Janvier

1Dimanche 1^er. La nouvelle année commence bien : Mathilde a passé une bonne nuit grâce à l’antipyrine qui a enlevé les douleurs névralgiques d’hier soir. Les enfants paraissent bien portants et bien gais. Je leur fais mes souhaits en leur donnant mes conseils et en leur offrant mes étrennes. Nous avons présenté hier soir nos vœux à maman Loyer, à Ernest et à Pauline ; mais ma pauvre femme était très souffrante de douleurs névralgiques dans la tête. […] Dislère m’envoie une bonne lettre affectueuse, mais dans cette lettre il manifeste ses craintes très sérieuses sur la guerre prochaine. Il lui paraît impossible que l’Europe n’en arrive pas à cette extrémité puisque la paix armée ruine les budgets de tous les états européens grands et petits.

2Lundi 2. Lettre outrageante de Duval au sujet des toiles à tentes. Il s’appuie sur une remarque incroyable de l’expert civil de la guerre, lequel déclare que notre fabrication qui avait la plus grande réputation il y a quelques années, est aujourd’hui la plus mauvaise de toutes. C’est à se demander si ce n’est pas Duval qui a fait mettre cette annotation ! Notre fabrication est très bonne, c’est incompréhensible. […]

3Mercredi 4. Visite du fermier Bouquet du Vieux-Berquin. Il apporte à Dujardin le solde de son compte à la succession ; on lui a fait la remise d’une année de fermage pour l’aider à solder ce compte. Il me paraît moins engourdi que lors de notre visite à sa ferme. Pour l’aider à sortir de ses affaires, je consens à lui diminuer 200 F sur son fermage, soit 3 000 F par an au lieu de 3 200. Il paraît très content. […]

4Jeudi 5. Visite de L. Desmarescaux qui est venu avec tous les délégués sénatoriaux pour l’élection sénatoriale de ce jour. […] Après plusieurs tours de scrutin, c’est la liste républicaine qui l’emporte avec une majorité d’une trentaine de voix. Desmarescaux me paraît très ramolli. Il a souvent la larme à l’œil, il promet qu’Henri viendra payer son fermage dans une 15^e de jours et lui, fera tout son possible pour m’apporter quelques acomptes.

5Vendredi 6. Le clan conservateur est plongé dans la plus grande douleur à cause de l’échec des candidats conservateurs. […]

6Samedi 7. Dépêche de Suchet annonçant le rejet mais sans flétrissure, des vareuses que le commissaire avait jugé poilues, c’est un désastre ajouté à tant d’autres ! Je remets à l’employé du Crédit Lyonnais la liste de mes valeurs pour y mettre les prix afin que je puisse faire mon inventaire. […]

7Lundi 9. À l’Hôtel de l’Europe, a lieu le banquet offert à Delesalle, président de la Chambre de Commerce. Messieurs Derode et Anatole Descamps ont organisé ce banquet qui est excellent. 18 ou 19 convives. Delesalle fait un speech de remerciement dans lequel il explique les devoirs d’un président et les prérogatives de moins en moins grandes de la Chambre de Commerce de Lille, réduite aujourd’hui à la banlieue de Lille tandis qu’autrefois elle avait une circonscription très étendue. Il boit à sa prospérité. Derode rappelle les incidents de la séance où la Chambre a supplié le président de retirer sa démission. Il demande que le procès-verbal soit le témoignage éternel de la reconnaissance de la Chambre. Delesalle demande à réunir la Chambre chez lui le 30 janvier. Je suis à côté de Le Gavrian à qui je parle beaucoup d’Étienne Lamy401, l’éloquent défenseur des congrégations religieuses à la tribune du corps législatif, ce qui lui a valu l’inimitié de Gambetta et la perte de son siège de député. On a beaucoup parlé des élections de jeudi dernier. Thiriez a raconté qu’un délégué sénatorial en entrant dans son salon où étaient madame et mademoiselle Thiriez avait dit « tas de couillons, vous n’osez pas vous asseoir près de ce petit pourciau d’enfant. Je vas y aller ! ! » Thiriez racontait que son premier échec, ce qu’il appelle sa première veste, aux élections remontait à 1868 ; cette veste lui a été d’autant plus sensible que Mourmant, qui se portait au Conseil général en même temps que lui, Thiriez, au Conseil d’arrondissement, lui avait fait payer 2500 F pour la moitié des frais d’élection « à cette époque, 2 500 F c’était une grosse somme pour moi ! ». Aujourd’hui, il possède des millions ! Quel chemin en peu d’années ! Et pendant ce laps de temps, les Scrive dégringolaient à qui mieux mieux. Sic transit gloria mundi. Je termine par une assez bonne anecdote. Derode venant me parler pendant que je causais avec Brunet, qui est républicain, lui disait : « Tout le monde a la même manière de voir à la Chambre de Commerce, en politique et en économie politique – Restons sur le terrain économique a répondu Brunet car c’est le seul où nous devons nous rencontrer – Bah ! a riposté Derode, il n’y a que des nuances en politique et je suis arrivé à ce point d’indifférence que si Dieu me donnait le choix de gouvernement à donner à la France, je resterai en République ! » Ce n’est vraiment pas la peine de faire tant d’opposition au régime républicain, mais on peut appliquer à Derode le proverbe : in vino veritas !

8Mercredi 11. Arrivée de Delerue, mon voyageur. Il apporte quelques renseignements importants sur la situation des maisons de toile et de fabrique. […]

9Vendredi 13. […] La présence de Delerue m’ennuie surabondamment car Bataille est fort enrhumé et énervé par tout ce que lui raconte Delerue des appointements superbes des vendeurs des maisons de toiles à Amiens. Ainsi, Carlier de chez Cardon gagne, dit-on, 25 000 F par an pour y avoir porté les genres de toile blanche de madame Boniface.

10Samedi 14. Delerue continue à être plein de confiance dans l’avenir de notre fabrication. Il quitte Lille ce soir pour visiter le midi. Il me donne des détails sur la persévérance qu’il doit apporter pour faire des affaires avec les grands magasins de Paris et de la province. Il est pitoyable de voir tant d’efforts si intelligents, une diplomatie si courageuse aboutir à d’aussi piètres résultats. Cela prouve combien le terrain où nous pouvons évoluer est étroit et limité.

11Dimanche 15. Visite du margoulin Louche de Montréjeau qui me fait l’effet du type immortel de Tartarin de Daudet. […]. Il me raconte l’histoire de ses deux fils, si jolis hommes, si bien élevés et instruits, dont l’un a été dans les Amériques épouser la fille d’un général péruvien ou brésilien ; l’autre caporal à Tunis, a eu à faire avec le fameux général Boulanger qui lui a rendu justice dans un différent qu’il avait eu avec son capitaine. J’écoute patiemment cette vieille brisque qui, après avoir embêté Bataille pendant 3 heures, a fini par acheter 3 pièces de torchons ! ! ! […]

12Lundi 16. On m’annonce la mort du jeune Breuvart, ancien élève de Centrale, ingénieur civil, fils du filateur d’Armentières. Il succombe à 29 ans de suites d’abcès au foie et aux intestins ; on lui avait ouvert le ventre et l’opération n’a pas réussi. Il est marié à une fille d’Alfred Motte de Roubaix. Lorsqu’il s’est marié, son père a demandé à Motte quelle était l’importance de la dot de sa fille ? – 300 000 F, futil répondu – Eh bien, je complèterai le million. Devosse me dit que Breuvart père a 3 enfants illégitimes de sa servante. Sa fortune s’élève à 7 ou 8 millions. Il a des capitaux considérables engagés dans les tissages d’Armentières et s’il les fait rentrer, il est certain que plusieurs fabricants seront très ennuyés – à ce que dit Devosse. […]

13Mardi 17. Jules est 4^e en narration française. Je suis très heureux de ce beau résultat. Il y a eu hier une épouvantable explosion à Comines à la blanchisserie de Blanquart, mon ancien intéressé dans la filature de jute. Il y a 4 tués, 7 blessés. La jeune fille de Blanquart a eu les jambes brisées par la chute d’un morceau de fer dans la cuisine où cette enfant déjeunait. Son frère a eu la joue percée et l’œil arraché ; c’est épouvantable ! Quand on s’établit dans l’industrie, on ne se doute pas que l’on est exposé à de semblables catastrophes… et cependant ! Le journal l’Écho du Nord annonce que la Société du Comptoir linier proroge de 20 ans, à partir de 1896, soit jusqu’en 1916, l’association. Quelle drôle d’idée ! Ils s’y prennent longtemps à l’avance.

14Mercredi 18. Je donne à Bataille 5 % sur les bénéfices avec cette restriction que je ne paierai qu’à la fin de chaque année le montant de cette rémunération pour qu’il y ait moins d’écart d’un inventaire à l’autre. Je remarque que l’inventaire de juillet est toujours inférieur à celui de janvier sans que je puisse m’expliquer le motif de cette différence. Nous acons fait cette année 2 millions d’affaires. Il me paraît possible d’atteindre 2 500 000 F, chiffre des années précédentes et l’on a même atteint 3 millions. Il est clair qu’en faisant 2 500 000 F on fera des bénéfices sérieux. Cet inventaire donne 30 000 F de bénéfice pour moi, 1 650 pour Larivière. […]

15Vendredi 20. J’ai une fièvre ardente pendant toute la journée. Julio est couché avec une courbature de fatigue qu’il a attrapée hier en allant faire une longue partie de plaisir dans la propriété Groulois à Canteleu. Les pères jésuites avaient voulu ménager une journée de repos à leurs élèves mais Jules n’a pas de muscles assez forts pour supporter la fatigue d’une semblable partie. […]

16Dimanche 22. Dîner chez Nelly avec les Maurice de Douai, les Quinion de Douai, Armand Dujardin, Pierre Decroix, maman Loyer, Mathilde seule. Mathilde s’amuse et trouve du succès en chantant, ce qui fait remonter ses actions près de maman Loyer. Séance solennelle Société Industrielle. Conférence de Léon Say, membre de l’Académie Française. […]

17Mardi 24. Je vais à Marquette pour la première fois depuis vendredi. Bal chez Louise ! ! Nous arrivons de bonne heure (8 ½) pour assister à l’entrée des invités. Je cause avec Édouard Descamps, Ernest Maquet, Georges Wallaert et différentes dames ; mais au fond, je m’ennuie considérablement et quand arrive 11 h ½ je suis heureux de pouvoir me retirer.

18Mercredi 25. Henri Desmarescaux vient dîner mais contrairement à ses promesses il n’apporte pas le loyer du moulin. Je ne lui cache pas que je trouve son procédé quelque peu léger. […]

19Jeudi 26. […] Le bal chez Louise mardi fait l’objet de toutes les conversations des bonnes âmes car elle a eu la maladresse de raconter à beaucoup de monde le refus d’Émilie et des Perault. Si cette chère sœur comprenait son véritable intérêt, elle se tairait ! Se mettre sur la langue du public, c’est toujours ridicule.

20Vendredi 27. Séance supplémentaire à la Chambre de Commerce parce que la lecture du procèsverbal de la fameuse séance de démission du président a paru ridicule aux membres prescrits à la séance du 21 janvier. Pourquoi rappeler les soi-disant griefs de M. Delesalle à l’égard du préfet du Nord et des autorités puisqu’il a retiré sa démission ? Et pourquoi consigner ces griefs dans un procès-verbal qui restera arrangé aux archives de la Chambre de Commerce ? Je reçois la visite de M. de Vasconcellos, ingénieur de la marine du Portugal qui désire avoir des renseignements sur les toiles à voiles, sur leur fabrication… Il reste à Marquette pendant un couple d’heures et examine tout le tissage, ce qui paraît l’intéresser beaucoup. […]

21Samedi 28. Grand dîner chez maman Loyer. […] En tout 33 convives. Superbe festin. […] Paul Delemer dit la pièce de vers qu’il avait composée pour le jour de son concert qui tombait le Jour des Rois.

22Dimanche 29. Dîner chez Émilie Crépy avec les Schotsmans, les Toussin mère, fils et bru (celle-ci décolletée jusqu’au nombril), madame Legentil – Schotsmans, les Gaston Scrive, les Paul LeBlan, les Dujardin. Après le dîner, la plus grande partie des invités s’éclipse pour aller chez Anatole Descamps qui reçoit la jolie chanteuse M^lle Arnoldson402 qui est depuis quelques jours à Lille.

23Lundi 30. Grand dîner chez É. Delesalle, président de la Chambre de Commerce, avec quelques membres du tribunal de Commerce (Wallaert et C. Mas), Kolb de la Société Industrielle, P. Crépy de la Société de Géographie. Je suis à côté de Vial qui m’amuse beaucoup de sa faconde méridionale. […] Castelbon a marié sa fille à un neveu de Villard. Leur tissage de Voiron (110 métiers) écoule facilement et avec bénéfice. Ainsi, ils vendent à 1.50 des toiles 2/3 qui ne coûtent pas plus de 1 F. Si on vendait moins cher, on n’en voudrait plus ! ! ! Afin de laisser à ces toiles leur cachet de toile ménage, blanchie à l’ancien système, on laisse les canards courir sur les pièces de toile étendues sur les prairies afin qu’ils les salissent. Julien LeBlan fils me débine Ernest Loyer depuis le commencement du dîner jusqu’à la fin. Il le trouve un véritable idiot. Après le toast de M. Delesalle et la réplique de Danel qui porte la santé de madame Delesalle, on va au fumoir et je cause pendant une heure avec Paul Crépy de sa chère Société de Géographie. Il me rase fort. Il m’invite à dîner jeudi avec l’explorateur Mouls [Camille Douls ?] qui revient du Maroc où il a été captif des Maures et des Touaregs. Pendant l’après-midi d’hier, lundi, Mathilde a assisté à la séance académique de St-Joseph. Jules a été le 7^e en excellence et nommé parmi les per optime. C’est un bien beau succès qui nous rend bien heureux.

Février

24Mercredi 1^er. Froid terrible aujourd’hui, 15° au dessous de zéro. Je reste à Wazemmes afin d’être valide pour assister au dîner de Pollet– Vernier. Magnifique salle à manger de Pollet, véranda très artistique. Je suis à table à côté de madame H. Boutry jeune et de madame Vernier– Blanquart. Il y avait à ce dîner les Bocquet– Fontaine et leurs 3 filles et le gendre Vernier– Bocquet, les Crépy, les Perault, les Dujardin, les Faucheur, les Joire– Vernier, les H. Boutry, les P. Delemer, les Paul LeBlan, les François d’Haubourdin. Après le dîner, je cause avec Pollet qui est bien un type de bonhomme dans toute l’acception du terme, un peu prud’homme, un peu naïf, mais qui est très bon enfant. L’on danse dans la grande véranda débarrassée de la table du dîner, ce qui est assez grotesque pour le gros François, le gros Pollet et la grosse madame François. Nous quittons la fête à 11 h. […]

25Vendredi 3. Larivière va chez LeBlan pour l’affaire des fils bariolés. Il me raconte la façon insidieuse avec laquelle ces gaillards ont essayé de lui faire avaler les parties de fils que nous avons refusées. Quelle ténacité de la part de ces gens là ! L’on conçoit qu’ils finissent par arriver à leur but à force de persévérance.

26Samedi 4. Mort de Georges Brame, député du Nord, mon camarade de classe, 48 ans ½. C’était un viveur sans grand mérite personnel mais qui devait être assez bon pour ceux qu’il aimait. Son rôle politique a toujours été effacé ; il a succédé purement et simplement à son père Jules Brame sans avoir à se donner beaucoup de mal. […]

27Dimanche 5. Dîner chez ma tante Henri. […] Je cause beaucoup avec Jacquin403 de l’Algérie, des conférences de géographie… […]

28Mardi 7. Nous décidons de partir pour Paris vendredi jusqu’au mercredi des cendres. Combien je suis devenu vieux puisque cette petite vacance qui m’aurait fait tant de plaisir il y a quelques années me paraît aujourd’hui fastidieuse ! J’appréhende de bouger de chez moi ! Quel changement !

29Mercredi 8. Enterrement de Georges Brame à St-André. Réunion chez son frère Max Brame. Grande affluence. Tous les députés du Nord et les personnages marquants du parti conservateur. […] Richebé me donne des détails sur les Brame, sur le mariage de Marie Brame avec A. Wallaert qui a été fait par suite de la haine que M. Ternaux404 et Édouard Brame portaient à leur frère Jules. Ils ne voulaient à aucun prix que leur neveu Georges épousât sa cousine, ce qui aurait donné aux Jules Brame la moitié de la fortune du père Brame ; celui-ci avait 12 millions. Anecdote sur la conduite privée de J. Brame qui, atteint de sénilité amoureuse, était l’amant de la belle-sœur d’un soi-disant comte d’Etchegoyen dont il a fait le sous-préfet d’Avesnes lorsqu’il était au pouvoir. Ce ménage d’Etchegoyen lui a coûté cher. Plus tard, il a été l’amant de madame Cantalsabe que nous avons connue à Lille et dont le mari était directeur des contributions.

30Jeudi 9. Dîner somptueux chez madame Eugène Crépy dans sa nouvelle installation boulevard de la Liberté, maison de Victor Delattre. […] Madame Crépy me raconte l’odyssée de M. de Maupeou et de sa fausse épouse qui n’est que sa maîtresse. Il vit au boulevard Vauban avec cette femme, six domestiques, un intendant – majordome et sous le nom de M. et M^me Mazet et au boulevard Montebello, c’est M. de Maupeou, capitaine d’état-major. Madame Crépy est allée quêter chez ces gens là et raconte agréablement tous les incidents de sa visite.

31Vendredi 10. […] Départ pour Paris à 1 h 20. Nous faisons route jusqu’à Douai avec Auguste Fauchille. Bonne chambre (n^o 126) au 2^e étage. […] Nous allons au Théâtre du Palais-Royal où la pièce Réveillon405 nous amuse énormément.

32Samedi 11. Je me lève tard étant réellement fatigué et courbaturé. Je cause avec J. Decroix le père, de l’industrie, du lin, de la culture, du rouissage et puis avec E. Masquelier du Havre. Je vais chez Lévesque. Duval et Lévesque sont à Alger. Il me semble que l’affaire lits militaires ne va pas toute seule et que c’est une lourde charge pour Lévesque. Après notre visite à l’amie Sabine, nous allons chez Boucheron, le fameux bijoutier du Palais-Royal […]. Dîner chez Foyot et ensuite nous entendons à l’Odéon la délicieuse pièce Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, traduite admirablement en vers par Legendre. C’est une soirée des plus agréables que j’ai passées depuis longtemps.

33Dimanche 12. Ernest et Pauline arrivés depuis hier au Grand Hôtel sont logés à côté de nous. À 10 heures, nous allons à la messe à la Madeleine où nous voyons Dejardin — Verkinder et sa femme ; puis nous allons déjeuner chez madame Mancel. Elle nous montre une tapisserie du temps de Henri II représentant une chasse que son mari a achetée dans un château des environs de Blois. Les gentilshommes du Blésois, comme ceux des autres parties de la France, sont ruinés en grande partie et vendent leurs meubles de luxe, notamment leurs tapisseries. Un employé du Louvre l’estime 1 200 à 1 400 F. Elle a été achetée 1 200. Après une réparation de 400 F, elle vaudrait 2 000 F. Nous allons aux Variétés entendre Décoré406, l’amusante pièce d’Henri Meilhac. C’est tout ce que l’on peut imaginer de plus spirituel et de plus fin dans la grivoiserie. Nous y voyons Delesalle – Poullier, sa femme et sa légendaire belle-sœur madame Descamps – Poullier ! ! Il faut du toupet à cette jeune grue pour venir écouter une pièce de théâtre qui doit lui rappeler ses aventures croustillantes. […]

34Lundi 13. Promenade à la nouvelle gare St-Lazare, […] Nous allons ensuite chez Petit, rue de Sèze, pour voir les tableaux des membres du Cercle des Mirlitons, […] puis à la Tour Eiffel, au musée Guimet407, au musée Galliera408. […] Nous ne dînons pas mais nous allons directement au passage Choiseul pour entendre Mademoiselle Crénom409. Là nous avons l’incroyable chance de rencontrer les Storez et nous prenons une loge. […]

35Mardi 14. Mardi Gras. […] Toute la matinée se passe à écrire et je ne m’ennuie pas. Nous allons déjeuner à un petit restaurant près des Folies Dramatiques où l’on joue Paris – Cancans410. Ernest et Pauline viennent aussi à ce théâtre. La promenade des boulevards est encombrée d’une foule immense de badauds mais il n’y a pas un seul masque. Nous faisons toilette pour aller chez Dislère mais nous y dînons seuls, ce qui me contrarie beaucoup car j’espérais y rencontrer M. Homolle, le savant archéologue qui s’est occupé du temple d’Apollon à Délos.

36Mercredi 15. Mathilde est toujours dérangée par sa diarrhée. Je vais chercher des pilules de ratanhia411 pour l’arrêter. Nous déjeunons au Grand Hôtel avec Ernest et Pauline puis je conduis Pauline au Cercle Volney412. Dans la matinée, j’avais […] visité le beau magasin Neveu, rue d’Uzès, parfaitement aménagé pour le commerce avec des caves superposées éclairées par des dalles en verre fondu sur toute la surface de la cour. Mathilde et moi nous faisons une longue promenade avenue de l’Opéra et rue de Rivoli pour les emplettes au Louvre, chez madame Quesnot… […] Je vais enfin terminer avec Mathilde cette dernière journée de plaisir à l’Abbé Constantin413, au Gymnase. C’est ridicule de faire une pareille réclame à une pièce aussi dénuée d’intérêt. […]

37Jeudi 16. Jour de retour à Lille à 9 h ½. Je reçois la visite de Delerue qui me donne des renseignements sur les visites à M. Mettez au Bon Marché et dans d’autres maisons de vente de toiles. Il fait un temps affreux. La neige tombe depuis le matin. À 11 h ½, nous allons chez les Storez où nous passons quelques heures charmantes. Ces bons amis sont de plus en plus gracieux et aimables. Nous allons ensuite chez Lévesque où je touche 500 francs, chez Boucheron au Palais-Royal, nous faisons quelques achats au Palais-Royal pour rapporter aux enfants un souvenir de notre voyage. […]

38Vendredi 17. […] Je m’occupe beaucoup du projet d’agrandissement de la cave et du magasin du rez-de-chaussée de la rue du Vieux-Faubourg. Il y a moyen de faire un magnifique magasin de toile en couvrant la surface de la cour, surface perdue en quelque sorte. Je lis à Jules « Beaucoup de bruit pour rien ».

39Samedi 18. Julio m’inquiète. Je le trouve tellement anémique que je me demande ce que je dois faire pour cet enfant. Je vais chez Laure qui est fort apoplectique. Charlotte trouve qu’elle change beaucoup.

40Dimanche 19. Dîner chez moi. Les Gonnet, les Dubrulle, les Houzé, les Crépy, les Dujardin, les Faucheur, les Mimerel, maman Loyer, les Ernest. Le dîner est très réussi et tout le monde paraît bien s’amuser. […]

41Lundi 20. J’ai mesuré hier les dimensions de la rue du Vieux-Faubourg dans la pensée d’y faire un remaniement sérieux afin d’augmenter la superficie des magasins réellement utilisables pour la toile, c’est à dire les magasins frais et convenables pour la marchandise. […]

42Mardi 21. […] Nous voyons, Bataille, Rogier et moi, à étudier toutes combinaisons permettant d’avoir un beau magasin sans rien détruire de ce qui existe actuellement. Nous prendrons la cuisine, la salle à manger, la cave qui existent actuellement, puis nous ferons une cave et un rez-de-chaussée dans la cour. Nous calculons que nous aurons 200 m² tant en rez-de-chaussée qu’en cave, ceci serait beaucoup plus que le rez-de-chaussée actuel qui a 23 m de long sur 6 de large = 138 m ². Je crois que cela pourra suffire.

43Mercredi 22. Vanpeteghem nous rassure sur la santé de Jules. Il paraît se ranimer et se ragaillardir un peu. Je lui lis plusieurs comédies et des articles de la Revue des deux mondes : l’article de Taine si remarquable De l’Ancien régime au régime nouveau, la comédie de A. Dumas : La jeunesse de Louis XIV, La famille Benoîton de Sardou414. L’article de Taine (15 janvier 1888 et 1 février) porte le titre de « Formation de la France contemporaine » ; il est à relire souvent pour l’explication si claire qu’il donne des abus de l’ancien régime et de ceux du nouveau.

44Jeudi 23. Mathilde vient à Lille avec moi chez madame Roussel – Scrive pour profiter du temps superbe quoique un peu froid. Elle va chez Nelly pour la répétition de musique du concert des Écoles libres. Jules joue une partie de billard avec Tony pendant une partie de l’après-midi. […]

45Vendredi 24. Journée et nuit remplies d’incidents. D’abord, Ernest reçoit la visite de Ducrocq, employé de Randoux, venant lui dire que Randoux suspend ses paiements. Son passif est de 240 000 F, son actif de 70 000 ( ?). Il doit 20 000 F à Ernest, mais peut-être pourra-t-on le faire considérer comme représentant de la maison Loyer et non comme client. Dans ce cas, les sommes dues devraient être remboursées intégralement à Ernest, sans faire partie de la masse créancière de Randoux. Ce pauvre Ernest est abasourdi ! Atterré ! Il semble frappé de stupeur ! Comment un pareil serin peut-il se faire l’illusion de se croire un homme d’affaires ? Le maçon à Marquette qui découvre les gargouilles de la chaudière du fond que l’on doit soumettre à de nouvelles épreuves de résistance parce qu’elle marche depuis 10 ans (et que d’après la loi régissant les chaudières à vapeur, on doit les essayer par période décennale), le maçon, dis-je, vient nous dire qu’il est urgent de réparer le mur du grand pignon du tissage parce qu’il est miné ! Il paraît qu’avant la construction de la nouvelle machine, on pompait sous l’ancienne machine, directement au dessus du forage : on a pompé du sable pendant de longues années et les excavations ont produit des affouillements sous les murs. Il est urgent d’aviser à réparer ces murs qui pourraient bien s’effondrer. Enfin, pendant la nuit de vendredi à samedi, à 2 h du matin, on vient nous annoncer que l’orphelinat St-Gabriel415 est en feu ! Je me lève en toute hâte et je vois qu’il faut laisser brûler car l’on ne peut rien sauver des constructions légères qui sont en feu. Ce sont les ateliers de reliure, de lithographie, de typographie, de tailleurs, de menuisiers… Maman Loyer, déjà ébranlée par la déconfiture Randoux, est très émue de cet incendie qui lui rappelle celui de la filature !

46Dimanche 26. La machine à vapeur de Marquette ne marche pas bien. Nous craignons qu’il y ait au condenseur un grave défaut. Est-ce une rentrée d’air au tuyau qui va du cylindre au condenseur ? Est-ce le condenseur qui est marné ? Est-ce une simple obstruction accidentelle ? […]

47Lundi 27. Le défaut à la condensation vient du caoutchouc du clapet qui est cassé. L’on en met un neuf et l’on remarche à 5 h. Quel bonheur de n’avoir pas plus de misère. Dîner chez Roussel dont la maison est parfaitement arrangée. C’est un garçon capable qui n’a d’autre défaut qu’un peu de prétention. Je suis à côté de madame Édouard Faucheur et de Lucie. Il y avait comme invités les Allègre, les Paquin, les Boyer— Chammart, les E. Loyer, les Crouan, les Edmond Agache, les Édouard Faucheur. Je parle à Édouard Faucheur de ses études sur les lins à bon marché et je lui demande pourquoi il ne parle pas des fleurs blanches. Il prétend qu’ils ne donnent pas un bon travail en filature. Je lui demande de qui il tient ce renseignement, il répond que c’est de Paul LeBlan et de Félix Faucheur, mais je lui fais observer que l’on ne peut avoir la prétention d’avoir la même qualité qu’avec des lins de 1^re marque. C’est comme si l’on voulait remplacer les Georgie longue soie par des Louisiane et des Flandres. Il faut se contenter de viser au bon marché afin d’enlever à la Russie ses importations si considérables de lins communs entrant dans la confection des fils lourds et à bas prix ; je lui demande comment il espère arriver à ce résultat ; je vois qu’il ne connaît rien à la question mais qu’il veut que sa personnalité ait sa place dans cette affaire. Il a obtenu que la Société Industrielle donnerait 4 000 F de prix et de récompenses pour les inventeurs, les rouisseurs, les cultivateurs qui s’occuperaient de cette question au point de vue des semences, des engrais, des procédés de rouissage et de teillage. […]

48Mercredi 29. […] Visite à Dubernard, à la Station agronomique, pour le mettre au courant de la violente opposition qui est faite au lin à fleurs blanches. Cela ne l’étonne pas car il a constaté que tous les cultivateurs de la Société des Agriculteurs du Nord ne voulaient pas en entendre parler. Il ne s’explique pas plus que moi cette opposition systématique. Il a loué (avec Faucheur) un champ d’expériences à Loos, moyennant 400 F, et il va semer, lorsque le temps le permettra des semences de différentes espèces de lin […].

Mars

49Jeudi 1^er. Ernest revient de Calais, déballé, énervé. Randoux s’est jeté à ses pieds lorsqu’il lui a signifié qu’il voulait recevoir lui-même les factures qui vont arriver à échéance dès le 3 mars. Il prétend que ce sera la faillite pour lui si on ne le laisse pas encaisser ces sommes et les faire figurer à son actif pour faire croire à ses créanciers que son actif est de quelque importance. C’est, en un mot, jeter de la poudre aux yeux de ses créanciers et il voudrait qu’Ernest prêtât les mains à une pareille fumisterie… pour employer un mot qui ne soit pas trop dur. Ce pauvre Ernest est plongé dans un abîme de perplexités au sujet du choix d’un représentant pour remplacer Randoux : il y en a une trentaine qui se sont présentés dont quelques-uns très bien posés.

50Vendredi 2. […] Je fais travailler Rogier à la nouvelle salle de billard projetée pour Marquette.

51Samedi 3. À peine la grave avarie survenue dans la maçonnerie des chaudières est-elle réparée (puisque les maçons en ont encore pour toute la semaine à bétonner et à maçonner sous les murs qui sont en l’air) que voici un nouvel ennui ; c’est la machine à vapeur dont les deux cylindres doivent être remplacés ! Il y a une dépense de plusieurs mille francs à faire pour changer les deux cylindres, à la fête de Marcq. […]

52Dimanche 4. Malgré mon rhume de cerveau et le vent piquant d’aujourd’hui, je vais avec Mathilde rue du Vieux-Faubourg après avoir été à la messe à St-Maurice, pour examiner les boiseries que je projette de faire enlever pour les porter à Marquette dans la salle de billard. Je vois avec plaisir que ma chère petite femme se range à mon idée et consent à utiliser toute cette boiserie afin de diminuer la dépense. Dîner chez maman Loyer : les Crépy, les Perault, les Mertian, de La Couture, les Aimé et Auguste Houzé, Sidonie et Elodie Hazard. […]

53Mardi 6. Je m’amuse à composer un toast pour Paul Crépy dans le banquet que lui offre la Société de géographie dimanche prochain. […] La Vraie France donne la liste des donateurs pour la reconstruction de l’asile St-Gabriel où je figure pour 200 francs et des dons en nature.

54Mercredi 7. Enterrement de Georges Vanderhaghen, affluence considérable. Les cabaretiers du Pont de Marcq ont reçu l’ordre de préparer des dîners pour les gens du dehors et pour les ouvriers brasseurs. Visite d’Henri Desmarescaux qui vient parler du morceau de terre que Defoort (cabaretier du Comte de Flêtre) désire acheter. Lettres des fermiers du hameau du Sec-Bois qui demandent que je fasse une belle offrande pour l’église qu’ils ont bâtie. Je trouve très singulier de devoir payer lorsque je n’ai pas touché un sou de mes fermages. Quels crétins que ces paysans entre les mains de leurs curés.

55Jeudi 8. Je retravaille un peu mon toast à Paul Crépy. Je m’entends avec Rogier et madame Carlier pour les travaux et la cheminée de la nouvelle salle de billard de Marquette.

56Vendredi 9. […] Séance intéressante à la Chambre de Commerce. Henri Labbe annonce qu’il donne sa démission. Il a été froissé de ce que l’on n’avait pas accepté in extenso son rapport sur les faillites parce qu’on l’avait trouvé trop long et trop révolutionnaire. Brunet parle de la ramie pour le prix de 90 000 F voté par la Chambre en faveur des inventeurs de procédés de décortication de ce textile. Il demande que la Chambre de Commerce adresse au Sénat pour faire profiter le lin et le chanvre, textiles nationaux, de cette somme. Il dit qu’Agache et Faucheur ont proposé des prix de 1 000 F (chacun). Là dessus Thiriez dit que ces messieurs sont des farceurs, qu’ils ne font qu’une réclame… C’est peut-être vrai, mais c’est raide.

57Samedi 10. Mort d’Adolphe Crépy aujourd’hui à l’âge de 46 ans. L’on dit qu’il a déshérité son frère Alfred au profit des Bommart. Le concert des Écoles libres a lieu aujourd’hui et je m’y amuse beaucoup car c’est une très intéressante réunion de nos parents, amis et connaissances. […] Les morts de Vandehaghen et d’Adolphe Crépy ont empêché nombre de personnes appartenant à leurs familles d’assister à ce concert mais cela ne faisait pas vide car la salle était pleine.

58Dimanche 11. Temps affreux pour ce dimanche de mi-carême. Je reste l’après-midi à Wazemmes. Je vais à 6 h ½ à l’Hôtel de l’Europe pour le banquet offert à Paul Crépy : 20 convives. Je suis à côté de M. Merchier, le professeur de géographie416, et de Nicolle-Verstraete. Je cause beaucoup avec ce dernier de l’éducation de nos enfants et de l’École Centrale où il désire envoyer son fils quand il aura ses 3 diplômes de bachelier. Toast très court de M. Brunel. Je prends ensuite la parole. Mon allocution paraît faire plaisir à tout le monde. Paul Crépy paraît enchanté. Il me remercie. Son discours assez embrouillé tourne autour de cette idée qu’il ne connaît pas de place plus belle que celle de président de la Société de Géographie, puisqu’il lui doit les palmes académiques, la décoration, une médaille d’or, un banquet et toute la considération dont il jouit. C’est assez naïf. Après le dîner, je cause longuement au fumoir avec M. Faucher, avec Van Hende et Quarré – Reybourbon. Gennevoise, Eeckman et les autres convives viennent me remercier de mon toast. Je rentre à 9 h ½ à Wazemmes : tempête toute la nuit qui continue la matinée de lundi.

59Lundi 12. […] Je vais chez Alfred à 2 h qui me reçoit d’une telle façon que je le crois toqué : « le roi est mort, vive le roi. Ce jour est le plus beau de ma vie depuis longtemps, car j’ai retrouvé mon frère ». […] En même temps, qu’il disait être indifférent à l’exclusion de la fortune de son frère, il prouvait par des observations inattendues qu’il était bien loin d’en faire son deuil et qu’il espérait bien se faire indemniser par le vieux père Crépy dont le portefeuille de valeurs industrielles et financières était intact et non encore partagé. Or, comme ce portefeuille est de 900 000 francs, Alfred compte bien y retrouver les avantages que lui fait perdre le testament d’Adolphe qui le déshérite. […] Nous souhaitons la fête de maman Loyer et de Mathilde. Ernest et Pauline viennent à 8 h ½ se joindre à nous et à nos enfants. Cela se passe bien, on parle beaucoup de l’affaire de succession de Crépy mais il est curieux de voir que maman Loyer ne paraît pas penser à ses petits enfants ! ! ! […]

60Jeudi 15. Je m’occupe d’une note à communiquer au Nouvelliste sur l’Oeuvre des Invalides du travail et sur la cavalcade historique du mois de juin 1858 où furent récoltées les premières ressources financières destinées à créer l’Œuvre des Invalides.

61Vendredi 16. […] Nous nous occupons, Mathilde et moi, de la fameuse salle de billard. Elle va chez Madame Carlier voir où sont ses plans et devis de cheminée. Je vais chez Cardon et rue des Canonniers voir les vitraux d’appartement en papier spécial jouant admirablement les vitraux en verre qui y ont été placés par J. Hovelacque, l’ancien fabricant de toile.

62Samedi 17. […] Madame Carlier envoie les devis et croquis de la cheminée. C’est bien mais cette bonne dame est fort chère. Je crois qu’il sera possible de faire des économies sur le devis.

63Dimanche 18. Rogier vient à Lille pour s’entendre avec moi sur les travaux de la rue du Vieux-Faubourg et de Marquette. Je passe une partie de la matinée chez madame Carlier à voir les différents morceaux de bois qui peuvent servir de modèles pour la salle de billard de Marquette. Grand concert Lamoureux au bénéfice de l’Œuvre des Invalides du Travail. Superbe assistance, exécution parfaite. Je suis à côté de Mertian, d’Ovigneur (commandant des canonniers), de M. et M^me Genoux-Roux. […]

64Mardi 20. Inauguration de la chapelle du collège St-Joseph. Jules communie et Mathilde assiste à la grand messe du St Esprit. Maman Loyer trouve que Jules et Tony n’ont pas l’instinct généreux ! Étrange grand-mère qui n’a jamais rien de bienveillant pour ses petits-fils ! Il est vrai que ces deux garçons ne sont pas aussi réussis qu’Ernest et, dès lors, ils ne peuvent pas être bien ! ! […]

65Mercredi 21. 1^re journée de printemps ! Il y a 1 pied de neige partout et la gelée empêche de continuer les constructions. Lucien et Valentine viennent souper chez nous et se décrottent moralement de toute la boue qu’ils ramassent depuis la mort de ce serin d’Adolphe Crépy. […]

66Jeudi 22. Le représentant de la maison Boch frères vient m’apporter les types de carreaux. Je vais chez Hovelacque, 13 rue de Douai, voir les vitraux diaphanie. Hier j’ai visité l’admirable hôtel de René Descamps, boulevard Vauban ; c’est tout à fait splendide. Causerie intéressante de maman Loyer sur la succession d’Adolphe Crépy car elle disait qu’Adolphe avait le droit de donner ce qu’il avait gagné dans la communauté. Sans doute, ai-je répondu, il avait le droit de faire tout ce qu’il voulait, mais pourquoi déshériter ses frères au profit d’étrangers ? Est-ce que la femme qui a déjà l’usufruit de tout ce qu’il a gagné en communauté et la moitié de la communauté en toute propriété (alors que c’est son mari qui l’a gagnée) n’a pas déjà assez comme cela ? Pourquoi priver les héritiers de son sang au profit de gens qui ne sont que des alliés ? Maman a ajouté : Ernest n’a pas voulu payer la filature parce qu’il ne veut pas que les Houzé viennent s’immiscer, après sa mort, dans cette filature qui, pour lui, est un culte ! ! Ainsi, ce n’est nullement pas parce qu’il désire qu’elle soit dévolue plus tard à ses neveux mais parce que c’est un objet « consacré » auquel personne ne devra toucher ! C’est l’empire d’Alexandre pour lequel ce grand conquérant n’a pas voulu désigner d’héritier ! Que de drôles de choses on entend !

67Samedi 24. M. Hovelacque se met à ma disposition pour faire les vitraux de la salle de billard de Marquette. […] Le dégel est arrivé mais je ne puis avoir le terrassier qui met de la mauvaise volonté à venir faire les travaux. Mathilde vient avec moi chez Carbon pour voir les vitraux ; elle est peu enchantée de la feuille de papier argenté qui encadre les dessins.

68Dimanche 25. Je vais communier avec Mathilde et Tony puis, après le déjeuner, je porte à Hovelacque les dessins, les plans, les blasons et livres pour les vitraux mais je désire remplacer les papiers d’argent par les plombs car il y a peu d’illusions sur la nature des vitraux quand on voit le papier argenté. Dîner chez Dujardin après avoir passé l’après-midi à Wazemmes à préparer un speech pour la fête que ma tante Henri doit donner dans le courant de l’été à Constant Dubus, à Vital, les deux anciens serviteurs de la fabrique de cardes. […]

69Lundi 26. Les travaux de la rue du Vieux-Faubourg sont repris et je crois qu’ils vont marcher vigoureusement. Je vais chez Victor Dujardin. Louise et son mari me racontent longuement tous leurs griefs contre les Crépy, les Perault. […]

70Mercredi 28. Je fais route avec Merveille, le constructeur, qui me parle des constructions nouvelles de la maison Saint. Ils dépensent 1 million pour un brevet de tissage de lin en paille ( ?). Ils montent 4 nouvelles machines à vapeur de 800 chevaux pour leurs 4 ateliers. C’est à se demander si ces gens-là ne sont pas fous. Après l’adjudication, je reviens à pied jusqu’au Grand Hôtel après avoir causé avec Paul Heuzé et M. Leroux, l’associé de Landerneau. […]

71Jeudi 29. J’ai été hier soir aux Nouveautés voir « le puits qui parle », opérette d’Audran417 qui est fort amusante. Je n’avais pu trouver de place aux « Surprises du divorce418 ». Je ne l’ai pas regretté car j’ai ri au « Puits qui parle » de tout mon cœur des bouffonneries des deux Brasseur419 qui jouent les rôles comiques de cette pièce. Entente chez Lévesque avec Huret : très mauvais état des affaires. […] Il fait un orage considérable et nous retrouvons les Dislère avec qui nous dînons et nous nous embarquons dans notre sleeping. Vers 10 h le surveillant vient faire nos lits et nous nous endormons jusque vers 5 h ½ du matin. Nous nous arrangeons afin de quitter le sleeping à 7 h à Chambéry. Nous avons la chance de trouver 4 places dans un compartiment de 1^re où se trouve un seul voyageur, italien de naissance, polyglotte, voyageur paradoxal, bavard mais en somme fort amusant. Arrivée à Gênes à 7 h, nous trouvons une installation très confortable à l’hôtel Isotta. Dîner maigre, exécrable. Après avoir envoyé une dépêche à maman Loyer, nous faisons un tour de promenade galerie Mazzini et nous revenons nous coucher.

72Samedi 30. Nous partons à 9 h pour visiter les églises S Lorenzo, S Ambrogio, S Siro et autres. Nous trouvons un jeune homme qui s’offre de nous guider et nous sommes très satisfaits de ses services. Il nous fait visiter les palais Zosso (Brignole), Durazzo, Balbi, Doria. La promenade dite de circonvallation est magnifique. La duchesse de Galliera qui a donné 20 millions pour les embellissements de Gênes a fait construire un hôpital magnifique dans un quartier misérable de la ville que l’on est en train de moderniser. Des canons sont braqués sur tous les murs, sur toutes les hauteurs. On construit des casernes pour loger des corps d’armée. On construit une digue pour mettre la flotte italienne à l’abri et pour développer le commerce, au détriment des intérêts de la France. En un mot, tout indique le parti pris de nous être hostile ou désagréable. À midi, nous déjeunons dans l’excellent restaurant La Concordia. À 1 h nous partons pour la villa Pallavicini ; après avoir fait 10 à 12 km à travers les rues de Gênes et les faubourgs importants qui forment le prolongement de cette ville si importante, nous arrivons à la fameuse villa (voir la description qu’en fait Baedecker). […] Après avoir visité la propriété Pallavicini, nous rentrons à Gênes en passant par la demeure offerte au grand Doria à la suite du gain de la bataille de Lépante et nous y retrouvons les de Traisnel. Nous rentrons à l’hôtel et nous retournons dîner à La Concordia.

Salle de billard à la villa Saint-Roch

Avril

73Dimanche 1^er. Jour de Pâques. […] À neuf heures, nous allons à la messe, à dix heures nous partons pour le Campo Santo. Nous quittons Gênes. Déjeuner assez bon avant de partir, M. Isotta vient prendre congé de nous en nous priant de le recommander à nos amis et connaissances. Route charmante de Gênes à San Remo. Nombreux vestiges du tremblement de terre. La population est campée dans des baraques. Arrivée à l’Hôtel National, modeste mais confortable. Nous y passons une nuit excellente mais la cloche de l’église voisine nous réveille à l’angélus de 5 h.

74Lundi 2. Nous nous mettons en route à 8 heures ½ pour Notre-Dame-de-la-Costa, la villa Zirio où le prince Frédéric d’Allemagne420 a passé cet hiver. Superbe panorama. Départ à 10 h ½ pour Monte-Carlo. Déjeuner à 11 h à Vintimille où nous rencontrons les Houzé partant pour Rome. À Monte-Carlo, nous prenons une voiture pour visiter Monaco, faire tout le tour des villas et revenons au palais des jeux. Nous entendons un très beau concert. À 3 h ¾ nous partons pour Nice, foule énorme. Je suis bien ennuyé avec mes sacs de nuit et mes paquets de couvertures et de manteaux. Nous trouvons un courrier intéressant à l’Hôtel de la Méditerranée, mais pas la lettre de maman Loyer […]

75Mardi 3. […] Le temps est couvert mais il ne pleut pas. Nous prenons une voiture sur la Promenade des Anglais pour aller à la vieille ville et au château de Nice d’où l’on jouit d’une vue superbe. Nous traversons les beaux quartiers de Carabacel. Nous rentrons déjeuner à midi ½ et nous partons à 1 heure pour le Cap Ferrat, St-Hospice, St Jean, Villefranche où nous voyons deux fois les Jeannel, d’abord en allant, puis en retournant. Le vieux père Jeannel me donne des grains d’un fruit nouveau à acclimater. Nous allons dîner au « Garden House », nous nous promenons sous les arcades et nous allons enfin passer la soirée à la fête donnée au Casino municipal de Nice par la Commission des fêtes en l’honneur du Club Alpin français.

76Mercredi 4. […] Nous nous promenons dans la vieille ville, sur les marchés, nous visitons Ste-Réparate, le Cercle de la vieille ville. À 11 h nous rentrons à l’hôtel, il pleut ; nous décidons de partir à 12 h 45 pour Cannes où nous arrivons à 2 h en traversant un pays délicieux. Nous trouvons un excellent appartement à l’hôtel Beau Rivage, très patriarcal mais très distingué. Nous prenons une voiture pour l’excursion de Vallauris chez les deux Massier, fabricants de céramique, mais Clément Massier est un véritable artiste tandis que Jérôme est un fabricant de pacotille. Nous rentrons pour dîner après avoir vu la flotte d’escadre de la Méditerranée dans le Golfe Juan. […]

77Jeudi 5. Le temps est ravissant, pas un nuage au ciel. […] À 7 h ½ nous partons pour l’Esterel et l’auberge des Adrets. Mais le vent s’élève et devient très froid : c’est le Mistral dans toute son intensité. Nous traversons Cannes du côté du quartier des Anglais. Nous traversons le champ de courses et la montagne de l’Esterel ; nous prenons un cognac à la fameuse auberge des Adrets occupée par un fort honnête cafetier dont la fille est ravissante. Nous rentrons à Cannes à midi et demi, très contents de notre promenade et pour la bataille de fleurs qui a lieu à deux heures. […] Il y a plusieurs voitures superbes et un grand nombre sans fleurs mais toutes ont des corbeilles remplies de fleurs que l’on se jette à la tête. Nous n’y voyons pas les Huet – Wallaert, les Valdelièvre – Descamps, madame Faucheur, Ernest Descamps qui sont retenus chez eux par le Mistral. Le fait est que ce vent est épouvantable pour les malades et pour les bien-portants. Je vais me promener deux heures à pied dans le quartier de Cannet, le boulevard de la Foncière Lyonnaise421, malheureuse spéculation qui a englouti 60 millions tout à fait improductifs car on n’a pas loué ni vendu une seule parcelle de terre ou une seule maison. Il y a de très nombreuses villas à vendre ou à louer sur tout le parcours de notre promenade. L’on voit que l’on n’avait pas réfléchi à la difficulté de trouver des milliers d’amateurs pour occuper toutes les constructions que l’on élevait à grand frais sur tout le littoral de la Méditerranée. Après le dîner à l’hôtel, il y a concert dans l’atrium, donné par une chanteuse. Je vais au café – concert entendre des chansons plus ou moins idiotes.

78Vendredi 6. J’apprends que l’adjudication des voiles est remise à une date ultérieure ! C’est insensé de voir les sottises de l’administration dans toutes les branches et dans toute la France il en est de même ! Quel gâchis ! Nous partons à 8 h ½ pour Grasse où nous arrivons à 11 h après avoir traversé un ravissant pays et vu Mougins perché sur une hauteur. Excellent déjeuner à l’Hôtel de la Poste. Jour de marché qui donne de l’animation à la ville où tout indique la prospérité due au commerce des parfums. Il y a plusieurs maisons qui paraissent imposantes et la ville s’améliore beaucoup d’après ce que l’on voit des villas somptueuses que l’on y construit. À 1 h, nous quittons Grasse, nous descendons à pied jusqu’à la gare et nous traversons toute la ville. Nous remontons en voiture à la gare et nous voyageons jusqu’à Antibes et le cap d’Antibes. Visite de la superbe villa Eilen Roc construite par un Anglais Villiers422. Rien ne peut donner l’idée de cette belle résidence construite sur terre et sur mer, car les rochers sont reliés à la propriété par des passages arrangés par la main de l’homme, ils sont la conquête de l’art du jardinier et donnent leur beauté à l’homme qui a su les dompter : nous voyons les 7 navires de la flotte cuirassée dans le golfe Juan. Nous rentrons à l’hôtel à 5 h ½, très satisfaits de notre promenade. […]

79Samedi 7. Je décide de rester encore un peu à Cannes où nous sommes si heureux, tandis que nous recevons des nouvelles du froid et de la neige qui font encore souffrir nos gens du Nord. Grande promenade avec Jules jusqu’à l’observatoire. Nous visitons la vieille ville de Cannes, la villa Vallombrosa423 occupée cet hiver par le prince de Wagram au prix de 24 000 francs. Après déjeuner, nous montons sur le Cannois pour visiter l’île St-Honorat ; d’autres excursionnistes vont visiter la flotte d’escadre et notamment « le Courbet ». […] De retour à l’hôtel, je lie connaissance après dîner avec un vieux commandant M. d’Abbadie qui habite Boulogne-sur-Mer. […] Il cause avec grand intérêt de l’armée française, de l’artillerie qui est notre meilleur atout dans les batailles de l’avenir… En un mot, c’est un type de soldat gascon très réussi.

80Dimanche 8. J’écris à Bataille, Suchet, Dislère, à maman Loyer. Nous allons à la messe à 9 h et ensuite notre cocher Merle nous conduit à la villa Vallombrosa ; nous revenons à pied, en achetant des fleurs au marché pour madame Dislère. […] Après déjeuner, Merle vient nous chercher pour aller à La Napoule, mais le temps est assez froid. De là, nous allons à la promenade de la Californie en traversant Cannes dans toute sa longueur. Nous voyons un admirable panorama sur Croisette, Cannes, le Golfe Juan et Antibes. La villa Dognin424 est un ensemble de plantes rares, merveilleuses, 9 jardiniers sous la direction d’un chef, tiennent cette propriété dans un état parfait. Elle a coûté 2 millions ; on va la mettre en vente. Après dîner, des joueurs de guitare et de mandoline viennent donner un concert.

81Lundi 9. Départ de Cannes à 9 h 20 ; route charmante de Cannes à Toulon. Déjeuner dans le wagon qui nous amuse. Arrivée à Toulon à 2 h, bonne installation au Grand Hôtel. Je vais voir Suchet, Bassereau, Brunet puis Suchet nous conduit dans la ville et nous fait monter dans une barque pour aller visiter le Trident, grand vaisseau qui est en rade, mais nous sommes surpris par la pluie, ce qui m’ennuie beaucoup. Le soir, je vais au café – concert où chante la Duparc, genre Thérésa. Je m’y amuse ferme jusqu’à 11 h.

82Mardi 10. M Doué, médecin de la Marine, vient me chercher avec Suchet pour visiter l’Arsenal dans tous ses détails. […] Nous voyons les Kropatscheks425, les canons à répétition, les torpilles, musée naval, musée d’artillerie… enfin un grand transport nommé La Nive qui nous intéresse beaucoup. Après le déjeuner à 10 h ½, nous partons pour Marseille où nous arrivons à 2 h. Immédiatement nous prenons une voiture pour faire la visite complète de la ville : Longchamp, la Réserve, la Corniche, le Prado, le château Borelli, la cathédrale et les monuments. Après le dîner de l’hôtel, malgré le Mistral qui souffle avec fureur, je vais au théâtre où l’on joue le Pardon de Ploërmel426, avec un très bon ténor Soulacroix427, malgré la conversation très intéressante du jeune homme officier de marine marchande qui me raconte s’être engagé à 14 ans comme mousse après avoir été renvoyé du collège de Marseille avec 120 gamins de son espèce pour insubordination. C’est un très gentil garçon. Je suis tellement fatigué que je dors debout et je quitte le théâtre après le 1^er acte.

83Mercredi 11. Le Mistral continue de souffler. […] Nous allons à la Joliette, traversant la rue de la République dans toute sa longueur. À 10 h nous repartons pour Arles où nous arrivons à 12 h 25. Déjeuner à l’Hôtel du Nord. Visite aux Arènes, à Ste-Trophime, aux Alyscamps, à la fontaine érigée en l’honneur d’Amédée Pichot. Départ à 3 h 45 pour Nîmes où nous nous installons à l’Hôtel du Luxembourg.

84Jeudi 12. Ma femme me souhaite la bonne fête cette nuit… Nous sommes bien heureux ensemble ! Nous prenons une voiture pour faire le tour de la ville, Bains de Diane, Maison Carrée, musée… Après le déjeuner, nous visitons en détail les Arènes et nous repartons pour Montpellier à 2 h 45. Nous arrivons à Montpellier à 4 h et nous allons voir le Peyron, la cathédrale, malgré la tempête qui souffle avec rage. […] À 8 h ½, l’on frappe à la porte pour me donner la dépêche arrivée de Brest : nous n’avons pas un mètre de toile à voile ni à hamac, c’est un désastre complet. Helbronner a presque toute l’affaire.

85Vendredi 13. […] Départ à 11 h pour Avignon où nous arrivons à 1 h 24 après avoir déjeuné à Tarascon. Mais par le plus grand et le plus heureux hasard, je rencontre à la gare de Montpellier mon vieil ami Hector Nouguier que je n’avais pas vu depuis 20 ans. Il reconduisait sa fille au couvent à Montpellier. Son fils est volontaire au régiment d’artillerie à Nîmes. Nous avons passé une bonne partie de la journée ensemble car nous avons dîné le soir au Buffet de la gare d’Avignon. Il me parle des fournitures de draps qui sont perdues par la malheureuse zizanie qui s’est mise entre les fournisseurs mais tous ces fabricants de Lodève, les Balsan, les Seillière et autres, ont gagné des millions depuis cent ans que dure leur monopole. Il parle des affaires de banque du Panama, du krach de l’Union générale, de la situation financière qui est déplorable, du phylloxéra et de ses remèdes. À Avignon, je prends une voiture pour visiter le tour des remparts, le palais des papes, le pont, l’église des Doms428. À 4 h 40, nous prenons le train pour Orange après nous être assurés que nous aurions nos fauteuils – lits au train rapide du soir ainsi que nous en avions fait la demande de Montpellier. Visite à Orange, vieux théâtre romain, arc de triomphe. […]

86Samedi 14. Nuit excellente pour tous. […] Arrivés à Paris, nous trouvons un courrier formidable. L’abbé Hélin vient nous embrasser à 1 h ½ puis nous allons ensemble chez Boucheron. De là au musée du Louvre où je vois l’atelier de moulage des statues et bas-reliefs. À 5 h nous rentrons à l’hôtel où nous recevons la visite de Paul Mancel qui nous raconte son séjour à Marburg. À 6 h ½ nous allons dîner chez Hill’s et à 8 h, malgré mon rhume, je conduis les enfants et Mathilde à l’Eden Théâtre à La fille de Madame Angot429.

87Dimanche 15. Je dors comme un plomb jusqu’à 8 h du matin, puis nous allons à la messe à St-Roch. Ensuite nous déjeunons au bouillon de la rue Montesquieu et de là au Théâtre Français : le Bonhomme Jadis430 – Le Marquis de Villemer431. À 5 h nous rentrons à l’hôtel après avoir visité l’exposition des peintres militaires, avenue de l’Opéra. […]

88Lundi 16. Lever avec la pluie. Les enfants sont bien gais, mon rhume se guérit un peu. Jules demande à voir la gare St-Lazare et la Tour Eiffel. Élection du général Boulanger dans le Nord : 173 000 suffrages contre 65 000 à Foucart et 6 000 à Moreau. Nous rencontrons au Musée Guimet le fondateur même de ce musée, c’est à dire M Guimet qui nous fait les honneurs d’une manière charmante. Delerue vient me voir ; il annonce son mariage avec sa maîtresse avec qui il vivait depuis 20 ans. Il est plein d’entrain et d’enthousiasme. Il trouve les nouveaux genres parfaits et compte sur leur succès. Départ de Paris à 12 h 40 après avoir déjeuné au Grand Hôtel. […]

89Mardi 17. Excellente nuit, mais quel réveil ! Froid, pluie. Je vais voir la nouvelle salle de billard à Marquette et me plonger dans le fatras des affaires. Hélas ! Quel contraste avec les bonnes journées précédentes ! Je suis horriblement inquiet de l’avenir quand je vois combien les affaires sont difficiles. […]

90Mercredi 18. Je vais visiter au Palais Rameau l’exposition de l’œuvre A. Colas. Je trouve que ces tableaux sont très bien traités ; quant aux portraits, il y avait de bons types, sans doute, mais aussi quelques toiles remarquables. […].

91Jeudi 19. […] Déjeuner chez M^lles Hazard, nos vieilles amies, avec leur neveu et leur nièce Barbieux – Hazard, brasseur à Denain, qui parle de la triste situation de la brasserie à Denain – Valenciennes et de la débine de Perdry ruiné par ses associés Mabille, Wagret, Miot et dans toutes les affaires qu’il avait entreprises en brasserie, verrerie, spéculation, chicorée. […]

92Vendredi 20. Séance insipide de la Chambre de Commerce. Je vais chez Dujardin qui m’a convoqué avec Perault pour causer de la valeur à donner à l’immeuble de Marquette dans le partage fictif des propriétés. Je suis d’avis de mettre 180 000 F, ce qui me donne encore une soulte de 63 000 F, soit à 5 %, 3 150 F à payer à l’enregistrement plus les 5 600 payés à la mort de maman Jules.

93Samedi 21. […] Mertian nous raconte les incidents de l’audience du tribunal dans laquelle le D^r Redier, ayant bousculé les agents de police dimanche dernier, lors de l’élection de Boulanger, a traité les dits agents de « saligauds », ce qui l’a fait empoigner et conduire au violon où il est resté 24 heures. Il est condamné au minimum, soit 16 F d’amende. Il paraît que ce Redier est criblé de dettes, bien qu’il ait à soigner toutes les mâchoires du parti catholique.

94Dimanche 22. Conférence de l’abbé Pillet, professeur à la faculté catholique, sur Athènes, à la Société de Géographie. Je suis très intéressé par cette conférence que je répète ensuite à Jules et à Tony. Description d’Athènes. Histoire d’Athènes à travers les siècles. Athènes moderne, embellie par les monuments dus à la générosité des Grecs établis à l’étranger, qui élèvent, à leurs frais, quand ils sont devenus riches, des écoles, des musées, des théâtres. Description de l’Acropole et de tous les monuments qui l’embellissent. Ce devait être un spectacle merveilleux quand tous ces monuments n’étaient pas à l’état de ruines et qu’ils servaient au culte. Je reviens de la conférence avec M. Béchaux,432 gendre de madame Leroy, que j’ai vue en voyage à Cannes. […]

95Lundi 23. Mathilde souffre toujours de la gorge et de la tête. Je vais dire à ma tante Henri qu’elle ne pourra pas venir dîner ce soir. Dîner chez ma tante Henri avec les Couderc, les Mimerel, Émilie Crépy (sans Alfred), les Perault, Bernard et Antoinette, les Georges, les Six, les Albert, Caroline Ozenfant et sa fille. Rien de bien intéressant, sauf Mimerel qui explique la politique du prince Victor patronnant la candidature Boulanger pour renverser la République. Couderc parle du Chat Noir433 où il a été voir la Tentation de St Antoine. Laure dit qu’on peut y conduire les demoiselles. Brave Laure ! Elle est toujours la même ! J’écris à Maubeuge pour commander les carreaux de la salle de billard de Marquette.

96Mardi 24. […] Les constructions de Lille et de Marquette continuent à marcher assez convenablement. Nous décidons le partage de la salle de billard avec des lignes noires encadrant le dessin héraldique.

97Mercredi 25. […] Je porte chez M. Carlier le tableau qui doit être encadré dans la belle cheminée de la salle de billard. Ce sera superbe. René Larivière passe brillamment ses examens de baccalauréat ès sciences.

98Vendredi 27. […] Tony est enchanté de sa visite aux aciéries d’Isbergues où il a accompagné les membres de la Société de Géographie. Il a chanté sa fameuse chanson du « Caporal », l’histoire du général.

99Samedi 28. Mathilde vient avec moi à Marquette où nous avons les plafonneurs, les serruriers, les maçons. Je vais avec Bogaert et Louis essayer la nouvelle jument que j’achète en remplacement de « Major » qui est mort pendant l’hiver. C’est une jolie petite bête noire qui s’accouple avec chacun des autres chevaux.

100Dimanche 29. Encore une bonne journée de dimanche occupée à lire, bien tranquillement. […]

101Lundi 30. Décidément, c’est un débordement de dîners cette saison ! Je reçois une invitation pour jeudi chez Ernest et pour lundi chez les St Léger. Aujourd’hui, chez ma tante Émile, dîner avec les Auguste Scrive, les Scrive – Bigo, l’oncle Édouard, les Couderc, les Émile Scrive et René Descamps. […] Les Mimerel ne sont pas venus parce qu’Auguste a eu une attaque de goutte. La conversation au fumoir a roulé tout le temps sur la façon dont Auguste Mimerel a fait son volontariat. J’espère que mes fils feront plus sérieusement le leur car c’est une honte de penser que des jeunes gens bien élevés cherchent à se dispenser de tout devoir en graissant le bec à leurs supérieurs hiérarchiques. C’est une démoralisation qui aura des conséquences désastreuses.

Mai

102Mardi 1^er. Édouard Scrive fils vient me parler de la nouvelle industrie qu’il entreprend : les conserves alimentaires. Il désire soumissionner à la Compagnie des bateaux transatlantiques de Paris. […] Il me raconte comment il s’est coulé dans le papier. Le papier – journal qui se vendait 85 à 90 F lorsqu’il a entrepris la fabrication est retombé à 62 et il est aujourd’hui à 42 F ! !

103Mercredi 2. Conversation avec Derache au sujet des Armentiérois qui, d’après lui, ne gagnent pas de l’eau à boire. Jeanson n’a pas acheté ses fils voiles. Dickson vient me demander de faire une campagne contre Helbronner. Je lui explique que nous avons fait tout ce qui était possible de faire mais que nous avons échoué piteusement. Il n’y a qu’à attendre la manière dont il se tirera de ses engagements car si les commissions sont aussi féroces qu’elles ont l’habitude de se comporter avec nous, il aura des rejets et des pertes considérables. […]

104Vendredi 4. L’on annonce la mort de Georges Colombier à 57 ans ! Encore un contemporain ! Ce pauvre Georges a eu une très lourde affaire à conduire lorsqu’il a repris la fabrique d’Haubourdin (filature de lin, tissage de toiles). Le père Colombier a laissé 1 million (dit-on) à chacun de ses enfants et il en avait 12 ! C’était la plus forte maison de Lille et la plus riche, car douze millions à cette époque, c’était 25 ou 30 millions de nos jours. Tout cela a mal tourné : Benjamin, Théodore, Charles, Louis et Georges n’ont plus un sou à eux.

105Samedi 5. […] Dîner chez Louise Dujardin avec les Schotsmans, les Auguste Scrive, les Roussel, les Faucheur, les jeunes Van De Weghe et Houzé de Boubers, les Joire et les Pollet. La conversation est fort animée par suite de l’élection du conseil municipal. Une liste est présentée par de Valroger, Richebé et autres meneurs du parti conservateur. Je figure sur cette liste dite de protestation lilloise ! !

106Dimanche 6. Enterrement de la mère d’Arthur Rollez. Tout le monde vient m’ennuyer en me disant : « je vote pour toi », ou « je vote pour vous ». J’ai beau dire que je ne me présente pas, l’on veut quand même me fourrer dans ce pétrin.

107Lundi 7. Mort du sénateur Kolb-Bernard à 90 ans, après une vie très honorable, consacrée au bien public, mais c’était un fanatique au point de vue des opinions religieuses. Enterrement à Haubourdin de Georges Colombier. L’on y voit toute la fine fleur du parti « blanc ». Le domaine d’Haubourdin est très beau, très bien situé, mais on y sent la misère. Ce pauvre Georges était un toqué sous tous les rapports, comme les autres Colombier. Il laisse une situation fort embrouillée et l’on se demande comment on pourra la liquider. Dîner chez G. St Léger qui a fait arranger sa maison d’une façon ravissante. C’est assurément l’une des plus jolies maisons de Lille et ayant le plus de chic. […]

108Mardi 8. […] J’écris au rédacteur en chef du Nouvelliste et de la Dépêche pour leur dire que je décline toute candidature aux élections municipales et que je les prie de ne plus me porter sur la liste dans le scrutin de ballottage.

109Mercredi 9. […] Visite d’un nommé Roger, de Paris, un inventeur de procédé destiné à travailler la ramie. […]

110Vendredi 11. Dislère va à l’abbaye de Loos serrer la main à ses bons récidivistes reléguables à la Nouvelle Calédonie. Nous déjeunons chez Eugène Crépy où nous passons une partie de l’après-midi. Je ne vais pas à la Chambre de Commerce parce que je crains d’être fort ennuyé par mes collègues réactionnaires désireux de me voir rester sur la liste de la Protestation lilloise pour le scrutin de dimanche. Ernest Loyer et J. Schoutteten viennent me relancer pour avoir mon autorisation de rester avec ceux des candidats qui ne disent rien et qui se laissent portés pour dimanche. Je déclare formellement que je ne veux pas me laisser faire et que je protesterais si on m’inscrivait encore malgré ma lettre au rédacteur du Nouvelliste.

111Samedi 12. Dislère vient à Marquette. Je fais mes adieux à Larivière qui part ce soir pour sa vacance. Boulanger arrive à 5 h ½ à Douai. Foule énorme à la gare et dans la rue de la gare jusqu’à la Grand-Place. Il y a de nombreux coups de poings échangés entre les boulangistes et les anti – boulangistes. Troubles pendant la nuit après le banquet de l’Alcazar. Je rentre souper seulement à 7 h, ayant assisté avec l’ami Dislère à une partie de l’affaire.

112Dimanche 13. Départ de Boulanger pour Valenciennes à 8 h ½. Il est accompagné de Vergoin434, Le Herissé435, le comte Dillon436, Playoust, Bottieau437 …, un ramas de gredins, de fous, de canailles et d’énergumènes. Pauvre pays de France, entre quelles mains vas-tu tomber ? Albert Scrive me voit dans la rue de la Gare qui est cernée de chasseurs à cheval et je vais chez le coiffeur où il se fait raser dont la boutique est juste en face du Grand Hôtel où est descendu le Brave général et sa bande. […]

113Lundi 14. La liste conservateur n’a que 6 à 7 000 voix contre 10 000 à la liste républicaine. Ernest invite 15 personnes, entre autres Lorthiois, le secrétaire de la Société de Prévoyance dont il est président, à faire le « broquelet » à Lomme. Maman Loyer exulte ! Il y a 30 000 F de bénéfice pour 3 mois de travail, car il ne faut pas compter que la filature a marché plus de 3 mois entiers depuis sa reconstruction. Donc, il est juste, d’après Auguste Houzé, de compter sur 120 000 F de bénéfice par an ! ! ! Aussi, maman Loyer songe à utiliser une part de ces bénéfices à créer une caisse de retraite pour les ouvriers de la filature. Tout cela me prouve que mon cher beau-frère songe à se faire une popularité pour arriver à un poste honorifique. Je crois que le sieur Lorthiois est un intrigant qui le pousse en avant pour se faire un tremplin de la vanité bien connue de ce pauvre Ernest ; mais il faut que nous soyons très prudents, plus que prudents, pour ne pas avoir d’ennuis avec la maman Loyer, si entichée de ce phénix.

114Mardi 15. Installation à Marquette. Mathilde a fait, comme d’habitude, des prodiges pour forcer ces paresseux domestiques à s’installer sans trop de perte de temps. […]

115Mercredi 16. Visite du jeune Badin, fils du grand filateur de lin et de coton de Barentin : 13 000 broches en lin, 60 000 en coton. Il se plaint des affaires en lin mais il est satisfait de celles en coton ; il a étudié 3 ans la filature du lin en Allemagne et en Angleterre. Quand on connaît la filature de lin, ce n’est plus qu’un jeu de conduire une filature de coton ! Il me parle des grands tissages de Normandie et de leurs blanchisseries : Laniel a 350 métiers mécaniques et une blanchisserie superbe de 22 hectares ; Samson, fils de Méry – Samson, gendre de Laniel a un tissage de 100 métiers ; Duchesne – Fournet a aussi un tissage de 300 métiers. Ils ont tous perdu de l’argent il y a 2 et 3 ans, mais l’année dernière, ils en ont gagné et cette année aussi, ils en gagneront. Il me parle des appareils d’humidification qu’il a montés et qui donnent 78 et 80° à l’hygromètre au lieu de 50° que l’on avait auparavant. La société des Aérophores a installé des turbines qui lancent l’eau en poussière, mais ces petites turbines sont très délicates et se dérangent souvent. Je crois même qu’elles sont arrêtées depuis quelques mois. Il y a d’autres systèmes plus robustes mais il n’a pas de renseignements précis. Il va me faire un petit rapport aussitôt son retour chez lui. […]

116Dimanche 20. Belle journée de printemps. Maman Loyer vient dîner à Marquette puis nous allons pour le concours hippique où il y a foule. […] Les courses sont très belles et les 12 habits rouges font un très bel effet.

117Lundi 21. Départ à 7 h ½ pour Hazebrouck, Cassel et Caestre. Temps charmant. Nous trouvons à la gare de La Madeleine les amis de Jules : Fournier et les 2 Rollez mais Henri Pilate ne peut se joindre à nous parce qu’il a à purger une retenue que lui a infligée le P. Préfet pour aujourd’hui, lundi de Pentecôte. Arrivés à Cassel, où nous trouvons Louis Desmarescaux fils et la voiture. Les enfants vont à pied de la station au château. Puis, après avoir fait une petite halte à l’Hôtel du Sauvage, ils partent pour Caestre vers 10 h ¼. Ils font leurs 10 km sans broncher, cependant quand nous les rejoignons à 1 km ½ de Caestre, nous faisons monter avec nous Charles Rollez et Tony. Dîner très gai avec M. Toursel. Je lui offre la coupe de Chine montée en bronze doré qui était dans le salon de maman Jules (estimation de Minet 250 F). M. Toursel paraît sensible à ce témoignage de bon souvenir. Bouquet, le fermier de Sec – Bois vient payer 1 000 F d’acompte sur son fermage échu en 1887.

118Mardi 22. Après dîner, nos enfants vont faire un tour au Mont-des-Cats avec Henri pendant que nous partons avec M. Toursel pour voir sa maison et son jardin qui ont été jadis habités par le grand-père Briansiaux. Pendant que nous sommes chez lui, M. Degroote, maire d’Hazebrouck, et sa femme viennent faire visite. M. Degroote est un homme distingué, fort intelligent, conseiller général à 30 ans, ce qui prouve combien il est estimé dans sa ville natale. […]

119Mercredi 23. Visite de Wattebled, filateur de Lisieux, avec qui nous faisons des affaires en fils supérieurs pour toiles à blanchir. Il donne des renseignements épouvantables sur la situation des affaires de toiles de Normandie. La maison Duchesne – Fournet, notamment, est en train de se couler et perd 200 000 F par an. Il est vrai que les gérants, le vieux M. Dupuis (78 ans) et M. Léon Perrot ont chacun 25 000 F de traitement, ce qui est excessif pour l’état des affaires. Les autres tissages sont très malheureux, dit M. Wattebled, et la fabrication est très ralentie, comme importance du nombre des métiers et comme durée des heures de travail.

120Jeudi 24. Je vais avec Larivière voir les appareils pour humidifier les salles de tissage ou de filature chez Ernest Loyer. Il me raconte que Casse abandonne le fil de coton français parce qu’il trouve en Angleterre au même prix, une qualité supérieure. Ceci est un véritable échec pour les filateurs français. J’engage Ernest à aller voir chez Casse ce que cela veut dire et à lui demander un type de ce coton anglais. […]

121Vendredi 25. Lettre d’Auguste Isaac demandant des types de toile et de fils pour blanchir avec l’oxygène dont il s’occupe beaucoup. Il fait partie d’une société […] pour la production industrielle et économique de l’oxygène destiné au blanchiment. […]

122Dimanche 27. Belle journée. Bénédiction de la filature Loyer. Cette cérémonie aurait pu devenir grotesque, mais grâce à la discrétion de M. le curé de Wazemmes, elle n’a pas dégénéré en fumisterie ou en superstition. […] Au dessert, toast de M. Houzé au curé pour le remercier. Il patauge quelque peu. Ernest porte un toast à sa mère qui l’a soutenu dans ses nombreux moments de découragement ! ! ! Il aurait pu ajouter quelques mots aimables pour ceux qui l’ont aidé mais il n’a pas eu l’à-propos de le faire. Je raconte à Houzé que j’ai reçu de la marine hollandaise une demande de mon mémoire sur les toiles à voiles et je lui donne quelques détails sur ma fabrication actuelle, si variée, si compliquée. Il paraît très surpris car il croyait que je ne produisais que quelques genres peu nombreux. Bonne charge : en passant devant la machine à vapeur, M. Houzé, le grand Houzé, appelle les dames pour montrer la Vierge miraculeuse, la Vierge retrouvée intacte dans les ruines de la filature. Tout le monde contemple avec admiration, on commence à chuchoter que c’est le doigt de Dieu et autres inepties de ce genre, quand j’arrive et je dis que cette petite vierge n’a rien de miraculeux attendu qu’elle a toujours été dans la salle des machines à vapeur, laquelle n’a jamais brûlé ! J’ai ajouté que c’était peut-être pour cela que la machine à vapeur n’avait pas brûlé… ce qui a remis les choses qui commençaient à se gâter. À mon avis, le plus grand miracle, c’est de voir la fabrique se relever de ses cendres comme le phénix des Anciens.

123Mardi 29. J’écris à Auguste Houzé au sujet du docteur Scrive, sur le compte duquel il m’avait demandé des renseignements en vue d’une biographie à faire paraître sur les grands médecins militaires de Lille. […] L’on parle de la déconfiture d’Émile Duprez, de Gustave Desrousseaux, des Droulers d’Ascq et de Wasquehal qui auraient perdu un certain nombre de millions en spéculant sur les cafés et sur les alcools.

124Mercredi 30. Conversation avec Genoux-Roux sur Armentières. Il a fait rentrer beaucoup d’argent et aujourd’hui, le Crédit du Nord est plutôt débiteur que créditeur sur cette place. Les grands fabricants produisent des articles nouveautés et presque plus de toiles ; ce qu’il y a de plus dangereux, c’est la situation des négociants de province. De ce côté, il y aura des déceptions pour les maisons qui leur font de grands crédits. La Compagnie Continentale Française d’éclairage au gaz ne donnera pas de dividende. C’est une fumisterie que cette société, comme toutes celles de la maison Oppenheim : leurs émissions enrichissent les fondateurs et ruinent les actionnaires. On achète 400 000 F un établissement, on le porte à 2 millions et on crée des actions qui ne valent rien. Les Docks de la Baltique n’ont jamais existé. C’est une flouerie complète qui coûtera cher à M. Auguste Scrive car il a signé des états de situation qui étaient inexacts. Au lieu de faire des warrants sur des lins, on opérait sur des bois flottés ! Selig et son associé ont volé à qui mieux mieux. D’ailleurs, il était stupide aux filateurs de protéger une entreprise qui, si elle avait réussi, aurait donné aux négociants russes la possibilité de tenir leurs lins bruts à des prix élevés puisqu’ils auraient pu trouver un mont-de-piété pour recevoir de l’argent et, conséquemment, tenir leurs prix ! Cela est absolument vrai.

Juin

125Vendredi 1^er. […] Séance de la Chambre de Commerce assez intéressante. Il est question de la discussion de la Chambre des députés relative à la durée des heures de travail que l’on voudrait limiter à dix. Il s’agit aussi de la question des assurances contre les risques professionnels. L’on présente ensuite une pétition pour mettre des droits protecteurs sur la saccharine, matière sucrée provenant du goudron de houille qui sucre 280 fois plus que le sucre de canne ou de betterave. Or ce sucre ne paie rien parce que les dérivés non dénommés du goudron ne paient rien. Ce sucre tuera le sucre ordinaire si on ne lui fait pas subir des droits élevés.

126Samedi 2. Mort de notre vieille amie madame Lisnard, belle-mère de Georges Scrive. Cette bonne femme aveugle depuis de longues années, était douée d’une activité et d’une intelligence telles que l’on s’apercevait à peine de son infirmité. Je luis dois d’avoir fait mon mariage avec ma chère femme ! Jamais je ne l’oublierai ! […]

127Dimanche 3. Procession à Marquette. Jules et Tony la suivent. Temps ravissant mais trop sec. Je vais avec Mathilde dîner à Lomme. Je trouve que Newnham a raté la salle de billard qui écrase le bâtiment. Il s’est trompé d’un mètre pour la hauteur du toit, ce qui est une gaffe de 1^er ordre pour un individu qui a tant de prétentions ! Ernest et Pauline étaient venus passer deux heures avec maman Loyer. Je raconte à cette chère mère les histoires de la Chambre de Commerce, de Thiriez au sujet de la réponse maladroite qu’il a faite au sujet de la responsabilité civile des patrons, que l’on proposait de limiter à 6 jours de prison pour fautes lourdes entraînant des dommages – intérêts à payer aux ouvriers blessés. […]

128Lundi 4. Le carreleur vient commencer les travaux de mise en place des carreaux de céramique à la salle de billard. Il a travaillé un an en Amérique dans des immeubles de 14 étages occupés exclusivement par des bureaux d’affaires. Temps très chaud. S’il ne pleut pas, les lins seront perdus, il faudra les arracher. Comment fera-t-on ? Déjà les toiles se vendent bien mal aux prix si réduits auxquels on les vend.

129Mardi 5. […] J’écris à Auguste Houzé pour lui signaler le beau livre d’A. de Vigny : Servitude et grandeur militaires que je lui envoie en communication. Mathilde écrit à Newnham que la construction de la salle de billard de la villa Bellevue n’est pas digne de lui. Elle l’engage, avec raison, à ne pas perpétuer cette erreur (ou perpétrer cette horreur).

130Mercredi 6. Maman Loyer décide de donner satisfaction à la demande de Newnham, c’est à dire de faire démolir le toit de la salle de billard de la villa Bellevue. Je reçois la visite du garde du canal de Roubaix qui vient m’apporter une mise en demeure pour n’envoyer au canal que des eaux pures. Nouvel ennui qui peut être extrêmement grave !

131Jeudi 7. […] J’écris à Dislère pour me plaindre des exigences de l’administration des Ponts et Chaussées et pour lui demander conseil. […]

132Dimanche 10. Fêtes de Lille. Visite de l’oncle Auguste et de la tante Léonie, très gracieux. Dîner chez Descamps – Groulois dans son splendide château de La Carnoie : Renaissance flamande, parc splendide. C’est le grand tapissier de Bruxelles, Charle-Albert438, qui a décoré le château d’une façon charmante. Les convives sont les Groulois, les Gonnet, les Huet et leurs jeunes ménages, les Ernest Loyer et maman Loyer.

133Lundi 11. René Larivière passe brillamment son examen de St-Cyr pour l’écrit : lettre de Gourville, secrétaire de Condé, à son maître pour l’engager à défendre la cour et à ne pas se porter du côté de l’Espagne avec les Frondeurs.

134Mardi 12. Je vais voir l’ingénieur Gruson439 pour lui parler des ennuis que nous avons avec les Ponts et Chaussées au sujet du canal de Roubaix pour nos eaux industrielles. Il me reçoit très cordialement, nous parlons de Dislère, de Mancel, de ses enfants… mais quand je lui parle du canal de Roubaix, il me répond qu’il n’en est plus chargé. C’est M. Peslin440 qui habite Douai et Stoclet, ingénieur de Lille qui ont le service de la navigation. Je vais chez Stoclet qui me dit que les teinturiers de Wasquehal paient jusqu’à 5 et 6 000 F par an pour le curage du canal. Il me dit qu’il va faire une enquête sur notre affaire. Il me conduit à l’Institut industriel dont il est sous-directeur. Il me présente à Soubeiran, le directeur441. Il me fait visiter tout l’institut. Dîner chez Houzé de l’Aulnoit avec maman Loyer, le colonel de Latour d’Affaure, toute la famille Gonnet, madame Lanvin, madame Groulois, les Auguste Houzé. Le colonel se fiche des Lillois qui ont voté pour Boulanger et c’est curieux de voir la tête des Dubrulle, Orry, Ernest Loyer, M. Houzé qui ont acclamé cet imbécile.

135Jeudi 14. […] Madame Forestier, propriétaire de la maison n^o 48, Boulevard Sainte-Beuve à Boulogne, me propose sa maison pour le mois d’août. Je l’accepte avec bonheur car elle est plus agréable que celle de M^me Delhaye (au 84 du même boulevard) et elle coûte 2 000 F au lieu de 2500 F. Le carreleur termine aujourd’hui son travail et retourne à Maubeuge. J’écris à Dislère pour lui parler de mes visites aux ingénieurs des Ponts et Chaussées. Je vais chez Dubernard qui me donne des nouvelles de la récolte des lins. Il a continué les expériences de culture sur le lin à fleur blanche, lequel se présente dans des conditions bien meilleures que le lin à fleur bleue. Il est ravissant, me dit Dubernard. Cette nouvelle me fait, je l’avoue, un très vif plaisir ; j’étais quelque peu humilié de me voir blagué par les Vallet-Rogez, les Faucheur, les Florimond Desprez et autres camarades qui croient devoir me battre en brèche parce que c’est l’ambition qui me fait m’occuper de cette affaire ! Après ce petit succès, arrivent les tuiles : rejet de 11 p. à Brest pour insuffisance de poids. […]

136Dimanche 17 ; […] Grand dîner chez Ernest qui inaugure son beau salon doré et qui traite les Huet-Wallaert, Wattinne, Hovelacque, Pollet-Vernier, René Descamps. […]

137Lundi 18. […] La fête donnée hier par Ernest était princière, me dit Auguste Houzé ; quant aux affaires en coton, elles sont superbes. On ne peut suffire aux demandes. […]

138Mercredi 20. Messes et obit de ma pauvre mère à l’église St-André. Comme le temps passe et nous entraîne dans sa course vertigineuse : c’est effrayant de constater cette fuite irrésistible, inéluctable. Je suis surpris de la quantité de monde qui vient après deux ans donner ce témoignage de souvenir. […]

139Jeudi 21. […] L. Desmarescaux vient dîner à Marquette ; il trouve l’apparence superbe à ses avéties442. C’est toujours l’optimiste par excellence. Nous voyons maman Loyer et Pauline. Maman est fatiguée et se plaint de perdre beaucoup, ce qui l’affaiblit. […] Pouchain enlève les doublures Rochefort à 69 c 95 et Helbronner les vareuses à 67 c. C’est de plus en plus insensé.

140Vendredi 22. Séance très intéressante à la Chambre de Commerce. Schoutteten donne communication de son rapport sur la réglementation des heures de travail. Le Gavrian donne des explications sur l’état de la question à la Chambre ; il est chaudement félicité sur son discours. Vial me dit qu’il a enlevé 3 lots à l’adjudication 7 juin (300 000 sacs) et Cauvain443 2 lots. Il faut livrer la 1^re livraison le 1^er juillet, ce sont des délais insensés, ridicules. Je vais écrire à Dislère pour lui signaler cet abus. […]

141Dimanche 24. […] Grand dîner de 35 personnes à Lomme mais les Perault ne viennent pas. […] Chaleur écrasante ! Le colonel Latour d’Affaure est très intéressant. Il me raconte très gentiment la bataille de Magenta dont c’est aujourd’hui l’anniversaire. Il a des accents très patriotiques pour montrer combien la France était glorieuse en 1859… Aujourd’hui, l’on discute même le courage des Français !

142Lundi 25. Nuit agitée par suite de la chaleur et il faut bien le dire, à cause du champagne ! Je pars à 7 h pour Lille et Marquette. Je vais demander à l’employé de l’oncle Scrive – Bigo des renseignements sur la Cité ouvrière pour Gilbert Gaillard. […]

143Mardi 26. […] Je passe une heure chez M^me Carlier à tout bien voir ce que je pourrai arranger pour faire une jolie salle de billard.

144Mercredi 27. […] Mathilde va voir le père Dargent, le professeur de Jules. Il fait le plus grand cas de Jules. C’est le plus beau bouquet de mon jour de naissance : 1837-1888, déjà 51 ans ! J’écris à Léon Viellard pour le féliciter de sa nomination comme conseiller général.

145Jeudi 28. Je suis avec intérêt les travaux de menuiserie de la salle de billard. J’achète un lustre flamand chez Facq (450 F). J’achète 140 carreaux très jolis (sujets religieux et autres) chez Tahon, pour garnir l’intérieur de la cheminée. Berlinguez444 vient s’entendre pour l’intérieur en fonte.

146Vendredi 29. Nous faisons visite chez Descamps – Groulois et nous voyons de nouveau cette superbe maison de campagne. […] Mathilde va ensuite faire visite chez Émilie et chez Pauline. Je m’occupe de combiner un banc « Renaissance » avec M^me Carlier en réunissant un certain nombre de panneaux de vieux bois. Je cause avec Tony Vergnolet445 de la décoration de la salle de billard. […]

Juillet

147Dimanche 1^er. L’on commence le démastiquage des cylindres. Sale travail ! Espérons que rien ne viendra à la traverse. Delebart a eu le même ennui à Fives. Les ouvriers de Boyer disent qu’Anatole Descamps a eu son balancier brisé dans la rue de Jemmapes hier. Tony Vergnolet vient voir la salle de billard. J’ai vu chez Facq un fauteuil en chêne à 95 F qui fera très bien mon affaire et qui s’harmonisera avec mes chaises. La tante Henri vient me dire que le curé d’Hellemmes prétend que maman Briansiaux (morte depuis 15 ans) lui a promis 1 000 F pour son église. Ma tante est suffoquée de cette réclamation dont elle n’a jamais eu la moindre connaissance. Elle a consulté le doyen de St-Maurice qui l’engage à ne pas verser sa part, soit 500 F. Dîner chez madame Gonnet avec le colonel Latour d’Affaure, le colonel Chanson (très sympathique), les Descamps – Groulois, les Groulois, les Orry, maman Loyer, madame Lanvin… Les fils Dubrulle sont très gentils, bien vifs. Je suis bien heureux des relations établies entre nos deux familles. L’illustre Houzé est à Wasquehal au Château Blanc où il fait une retraite de 3 jours chez les Pères Jésuites ! ! Farceur ! !

148Lundi 2. Hier Tony Vergnolet est venu passer 2 heures à Marquette pour les peintures de la salle de billard.

149Mardi 3. […] Travail épouvantable de l’enlèvement des cylindres à Marquette. Je ne sais pas comment j’ai autorisé un pareil travail.

150Mercredi 4. Continuation du travail de la machine. J’écris à Merlin que je ne pourrai pas assister à son mariage. Je lui demande s’il veut que je lui offre comme cadeau de noce une ménagère, c’est à dire un écrin renfermant 12 couverts, 12 cuillères à café, 1 louche. […]

151Jeudi 5. Jules part à 6 h pour Lille, fête de sa classe de St-Joseph. Il joue le rôle dans la tragédie des Albigeois que l’Académie de sa classe doit représenter aujourd’hui. Delerue annonce que Duchesne – Fournet de Lisieux liquide son tissage de toiles. […]

152Samedi 7. Hier j’ai eu l’émotion de croire que le bracelet renvoyé par Boucheron était volé à la poste parce que l’écrin est arrivé vide. Boucheron n’avait pas dit qu’il envoyait le bracelet dans une autre boîte. Wattebled me confirme l’arrêt des établissements de Duchesne – Fournet de Lisieux. Il ne reste plus que 80 métiers battant 10 h par jour sur 350 métiers. C’est un acheminement à un arrêt définitif.

153Dimanche 8. […] Le grand cylindre de la machine est trop long de 4 cm, il faut le renvoyer demain matin chez Blondel (Boyer) pour le raccourcir. C’est un nouveau retard d’un jour. […]

154Lundi 9. La nouvelle salle de billard est très réussie. Je vais chez Blondel pour lui faire des reproches sur la gaffe qui a été faite dans ses ateliers sur le grand cylindre.

155Mardi 10. Très intéressante visite de M. Wattebled qui parle de l’état effrayant de la toile en Normandie. Duchesne – Fournet, malgré ses 18 millions, ne continue pas l’industrie car il perd 3 et 400 000 F par an. M. Dupuis et M. Perrot ont des traitements de 25 000 F par an chacun, ce qui s’expliquait quand la maison gagnait 3 ou 400 000 F, mais qui est ruineux pour le patron aujourd’hui que la fabrication est presque nulle. M. Laniel a encore une grande fabrication mais il serre de près la question. Il fabrique des toiles de plusieurs qualités dans ses 3 tissages. Ce qui le sauve, c’est sa blanchisserie car il blanchit de la toile pour les grandes maisons de Paris (Comptoir Linier, le Bon Marché) et pour Villard d’Armentières. Wattebled raconte comment Alexandre Laniel pour se venger de son frère Eugène qui avait repris, seul, le tissage lors de leur liquidation en 1863 ou 1864, avait offert à M. Wallaert son neveu Marie pour monter les genres de Vimoutiers et démolir son frère. Les Wallaert ont perdu de l’argent avec Marie et ce n’est qu’avec Duclos qu’ils ont réussi à classer leur fabrication.

156Mercredi 11. Résultat de l’inventaire : 18 000 F de perte en y comprenant les 3 000 F de Sauvage. […] J’écris à Dislère au sujet des 3 % d’invalides de Marine que l’on veut rétablir. Je réprouve cette proposition surannée. […]

157Jeudi 12. J’espère que la machine recommence à tourner aujourd’hui. […] Je cause assez longuement avec M. Clouet. M. Houzé vient dîner chez maman Loyer, quel pantin ! Je rentre à Marquette avec une forte migraine provenant du froid. Il fait, en effet, un temps glacial aujourd’hui. Houzé est allé lundi à Trith-Saint-Léger avec les membres de la Paix Sociale446. […] La société de consommation de l’usine fait 600 000 F d’affaires par an et l’usine occupe 1 800 ouvriers pour la production de l’acier Bessemer.

158Vendredi 13. La machine tourne aujourd’hui pour la 1^re fois depuis 13 jours. J’ai une explication avec Délie qui me tourmente beaucoup parce que j’y vois une grande hostilité contre Larivière. Il est à craindre que ce soit au détriment de l’usine. Il ne manquerait plus que cette mésintelligence pour empoisonner ma vie industrielle. Je suis resté couché toute la matinée. […]

159Samedi 14. La machine marche bien depuis hier après-midi. Je vais aujourd’hui à la Revue sur le Champ de Mars. Affluence considérable. Je m’amuse en entendant les rires joyeux de 3 ou 4 donzelles qu’asticotent 3 jeunes gens. […].

160Dimanche 15. […] Les vieilles demoiselles Hazard viennent faire visite à maman Loyer. Elles racontent qu’une dame hollandaise, envoyée aux eaux par un médecin de Paris, très renommé, en qui elle avait toute confiance, a voulu lire la lettre qu’il adressait à son confrère de la ville d’eaux. Elle a lu ces mots : je t’envoie une vieille oie. Plume la comme je l’ai plumée ! ! !

161Mardi 17. Ma chère Mathilde s’occupe toute la journée de préparer notre voyage en Belgique et sur les bords du Rhin […]. Ernest me dit que Léon Crépy a acheté 7 hectares en face de chez Verstraete à Canteleu pour y bâtir une grande filature de coton. Il se sépare d’avec son frère Eugène.

162Mercredi 18. Je fais venir mon voyageur Delerue pour m’entendre avec lui sur les genres à créer pour développer la clientèle. Henri Desmarescaux m’annonce qu’il a accepté d’être maire de Caestre parce que M. Tourzel a exigé cette nomination pour continuer à s’occuper des affaires de la commune fort négligées par l’incurie du maire précédent, M. Degroote, médecin. […].

163Jeudi 19. […] Je cause beaucoup avec M. Auguste Houzé qui me parle des bonnes dispositions d’Ernest pour Tony à qui il compte laisser la filature de coton dans une dizaine d’années. Auguste Houzé est très désireux qu’Ernest achète la maison Mourmant que l’on aurait à 70 000 F ou 75 000 F. […]

164Vendredi 20. […] Séance de la Chambre de Commerce qui est assez intéressante parce qu’il est question du chemin de fer d’Haubourdin à La Madeleine. J’achète chez Delesalle, rue Esquermoise, une très jolie armoire pour mettre les cigares dans la nouvelle salle de billard. Delerue me raconte que chez Casse, il faut revenir plusieurs fois pour toucher une facture de 300 F. Il cite le fait que Casse ôtait son « paletot de ses épaules pour le mettre sur le dos d’un acheteur du magasin du Bon Marché afin que cet acheteur n’ait pas froid dans son magasin ». C’est le comble de l’attention.

165Samedi 21. […] Delerue vient examiner tous les genres du magasin et part avec grand entrain parce qu’il voit de l’avenir dans les genres que nous fabriquons.

166Dimanche 22. Très belle journée mais orageuse. J’espère que cependant nous pourrons éviter la pluie. Ce serait une vraie chance pour notre réunion de ce jour à Marquette, car depuis six semaines, il ne cesse pas de pleuvoir à verse. À 5 h ½, Auguste Houzé et sa femme et Juliette arrivent pour visiter la fabrique et la maison. Ce brave Auguste est épaté ; il admire tout. Il me dit que « je ne dois pas empêcher Tony de venir voir son oncle Ernest qui s’intéresse beaucoup à lui et qui l’affectionne beaucoup. Il serait très heureux si je dirigeais Tony du côté de la filature de coton parce que cette filature doit revenir à mes enfants. Lui, Auguste Houzé, croit devoir me donner cet avis parce qu’il aime mes enfants en raison de la grande reconnaissance qu’il a pour moi qui ai toujours été bon pour lui ». Il arrive ensuite les Aimé Houzé, les Perault, Émilie, les Larivière, maman Loyer, les Roussel, les René Descamps, ma tante Émile. Tous paraissent bien s’amuser et ravis de la réception. La salle de billard paraît admirablement réussie. Orage la nuit.

167Lundi 23. Dîner chez ma tante Sophie. […] Ma tante raconte son voyage en Allemagne, notamment à Aix-la-Chapelle où on exposait à la curiosité des fidèles (et des badauds) les grandes reliques (langes de Notre seigneur enfant, le voile de la Vierge, un morceau de l’éponge et autres absurdités). […]

168Mardi 24. Article très curieux de l’Écho du Nord sur Casse « qui arrête son tissage, dit-il, 2 jours par semaine, parce qu’il a fait son inventaire, lequel constate 2 millions de toile et linge de table en magasin ». […]

169Mercredi 25. Dubernard me dit que l’on arrache le lin à fleur blanche dans les champs d’expérience (environ 7 champs). « On trouve de la graine à foison mais le lin est plus court. Néanmoins il y a un avantage. On va continuer les expériences de rouissage, de teillage et de rendement comparatif avec les lins à fleur bleue cultivés et récoltés dans les mêmes conditions. » Lerouge, ancien employé de Casse, me donne des détails sur cette fabrique où le désordre paraît bien grand et le gaspillage organisé sur une grande échelle. […]

170Jeudi 26. Devosse, le marchand de fil dont l’exaltation est inouïe et qui finira par la folie de l’orgueil et des grandeurs, revient de la Normandie et de l’intérieur où il a vendu (prétend-il) 5225 paquets de fil. Il dit que M. Dupuis, de chez Duchesne – Fournet, lui a avoué que l’on perdait 500 000 F par an. M. Dupuis faisait cet aveu il y a 4 ans. Il est vrai que depuis cette date, ils ont arrêté la filature de lin. Les petits fabricants ne s’en tirent qu’avec une économie sordide, ils vendent à leurs ouvriers la nourriture, le vêtement, le charbon et la chandelle et c’est là-dessus qu’ils font leurs petits bénéfices. Ils ne donnent de travail qu’à ceux qui s’approvisionnent chez eux.

171Vendredi 27. Visite très intéressante chez Fouquier qui donne des renseignements sur ce qui se passe dans les maisons de toiles. Il dit que Casse va décamper au premier jour : il prépare un coup. J’ai rédigé une note de la conversation de Fouquier. Je m’occupe sérieusement de Délie. Je cause avec Larivière de la réorganisation de la fabrique lorsque Délie sera parti. Il est nécessaire que Larivière ait un bureau spécial qui ne soit pas banal. Le successeur de Délie doit être surtout un magasinier, jeune, honnête, intelligent. V. Dujardin, Marie-Louise et Félix viennent souper avec nous. Ils sont peu amusants, ces braves amis.

172Samedi 28. Lettre insensée de Michel annonçant le rejet de nos toiles vareuses parce qu’elles contiennent du chanvre : il n’en entre pas un pouce dans nos toiles. Je m’empresse de faire une pétition au ministre de la Marine, pétition que je ferai signer par Vial et que je ferai apostiller par les Chambres de Commerce de Lille et d’Armentières. Temps affreux, torrents de pluie qui vont noyer les récoltes. Nouvelle visite chez Fouquier pour lui demander s’il connaît un magasinier connaissant bien les fils et pouvant s’occuper du bobinage. Il me parle de Lefebvre qui fait maintenant tisser des toiles à façon par son ancien patron Leroy – Leleu. C’est extraordinaire qu’un routageux comme Lefebvre, ait la confiance de M. Agache qui bien certainement lui fait remettre des fils pour son tissage et celui de Leroy. Chez Casse, ce sont les lamiers qui sont venus redemander du travail à Fouquier parce que l’on ne travaille plus que 4 jours et que leurs salaires sont réduits de 2/6^e. Chez Delcourt, ils ont mis la main sur des genres fins qui les sauvent du désastre général des toiles. Chez Wallaert, ils ont 280 métiers qui battent mais avec des sacrifices énormes. Ils ont 60 métiers de grandes largeurs. Fouquier s’étonne que nous ne fassions pas de coton, attendu que tous les fabricants d’Armentières tissent aujourd’hui du coton. Les Coisne – Lambert font les articles de Roubaix avec des ouvriers venant de Roubaix mais ils n’ont pas réussi de suite et ils ont dépensé beaucoup d’argent. Je cause pendant 1 heure à Délie pour lui demander s’il est vrai qu’il va me quitter après 37 ans de bons services sans me prévenir. Je le remets dans la bonne voie en lui montrant que je suis bienveillant pour lui. Je le laisse dans son logement tout le temps qu’il voudra l’occuper. L’après-dîner, je vais à Lille chez Émile Delesalle pour lui soumettre la pétition que j’ai rédigée pour demander l’abrogation de l’article du cahier des charges relatif à la fourniture des toiles qui interdit le mélange du lin et du chanvre. Il promet d’apostiller ma demande. Puis je vais trouver Vial qui signe cette pétition et qui se charge de la faire apostiller par la Chambre de Commerce d’Armentières. Mathilde a eu cette nuit une forte indigestion, précédée de tranchées violentes. […]

173Lundi 30. […] Le frère Renouard me dit : on ne fait pas d’affaire et on me demande de l’argent de tous les côtés.

174Mardi 31. Départ à 6 h ½ du matin de Marquette. Nous arrivons à Boulogne à 11 h. Le temps qui était affreux à notre départ s’est remis à notre arrivée à Boulogne. Nous avons la chance de revoir le soleil ! […] Nous faisons une grande promenade sur la plage avec Tony. J’ai écrit hier à maman Loyer et à ma tante Sophie. J’écris aujourd’hui à Dislère, à Larivière.

Institut Industriel du Nord

Août

175Mercredi 1^er. Après un bain à l’école de natation, je suis pris d’un froid sur l’estomac qui détermine une espèce de syncope. Je vais me coucher sans déjeuner. […] Nous allons voir le bal des courses mais nous n’y restons qu’un instant car tout cela ne nous amuse pas beaucoup. Nous rencontrons Alfred de Montigny qui nous paraît fort gaga. Il est bien vieilli, le bel Alfred ! […]

176Jeudi 2. […] À 6 h, arrivée de Camille et de ses deux bonnes après un retard de près d’une heure. À peine avons nous fini de dîner que Julia Agache vient s’informer de ce qu’il y a à faire à Boulogne. Elle est pleine d’entrain, c’est bien la sœur d’Edmond. Nous reconduisons Camille chez elle après dîner. Nous allons entendre un acte de Lackmé au casino puis nous rentrons à la maison pour que les enfants fassent un peu de musique.

177Vendredi 3. […] Je fais une grande promenade le matin puis je prends le bain sans éprouver, cette fois, de malaise. Après midi, je profite de cet admirable beau temps pour aller à Wimereux. Grand bal des courses. […]

178Samedi 4. M’informer près d’Huret – Lagache s’il est vrai que les fils nécessaires pour la fabrication des toiles à voiles sont exempts de droits ainsi que me l’a déclaré Émile Delesalle et s’il y a le régime des acquits à caution pour les toiles exportées. Journée assez maussade mais je vais à la bibliothèque lire la Revue des 2 mondes, le dernier volume des œuvres de Voltaire par M. Geffroy447. […] Le soir, on joue Carmen. Julio a un torticolis. Ce pauvre garçon a souvent quelque chose, c’est navrant de le voir si faible quand ses camarades sont si vigoureux.

179Dimanche 5. […] Dislère me raconte que deux jours avant son départ, l’on est venu lui offrir le poste de Gouverneur général de l’Algérie. Il a refusé parce qu’il s’occupe de l’organisation de l’Alsace – Lorraine pour le cas où nous la reprendrions. Il est au courant de tout ce qu’il y aurait à faire dès le 1^er jour de l’entrée dans ce pays. Les enfants que je régale du « Voyage en Chine448 » s’y amusent beaucoup quant à nous, nous allons encore le soir entendre La Mascotte avec Grisier-Montbazon449 comme 1^re chanteuse.

180Lundi 6. Le temps se remet à la pluie. Je vais au Portel par le port en eau profonde. Je cause avec une bonne femme dont le mari est un ancien marin. Elle me dit que les filets de pêche en coton sont plus « péquables » que les filets en lin. Jadis, tout le monde dans ces familles de pêcheurs faisait du filet en fil mais aujourd’hui, on achète les filets de coton chez les marchands mais on ne paie pas ! ! Les pêcheurs sont devenus des filous. Déjeuner à midi chez Dislère. Je lis aux enfants dans la soirée quelques comédies. Arthur Rollez m’écrit qu’il ne pourra envoyer son fils en Allemagne parce que le Père Préfet trouve qu’il n’est pas assez avancé pour entrer en rhétorique sans prendre des répétitions pendant les vacances.

181Mardi 7. Journée de repos. Je lis le soir aux enfants 3 comédies vaudevilles : Le Gendre de M. Poirier450, Poor Yorick451 et Les Deux sourds452. […]

182Mercredi 8. Le temps est magnifique. Les enfants partent pour Hardelot, Condette, Pont-de-Briques, Équihen ; ils rentrent à 5 h, bien heureux de leur belle excursion. Je reçois à dîner les Dislère, trois Eugène Crépy, Julia Agache. Cela nous fait 12 convives. On s’amuse beaucoup, puis nous allons au cirque Rancy qui est très beau et très intéressant. La chaleur est excessive mais il y a si longtemps que l’on en est privé que l’on supporte volontiers le poids de cette chaleur.

183Jeudi 9. […] Lettre du ministre qui refuse notre demande de mélange de lin et de chanvre dans les toiles. C’est une absurdité des bureaux. Visite à la station aquicole de Boulogne et au laboratoire départemental institué à Capécure. Malheureusement on a jeté hier dans la Liane toutes les jeunes truites qui étaient dans les viviers de la station aquicole. […]

184Vendredi 10. Temps fort chaud. J’écris à maman Loyer pour la remercier du bonheur que j’ai éprouvé depuis 22 ans que je suis marié. Je la remercie de l’affection qu’elle témoigne à mes enfants… Je me promène au champ de foire ; je vais voir le musée d’histoire naturelle du professeur Carré qui contient des spécimens très curieux. […] Bal au casino où nous allons après avoir entendu la musique dans le jardin du casino avec Rollez, Pilate, Le Gavrian père et fils et nos enfants.

185Samedi 11. Je vais à Pont-de-Briques chez Huret que je trouve en état de rage contre l’amiral Krantz453 qui l’a mis à l’amende pour des retards dans ses livraisons. Nous rédigeons une réclamation à adresser aux chambres de commerce en réponse à la lettre idiote du ministère. Huret se félicite de ses procédés russes pour l’imperméabilisation des toiles. Il a gagné 150 000 F avec ce procédé, voilà 3 ans. Il prétend gagner 50 c au mètre, ce qui suffit à son bonheur (ce que j’accepte parfaitement). Il m’a confirmé que la maison Joubert – Bonnaire454 a cédé ses affaires à Max Richard455. Dickson a reçu une circulaire mais pas lui, Huret, qui en est froissé. […]

186Dimanche 12. […] Je roule Heuzé de ses idées surannées et « vieux jeu » de vouloir séparer les fournitures en deux clans, ceux des filateurs – tisseurs et ceux des tisseurs et d’écarter ceux-ci des fournitures […]

187Lundi 13. […] Dislère est en émoi avec son banquet à offrir à l’escadre cuirassée qui va venir à Boulogne le 17. Je trouve que ce banquet n’a pas lieu d’être offert par les baigneurs mais par la municipalité de Boulogne. Je vais à la bibliothèque pendant l’après-midi parce que le vent est violent. Nous allons après le dîner à la représentation des frères Donato qui font courir tout Boulogne avec leurs jambes coupées. Ils font des exercices extraordinaires mais c’est répugnant à voir.

188Mardi 14. Je crois que cette journée sera la plus belle de cette année car il fait un temps idéal. Je vais à pied à Wimereux et je ne rentre qu’à midi pour déjeuner. Dépêche de Brest annonçant que le Préfet autorise la Commission supérieure à « faire des essais sur les toiles accusées de contenir du chanvre, excepté sur deux pièces reconnues en trame de chanvre. » Je me demande si les toiles vont être toutes essayées. Je lis à la bibliothèque la biographie de lord Byron par M. de Lescure456 qui m’intéresse beaucoup. Bonne lettre de maman Loyer à Jules pour le remercier de sa lettre. Les enfants, avec leur camarade Le Gavrian, ont fait une longue promenade en dog – cart457.

189Mercredi 15. Pluie toute la journée ! Mathilde et les enfants vont à Notre-Dame pour communier. Je vais à la messe à St-Pierre après avoir écrit à Huret et à Lozier. Distribution des prix du concours de tir. […] Albert Scrive a le 13^e prix de tir. Il faut bien reconnaître que les Lillois ne sont pas bien représentés à ce tir, car sur une centaine de prix remportés par les Douaisiens, les Boulonnais, les Cambrésiens, les Amiénois, les Lillois n’ont remporté que deux récompenses. J’avais fait une longue promenade à la foire et ensuite au jardin de la Colonne. J’avais rencontré M. Debauge, directeur de la Société d’Amiens458. Il me dit que Cosserat a 300 métiers qui font de la toile et 3 ou 400 qui font du velours. Je lui parle de mon affaire de mélange de lin et chanvre. Il me dit que tous les filateurs de chanvre emploient du lin pour assouplir la matière que l’on ne peut pas filer sans ce mélange. Il me raconte les ennuis qu’il a eus à Brest aux hôpitaux de la Marine. L’amiral Galibert l’aurait prié « de ne pas faire de réclamation sur les types pour laisser à Landerneau le monopole de cette fabrication qui restait leur seule ressource ». Est-ce assez drôle ! !

190Jeudi 16. Je rencontre aujourd’hui Dickson. […] Il a dit au chef de bureau du ministère que c’était une honte d’avoir pour fournisseur Helbronner, qu’à un moment donné, il plantera là l’administration. Les cuirassés sont arrivés en vue de Boulogne hier à 6 h du soir. […]

191Vendredi 17. Jeudi soir, les jeunes officiers viennent entendre Mam’selle Nitouche. La salle est assez bien garnie. On signe la liste de souscription pour offrir un bal et un punch aux officiers demain samedi. Maman Loyer écrit à Mathilde pour lui communiquer une lettre de son fils relativement à l’affaire Fontaine dont il est question de reprendre la suite ! ! C’est inepte ! ! Voilà un pauvre garçon, déjà empêtré d’une affaire qui marche difficilement et qui va écouter des propositions pour reprendre une autre qui marche mal, qui a un mauvais matériel et un patron incapable ! O vanité humaine ! […]

192Samedi 18. Le mauvais temps continue. […] Après le déjeuner, le médecin du « Marengo » vient faire visite, M. Hyades. C’est un rabelaisien bien réjouissant, type de bon vivant et de boute-en-train qui réjouit rien qu’à le regarder. Tony, Henri, Le Gavrian vont en bateau visiter le Marengo malgré la mer un peu grosse. Très heureusement, ils se tirent bien de cette petite excursion. Je conduis les enfants à la représentation du Chalet459 avant l’arrivée des officiers et de l’amiral. Ce n’est qu’à 10 h ½, après le dîner de chez M. Huguet, que le cortège officiel arrive à la salle de bal. Nous sommes entourés des Druon, des Crépy, Boutry, Lefebvre, Lenglart, Delemer, Julia… Ernest Bocquet serre de près Julia qui paraît très ennuyée de cette insistance mais qui ne s’en défend pas bien énergiquement. Nous quittons le bal à minuit, les enfants s’y sont bien amusés.

193Dimanche 19. Je vais à la messe à St-Pierre où je vois la reine de Naples accompagnée de deux duègnes et d’une petite fille. Pauvre majesté déchue ! La déchéance de la reine est égale à la déchéance de la femme qui paraît usée jusqu’à la corde, sans être pourtant âgée de plus de quarante ans ! J’écris à Larivière. 10 h, je vais au casino où je trouve Huret – Lagache et les organisateurs du déjeuner offert à l’amiral et aux officiers des bateaux. Dislère arrive avec un groupe d’autorités avec qui j’échange quelques mots, notamment Huguet, le sénateur460. Il fait un temps admirable, toute la ville est en fête : grande procession, cuirassés, torpilleurs, fête au casino en l’honneur des marins (caisse de secours) avec grand assaut d’armes, musique, concert.

194Lundi 20. […] Le général Boulanger est, dit-on, élu dans le Nord, la Somme et Charente inférieure. Dislère est furieux car c’est un camouflet pour le régime actuel. Je vais à la bibliothèque puis je fais une petite promenade du côté des Tintelleries. Dîner chez Julia Kuhlmann avec madame Crépy, ses enfants, Dislère et Camille. […] Quelle singulière existence que celle de Julia ! C’est à se demander s’il est possible de résister aux tentations lorsque l’on va au devant de toutes les occasions. Ainsi, elle est rentrée du bal du casino à 6 h du matin après avoir soupé avec le médecin de Marine. C’est insensé.

195Mardi 21. […] Lettre du ministre de la Marine de Hollande informant de l’adjudication des toiles à voiles et disant qu’une partie de la fourniture n’est pas soumise à l’obligation d’être fabriquée en Hollande. Je me promène 1 heure dans le jardin du casino avec madame de Montigny qui est très intelligente et très aimable sous son apparence un peu épaisse. […]

196Mercredi 22. […] À 1 h, nous partons pour Marquise. Route délicieuse, très pittoresque parce que l’on domine les carrières de marbre. Il y a même un endroit assez dangereux mais cela ne fait que donner un peu d’émotion. À 6 heures, nous arrivons à Souverain-Moulin où nous déballons nos provisions, champagne compris. Les enfants qui conduisent les petites voitures s’amusent beaucoup. Nous rentrons à neuf heures à Boulogne par une très belle soirée.

197Jeudi 23. Je vais à la banque Gosselin – Lelong – Moitié chercher 3 000 F. Je rencontre M. Moitié qui est aujourd’hui associé et chef de la maison de banque qui est fort aimable. Il me fait entrer dans son bureau et me donne des détails intéressants sur toutes les maisons de Boulogne telles que Baignol – Fargeon, Blanzy – Poure, les carrières de marbre de Marquise et Réty, les Ciments Français461, les Ciments Camondo, les pêcheries, les entrepositaires de marchands, Huret – Lagache. C’est un homme fort capable. Après-midi, je fais une promenade admirable à la vallée du Denaere. […] Je rentre à 6 h. L’on joue au casino Les surprises du divorce462, bouffonnerie très amusante. Les enfants s’y paient une pinte de rire ! J’ai rarement autant ri au théâtre.

Boulogne, port de pêche

Port de Boulogne

198Vendredi 24. […] Je vais avec les enfants visiter l’usine des Ciments. […] On dépense 200 000 francs de fours pour produire 20 000 tonnes de plus et arriver à une production de 135 000 tonnes. Les enfants rapportent des objets trouvés dans les sépultures gallo – romaines à Neuchâtel, dans les carrières d’extraction. Nous voyons les 4 septièmes des fours. […]

199Dimanche 26. La représentation d’hier soir au casino de deux pièces de lever de rideau : Le Plomb n° 8 et l’opérette Le Bouquet a été assommante. L’auteur des deux librettos M. Victor Dubron, magistrat démissionnaire de Douai, est un poseur prétentieux et sans esprit. Aujourd’hui, le courrier de Lille est assez intéressant mais le brave Larivière ne se décide pas à m’indiquer les quantités et les genres de toiles mises en adjudication en Hollande. Le temps est superbe. […] Déjeuner au casino offert par madame Marchand. Julia et Dislère ont des conversations qui me gênent beaucoup à cause des enfants. […]

200Lundi 27. Nous allons promener avec l’abbé [Hélin] et Ernest sur la plage. Puis ils vont au port en eau profonde avec Jules. Nous faisons après déjeuner une promenade à Hardelot, Hesdigneul. L’abbé rencontre madame Adam Perrochaud et ses filles sur la route d’Outreau. Je fais aller la voiture chez madame Adam (château des Mazurettes). Superbes tableaux d’Henner463, Cazin464, Corot, Delacroix, Prud’hon. Vue splendide sur toute la vallée de la Liane. Dîner charmant avec Dislère qui se rend très très obséquieux et aimable. […]

201Mardi 28. […] À 4 h arrive Vanpeteghem qui vient pour bander les genoux de Mathilde et pour donner son opinion sur Jules. Il trouve que Jules a beaucoup gagné et qu’il sera un beau garçon pourvu qu’il fasse de l’exercice. […] Tempête à 6 h du soir, trombe d’eau qui s’abat sur Boulogne. Nous allons au casino où il y a une soirée très jolie organisée au profit des orphelins boulonnais, avec le concours de madame Thénard465, du Français, de madame Grisier – Montbazon et des artistes de Boulogne. […]

202Mercredi 29. Je pars à 6 h 15 pour Lille. Je déjeune à 9 h à la gare. Je vais au bureau où je trouve tout en bon état ; puis chez Nelly, puis à Marquette. […] Retour à 7 h. Je fais connaissance avec M. Bertrand de Cambrai, fils de Bertrand – Milcent. Il est administrateur de la maison Meunier. Ils ont renversé A. Casse de la présidence du conseil d’administration de cette maison tant il est insupportable. C’est Charles Meunier et un monsieur Félix Albert qui la dirigent. Casse a loué un second magasin à Paris à côté de celui qu’il occupe, il a au moins 40 000 F de loyer. Tout cela est effrayant. […]

203Jeudi 30. Temps superbe. Départ à 6 h ½ de Jules et d’Henri Pilate pour Middelkerque. Dépêche de Larivière annonçant que nous avons échoué à Amsterdam « malgré le rabais de 21 % que nous avons fait sur les prix de la dernière affaire ; le concurrent qui a enlevé l’adjudication (34 500 m) a fait 31 % de rabais » C’est vexant d’avoir fait tous ces frais et ce déplacement en pure perte. Dîner chez Dislère. On joue au casino « Crispino e la comare466 »

204Vendredi 31. Départ de Boulogne à 11 h […], arrivée à Bruxelles 5 h 14, gare du Nord. […] Hier, nous avons été, Jules, Tony et moi, au café-concert Victoria. Nous sommes logés dans l’appartement du propriétaire.

Septembre

205Samedi 1^er. Nous prenons une voiture pour visiter Ste-Gudule, la maison de ville et enfin, l’exposition. J’écris à maman Loyer, à Larivière. Départ de Bruxelles à 5 h 37, fort heureusement nous faisons route avec un jeune ménage de Vienne qui a passé le mois d’août à Blankenberge avec ses 3 enfants. Après avoir fait connaissance, nous apprenons que c’est la fille d’un fabricant de produits chimiques de Vienne, un M. Siebel (ou quelque chose d’approchant) qui a reçu M. Kuhlmann, M. Lamy, M. Wurtz467 et autres savants français lors de l’exposition de Vienne en 1873. La petite fille de 5 ans cajolait Tony d’une manière étonnante ; il la fascinait comme il fascinait la petite Kuhlmann ! Très heureusement pour moi, ce monsieur au lieu d’aller coucher à Cologne, s’est décidé à s’arrêter à Aix où nous arrivons à 10 h ½ du soir. Mon ignorance de la langue allemande m’aurait occasionné les plus grands ennuis si ce monsieur, excessivement aimable, ne m’avait facilité la visite en douane et la possession d’une voiture au milieu des disputes de cochers qui nous tiraillaient dans tous les sens.

206Dimanche 2. Nuit excellente à l’admirable hôtel Dremel468 du Grand Monarque, l’un des meilleurs du monde entier. Nous allons à 9 h ¼ à la messe au Dôme que nous trouvons bien inférieur à ce que nous attendions. Notre famille viennoise nous y rejoint. Nous prenons une voiture pour aller visiter la ville et monter au Lousberg d’où l’on a une vue d’ensemble. Nous revisitons en détail le Dom après le service religieux mais on ne nous montre pas le trésor parce que c’est dimanche et que les prêtres sont occupés à leur service religieux. Nous allons ensemble voir le Rathaus où avait lieu le banquet après le couronnement des empereurs. Musée Suermondt469, très beau. Déjeuner excellent où je rencontre Prouvost – Devémy de Roubaix, installé à Aix avec sa famille pour y prendre des bains. 2 h 20, départ d’Aix avec la famille viennoise. Nous nous quittons à Cologne en nous serrant la main de tout cœur et en promettant de nous revoir l’an prochain. Partout, c’est la date du 2 septembre (Sedan) que l’on fête. En arrivant à l’hôtel Dom, nous sommes bien accueillis parce que ma tante Henri et Henri y sont déjà descendu plusieurs fois. Nous allons au Dom mais le bedeau nous pourchasse parce qu’il est défendu de rôder dans l’église. Celle-ci nous fait une impression superbe. C’est le chef d’œuvre de l’art monumental. Nous prenons une voiture pour traverser le Rhin sur le pont fixe, revenir sur le pont de bateaux, visiter toute la ville, les boulevards qui sont superbes avec des maisons magnifiques. Nous allons ainsi jusqu’à la Flora, parc superbe. Nous dînons et nous nous couchons.

207Lundi 3. Nuit désagréable. Visite au superbe musée, au Rathaus, au Gürzenich (salle des fêtes). Départ à 12 h 15 après avoir déjeuné. Arrivée à Godesberg à 1 h 10, nous trouvons à la gare Albert Scrive et Larivière. […] Nous causons avec M. et M^me Holzberg et nous laissons Jules à 5 h. Arrivés à Coblence à 7 h, nous dînons en arrivant. Jolie chambre à balcon sur le Rhin. Coup d’œil enchanteur.

208Mardi 4. Nous prenons une voiture pour visiter Coblence et l’omnibus de l’hôtel conduit nos bagages à la gare de la Moselle d’où nous partons pour Ems, après avoir fait la belle promenade de la Reine Augusta le long du Rhin. Ems est une délicieuse petite ville de bains. Nous déjeunons à l’hôtel Darmstadt après avoir fait le tour de la promenade. Une voiture nous conduit à Nassau et nous ramène à la gare après avoir vu le monument de Stein, un héros de la guerre du 1^er Empire. J’y monte avec Tony. En montant en wagon, nous avons la bonne fortune de rencontrer un monsieur et une dame qui habitent les bords du Rhin. Ce monsieur est venu tout jeune, à l’age de 1 an, avec ses parents qui ont acheté une propriété à Eltville470 ; le monsieur a 40 ans, il a des intérêts considérables à Moscou où son frère avait fondé des usines de produits alimentaires de suifs… Il parle toutes les langues de l’Europe. Il va en Russie dix jours par mois, dix à Paris et reste dix jours à Eltville. Il a vendu un domaine, une île du Rhin, sur laquelle son beau-frère avait bâti un château superbe qu’il n’a jamais voulu habiter, à la duchesse de Bauffremont qui ne l’habite pas davantage. […] Nous arrivons à Wiesbaden à 8 h. Nous dînons et nous parcourons la ville bien que Mathilde et Tony paraissent bien fatigués. […]

209Mercredi 5. J’écris à Larivière et Jules. M. Marix disait que le joug prussien est si lourd que les populations rhénanes autrefois riches, aujourd’hui ruinées par les impôts et surtout par le service militaire, émigrent en Amérique. Il disait aussi que les brouillards de septembre et d’août amincissent la peau du raisin et lui donnent sa qualité spéciale. Nous prenons une voiture à Wiesbaden pour visiter la ville, la forêt de la Platte, le château du duc de Nassau, rendez-vous de chasse mais le brouillard nous empêche de rien voir. À midi, départ pour Francfort. Superbe gare, chef d’œuvre de l’architecture utilitaire moderne. Elle a coûté 22 millions. Excellent Hôtel d’Angleterre où nous sommes logés au 3^e étage avec ascenseur. Grande promenade après l’excellent dîner de la table d’hôte, à travers la ville, dans un bon landau qui nous dépose ensuite au Palmen Garten, jardin magnifique situé à une extrémité de la ville, lieu de réunion, de musique exquise et de bon repas. Arrivés à 4 h ½, nous y restons jusqu’à 8 h ½ en écoutant de l’excellente musique, après avoir pris du thé, du café, des œufs, des viandes froides.

210Jeudi 6. […] Nous allons au jardin zoologique qui est très curieux et très complet, puis au musée Städel471, très intéressant. Nous déjeunons à midi, dans une brasserie et nous partons à 2 h pour Mayence où nous arrivons à 3 h 17. Sitôt arrivés, nous allons au musée installé dans le vieux château, riche en curiosités préhistoriques trouvées dans les démolitions du vieux Mayence et dans les campagnes des environs. Puis une voiture nous conduit à l’église, aux monuments principaux, aux promenades, aux innombrables casernes de Mayence qui est un véritable camp retranché. Dîner à l’Hôtel d’Angleterre. […] Après dîner, où nous avons comme voisins un monsieur très ressemblant au père Ducrocq de Marcq, avec sa femme, 4 filles et une institutrice belge ou suissesse qui nous amuse par son babil et par son accent. Je vais au Stadt Halle – concert entendre la musique du régiment d’artillerie de Brandebourg. Les officiers, assis tous ensemble à une table, avaient l’air aussi sérieux qu’à un conseil de guerre. L’assistance était recueillie et grave. Les musiciens, très corrects, jouant sans s’occuper d’autre chose. Beau musée au château.

211Vendredi 7. […] Départ sur le Niederwald, le meilleur de la compagnie. Je ne tarde pas à faire connaissance avec M. Froewein qui voyage avec sa famille. C’est un Hollandais qui fait de grandes affaires en France en vendant le tabac de Java, de Sumatra, Bornéo et autres îles hollandaises. Ce petit peuple de 5 millions d’habitants a 200 millions de sujets indiens. Ce monsieur me sera utile pour mes affaires de toile à voile en Hollande. […]

212Samedi 8. […] J’envoie à M. Froewein de Arnhem, notre compagnon de voyage, un gramme d’antipyrine pour guérir sa névralgie. Il me répond pour me remercier très poliment. Arrivée au Drachenfels à midi en chemin de fer funiculaire. Vue superbe. Dîner à 1 h ½ : un barde teuton nous chante le Rhin sur tous les tons. Départ à 4 h sur le bateau. Les enfants vont à Bonn sur le même bateau. Arrivée à Cologne à 6 h mais il a plu abondamment pendant une partie de la route. Nous allons d’abord à l’Hôtel du Dom où il y a beaucoup de monde. Nous couchons à trois dans la même chambre plutôt que de monter au 3^e étage. Nous nous promenons dans la Hohestraβe très animée mais très étroite. Nous dînons dans un bouchon « An der Engel » et rentrons nous coucher.

213Dimanche 9. Messe à 9 h à la cathédrale pendant laquelle je visite les stalles entourant le chœur malgré la surveillance des bedeaux qui sont insupportables. Départ à 11 h pour Verviers où nous déjeunons très agréablement. Arrivée à Spa à 3 h par la pluie. Sitôt arrivés à l’Hôtel de l’Europe, nous partons pour le casino où a lieu un concours Bébécole. Nous y rencontrons madame Casse qui nous présente à la duchesse de Bauffremont, à Lady Abdy. Couronnement d’une rosière. Cérémonies qui nous amusent infiniment car nous allons partout avec la duchesse, marraine de la rosière à qui elle offre chaîne, montre en or et 3 000 F. […] Lady Abdy nous raconte son roman, incroyable ! Je m’amuse infiniment ; c’est comme si l’on lisait un roman anglais avec des surprises et des machinations dues à l’esprit inventif d’un auteur de profession. Ces gens là paraissent incroyablement riches. C’est par millions qu’elle parle de la fortune de sa famille et de celle de son mari.

214Lundi 10. […] Départ pour Liège où nous arrivons à 6 h. Après avoir fait une promenade dans toute la ville, souper à l’Hôtel de Suède.

215Mardi 11. Départ à 7 h pour Rochefort, conversation dans le compartiment avec deux dames qui nous vantent les beautés des Ardennes, notamment de Durbuy et de La Roche. Arrivée à Rochefort à 11 h. Départ en break pour Han (Hôtel du Centre) et les grottes. Les breaks des autres hôtels viennent de leur côté déposer leurs voyageurs et nous partons tous dans cette suite de cavernes souterraines au nombre de 55. Mathilde suit très courageusement cette route de plus de 3 heures et très fatigante, soutenue par la jeune fille qui éclairait notre marche. L’excursion se fait militairement, sous la conduite d’un chef conducteur qui lit le règlement imposé par le baron de Spandl472, le propriétaire des grottes qui se fait 50 000 F de revenu de la prime de 5 F (plus 0.50 pour le coup de canne) qu’il exige de chaque visiteur. Dîner à l’Hôtel du Centre après l’excursion. […] Arrivée à l’excellent Hôtel d’Harscamp à Namur. Bonne nuit !

216Mercredi 12. Départ à 9 h pour Dinant sur le vapeur après avoir écrit à Julio. Route charmante en compagnie d’un jeune ménage, quincaillier de Bruxelles. Il me dit qu’en Allemagne l’ouvrier se nourrit ainsi : on met dans une grande cuve des choux et du lard et on prend de temps en temps ; cette cuve sert pour toute l’année. Arrivée charmante. Déjeuner à la Tête d’Or, excellent hôtel où abondent les Anglais et les touristes à cause de la beauté du site et du bon marché de la vie. Pour 3 F nous avons un dîner des plus copieux. Excursion à la citadelle, à Froidevaux, retour par la Roche Bayard. Départ pour Liège à 4 h. […]

217Jeudi 13. […] Départ de Liège à 9 h pour Louvain où nous arrivons à 10 h ½. Visite à la cathédrale où nous remarquons que les christs en croix sont habillés de robes noires ou rouges, ce qui est d’un effet lamentable. Très bel hôtel de ville. À 12 h ½, arrivée à Bruxelles, visites au musée, porte de Halle, au musée ancien et moderne après avoir fait un délicieux déjeuner à L’Épaule de Mouton, rue des Harengs. Départ à 5 h 11 pour rentrer à Lille à 7 h 53.

218Vendredi 14. Très heureusement je ne trouve rien de fâcheux à mon arrivée ! Tout se passe bien et je n’ai pas de peine à reprendre le cours de mes affaires qui sont en assez bon état. […] La Chambre de Commerce est peu intéressante. Nous sommes 7 membres présents. On a fait figurer au rapport la pétition au ministre de la Marine signée par moi et par Vial. […]

219Samedi 15. […] J’ai rencontré Auguste Houzé au Cercle. Il m’a dit : « les oreilles ont dû vous tinter hier, car je parlais justement de vous avec Delhaye, le contremaître des cardes. Il me disait que vous aviez pris sur vous quand vous vous occupiez de filature de coton, de faire une modification dans la marche des cardes, modification repoussée par M. Loyer père. Mais quand M. Loyer en vit le résultat, il fut si content qu’il la fit exécuter d’une manière générale. Alors, lui dit M. Houzé, M. Scrive s’y entendait à la filature ? M. Scrive ! M. Scrive ! répéta deux fois Delhaye, s’il s’entendait à la filature ! ! Mais c’est l’esprit le plus profond que j’ai connu ! » Là dessus, M. Houzé fut tout abasourdi, comme il le dit naïvement, car il me croyait fort en littérature mais pas en industrie. […]

220Dimanche 16. Pluie torrentielle le matin pour l’ouverture de la chasse. Maman Loyer a encore invité les Mertian à peine rentrés de Plancy473. J’écris à Jules pour lui dire d’être courageux et de ne pas se laisser aller à croire que tout doit lui arriver sans peine. […]

221Mardi 18. Départ à 9 h 58 pour Denain afin de passer la journée à Haulchin chez Perdry où nous arrivons à midi. Excellent déjeuner, charmant accueil. Grande conversation sur les Mabille, aussitôt après déjeuner, nous nous promenons dans le jardin pendant que Lucien et Tony vont visiter la fabrique de sucre et la ferme des Crépin. Les renseignements sont très bons sur la famille, la situation sociale de ces Mabille, mais ils ne savent rien ou ne veulent rien dire de la fortune. […]

222Jeudi 20. Messe anniversaire (3^e année) de mon bon et excellent père Jules Scrive, mort en 1885, 10 septembre. Il y a encore beaucoup d’amis qui sont venus nous donner un témoignage d’affection. Après la cérémonie, nous allons chez Laure puis nous emmenons Émilie Dujardin à Marquette pour qu’elle nous donne tous les détails de son mariage. L’on a envoyé une invitation pour dimanche au jeune homme seul ! ! ! L’on n’a pas idée d’une sottise pareille !

223Vendredi 21. Je vais voir Louise qui est très souffrante pour la prévenir que M. Mabille viendra probablement lui demander une réponse catégorique. C’est en effet ce qui arrive. Vers 3 h, il vient à La Cessoie avec Victor père en disant que sa femme a une maladie de nerfs qu’augmentent toutes ces incertitudes et par charité chrétienne, il demande qu’on ait pitié de sa situation. C’est très adroit de sa part. […]

224Dimanche 23. Je vais lire les journaux à Lille. Temps superbe. Énormément de monde pour la foire. Après le déjeuner, nous allons voir les Dujardin. Le jeune Mabille déjeunait à La Cessoie. Il paraît très gentil, très doux, très bien élevé, en un mot, il est sympathique. Les LeBlan étaient venus faire visite et toujours grincheux, le cousin Julien a trouvé spirituel de m’appeler « le petit Jules ! ». Bon idiot ! À 4 h ½, nous partons pour Hellemmes : fête de ma tante Henri. Ozenfant toujours paradoxal et grincheux, blâmant tout à tort et à travers. Son gendre, Pierre Bernard, est très agréable quand on le met sur son terrain et sur ses études. Il s’exprime facilement, il critique les évêques qui ne cherchent pas à développer les études dans les séminaires et dans les collèges soumis à leur juridiction. […]

225Mardi 25. Lettre de M. Huart, notre représentant à La Haye qui demande si nous voulons faire une commande de toiles à voiles pour la Hollande aux prix de notre soumission du 30 août où nous avons été battus par les fabricants hollandais. J’accepte volontiers cette proposition. Lettre de l’agent commercial du Congo Français demandant des prix de toiles à voiles. Je la communique à Larivière. […].

226Mercredi 26. Lettre très intéressante de Julio à son frère Tony mais trop remplie, hélas !, de fautes d’orthographe. Il raconte son voyage à Francfort d’une façon très amusante. […] Lucien et Valentine viennent souper. Il paraît que toute la famille Mabille vit des produits de l’étude de Valenciennes, que le jeune Albert est un bon petit jeune homme qui n’a pas fait ses preuves. Il semble que l’on trouve Mabille père un roublard qui rabat les affaires et c’est le maître clerc qui fait les actes.

227Jeudi 27. […] Visite de présentation d’Albert Mabille conduit par son futur beau-père. […]

228Vendredi 28. […] J’envoie une boîte de raisins de ma serre à M. Marix. Longue conversation avec Délie au sujet de la fabrication et de ce qu’il va faire après avoir quitté l’usine où il est depuis 37 ans. C’est un brave et excellent garçon, d’un dévouement absolu.

229Samedi 29. J’écris à M. Naudin à Antibes pour avoir de la ramie en branches pour M. Dubernard qui m’en a demandé. Il paraît que les essais de rouissage sur les lins à fleur blanche continuent. Il espère avoir le résultat les semaines prochaines. Je m’occupe aujourd’hui du toast à faire aux jeunes gens Émilie Dujardin et Albert Mabille dans le dîner que j’aurai à leur offrir. Je reçois la lettre de madame Mancel annonçant son arrivée pour 4 h. Julio de son côté, va arriver à 7 h ½.