque État de faire des réformes à l’intérieur. C’est le cas dans le Wurtemberg, en Bavière avec le ministre Mongelas, et dans le Grand Duché de Bade avec le Baron de Reitzenstein.

8Pour comprendre le sens des réformes, notamment sur le plan religieux, il est indispensable de tenir compte de l’état d’esprit des hommes qui dirigent ces pays, souvent pendant de longues périodes. Prenons comme exemple Montgelas et son action en Bavière. Par son goût du faste, de l’argent et son mépris de la religion, Montgelas représente la tradition du despotisme éclairé dans l’esprit du 18^e siècle. Ministre depuis 1799, il dirige la politique de l’État bavarois de 1806 à 1817. Seule une bureaucratie responsable et centralisée peut, d’après lui, sortir le pays de sa léthargie. En héritier du joséphisme, il veut une Église entièrement soumise à l’État, la suppression des couvents ainsi que des formes de dévotion populaire comme les pèlerinages, la représentation des mystères ou les crèches de Noël. Il introduit une certaine tolérance envers les protestants et les juifs. Dans cet esprit, sa réorganisation de l’enseignement conduit aussi à la subordination de l’Église à l’État. Sous la direction de Niethammer, on crée une Académie où on appelle des professeurs protestants, d’où de vives protestations de la part des catholiques. Ce climat conflictuel rendra impossible la signature d’un concordat avec le Pape du vivant de Montgelas. L’action de Montgelas a introduit la centralisation politique en Bavière, consolidé le pouvoir monarchique, détruit tout ce qui s’oppose à l’État moderne, supprimé le système féodal, mais il n’est pas question de supprimer la noblesse – dont on a besoin pour constituer les cadres de la nation et il a réussi à subordonner l’Église à l’État. Cette œuvre qui sert le pouvoir du souverain local, en l’occurrence le roi de Bavière, est pour les autres États de la Confédération du Rhin une œuvre exemplaire dont ils s’inspirent pour défendre leur particularisme face à l’Autriche et à la Prusse. Notons au passage que ce particularisme des États allemands sera plus tard un réel obstacle à l’unité allemande.

Signification et portée

9Le projet politique qui constitue le centre du recès de 1803 est une sécularisation des biens du clergé. Elle signifie donc une mise à disposition des biens du clergé au profit des souverains temporels et la suppression de l’autorité politique inhérente à la possession de ces biens ecclésiastiques. Ce projet est complété par une médiatisation (Mediatisierung), c’est-à-dire une modification du contrat qui lie un vassal à son suzerain. Sécularisation et médiatisation ébranlent les fondements même de l’ancienne constitution impériale. Alors que par le passé la sécularisation était un moyen, un recours exceptionnel dans une situation critique pour l’Empire, elle est érigée en principe politique de gouvernement, elle devient systématique et même « totale » pour reprendre l’expression d’un diplomate bavarois.

10On peut se demander pourquoi la sécularisation radicale – une véritable révolution ! – n’a pas suscité chez les contemporains de plus vives réactions, voire une nouvelle « guerre de religion ». Le recours à ce moyen radical a soulevé peu d’objections et suscité peu de résistances parce qu’il correspondait à l’esprit du temps, notamment à l’esprit des Lumières. Il satisfait aussi tous les protagonistes des guerres révolutionnaires. Tant le vainqueur, la France, que les vaincus sont récompensés : ces derniers, après avoir perdu la guerre, annexent des terres nouvelles pour les incorporer à leur État. La sécularisation de 1803 est aussi la conclusion définitive d’un long débat idéologique et religieux sur la confusion du pouvoir spirituel et temporel. L’époque n’est plus aux États religieux, à la mystique, à la vie monacale et contemplative, ainsi qu’aux bénéfices ecclésiastiques qui pendant des siècles ont été l’apanage des grandes familles nobles.

11L’attitude de la papauté devant cette spoliation de l’Église et la suppression des privilèges de l’Église d’Empire (Reichskirche) surprend à première vue. Le Pape n’a rien tenté pour sauver les principautés ecclésiastiques du Saint Empire. Sa retenue est frappante. Pourquoi a-t-il refusé la conclusion d’un concordat avec les États allemands contrairement à la politique qu’il menait avec la France depuis 1801 ? Pourquoi, malgré les efforts de Dalberg (le seul prince-évêque allemand resté en fonction après le recès) et malgré les pressions répétées de Napoléon, le Pape s’accommoda-t-il de la crise de l’Église catholique en Allemagne et permit-il ainsi la constitution d’Églises organisées par les États eux-mêmes et échappant donc à son autorité ? Il nous semble, qu’après la provocation que représenta la révolte des princes-évêques – et surtout de leurs coadjuteurs – à la veille de la Révolution française, sous la bannière du « febronianisme », c’est-à-dire de la revendication d’indépendance de l’Église d’Allemagne, une réconciliation entre la Curie romaine et le haut clergé allemand n’était plus possible. La reconstruction de l’Église catholique à partir du champ de ruines laissé par le recès sera donc réalisée par les États eux-mêmes et par eux seuls. Pour l’Allemagne débute une époque sans Concordat, sans lien organique avec Rome. Les contacts difficiles ne reprendront qu’en 1817, après la mort de Dalberg et de Montgelas. La papauté, écartée des négociations du recès, proteste très mollement contre ses décisions, la protestation arrivant… quelques jours après la signature ! La Curie pourra assister aux négociations du Congrès de Vienne, mais suite aux affrontements entre les adeptes de l’ultramontanisme et les partisans d’une Église « territorialisée », c’est-à-dire d’une Église étroitement liée à un État, le Congrès de Vienne ne tranchera pas la question religieuse en Allemagne.

12Dans cette première partie historique, nous venons de montrer la réorganisation politique de l’Allemagne qui aboutit à la destruction du Saint Empire, à une concentration géographique et politique et à l’émergence d’États modernes qui se retrouvent dans les Länder actuels de la République Fédérale.

13En seconde partie, nous présenterons à partir des cas particuliers du Bade et du Wurtemberg, les répercussions à court terme de la sécularisation (notamment ses effets économiques et sociaux), puis ses conséquences à long terme, relatives à la religion et aux mentalités.

Les Églises et les confessions dans un État moderne : les exemples du Grand Duché de Bade et du Royaume de Wurtemberg

Recomposition numérique des communautés religieuses dans le Duché de Bade et le Wurtemberg après le recès

14Les anciennes possessions du margrave de Bade (qui devient Grand Duc de Bade à l’issue du recès) étaient de confession luthérienne, tandis que parmi les territoires nouvellement incorporés, le Palatinat était de confession réformée (calviniste) et le Sud du pays de Bade, de confession catholique. Nous ne disposons pas de statistiques pour 1803, mais en 1821 on comptera en Bade 335 000 protestants contre 720 000 catholiques. Le Grand Duché de Bade est un État protestant dont la population depuis le recès est en majorité catholique. Il y avait en outre avant le recès une communauté juive de 6 500 personnes avec des droits réduits et qui, après l’extension territoriale, s’élèvera en 1821 à 16 000 personnes.

15Le Wurtemberg était avant 1803 un territoire de confession luthérienne. Les réformés constituent une faible minorité tolérée. Les catholiques qui ne peuvent exercer leur religion qu’en privé et en silence n’obtiennent qu’en 1798 le droit de construire un lieu de prière à Stuttgart et un autre à Ludwigsburg. Avec le recès et la médiatisation, un nouveau Wurtemberg va se créer : environ 450 000 catholiques deviennent sujets du roi de Wurtemberg. Quant à la communauté juive du Wurtemberg, ses effectifs augmentent également fortement avec l’extension territoriale.

16Le recès a pour conséquence la diversité religieuse dans les États allemands ; le nouveau défi est pour eux de créer un État multiconfessionnel et d’établir une parité entre les différentes confessions et religions par la promulgation d’édits de tolérance, mais aussi d’assurer la paix religieuse et de reconstruire une Église catholique minée dans ses bases.

Les nouveaux statuts des Églises et de leurs membres dans le Bade et le Wurtemberg

17Les territoires du Saint Empire étaient en principe de confession homogène depuis la paix religieuse d’Augsbourg (1555) complétée et précisée par le traité de Westphalie (1648). Trois confessions chrétiennes étaient retenues : catholique, luthérienne et calviniste (réformée). Appartenir à une confession était pratiquement obligatoire. Même si l’État garantissait la liberté de conscience et le libre choix de la confession, il n’était jamais possible de se déclarer sans confession.

18L’Édit de tolérance (Duldungsedikt) de Bade du 11 février 1803 définit pour la première fois la coexistence des trois confessions chrétiennes et envisage les difficultés prévisibles qu’elle peut entraîner dans le domaine de la vie publique et privée (accueil des autres religions et de leurs rites, célébration des fêtes, mariages etc.) La libre installation des sujets n’est possible que là où existe déjà une mixité religieuse. Seules des considérations économiques peuvent justifier des dérogations à ce droit d’établissement et aucune dérogation n’est accordée en milieu rural. Il est rappelé aux sujets du Grand Duc qu’ils doivent respecter en tout point les manifestations religieuses des autres confessions. En ce qui concerne le recrutement des fonctionnaires, c’est le mérite et l’ancienneté qui seuls déterminent le choix. En région mixte, il convient de sauvegarder une certaine mixité dans la fonction publique.

19Dans le Wurtemberg, le 14 février 1803, l’Édit religieux est destiné au « nouveau Wurtemberg », c’est-à-dire aux nouveaux territoires et à leurs habitants. Il accorde aux trois confessions chrétiennes le libre exercice de la religion et l’égalité d’accès à la fonction publique en fonction du seul mérite. On encourage aussi la tolérance par utilitarisme et par intérêt, le roi Frédéric étant persuadé que la tolérance peut favoriser « l’industrie, l’éducation morale et la prospérité » [sic et dans l’ordre]. Dans le Wurtemberg historique (l’ancien Duché) on maintient provisoirement l’obligation d’être luthérien pour s’y installer. L’Édit de 1806 accordera finalement les mêmes droits à toutes les confessions chrétiennes, mais il n’est pas question de contester la préséance des pasteurs sur les prêtres car « ils représentent la religion du souverain ».

La situation de l’Église catholique au sein des États protestants du Sud

20Bien que le recès ait précipité la fin du Saint Empire en détruisant l’Église d’Empire (Reichskirche), il se réfère néanmoins explicitement au découpage ancien des diocèses. Ceux-ci doivent être maintenus dans leur état antérieur jusqu’à ce qu’un nouveau découpage ait lieu dans l’esprit des lois du Saint Empire. L’organisation future des chapitres qui élisent les évêques (Domkapitel) dépendra de ce nouveau découpage. Le Concordat du 15 juillet 1801 conclu entre la France et le Saint-Siège semblait indiquer la voie à suivre pour déterminer le découpage des nouveaux diocèses. Le prince-évêque de Mayence-Ratisbonne, Dalberg, ainsi que Napoléon ont tenté, en vain, d’obtenir la signature d’un concordat entre le Saint-Siège et la Confédération du Rhin. Les partisans d’un concordat général pour l’ensemble des catholiques en Allemagne seront combattus à la fois par Rome et par les nouveaux souverains, en particulier ceux de Bade et de Wurtemberg. Ces souverains préconisent une autre solution : la conclusion de concordats se limitant strictement aux catholiques de leurs États respectifs. Le cas particulier du Wurtemberg nous permet de comprendre combien sont difficiles les relations entre Rome et les États issus du recès et protégés par la France.

21Le Wurtemberg engage en effet des pourparlers avec le Saint-Siège. Le problème est urgent car il s’agit, comme on l’a vu, d’intégrer 450 000 catholiques qui constituent 650 paroisses. Ils sont issus de cinq diocèses différents, Constance, Wurzbourg, Augsbourg, Worms et Spire. En outre il n’existe aucun siège épiscopal dans les territoires attribués au Wurtemberg. Le royaume du Wurtemberg va donc créer de toutes pièces le cadre d’une nouvelle organisation de l’Église catholique. En 1807 s’engagent des négociations entre le nonce apostolique et le ministre des cultes (Minister für die geistlichen Angelegenheiten) du Wurtemberg. Les négociations sont sur le point d’aboutir, mais le nonce est convoqué à Paris car Napoléon s’oppose à la signature d’une convention particulière entre Rome et un État de la Confédération du Rhin. Après cet échec, le roi du Wurtemberg change de stratégie et crée un évêché dont les limites coïncident avec les frontières du royaume. Il est confié en 1812 à un vicaire général nommé directement par le roi sans en référer à Rome.

22La réorganisation administrative de l’Église catholique en Wurtemberg trouvera son épilogue après la chute de Napoléon et le Congrès de Vienne et à l’issue de longues tractations entre Rome et les États d’Allemagne du Sud et du Centre. La Bulle Provida solersque de 1821 créera de nouveaux évêchés : Rottenburg pour le Wurtemberg, Fribourg-en-Brisgau pour Bade et Hohenzollern. Cependant, il sera impossible, malgré le souhait des catholiques allemands, de recréer l’unité de l’Église catholique d’Allemagne, il n’y aura de concordat qu’avec des États individuels.

Conclusion : portée du recès d’Empire et de la sécularisation en Allemagne du Sud dans les domaines politiques, économiques, sociaux et religieux

23Au terme de cette étude sur le recès d’Empire et ses répercussions dans le Sud de l’Allemagne, il convient de dresser le bilan de ses acquis et de ses échecs.

24Sur le plan territorial, les Länder actuels de Bavière et de Bade-Wurtemberg ont aujourd’hui encore les frontières dessinées au sein de la Confédération du Rhin après le recès d’Empire.

25L’évolution des rapports entre les Églises et l’État préparée par le recès, à savoir le passage d’un État uniconfessionnel à un État pluriconfessionnel prépare la voie qui mène à l’État paritaire où toutes les confessions chrétiennes, les autres religions et les non-croyants sont traités sur un strict pied d’égalité. Du point de vue juridique, le rejet du concordat dans les États de la Confédération du Rhin a paradoxalement entraîné le contrôle des Églises par l’État, alors que dans le même temps, c’est le Concordat français de 1801 qui assure en France le contrôle de l’Église par l’État.

26Dans la société allemande apparaît, principalement en Allemagne du Sud, une nouvelle classe de nobles, l’ancienne noblesse « immédiate d’Empire » (reichsunmittelbarer Adel). Elle dépendait jadis uniquement de l’Empereur mais si elle perd ce privilège et dépend désormais d’un souverain territorial autre que l’Empereur, elle peut cependant conserver tous ses biens et ils sont immenses aujourd’hui encore (cf. famille Thurn und Taxis, Waldersee). Dans la fonction publique, les édits de tolérance ont défini les règles d’une « méritocratie » qui écarte le favoritisme confessionnel.

27La sécularisation des biens du clergé a mis les Églises dans l’incapacité d’assurer matériellement leurs tâches sociales, caritatives et éducatives. L’État, en rétribuant les Églises, ne fait que répondre aux obligations contractées lors de la sécularisation des Églises qu’il rétribue désormais. Très regrettable est la perte du patrimoine culturel qui a été vendu et dispersé lors de la sécularisation. La fermeture des établissements catholiques d’enseignement tenus par les congrégations enseignantes représente aussi une perte culturelle considérable. En revanche la réorganisation des universités de Heidelberg, de Fribourg et Tübingen, devenues publiques permettent, par leur qualité, la formation de nouvelles élites. Notons qu’à l’origine ces trois universités étaient fortement marquées par leur tradition confessionnelle (réformée pour Heidelberg, luthérienne pour Tübingen et catholique pour Fribourg).

28Du point de vue économique, la vente des biens du clergé a redistribué la propriété foncière et immobilière mais le produit de ces ventes fut décevant, l’opération mal menée n’a pas pu assainir les finances publiques : on avait au départ surestimé la valeur des biens sécularisés et les administrations ont mal géré ces mutations. Les couvents et leurs grandes exploitations agricoles avaient stocké une grande quantité de céréales, leur vente précipitée a provoqué un effondrement des cours du blé ; la même erreur se répéta lors de l’adjudication des domaines immobiliers et de la propriété foncière, l’administration ignorant la loi de l’offre et de la demande.

29Les répercussions du recès dans le domaine religieux s’inscrivent dans le long terme et le débat qu’il a suscité entre les différents courants de pensée à l’intérieur du catholicisme reste d’actualité. Pour l’Église catholique, le sécularisation a représenté une source de régénération, elle lui a permis de se désolidariser et de se détacher de l’Ancien Régime, de se démocratiser en se consacrant davantage à la pastorale des fidèles. En perdant le pouvoir politique et son patrimoine matériel, l’Église découvre une certaine pauvreté ; l’origine sociale du clergé se modifie puisque la grande noblesse ne peut plus prétendre à des bénéfices substantiels. C’est l’évêque de Constance, Ignaz von Wessenberg qui illustrera le mieux ce renouveau catholique, né de la crise révolutionnaire et de la sécularisation. Comme Dalberg dont il est le collaborateur, c’est un esprit proche des Lumières et partisan d’une Église catholique indépendante qui en Allemagne saurait affirmer son indépendance vis-à-vis de Rome. Le séminaire de Meersburg qu’il dirige fournira au Sud de l’Allemagne un grand nombre de prêtres qui diffuseront ses convictions. Pour Wessenberg, raison et foi ne s’excluent pas, l’Église et la piété ne peuvent rejeter les règles de la raison. Ce qui sépare les confessions chrétiennes dans leur enseignement doit être minimisé. Il ne faut pas susciter de controverses théologiques. Il faut dépasser le cadre confessionnel strict. Sans renoncer à la croyance en Dieu, l’enseignement chrétien a aussi pour but le progrès des mœurs et de la moralité associé à des appels très concrets pour une action sociale dans le quotidien. Le culte lui aussi se veut et se doit d’être raisonnable, il utilisera donc la langue allemande ; des croyants, on exige une participation plus active à la liturgie, la prière et le chant communs. Il faut limiter le culte des saints, les croyances au surnaturel, les rites de passage (baptêmes, mariages, obsèques). Ce courant religieux encouragé par les États de Wurtemberg et de Bade ainsi que par les catholiques acquis aux Lumières sera combattu par le Pape et le courant ultramontain qui se développe en Allemagne à la fois contre Wessenberg, et contre ce qu’il considère comme une collusion de l’Église et de l’État issue du recès. Il faut combattre les Lumières qui sont la cause de la Révolution française et de la sécularisation en France puis en Allemagne. Le courant ultramontain rejette le repliement des catholiques sur eux-mêmes, il faut engager le combat, rejeter l’enseignement des facultés de théologie car elles sont soumises au contrôle de l’État. Le Collegium germanorum créé en 1824 et dirigé par les Jésuites assurera la formation intellectuelle du nouveau clergé ultramontain.

30Qu’en est-il du bilan du recès dans le domaine ouvert par la sécularisation, celui du nouveau rapport entre Églises et État ? Nous aboutissons à un tableau nuancé voire contradictoire.

31Certes, on assiste à une ingérence incontestable de l’État dans les domaines de la religion et des cultes, due à l’extension de ses compétences en la matière. Ces questions seront désormais – et c’est un fait nouveau en Allemagne – confiées à un ministère, celui des affaires religieuses. C’est là le premier fait à retenir. Mais il paraît difficile d’en déduire que la religion ait pour autant perdu en influence et en considération. Tout au contraire, on assiste à la fois au renouveau catholique inspiré par Wessenberg et chez les protestants, après les commémorations de 1817, à un nouveau dynamisme qui se concrétise notamment par une union des Églises protestantes dans certains États.

32La sécularisation (Säkularisation) a été une des causes de la décomposition du Saint Empire romain germanique, mais aussi le facteur décisif dans la recomposition de l’espace géopolitique allemand. En créant des État multiconfessionnels, elle a à la fois contribué à la modernisation du pays, mais aussi à son originalité en assurant à différentes confessions à la fois une place reconnue et un soutien de l’État.

33Bien sûr, certains défendront la thèse selon laquelle l’Allemagne connaîtrait paradoxalement après le recès une seconde « confessionnalisation », c’est-à-dire un renforcement des divisions confessionnelles pouvant aller jusqu’à une cassure et une division de la société. En effet, à la religion des Lumières marquée par une certaine convergence intellectuelle des religions catholique et protestante succède, en réaction aux bouleversements engendrés par le recès, l’affirmation de la différence et de l’identité propre à chaque confession. Le transfert aux universités contrôlées par l’État de la formation des clergés, grâce à la création de facultés de théologie à Heidelberg, Fribourg et Tübingen n’a pas réellement contrecarré cette tendance au repli identitaire. Il paraît difficile de nier que soient apparus de nouveaux clivages entre les différentes confessions, malgré et peut-être à cause de ce contrôle de l’État sur les Églises.