Je dis toujours la vérité… Pas toute… Parce que toute la vérité, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement. Ce sont les mots qui manquent. C’est même par cet impossible que la vérité touche au réel.
Jacques Lacan

1De Jules Émile Scrive, nous possédons un portrait que l’on doit à Émile Cooghe, peintre régional alors au faîte de sa renommée1. Celui-ci peint avec une infinie justesse ce notable lillois en 1894. Alors âgé de 57 ans, Jules Émile Scrive, le visage adouci par des favoris arrêtés bas et coupés court, exprime une bonhommie certaine que n’altère en rien le port altier de l’honnête homme sûr de son fait. Le front haut et le sourcil relevé d’orgueilleuses certitudes, on peine cependant à imaginer, à la vue de ce portrait, une âme inquiète où le sentiment d’une honorabilité légitime s’accommode mal des tracas du quotidien et des interrogations sur le sens de l’existence. C’est pourtant là ce que disent ses carnets, rédigés d’une écriture fine et serrée sur des pages pré-datées, finement quadrillées, qui sont autant d’espaces saturés qui n’appartiennent qu’à lui. Chaque jour ou presque, treize années durant, entre 1879 et 1891, l’auteur y consigne tout ce qui, à ses yeux, mérite d’être retenu, depuis les petits riens de la vie, les couleurs et les saveurs de l’ordinaire jusqu’aux considérations sur le sens du temps qui passe et les mystères de la foi2. En nous faisant part des infinies facettes de son existence, ce notable lillois se déplie ainsi sans risque, à l’abri du monde, pour produire une trace qui devient récit de vie3. Certes, la tenue de ces carnets est tardive, puisqu’il inaugure ce journal, selon toute vraisemblance, à 41 ans. Il n’en est cependant pas à son coup d’essai : sûreté de rédaction, sans ratures ni rajouts, capacité à jouer immédiatement sur les multiples registres de l’écriture témoignent à coup sûr d’une pratique ancienne et d’un univers familial où l’on écrit beaucoup4. À la mort de sa mère, ne confie-t-il pas : « Je prends l’agenda de 1885 et 1886 sur lequel elle inscrivait tout ce qu’elle faisait jour par jour. Cette manie m’est donc commune avec ma mère et ma grand-mère. C’est une excellente méthode pour classer ses idées et pour se rappeler ce que l’on a fait »5.

« Je n’ai pu rompre ma chaîne ! Et je la traîne péniblement »6

2Au point de départ de ce geste d’écriture, le 1^er janvier 1879, une situation nouvelle : il est désormais en situation de régenter seul son existence. Ayant reçu de son père l’usine de tissage de toiles fondée par celui-ci en 1854 dans la périphérie lilloise (il avait été associé à la direction dès 1860), il commence son journal en s’adressant à Dieu, qu’il remercie « de toutes les bontés qu’il a eu pour moi jusqu’à ce jour », avant de lui confier : « ... Je suis maintenant maître de Marquette et cet établissement est dans de bonnes conditions, ma position est exceptionnelle, faites que je sache me maintenir dans cette belle situation que mon grand-père, mon père et mon beau-père ont conquise par leur travail et leur intelligence »7. Voilà un ton qui ne laisse guère de doutes sur le caractère inaugural du propos. Voilà un ton qui révèle aussi à quel point Jules Émile Scrive se sait porteur d’un nom prestigieux et d’une fortune solidement installée. Issu d’une lignée d’entrepreneurs à l’origine de l’industrie concentrée et mécanisée dans la région lilloise, il appartient à une famille parmi les plus riches de la place8. À sa mort, en septembre 1885, son père, Jules César Scrive, ne laisse-t-il pas une succession évaluée à plus de 3 millions de francs, soit l’une des toutes premières fortunes lilloises9 ? Fortune très classique dans sa composition, au demeurant : l’entreprise d’un côté, les valeurs mobilières de l’autre, le tout solidement enraciné dans la région autour de l’entreprise familiale et des investissements réalisés dans la Compagnie des mines de Lens10. En épousant Mathilde Loyer, de 10 années sa cadette, le fabricant lillois avait d’ailleurs choisi l’un des plus beaux partis de la place. Son beau-père, Henri Loyer, originaire de Normandie, avait fondé en 1842 une filature de coton qui connut un essor remarquable. À sa mort, en 1877, il laissa à ses héritiers une fortune estimée à près de 5 millions de francs, fortune dont les plus beaux fleurons, outre l’usine lilloise, étaient constitués par des prises de participation dans une constellation d’établissements industriels et bancaires d’où ressortaient les charbonnages de Lens, une fois encore, mais aussi les compagnies de chemin de fer, la société du Gaz parisien, le Crédit du Nord et de nombreuses propriétés foncières disséminées autour de Lille11. En convolant en justes noces, Jules Émile Scrive s’était allié à une famille presque deux fois plus riche que la sienne dont le crédit, sur la place lilloise, était sans limite.

3Son premier prénom, son patronyme et son union matrimoniale en attestent avec éloquence : Jules Émile Scrive est l’homme d’un groupe puisque, par ses parents et ses beaux-parents, il appartient à un double réseau de relation qui l’unit, sur la place lilloise et au-delà, à des familles à la puissance considérable et à la longévité séculaire12. Certes, la cohésion et la solidarité familiale ne vont pas forcément de soi au fur et à mesure que les arbres généalogiques s’étoffent. Néanmoins, si les liens de parenté n’excluent pas les formes de concurrence, voire même les inimitiés, ils restent alors suffisamment solides pour conférer au capitalisme familial, par les formes de solidarité qu’ils entretiennent, une efficience certaine13. S’il est l’homme d’un groupe, le fabricant lillois est aussi l’homme d’une région manufacturière où les flux de capitaux, de travailleurs et de marchandises sont organisés et polarisés par quatre cités textiles, Lille, Roubaix, Tourcoing et Armentières, perçues par les industriels eux-mêmes comme « un seul groupe industriel »14. Autour des années 1880, l’agglomération lilloise est non seulement, toutes fibres confondues, la première région textile en France, elle est aussi l’une des régions industrielles qui comptent le plus en Europe, et ce quel que soit le critère retenu, depuis le volume de la matière première transformée jusqu’au chiffre d’affaire réalisé en passant par le nombre d’ouvriers employés. Cette région-monde n’est cependant pas un tout homogène. Trois sous-ensembles présentent des caractéristiques qui leurs sont propres :

• Grande place de la manufacture, mais aussi du négoce et de la finance, Lille abrite notamment toutes les branches de l’activité cotonnière tandis que, dans le lin, filatures et filteries prennent le dessus sur le tissage proprement dit. Une vingtaine d’entreprises de fabrication des toiles situées dans la ville même ou aux abords de celle-ci font néanmoins de la capitale provinciale le deuxième centre de fabrication du département. Sur des métiers exclusivement mécaniques, l’on y tisse des étoffes dans lesquelles le coton s’est progressivement insinué sous forme de métis avec trame de lin et chaîne de coton ou chaîne de lin et trame de coton. S’il est difficile d’établir la proportion respective de chaque fibre qui entre dans cette fabrication, on peut estimer, en s’en tenant à une évaluation métrique, qu’un rapport de deux tiers de lin pour un tiers de coton est alors plausible15.

• Si elles sont rivales, Roubaix et Tourcoing n’en sont pas moins sœurs : orientées massivement vers le travail de la laine et du coton, elles disposent d’un appareil de production très performant que dirigent des capitaines d’industrie qui, bénéficiant de solidarités familiales et corporatives très solides, font montre d’un esprit conquérant, tendu vers les horizons internationaux16 ;

• L’essentiel de la production linière se concentre alors dans la vallée de la Lys, à Armentières plus particulièrement, qui assure une part majeure de la production nationale des toiles17. On y produit tous les genres de tissus de lin depuis les toiles à sacs les plus lourdes jusqu’aux toiles les plus fines, batistes et linons exclus. Au tournant des années 1880/1890, une cinquantaine de tissages regroupe plus de 8 000 métiers mécaniques et occupe environ 12 000 ouvriers. Dans les campagnes environnantes, les articles de qualité commune (essuie-mains et torchons) restent l’apanage de fabricants à façon qui distribuent le travail à des paysans-ruraux dont le nombre, en forte diminution pourtant, reste important. D’ailleurs, à Bailleul et à Halluin, deux petites villes qui doivent elles aussi leur prospérité à l’industrie linière, travail concentré et travail dispersé en milieu urbain coexistent encore…

4Si l’on considère combien, par-delà les différences dans la nature des activités, chaque sous-ensemble fait montre de pratiques dissemblables et se pose en rival de ses voisins, il va de soi que cet ensemble ne constitue pas un tout homogène. D’ailleurs, Roubaix et Tourcoing n’ont-elles pas contesté avec succès à Lille sa prééminence en matière de justice commerciale et de crédit à la fin des années 1860 et au début des années 1870 ? Ne finissent-elles pas par obtenir chacune un tribunal de commerce et une succursale de la Banque de France ? Toutefois, créé en 1871, le Crédit du Nord devient alors un véritable creuset de la coopération entre des territoires locaux qui approfondissent leurs relations au point que ce « capitalisme régional » cesse alors d’être une catégorie descriptive pour commencer véritablement à prendre corps18.

5On sait toutefois peu de choses sur l’usine que Jules Émile Scrive dirige à Marquette, dans la banlieue lilloise. Construite en 1856 par son père, celle-ci employait déjà, en 1860, 395 ouvriers. Il y avait alors 162 métiers mécaniques tandis que 40 métiers à la main subsistaient dans le cadre d’une complémentarité entre organisations concentrée et dispersée du tissage des toiles. Par la suite, le recours au tissage à domicile disparaît et, en 1889, l’usine de Marquette abrite 220 métiers19. Jules Émile Scrive est alors un des plus importants fabricants de la place, ce qui le laisse néanmoins à bonne distance des principaux fabricants armentiérois, d’autant plus qu’il n’est aucunement question ici d’intégration verticale : Jules Émile Scrive ignore délibérément la filature du lin et s’approvisionne en matières premières chez ses confrères qui œuvrent en amont de la chaîne de production20. Son engagement dans l’entreprise reste partiel et intermittent : au quotidien, le fabricant lillois confie la bonne marche de la fabrication des toiles à un ingénieur sorti de l’École Centrale, Larivière. Enfin, s’il s’occupe personnellement des marchés publics qui, en 1889, représentent à peu près 40 % de ses commandes (il soumissionne régulièrement aux adjudications du ministère de la Guerre et de la Marine quand il est question de toiles à voile, de sacs et de bourgerons destinés aux marins), il laisse le soin à des « voyageurs » de prospecter le marché national pour écouler le reste de sa production (pour l’essentiel de grosses toiles « tremées ou teintées »)21.

6Toutefois, avant même que le régime de 1892 ne réserve exclusivement le marché intérieur aux fabricants français, la quasi-totalité de ses marchandises trouve preneurs en France même tandis que l’étranger se trouve délaissé. Conséquence d’un réseau de distribution étriqué ? Orientation imposée par le caractère implacable de la concurrence étrangère ? Peu importe en définitive : Jules Émile Scrive n’a pour horizon que le marché français à l’heure où, plus que jamais, nombreuses sont les stratégies commerciales qui débordent des frontières nationales pour conquérir des marchés plus lointains22.

7Si sa conduite des affaires semble précautionneuse, il est vrai que les temps sont difficiles. Dès les années 1884/1885, soit quelques années seulement après avoir débuté la rédaction de ses carnets, Jules Émile Scrive se trouve aux prises avec l’essoufflement du premier XIX^e siècle qui, dans le cas du lin, prend effectivement des allures de « Grande dépression ». D’une manière générale, il semble désormais admis que cette expression a ses limites, car les taux de croissance restent positifs et les crises limitées. Toutefois, dans l’industrie linière, les mécanismes antérieurs du développement se transforment alors en une crise ouverte caractérisée par l’état marasmique des affaires. Les changements qui affectent la configuration de l’économie mondiale frappent de plein fouet un secteur où, manifestement, le degré d’avancement du produit dans son cycle de vie secrète une perte de repères chez les fabricants de toiles de lin23. L’industriel lillois trouve d’ailleurs que c’est méconnaître grandement la gravité de la situation que de penser, à l’instar de l’un de ses confrères, Villard, que la crise qui sévit « est une période de recueillement ! ! ! qu’il n’est pas mauvais que l’industrie traverse24 ». Plus encore, il lui arrive de déplorer « la détresse de l’industrie linière, détresse qui ne peut qu’augmenter dans l’avenir puisque la mode est en faveur du coton et de la laine ». À ses yeux, le lin est d’ailleurs « un article suranné »25. Au demeurant, il ne songe nullement à contredire un de ses nombreux interlocuteurs pour qui il s’agit là d’un « métier perdu », tant il est évident que de « l’orange sucée, il ne reste que les écorces »26. Aussi, quand un autre fabricant assure, en 1891, que « la toile est fichue… dans dix ans, il n’y aura plus de tisserands », il se garde bien de s’inscrire en faux27. Ne laisse-t-on pas entendre que d’autres fibres, comme la ramie28, se seront alors substituées au lin ? Au demeurant, devant les difficultés qu’il éprouve à engranger bon an mal an des bénéfices, le fabricant lillois cède fréquemment au découragement et songe régulièrement à se délester d’une affaire dont il doute, compte-tenu des perspectives du marché, qu’elle soit promise à un avenir fructueux. N’écrit-il pas : « Je suis malade des affaires… c’est le cauchemar de ma vie, et je trouve idiot de continuer à perdre la fortune que j’ai eu tant de peine à gagner »29. Il lui arrive de vouloir renoncer pour vivre « heureux et calme, au lieu de mourir à la peine, comme un forçat au bagne »30. Pourtant, il ne franchit jamais le pas, persuadé qu’il s’agit là d’une question d’honneur en regard de son nom et du prestige de ses prédécesseurs dans le métier d’industriel : « Si j’avais pu me retirer depuis longtemps, je l’eusse fait… mais je n’ai pu rompre ma chaîne ! Et je la traîne péniblement sans prévoir qu’elle puisse devenir moins lourde »31. Industriel malgré lui, Jules Émile Scrive, quoi qu’il en dise, ne brille pas particulièrement pour ses prouesses d’entrepreneur.

8Toutefois, quand Mathilde meurt, Jules Émile Scrive avoue disposer d’une fortune qu’il évalue à 3,7 millions de francs, soit environ 600 000 francs de plus que ce dont disposait à sa mort, en 1885, son père. Belle progression, évidemment ! Si l’on a de la peine, pour expliquer cet enrichissement rapide, à faire la part entre ce dont il hérite véritablement de son père puis de sa mère d’avec son enrichissement personnel, il est certain que les placements financiers tombés dans son escarcelle ou réalisés par ses soins, de toute évidence, lui rapportent gros. Outre son patrimoine immobilier (une maison et un bâtiment à usage de magasin de toiles à Lille, son usine et sa maison sises à Marquette, deux fermes en Flandres), Jules Émile Scrive ne possède-t-il pas en 1889 un portefeuille de valeurs mobilières où se côtoient en nombre des actions et des obligations des Compagnies des mines de Lens et de Bruay, du Crédit du Nord et du Crédit lyonnais, de la Société des Ciments français et des Portland de Boulogne, de la Compagnie parisienne d’éclairage et de chauffage par le gaz, des principales compagnies de chemins de fer espagnoles, françaises et russes enfin32 ? Membre éminent du clan formé par les Scrive, les Bigo et les Danel, soudés par des alliances répétées sur plusieurs générations, il participe avant tout au contrôle des principales affaires régionales, des investissements miniers notamment33. La Compagnie des Mines de Lens se montre, par exemple, quasi exclusivement capable d’autofinancer sa croissance, tant la faim de charbon est considérable. L’endettement étant négligeable, les familles fondatrices réalisent de belles plus-values au point que, à la lecture de ses carnets, l’on devine aisément Jules Émile Scrive se frottant les mains de satisfaction lorsqu’il apprend le rendement annuel de ses actions : « L’on est heureux d’être dans une affaire qui marche bien », note-t-il en novembre 1886, alors même que le textile donne ses premiers signes d’essoufflement ; « La situation est très belle et les bénéfices magnifiques », écrit-t-il en novembre 1890, en soulignant ses propos comme pour signifier une satisfaction double : non content d’enregistrer la plus-value boursière de l’année écoulée, il entre alors au conseil de surveillance de la société34. On pourrait se dire qu’il est d’autant plus satisfait que les temps sont difficiles pour le tissage de Marquette Toutefois, s’il ne cesse de se lamenter sur la médiocrité des gains en provenance de son usine, il consigne néanmoins dans ses carnets, début 1887, qu’il a « gagné (déduction faite des pertes), environ 500 000 francs » grâce à la confection des toiles depuis 1879, soit en huit années35. Par les temps qui courent alors, on doit pouvoir se satisfaire à moins quand il s’agit de prendre ses précautions pour d’éventuelles années de vaches maigres ! Bref, s’il lui arrive de se dire malheureux en affaires, Jules Émile Scrive participe allègrement de l’enrichissement croissant des plus fortunés de la place et compte, au même titre que son père, parmi les Lillois les plus riches : d’autres patrons, filateurs de lin ou de coton, qui décèdent peu après Mathilde, laissent d’ailleurs des successions analogues à celle enregistrée à l’issue du décès de son épouse.

Un honnête homme

9Signe évident de sa reconnaissance par ses pairs au rang des notables lillois parmi les plus importants, Jules Émile Scrive est élu à la Chambre de commerce le 5 janvier 188136. Unique représentant des fabricants de toiles au sein de cette assemblée qui compte en son sein les plus grands entrepreneurs de commerce et d’industrie de la place, il n’est pas dépourvu d’atouts : c’est un homme instruit, cultivé, informé des choses de l’économie, alors heureux en affaires. De fait, il apparaît sans nul doute utile au bon fonctionnement de l’institution. Il incarne d’évidence la bonne fortune des promoteurs de l’activité industrielle et répond à merveille aux attentes d’une institution où se combinent, à l’envi, solide réputation familiale, demande d’expertise, exigence de représentation et solidité de la fortune. Voilà d’ailleurs pourquoi son arrivée au sein de la principale instance économique lilloise semble bien naturelle aux yeux de tous. Solide réputation familiale ? Par l’entremise de ses ascendants et de sa belle famille, il associe le lin et le coton, la filature et le tissage. Il dispose aussi, comme nombre de ses nouveaux collègues, de solides participations dans les charbonnages du Pas-de-Calais et perpétue la présence familiale dans une institution dont son père et son beau-père (pour se limiter à eux) avaient été tous les deux membres de longues années. Demande d’expertise ? Il a manifestement fait ses preuves en secondant de manière satisfaisante son père auquel il vient de succéder à la tête du tissage de Marquette. Il est aussi doté d’une solide instruction : il a, entre autres, obtenu un premier accessit au Concours général en dessin linéaire à l’âge de 17 ans37. C’est enfin un homme de culture, qui lit beaucoup et ne manque pas, à l’occasion, de consigner son avis, lecture faite : s’il dit abhorrer le Flaubert de Salammbô et de Madame Bovary, il est transporté par Tolstoï et Anna Karénine et fait relier son exemplaire de Germinal… non sans avoir confié dans ses carnets, de manière assez schizophrénique, il est vrai, combien le roman de Zola est « superbe de vérité et de profondeur »38. Exigence de représentation ? C’est un homme du sérail, pleinement inséré dans les réseaux qui comptent à l’échelle locale et même au-delà39. C’est un parfait gentleman que l’on devine courtois, d’une urbanité exquise et non dépourvu d’entregent.

10Au demeurant, Jules Émile Scrive ne se contente pas d’être membre du conseil de la Chambre de commerce en compagnie des industriels parmi les plus en vue de la place lilloise. Il est aussi membre très actif de nombreuses sociétés savantes où se rencontrent tous ceux qui comptent dans la ville. Il collectionne donc les participations aux « Sociétés » dont les réunions contribuent à rythmer la vie de la sociabilité urbaine. Société industrielle, Société de Géographie, Société des Agriculteurs du Nord (juin 1886), Comité flamand de France (septembre 1888), puis, par la suite, Société française d’Archéologie (décembre 1896), Association de l’Industrie et de l’Agriculture françaises (octobre 1898) : s’il n’exerce jamais de responsabilités, s’il n’est pas nécessairement assidu aux séances, il ne peut réfréner son engouement pour ces formes de sociabilité qui ont tout de cénacles où l’on satisfait (un peu) ses curiosités tout en cultivant (beaucoup) le sentiment de son importance. Tout est bon pour satisfaire sa soif de savoir, depuis la question de la betterave et de son nouvel ennemi, l’hématode, jusqu’aux progrès de la colonisation et la découverte de terres inconnues40. Ceci va de pair, au demeurant, avec un intérêt marqué pour les prospections minières dans le nord de la France et l’avenir du charbon ou bien encore des gisements de phosphates de chaux : on peut être curieux et ne pas oublier où se trouvent ses intérêts !

11Non content de participer, par son engagement dans ces cercles de sociabilité et de culture savante, à la vie culturelle de la capitale régionale, il se pique de réflexion et d’écriture : de l’art et de la manière de cultiver le lin à la façon dont il faut traiter la question sociale, ses centres d’intérêt sont multiples41. Aussi, très régulièrement, il publie des brochures éditées à compte d’auteur (qu’il distribue autour de lui et dépose même dans le hall du journal L’Écho du Nord afin que chacun se serve !) et des articles destinés à la presse locale. À bien des égards, il entend endosser le rôle de la vigie qui se doit d’éclairer l’opinion publique sur la conduite du monde42. A-t-il de l’audience pour autant ? S’il est difficile d’en juger, c’est fort possible, à en croire la persévérance dont il fait preuve en la matière et les satisfactions d’amour-propre qu’il dit éprouver quand ses écrits sont édités ! Ainsi, il n’hésite pas à publier ses opinions dans la presse d’une part, au moyen de brochures publiées à compte d’auteur d’autre part, quand, sous la pression de la protestation sociale et des grèves qui se multiplient, il trouve qu’il y a urgence à « s’occuper de l’esprit de l’ouvrier ». Il se montre aussi constamment soucieux de diffuser ses écrits le plus largement possible en se livrant chaque fois à de véritables opérations de communication. Il envoie sa brochure sur la culture du lin aux notables locaux, aux instituteurs de la région, aux spécialistes de la question en France, mais encore à Pasteur en personne. Il en est de même quand il aborde les « Questions d’économie politique »43. Il note à ce propos, non sans ironie, que ce sont ses nombreux correspondants extérieurs à la région qui l’approuvent et le félicitent le plus chaudement et qu’il aurait tort de se plaindre quant aux retombées plus ou moins mitigées de sa brochure dans le milieu local : « les Lillois ne me débinent pas, ce qui est un beau succès »44. D’ailleurs, à lire ses carnets, c’est là son souci premier, qu’il s’agisse de la vie mondaine, de l’activité entrepreneuriale ou des manifestations culturelles de la place : il lui faut forcer le respect de ses pairs, à Lille et dans les environs proches, en priorité. Le caractère laudateur de l’article qui rend compte, sous la plume du directeur, Verly, de sa brochure dans L’Écho du Nord le comble d’aise45. La manière dont il réagit lors des grandes grèves de mai 1890 va dans le même sens. Alors qu’il a interdit aux grévistes de pénétrer dans son usine, il est tout heureux de consigner dans son carnet au lendemain de son fait d’armes : « tous les journaux républicains de Lille me font jouer un rôle énergique et me posent en héros ! »46.

12Bien sûr, l’analyse structurale des réseaux sociaux dans lesquels s’insère Jules Émile Scrive reste à faire. Toutefois, il est probable que la mise en relation systémique des sorties, réceptions et conversations telles qu’elles sont consignées dans les carnets permettrait tout au plus de préciser ce que laissent entendre ses engagements dans la vie associative : voilà un notable qui, de manière fort banale, veille avant tout à tenir son rang en cultivant ses affinités « naturelles ». Au nom de son appartenance à un groupe et des obligations professionnelles qui sont les siennes, le patron lillois fréquente assidument ses collègues lillois, quel que soit l’estime qu’il leur porte. Il lui arrive aussi de côtoyer épisodiquement ses collègues roubaisiens et tourquennois qu’il admire le cas échéant, mais de loin. Il veille surtout à éviter ceux d’Armentières qu’il ne cesse de vouer aux gémonies, car il les déteste autant qu’il lui arrive de les envier. Mais, tous ont en commun avec lui de brasser des affaires d’importance, de se mouvoir, pour la majeure partie d’entre eux, dans le textile et de vivre enfin sur le même pied, ou peu s’en faut, et il ne l’ignore jamais. Au nom de ses curiosités et de ses engouements, il fréquente aussi volontiers le monde de la science, de la haute administration, de la justice, mais encore celui des explorateurs et des missionnaires. Ceux-ci lui procurent un supplément d’âme et l’assouvissent d’un désir rentré d’aventure qu’il serait bien en peine de trouver au quotidien ! Cependant, quand il s’agit de cultiver une solidarité obligée, seule la famille répond en dernier ressort à ses attentes, tant elle est la pierre angulaire de son espace de vie. Rares sont ceux avec qui, en dehors d’elle, il fraie assidument. Seule la fréquentation de Paul Dislère, directeur au Ministère de la Marine et des Colonies, président, en 1889, du conseil d’administration de l’École Coloniale, futur membre du Conseil d’État, lui donne l’occasion de cultiver une amitié qui repose sur une affinité établie de longue date, une complémentarité qui bannit de fait toute rivalité, une appartenance au même monde et des intérêts bien compris.

13Jules Émile Scrive meurt à Lille le 23 novembre 1898, dans sa 62^e année. Toutefois, les carnets s’interrompent sans motif clairement invoqué le 18 novembre 1891. Décision brutale et inopinée ? Mais alors, pourquoi cesser cette longue relation à soi-même sans un mot, si ce n’est le simple constat, mainte fois réitéré, du caractère déplorable de ses affaires47 ? Faut-il conclure à la perte des carnets ultérieurs ? C’est là chose plausible, auquel cas on peut supposer qu’il nous manque tout ou partie d’un travail d’écriture que Jules Émile Scrive aurait poursuivi jusqu’à sa mort, en 1898. Faut-il au contraire supposer une résolution soudaine, puisque le carnet entamé, contrairement à tous les autres, comporte encore des pages vides ? À ce jour, point de réponse48.

En deçà et au-delà des mots

14Si ce notable lillois choisit ainsi de s’épancher durablement sur le papier, c’est que tout lui commande de retenir de manière impérieuse le bouillonnement de la vie, de mieux se connaître dans la répétition et le changement49. Totalement maître de sa vie (en prenant la direction de l’usine familiale, il s’émancipe de la tutelle familiale), pénétré de son importance nouvelle (puisqu’il cultive, dès lors, la posture du continuateur d’une dynastie d’entrepreneurs prestigieux), il éprouve manifestement le besoin de prendre du recul, de mettre en ordre la confusion de ses sentiments, de conjurer aussi les affres du temps qui passe. Ainsi, en novembre 1884, il avoue avoir « ouvert d’une main émue et tremblante le recueil de mes souvenirs de 1866, année de mon mariage. Je craignais qu’une aussi longue suite d’années (18) me fît considérer ces souvenirs sans charmes et sans plaisirs. Combien je me trompais ! C’était ma vie toute entière qui repassait devant mes yeux et ces objets inanimés avaient une âme, comme dit le poète, qui parle à notre âme le langage le plus éloquent. Objets inanimés, avez-vous donc une âme. Qui parle à notre cœur et nous force d’aimer. Que de jolies choses nous avons échangées dans ces jours de fiançailles si enivrantes et si poétiques dont le parfum m’enivre encore après 18 ans ! Je pleurais, mais je pleurais de joie de trouver que Dieu avait béni notre amour, qu’il nous avait comblés de joies et de félicités intimes pendant ce long espace de temps… si vite écoulé »50. Mais si ces carnets sont le lieu d’enregistrement de ses affects, ils sont aussi, plus prosaïquement, le théâtre où se déroulent à nouveau, par bribes, les heures riches de regards croisés, de propos échangés et de scènes vécues qui, encore présentes à l’esprit, appartiennent déjà au passé. Il ne se contente d’ailleurs pas de relire ses propres carnets, puisqu’il compulse de temps à autre ceux tenus par ses ascendantes : « Que de souvenirs évoque la lecture des lettres et des agendas de mes chères mère et grand-mère ! Tout ce passé, disparu mais indestructible, surgit dans la profondeur de mes souvenirs, tout vivant »51.

15Chemin faisant, il manifeste un bonheur d’écriture grandissant : plus le temps passe et plus il éprouve la douceur d’exister par les mots en usant délibérément du je, moyen le plus immédiat et le plus efficace d’affirmation de soi. Au cours de la première année, le propos est souvent bref. Puis le texte prend très vite de l’ampleur et gagne en prolixité. Dès 1882, les variations que l’on observe sont liées à des évènements bien spécifiques où l’intensité des émotions, la multiplicité des impressions, voire tout simplement la succession d’évènements marquants engagent le diariste à multiplier les notations52.

16Écriture de l’immédiateté, écriture cumulative, ce journal exclut toute élaboration préalable53. Son rythme en témoigne : sur fond de répétition, la quotidienneté se lit dans l’intermittence d’un phrasé où, à l’étirement du commentaire, à l’élévation de la pensée, à la virulence soudaine des mots succèdent, de manière toujours inattendue, blancs et ellipses, banalités et insignifiances qui, tout ensemble, « engloutissent le temps vécu »54. Comment ne pas y voir la pulsation même de la vie puisqu’au caractère cyclique du temps et à l’entrelacement des thèmes se superposent accélérations des images et intensité de l’émotion. Qui plus est, Jules Émile Scrive respecte à la lettre la convention initiale sur laquelle repose tout journal personnel : au moment où il écrit, il ignore tout de l’avenir et ne revient jamais en arrière pour corriger le propos à l’aune de ce qui est advenu. Rédigé « à chaud », ces carnets ne sont donc en rien recomposition altérée ou reconstruction mensongère de l’existence du diariste : ils sont écrits le jour même et retiennent le temps qui s’enfuit déjà55. Lapidaire ou prolixe, détaché ou ému, celui-ci nous livre, le soir venu, tout ce qui reste de la réalité protéiforme d’un quotidien emprunté à un passé immédiat tissé d’à-présent56. Toutefois, après être passée au tamis de la narration et de l’introspection, la relation de ce vécu n’est en rien exhaustive. L’auteur ne cesse de choisir entre les évènements tantôt minuscules, tantôt importants qui composent le propre de toute journée. Il ne peut pas tout écrire. « L’écriture journalière, inévitablement myope, grossit parfois l’infime et néglige l’essentiel, n’évitant pas les erreurs de perspective et les pièges de l’illusion dont est victime celui qui se trouve au ras du quotidien »57. Si les dates-anniversaires sont l’occasion des bilans et des moments largement rétrospectifs, point de fil conducteur autre que la linéarité du temps dans son propos journalier : à l’atomisation des instants correspond l’imprévisibilité du propos. Garde-mémoire qui enregistre les gains financiers comme les petits accidents de santé, journal-confidence qui sert d’exutoire pour qui se meut dans un monde où le contrôle des sentiments et des opinions importe plus que tout, journal-réflexion où le décryptage de la conjoncture économique côtoie le désarroi face à la mort, ces carnets sont un atelier à ciel ouvert où la lumière ne cesse d’être changeante. D’ailleurs, si le contexte évolue sans cesse, le regard que l’on porte sur la vie change également. Les sujets de préoccupation se succèdent les uns aux autres, certains d’entre eux, au fil du temps, perdent de leur acuité tandis que d’autres surgissent au premier plan en un ballet ininterrompu : « Je mets de l’ordre dans mon bureau et je suis étonné de l’importance que j’accordais jadis aux affaires dont je me souviens à peine aujourd’hui ! Hélas ! Pauvres insensés que nous sommes, préoccupés de fantômes et de rêves ! Quelle est donc la réalité ? À quoi aboutissent tant d’agitations stériles ? Malgré ces pensées pleines de philosophie et de raison, je ne laisserai pas moins mon cerveau se torturer et mon esprit s’user dans les mille tracasseries de la vie de tous les jours »58. Il lui arrive toutefois d’être nettement moins morose et de déclarer, non sans candeur et en un rapprochement improbable : « J’ai fait mes Pâques aujourd’hui avec Mathilde et Jules à la messe de sept heures. Que de remerciements ai-je adressés au Seigneur pour m’avoir fait, en somme, la vie si heureuse. Je ne méritais pas plus que d’autres d’être choisi par Dieu pour avoir un lot aussi heureux, puisque jusqu’à présent, tout a réussi pour les miens et moi. J’ai été recevoir les rentes 3 % de papa Jules et les miennes (…) »59. Ainsi, en rapportant sur la journée qui vient de s’écouler, le fabricant lillois procède à une mise en ordre où, nécessairement, il trie parmi les faits auxquels il est confronté et les pensées qui l’assaillent. Le travail d’écriture auquel il se livre forme donc le propre de ce qu’il retient du déroulement de son existence. En ce sens, ce journal personnel est probablement la forme d’écriture de soi la plus proche de la démarche analytique.

17Écrits à la première personne, ces carnets, comme beaucoup de journaux personnels, ne sont pas destinés à être lus par quelqu’un d’autre que leur auteur : ils fourmillent de notations qu’il eût été pour le moins maladroit de laisser tomber sous le regard des proches quand il se laisse aller à des digressions mettant en cause les personnes ou les idées communément admises60. Qu’ils aient été écrits par un homme d’âge mûr est plus surprenant. Certes, la poussée de l’individualisme libéral et « la laïcisation des procédures de déchiffrement de la personne »61 plaident pour l’inscription de l’écriture d’un journal dans une procédure d’affirmation de la personne. Il y a là un espace qui plaide aussi en faveur d’une observation de soi qui « enregistre tout à la fois le labeur, l’argent, le loisir et l’activité amoureuse (…) afin de détecter le gaspillage de soi »62. Toutefois, il est clair qu’en ce XIX^e siècle tel qu’il nous apparaît, la recherche et l’enregistrement de soi apparaissent essentiellement comme étant l’apanage des jeunes filles. Des éducateurs les y encouragent vivement et elles y trouvent aisément un moyen de s’épancher63. On peut toutefois soupçonner une pratique plus large du journal personnel, car la fragilité de ces documents, rarement conservés ou fréquemment ignorés dans le recoin d’une armoire, conduit certainement l’historien à en sous-estimer la diffusion sociale64. Si tel est le cas, ces carnets de Jules Émile Scrive compteraient parmi les rares écrits du for privé non pas conservés, mais exhumés, s’agissant d’un homme d’âge mûr. Il est fréquent que les spécialistes de la littérature notent, à propos de l’auteur d’un journal personnel, que celui-ci baigne dans des cercles familiaux et amicaux où la propension à voir s’esquisser de véritables faisceaux d’écritures intimes est grande65. Pourquoi, dès lors, ne pas supposer qu’il en soit de même dans quantité de familles qui, sans atteindre à la notoriété littéraire, n’en cultivent pas moins cette pratique ?

18On ignore cependant tout de l’histoire de la conservation de ces carnets. En revanche, il importe de souligner qu’en l’état des documents, rien ne laisse soupçonner que l’on ait soustrait à l’historien quelque passage du texte jugé insignifiant ou gênant. Ces carnets sont tous rédigés d’une seule main et ne présentent aucune lacune, si ce n’est, malheureusement, la disparition de deux d’entre eux66. Il a toutefois été nécessaire, entre coupures demandées par la famille et exigences éditoriales, de réduire le texte au deux-tiers de son importance initiale. La sélection a répondu à des critères assez simples. En essayant, afin de ne pas altérer de manière abusive la tonalité et le contenu des carnets, de maintenir une cohérence dans l’appréciation de ce qu’il fallait garder ou supprimer du texte initial, nous avons été conduit à gommer, dans la publication, tout ce qui concerne :

• Les propos parfois venimeux consignés à l’encontre d’un membre apparenté dans la famille proche, cela à la demande des héritiers ;

• Les considérations anodines sur le temps qu’il fait, la douceur d’une promenade ou bien encore les (très) petits ennuis de santé du diariste et de ses proches dès lors que le caractère récurrent de tels propos semble avéré ;

• Le report d’informations factuelles qui rythment la vie d’un « tout Lille » compris dans un espace situé entre la famille et les connaissances lointaines.

19Au total, la part des propos expurgée, incluse dans une fourchette comprise entre 47 et 30 % du texte initial, s’est avérée relativement homogène, 7 années sur 13 étant regroupées autour de la moyenne, soit 38 % de signes supprimés par année67.

Carnets de Jules Émile Scrive : évolution du nombre de caractères effectifs puis retenus par année (1879-1891)

Vers une « histoire de vie sociale »68

20Il faudra au lecteur bien de la patience pour entrer dans ce livre où l’on s’égare aisément puisque rien n’est véritablement construit dans cette capture du temps faite d’amoncellements fort hétéroclites. Il lui faudra aussi accepter les limites du genre. En confrontant les notations au jour le jour dans ces carnets et les bribes de sa correspondance avec sa mère, entre autres, on mesure combien la tenue d’un journal personnel est fort éloignée de la rédaction d’une lettre où la présence d’un interlocuteur extérieur à soi engage un autre type d’écriture. À sa mère, Jules Émile Scrive décrit par le menu ce qu’il a fait durant cette journée là où, dans ses carnets, les mêmes faits font bien souvent l’objet d’une notation brève69. Plus curieusement : alors même que, s’agissant de ses opinions politiques, il est d’une retenue extrême dans ses carnets, il lui arrive, dans ses missives, de se laisser emporter et de dénoncer tel ou tel mouvement d’opinion, l’aventure boulangiste par exemple70. Et l’on se prête à rêver de la lecture concomitante d’un journal personnel et d’une relation épistolaire intégralement conservée… Toutefois, dans le premier cas comme dans ce que laisse entrevoir le second, Jules Émile Scrive ne dit jamais tout : il se ment à lui-même et, prisonnier de son personnage et de son temps, il gomme bien des aspects de son intimité quand il ne falsifie pas ce dont il relate… comme tout un chacun, au demeurant. Sa vie conjugale, par exemple, n’est qu’un bulletin de satisfecit permanent. Nul nuage, nulle ombre ne viennent ternir une union qui apparaît comme totalement désincarnée71 ! S’il consent exceptionnellement à déchirer le voile, c’est de manière tellement sibylline que le lecteur ne peut que se perdre en conjectures. Ainsi, quoi penser quand il se laisse à écrire : « J’ai lu un passage qui m’a frappé sur la vieillesse et sur la mort des libertins et des mauvais sujets. Mon Dieu, que je vous rends grâce de m’avoir sauvé des dangers que j’ai courus par mes égarements stupides ! » ?72 Après tout, ses écrits constituent un document historique parmi d’autres qui, par voie de conséquence, possède ses limites propres et ne saurait échapper aux procédures de vérification et d’authentification les plus classiques73. En outre, ce journal personnel, envisagé de manière à nouveau spécifique, est comme un îlot de paroles au beau milieu d’un océan de silences : il est bien seul et il n’y a personne pour offrir un contrepoint à leur auteur qui possède, bien évidemment, ses propres lunettes pour voir et ses propres mots pour dire74.

21Toutefois, si l’expérience est par essence unique, ce n’est pas au point d’interdire l’accès à l’universel par le singulier. Tout lecteur fera donc son miel d’un journal personnel qui, en relevant du for privé, constitue un observatoire privilégié quand il s’agit de restituer des manières d’être, de vivre et de penser. L’historiographie française a d’ailleurs été marquée, depuis une trentaine d’années, par une valorisation des ego-documents75. Certes, « l’histoire a besoin d’être parlante pour s’écrire de chair » comme s’il fallait, à travers le témoignage, retrouver quelque chose de la saveur de l’histoire traditionnelle et de ses récits76. Mais cette valorisation s’inscrit aussi dans les déplacements opérés depuis quelque temps par l’historiographie depuis le groupe vers l’individu. Réévaluer le rôle des acteurs anonymes, c’est tenter d’appréhender « ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, l’évident, le commun, l’ordinaire, le bruit de fond, l’habituel », ce que Georges Perec appelait d’un mot « l’infra-ordinaire »77. C’est aussi d’aller au-delà de l’objectivation des expériences, qui ne peut atteindre qu’un fragment du passé, pour tenter de prendre sur le fait les hommes qui, au cœur de la fabrique de l’histoire, vivent leur temps en essayant de lui donner du sens avant d’agir. C’est encore restituer tout ce qu’une expérience peut engendrer en termes de discontinuité et de rupture quand il s’agit, pour un individu, de construire à tâtons le projet d’une vie toujours fragile. C’est enfin mettre en relief combien, par delà le « marmonnement du monde » (comme disait Michel Foucault), ce sont les silences qui importent. Lire entre les lignes, capter les allusions, s’emparer des blancs et des demi-mots : dans le geste d’écriture, on sait combien ce qui est omis ou caché est souvent plus instructif que ce qui est apparent et parfois même revendiqué. Mais en retour, ce primat accordé à l’individu ne signifie en rien ignorer le groupe. Plus que jamais, il faut confronter l’un à l’autre en reconstituant l’inscription de chaque individu dans le réseau des liens de famille, de métier, d’action collective ou de hasard qui le traversent et le font (ré) agir. L’individualité n’est jamais, après tout, que l’expression d’une expérience qui ne peut pas ne pas être articulée au groupe78. Confrontée, trois décennies avant Jules Émile Scrive, à la signification profonde de ses propres écrits autobiographiques, George Sand ne l’ignorait pas : « Toutes les expériences sont solidaires les unes aux autres, et tout être humain qui présenterait la sienne isolément, sans la rattacher à celle de ses semblables, n’offrirait qu’une énigme à débrouiller »79.