Chapitre III. Premier appel au pays
p. 141-163
Texte intégral
1Je passai l’été de 1924 à Montréjeau, près d’Auguste Cazeneuve et de Jacques Arthuys. Arthuys et moi, nous mettions la machine au point. Je rédigeais mon livre la Révolution nationale. Arthuys écrivait Les Combattants. Nous vîmes Jules Décamps qui était de Montréjeau et qui vint passer quelques jours. Il nous confirma les sombres prévisions qu’il faisait pour l’année 1925. J’eus l’occasion de réconcilier Lucien Romier et Cazeneuve qui s’étaient séparés après l’affaire Bernard-Précy. Et moi-même, à la fin d’août, je consolidais ma réconciliation avec Romier, qui préparait son entrée au Figaro.
2Notre plan commençait de se réaliser : le Figaro, l’Action française et notre journal populaire à fonder, cela nous mettait d’intéressants moyens d’action en main, comme entrée de jeu.
3Je cherchai le moyen de lancer un appel du côté des communistes. La section d’Action française m’avait demandé depuis longtemps une conférence. J’acceptai de la faire, sous le nom de l’Union des Corporations françaises et je demandai que l’on me mît en contact public avec des socialistes et des communistes. Ce qui fut fait.
I. — L’appel dans la Mecque rouge
4La réunion eut lieu le dimanche 12 octobre au théâtre de Périgueux. C’est ce jour que la campagne fasciste fut ouverte en France.
5Périgueux a été parfois nommée la Mecque rouge. C’est beaucoup dire. C’est une ville qui a une longue tradition socialiste et qui a été une des premières conquises par les communistes. Bouthonnier fut le premier maire communiste. Il dut partir et la mairie tomba entre les mains d’un ci-devant cheminot nommé Marcel Delagrange. Delagrange faisait figure de terroriste à ce moment-là. Il m’avait été décrit comme un personnage sympathique, de bonne vie, de bonnes mœurs. Les membres de la section d’Action française m’en firent un portrait tout à fait intéressant. On l’avait invité à la réunion. Il y vint, en grande tenue.
6Dans mon souvenir, cette réunion est en traits de feu. Ce fut un gros, très gros succès. La salle était extraordinairement variée. Toutes les classes et tous les partis étaient représentés. Le maire occupait la loge municipale. Il y eut une faible tentative d’obstruction, brisée d’un seul coup de mâchoire. La salle fut tenue comme jamais je ne l’avais vu.
7Pour la première fois, je présentai publiquement les thèses qui furent plus tard celles du Faisceau. Je fis une âpre critique de la bourgeoisie individualiste, et j’exaltai l’esprit héroïque du combattant et de l’ouvrier révolutionnaire au-dessus de l’esprit mercantile et parlementaire.
8Marcel Delagrange quitta sa loge municipale et vint me répondre. Venu depuis au Faisceau, il s’est révélé très au-dessous du rôle qu’il voulut jouer. Ce jour-là, il me parut sympathique, énergique. Il était assez bon orateur, avec cette voix métallique des orateurs populaires qui déchire et terrorise les bourgeois. Delagrange fut manifestement sympathique.
9Alors je lançai l’appel aux communistes qui allait bien au-delà de la personne du maire de Périgueux.
10— Vous et nous, disais-je aux communistes, nous sommes contre la ploutocratie. Nous sommes les deux seules troupes actives en bataille contre elle. Vous l’avez renversée en Russie, mais vous n’avez pas su trouver les formules constructives du socialisme. Vous n’avez pas su utiliser les hommes. Nous, nous avons la doctrine constructive. Nous risquons d’être battus chacun de notre côté. Je vous fais une proposition : faisons la Révolution ensemble.
11Je me rappelle la stupeur de la salle au premier coup. Et puis son élan. Elle était prise au cœur, au fond de l’âme. Elle se donnait entièrement. Il y eut un court dialogue, auquel la salle prenait part de tout son esprit dans un silence passionné :
12— J’accepte, disait Delagrange, faisons la Révolution ensemble. Mais la révolution faite, qui commandera ?
13— Nous ! lui criai-je.
14Il cria à son tour. Mais ses cris et les miens se mêlaient. La salle applaudissait frénétiquement. Elle voyait se réaliser l’alliance du combattant et du peuple contre l’Argent. Il y eut une heure de prodigieuse exaltation. Les assistants partirent avec le sentiment d’avoir assisté à l’une de ces séances qui font date dans les années qui précèdent les Révolutions. J’ai tout un dossier de lettres que je reçus dans les jours qui suivirent, et de quelles personnalités ! Un mot revient partout : lumière, c’est la lumière !
15Ceci se passait au moment où, à Paris, on déclenchait la grande panique, et où s’ouvrait cette fameuse campagne qui fit que toute la France crut que la révolution communiste commencerait dans la nuit de Noël.
16Mon appel était lancé.
17Cela fit un joli scandale à Paris. Le Comité des Forges téléphona au Comité de la Laine, où régnait Mathon, pour lui demander ce que signifiait le discours de Périgueux. Mathon vint quelques jours après chez moi. Il m’avait écrit pour me dire que M. Désiré Ley, administrateur-délégué du Consortium du Textile s’indignait des paroles prononcées par moi. Il ajoutait que, dans ces conditions, il voulait lire les épreuves de la Révolution nationale avant que j’en donne le bon à tirer.
18C’était un nouvel épisode de la bataille engagée depuis longtemps. Mathon arriva chez moi. Je répète que je l’aimais beaucoup malgré ses travers de grand bourgeois du nord. Mais j’étais parfaitement résolu à créer une situation nette. Mathon, je le savais, avait trop l’esprit de l’homme qui paie. Il ne l’avait jamais manifesté avec moi. Mais un jour, à la Journée industrielle, devant Romier, au moment des discussions à propos de Bernard-Précy, au conseil d’administration, il avait frappé du poing sur la table en disant :
19— Nous payons, donc nous commandons.
20Romier, ce jour-là, avait eu le joli courage de lui dire qu’il ne consentirait jamais à être « le porte-plume des industriels ». Déclenché par Ley, Mathon posait la question du commandement de l’argent auprès de moi. Ceci se passait à la Librairie Nationale, où j’étais très libre, étant le principal actionnaire, l’administrateur-- délégué et où je m’attribuais un traitement idiot, ce qui me donnait la plus grande liberté.
21Mathon arriva : j’avais placé en évidence, à côté de lui, les épreuves de la Révolution nationale. Je lui dis tout de suite que ma dignité m’interdisait absolument de tenir aucun compte des réflexions de M. Désiré Ley, fonctionnaire appointé des patrons de Roubaix, et que je ne lui reconnaissais aucune compétence politique. Tout le droit de M. Ley, c’était de n’avoir pas de relations avec nous : il devait venir faire une conférence chez nous ; il refusait de tenir son engagement sous le prétexte que nous tendions la main aux communistes — qu’il reste à Roubaix ! Mathon n’osa pas renouveler sa demande de lire les épreuves de la Révolution nationale.
22Tout à l’heure, je vous présenterai M. Désiré Ley, à propos de l’agitation communiste de cette fin de 1924, et vous comprendrez le sens de ce petit incident, qui était très gros.
23À l’Action française, l’affaire de Périgueux provoqua des mouvements divers. Mais on ne me montra, à ce sujet, qu’une intelligence sympathique. J’annonçai à Maurras que l’on organisait une rencontre à Paris avec le maire communiste de Périgueux. Il se dit d’accord et, à Périgueux, deux personnes entrèrent en conversation avec Marcel Delagrange.
24Le 26 octobre, nous allâmes à Metz avec Léon Daudet et trois ou quatre orateurs de l’Action française. J’avais sur moi les épreuves de la Révolution nationale. En route je les donnai à Léon Daudet. Il les lut d’un trait, devant moi. Il s’arrêtait de temps à autre pour me dire son sentiment. Selon sa coutume, lorsqu’il est emballé, un seul mot : — Épatant, mon cher, épatant !
25À la fin du livre, il était conquis. La Révolution nationale lui paraissait la formule même de l’action. À la réunion de Metz, il fit son discours sur ladite « révolution nationale ». C’était évidemment une manière qui lui allait beaucoup mieux que la manière du bourgeois de 1830 que l’Action française lui impose.
26L’affaire s’engageait assez bien : un appel aux communistes lancé dans des conditions très satisfaisantes ; Désiré Ley renfoncé dans son trou avec son épouvantail à bourgeois ; Léon Daudet prêt à partir sur les routes de la révolution nationale. Restait à lancer l’appel au combattant.
II. — Premier appel au combattant
27De ce côté, il y avait une résistance cachée que je ne comprenais pas. Dès les premiers jours d’octobre, j’en avais parlé avec Maurras, Moreau et Pujo. Cela faisait partie du plan arrêté en mai. Or Maurras et Moreau demeuraient assez froids. Pujo déclarait qu’il était très difficile de manœuvrer parmi les combattants et leurs associations.
28J’avais organisé une réunion pour le 11 novembre à la salle des Ingénieurs civils, avec Bourgin et Arthuys. Elle devait être tenue sous le couvert de la Revue Universelle. On me demanda de renoncer à cette couverture. J’obtins de l’Action française un service d’ordre de très mauvaise grâce. La réunion eut lieu. Ce ne fut pas un succès étourdissant. La nouveauté des thèses présentées inquiétait quelques personnes qui commençaient à entendre parler de la révolution communiste menaçante, et qui comprenaient mal un appel adressé à tous les révolutionnaires contre l’Argent.
29Louis Latzarus, qui était là, et avec qui j’avais fait campagne électorale quelques mois plutôt, ne cacha pas son mécontentement. Mais des discussions passionnées se produisaient dans les groupes. La salle était très mélangée : il n’y avait qu’un petit fonds de gens d’Action française ; le gros de l’assistance était fait de gens très divers touchés au hasard des invitations. Les « combattants » présents avaient pris parti pour nous avec passion. L’élément civil, entendant parler de « dictature du combattant » était plus réservé. Enfin, il y avait eu un peu de malaise du fait que des combattants présents se demandaient si ce que nous montions ce soir-là n’était pas une combinaison de l’Action française. Les adhérents de l’Action française qui étaient présents étaient assez tièdes. Cet exposé de la politique de la victoire, qui ne reposait pas sur les démonstrations de Kiel et Tanger, troublait leur esprit.
30Néanmoins, l’affaire était lancée. Dans les jours qui suivirent, nous reçûmes l’adhésion d’un certain nombre de combattants tout à fait étrangers à l’Action française, et qui cherchaient vainement dans les associations une doctrine pour l’action civique des combattants.
31André d’Humières, qui devint dans la suite le délégué général du Faisceau, était parmi eux. Il vint me voir, me dit que l’on attendait que je prisse la tête d’un mouvement pour la révolution nationale, et nettement désigné comme tel, où pourraient entrer des combattants de tous les partis. C’est ce que nous faisions.
32Un peu plus tard, nous rencontrâmes Philippe Barrès, puis Serge André.
33Bref, c’est à cette réunion du 11 novembre 1924 que s’est formé le premier noyau agissant du Faisceau. Autour de ce noyau, se fit une première cristallisation, avec des aspirations assez confuses. Les combattants cherchaient à se définir. Ils n’apportaient pas de doctrine précise. Ils n’avaient pas la pratique de celle que nous leur présentions. Mais ils apportaient le grand sentiment qui pouvait être moteur à cette époque : le sentiment d’une vie nouvelle pour la France, mais dont il restait à trouver la forme.
34Les événements appelèrent une forme qui a causé, dans la suite, de grosses erreurs en France, comme elle a causé d’irréparables erreurs en Italie.
III. — Le rassemblement des combattants devant un faux péril communiste
35Nous travaillions à provoquer le rassemblement de tous les révolutionnaires (combattants, ouvriers, syndicalistes, socialistes et communistes révisant leur doctrine) contre la ploutocratie.
36D’autres travaillaient, en dehors de nous, à côté de nous, et même au milieu de nous, à opposer les combattants aux socialistes, aux communistes, et, plus simplement, à tout syndicalisme ouvrier.
37En cet automne de 1924, il y eut tout à coup un bouillonnement extraordinaire qui se résolut, à la fin de l’année, en une opposition simple qui a dominé les années 1925 et 1926.
38Au milieu des troubles monétaires qui se multipliaient, la campagne pour les États généraux aboutissait, en octobre, à la création du Conseil national économique, qualifié par M. Justin Godart, son accoucheur, d’États généraux permanents et restreints, et dont Romier dit que ce n’était qu’une copie « corrigée dans le sens étatiste et socialisant de la formule des États généraux ».
39Le Comité des États généraux organisa, en novembre, la Semaine de la Propriété commerciale, où furent représentés 47 syndicats de propriétaires et 164 syndicats de commerçants ; la Semaine se termina par un texte qui mettait d’accord propriétaires et locataires sur une question où ils étaient en lutte depuis trente ans. C’était un gros succès à notre actif.
40Il y eut la translation du corps de Jaurès au Panthéon, qui fut le gros événement de la saison, et qui terrifia tout Paris par le défilé de ce que l’on appela « l’armée rouge ». Il y eut enfin cette agitation communiste qui fit croire aux Français que la République des Soviets allait être proclamée. On avait l’impression que le Cartel des gauches, maître du pouvoir par le ministère Herriot, jouait en France le rôle de Kerensky ou de Karolyi.
41Du coup, l’idée simple d’une opposition, non entre Blancs et Rouges mais entre Combattants et Moscovites, ou selon l’expression que nous avons nous-même lancée, entre les Légions représentant l’esprit organisateur du monde romain, et la Horde représentant les destructeurs asiatiques. Il devenait très difficile d’expliquer aux Français qu’il fallait rassembler, avec les combattants, les communistes capables de s’associer à une action constructive. Il fallait prendre parti pour ou contre le communisme.
42Les débuts du mouvement fasciste se firent dans cette atmosphère qui dura plus d’une année. Les combattants qui vinrent à nous nous vinrent beaucoup plus pour former une armée contre le communisme que pour organiser un monde nouveau, un État conforme aux nécessités du monde moderne.
43Or toute cette agitation communiste était truquée. La conspiration communiste a été entièrement fabriquée, montée de toutes pièces en vue d’une grande opération qui est encore en cours, et dont la réalisation est encore en question. La conspiration communiste a été inventée pour couper la nation en deux, et faire battre les deux camps pendant les grandes manœuvres menées par les grandes puissances financières. Mais quelqu’un tenait tous les fils.
44Je ne l’ai pas vu du premier coup. J’ai soupçonné la supercherie, mais j’avoue que, à ce moment-là, au milieu du tumulte de toute la presse, j’ai fini par marcher moi-même, et j’ai crié « Au loup ! » avec les autres. Je n’en suis pas fier, mais cela m’a permis de voir différentes choses fort intéressantes et que je vais vous dire.
●
45En octobre, Romier nous dit, à un petit comité où nous nous rencontrions une fois par semaine, que le Parti communiste était rationnellement organisé et que des événements sérieux étaient en préparation. Il nous dit d’où venaient ses renseignements : la source était sûre. Je mis en doute l’intelligence des informateurs.
46Peu de temps après, Mathon m’apportait, pour que je le publie dans l’Action française, le premier exemplaire de la fameuse circulaire 128 qui, dans la quinzaine qui suivit, fit le tour de la presse et terrorisa Paris et toute la France. C’était un texte décrivant l’organisation rationnelle de la révolution communiste en France.
47Je lus le document, c’était une circulaire adressée à tous les membres du Consortium du Textile de Roubaix-Tourcoing, par M. Désiré Ley, son administrateur-délégué, et exposant, avec beaucoup de détails, comment les communistes menaient leur propagande et comment ils s’organisaient. En soi, c’était un document sans aucune valeur, mal rédigé, et qui ne donnait aucune indication sur l’importance du travail accompli par les communistes, sur leurs effectifs. Mais pratiquement, c’était un document très dangereux, fort habilement présenté, si on le donnait comme « pris à l’ennemi ».
48Mathon me communiqua en outre des renseignements d’une extrême précision sur différentes opérations communistes à objectif limité ; prise de la mairie d’Halluin en particulier.
49J’étais plein de défiance. Je sais trop comment on fabrique ces événements. Je sais trop comment, en 1906, Clemenceau terrorisa les bourgeois en faisant annoncer, dans l’Écho de Paris, par M. de Noussane, la « Révolution qui vient », fit vider les magasins d’épicerie et amena des Parisiens à élever des veaux dans les baignoires. Mais, en 1924, on avait le droit de se défier de sa propre défiance.
50Je refusai de publier le document no 128 (j’en suis bien heureux aujourd’hui), mais je n’en fixai pas la valeur à zéro dans mon esprit. J’en fis même état auprès des gens de l’Action française. Nous fûmes tous d’accord pour ne pas le prendre pour un de ces documents qui imposent la conviction.
51Dans la semaine qui suivit, le document fut publié dans toute la presse. On le reproduisit avec son numéro, qui était le numéro d’ordre des circulaires du Consortium du Textile, si bien que, par suite de cette erreur, il fut tenu, non comme un résumé d’informations, mais comme un ordre textuel de la direction du Parti communiste à toutes ses cellules. Du coup, le document prit une valeur énorme. Et la panique commença.
52Je demandai à Mathon comment Ley s’y était pris pour obtenir ces insertions dans toute la presse :
53— En général, il a fait remettre ses documents par la police, avec la complicité d’un de ses amis. Telle fut la réponse.
54J’eus idée que Désiré Ley était vraiment trop bien avec la police politique. Et mes soupçons grandissaient, lorsque, de tous côtés, il y eut afflux de renseignements ahurissants sur les menées communistes. Il y en eut tant, et de gens si sérieux, et de si convaincants, arrivant coup sur coup, que je crus moi- même à la réalité de cette agitation communiste. Je dois dire que, sur ce point, ce qui me trompa le plus, ce fut l’attitude de l’Humanité dont le jeu correspondait au jeu que l’on jouait de l’autre côté. L’Humanité était-elle jouée elle-même, ou utilisait- elle la formidable publicité faite alors au communisme ? Je n’exprime pas d’opinion là-dessus, faute de documents. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir une opinion sur ce point.
55Au bout de peu de temps, ce fut la grande panique. La grande presse continua de publier des renseignements inquiétants, mais avec modération. Et deux journaux furent tout à fait hors de mesure, l’Action française et la Liberté, lesquels publièrent des histoires énormes sur les préparatifs communistes. On publia, en particulier, des précisions remarquables sur les mesures à prendre pour l’occupation d’Amiens. C’est la Liberté qui lança cette histoire, qui était fausse d’un bout à l’autre. De son côté, l’Action française lança l’affaire de l’école de Bobigny, centre d’instruction pour les cadres de l’armée rouge.
56L’école de Bobigny donna à tous une conviction qui manquait tout de même un peu. Le gouvernement y aida. M. Herriot ordonna une expédition policière à Bobigny. On ne trouva à peu près rien, hormis ce que tout Français possède en fusils et revolvers, mais la perquisition multiplia la puissance de panique dont disposait l’Action française. Herriot étant présenté chaque jour par elle en Kerensky, le lecteur conclut que si, Herriot-Kerensky avait donné suite à la dénonciation de l’Action française, c’est que le mal était beaucoup plus grand qu’on ne le disait.
57Alors les informations devinrent tout à fait folles. Tous les jours, des dizaines de personnes apportaient les renseignements les plus extraordinaires. Tout concordait à prouver que les communistes faisaient des préparatifs fiévreux : ils faisaient des exercices de tir dans la banlieue, ils avaient des mitrailleuses, ils avaient des dépôts d’armes, ils avaient des quantités énormes de sacs à terre dans tel et tel district, chaque combattant de l’armée rouge avait son livret de mobilisation ; enfin, on apprit que les communistes avaient déposé, en différents points de la route nationale de Paris à Metz, des scies et des haches pour abattre les arbres et rendre impossible l’arrivée des dragons et des chars d’assaut.
58Naturellement, les listes des exécutions à faire étaient mises en circulation. Et nous y trouvions tous nos noms, sans difficultés.
59Pujo rassemblait chaque jour tous ces renseignements, et il les donnait à Maurras qui les publiait. L’Action française lançait d’émouvants appels quotidiens pour la défense de l’ordre. Les ligueurs s’inscrivaient en foule, et l’argent arrivait de tous les points cardinaux.
60Mais plus les nouvelles devenaient inquiétantes, plus l’Action française faisait appel aux volontaires pour défendre la patrie en danger, plus l’angoisse croissait, et moins l’Action française donnait d’ordres. Maurras et Pujo en étaient à terrifier leur public avec des histoires d’offensive communiste nocturne brusquée, et pas un ligueur n’avait reçu un ordre quelconque pour sa place de combat.
61Dans nos séances de travail, il n’était question de rien. Pujo, qui alarmait les gens chaque matin, paraissait complètement endormi. À mon tour, je prenais la situation, au sérieux. Le public était complètement affolé. De Roubaix, arrivaient des informations ahurissantes. Chaque soir, au journal, nous nous communiquions les informations les plus graves. Mais on ne faisait absolument rien. Alors, en dehors des troupes de l’Action française, avec quelques camarades combattants, nous prîmes sur nous d’organiser quelques moyens d’action. En quatre semaines, il y eut un commencement de cavalerie, des sections de chars d’assaut, et un assez beau régiment d’aviation. Avec Jacques Arthuys et notre camarade M. D… nous avions obtenu des résultats intéressants. Je n’ai pas à vous dire comment nous avions fait, mais nous en étions à une commande de supports de mitrailleuses pour la transformation des avions, et à la commande des mitrailleuses elles-mêmes.
62Pujo ne faisait rien. Il nous faisait des discours, où il montrait les Français se rassemblant, dans la première nuit de troubles, autour des fanions de l’Action française sortant des permanences des sections. C’était absolument idiot. Des ligueurs cherchaient des fusils. Maurras me fit une démonstration, pour me vanter, dans ce langage de conspiration d’opérette qui est celui de la maison, les « longs tubes » (fusils) contre les « petits tubes » (revolvers). L’indifférence de Maurras et de Pujo était inexplicable : ou ils étaient incapables l’un et l’autre, ou ils jouaient une comédie indigne, car ils continuaient chaque matin d’alarmer le public.
63Nous eûmes deux séances d’explications assez vives, avec Pujo, le dimanche, chez Lucien Moreau. Pujo, à moitié couché dans un fauteuil, sirotant son calvados, paraissait aussi intéressé aux affaires publiques qu’un hippopotame de jardin public. Il ne s’animait que pour défendre ses prérogatives de chef de l’action.
64Vint une semaine où Maurras et Pujo, ayant multiplié les appels d’alarme, les ligueurs furent littéralement angoissés. Aucun président de section, aucun chef d’équipe de commissaires n’avait une consigne quelconque. Tous disaient que l’Action française allait les laisser massacrer. Ils demandèrent des instructions rue de Rome. Ils n’obtinrent rien. Cependant que, chaque matin, on déclarait qu’ils étaient la seule force capable de refouler l’émeute communiste. Cependant que Pujo déclarait à Daudet qu’il prenait des dispositions pour le faire coucher ailleurs que chez lui dans la nuit tragique attendue.
65Alors, on reflua sur moi. Coups de téléphone, lettres, visites. Quelques-uns des meilleurs militants de l’Action française vinrent me dire qu’ils ne comprenaient rien à l’attitude de Maurras et de Pujo. Je n’en nommerai qu’un, qui a eu l’idée baroque de venir faire contre moi de la mauvaise littérature au procès que j’ai fait en 1926-1927 à l’Action française. C’est M. Pierre Bécat, avocat, l’un des plus dévoués propagandistes de la maison. Il vint me dire que toutes les sections étaient dans l’angoisse ; je lui expliquai que les ordres étaient certainement prêts ; il se fâcha presque pour me dire qu’il n’en croyait rien, et que les ligueurs n’espéraient plus qu’une chose, que je prisse en mains l’action contre la menace communiste.
66Je fis part de cette angoisse générale à Maurras. Quelques jours après, Pujo commençait à bouger. La grande nuit communiste était annoncée pour la fin de décembre : c’est le 28 décembre seulement que je pus avoir un entretien avec Pujo pour examiner avec lui la situation, et lui passer ce que j’avais préparé. Je priai mon ami M. D… qui avait pris en mains l’organisation de l’aviation (et qui était singulièrement qualifié pour le faire) de se mettre en relations avec Pujo. M. D… et moi nous eûmes l’un et l’autre l’impression nette que Pujo se désintéressait totalement d’une action quelconque.
67Alors que signifiait l’alarme sonnée chaque matin ? L’action anticommuniste était-elle un simple moyen de faire venir les souscriptions ? ou bien Pujo savait-il, de source certaine, que l’agitation communiste était une mystification ?
68Mais que signifiaient alors ces menaces quotidiennes dans l’Humanité et l’alarme quotidienne à l’Action française ?
69Les choses se passaient de part et d’autre comme si l’on avait organisé une fausse bataille, pour avoir un vrai conflit limité, provoqué par quelque agent provocateur, afin de légitimer ensuite une action du gouvernement se posant en sauveur de l’ordre. C’est ainsi que Georges Clemenceau a sauvé l’ordre, autrefois, à Draveil, en faisant assassiner un certain nombre de grévistes français par les soldats provoqués par son agent provocateur Métivier.
70Dans la grande panique de 1924, il me parut évident, à partir de décembre, que l’on cherchait l’incident qui opposerait les uns aux autres communistes et fascistes. L’Humanité réclamait la dissolution des ligues nationales ; les ligues nationales réclamaient des mesures contre les communistes. Il fallait l’occasion. On l’eut presque à Douarnenez où des briseurs de grève, envoyés en pleine grève, faillirent tuer Le Flanchec, maire communiste de la ville.
71Pendant toute cette période, on était à la merci d’un incident, qui aurait fait éclater artificiellement la violente bagarre entre les communistes et les gens d’Action française. Dans ces cas-là, il faut filer de l’huile sur la mer.
72J’eus l’occasion de voir que l’Action française donnait dans les panneaux avec une simplicité contraire à son expérience.
73Ce fut à Nantes, pour une réunion organisée pour expliquer la proposition que j’avais faite aux communistes, à Périgueux, de faire la révolution de concert contre la ploutocratie. J’avais été accroché, à propos de l’affaire de Périgueux par l’Éclair de Buré et son ami le Phare de la Loire de Maurice Schwob. La section d’Action française de Nantes m’avait demandé de répondre à Schwob dans une grande réunion. J’avais accepté dans un moment où la température publique le permettait.
74La réunion eut lieu dans la semaine même où l’on annonçait l’explosion communiste. Cela prenait le caractère d’un défi. Il n’y avait pas à reculer. On m’avait imposé, je ne sais comment, l’amiral Schwerer comme second orateur. Cela devenait de la provocation, la méthode connue de l’amiral étant, à l’égard des communistes, la mitrailleuse. Dans le train, j’eus un mal énorme à chapitrer l’amiral, qui, complètement ignorant de la politique, se jetait tête baissée dans le traquenard.
75À Nantes, la troupe était consignée. On attendait on ne savait quels événements. Or la section, dont les chefs étaient pour moi alors d’excellents amis, avait, sur je ne sais quels conseils, accumulé les erreurs.
76Notre réunion était organisée à cinquante mètres de la Bourse du Travail, laquelle était sous pression ; on avait envoyé des paquets d’invitations aux communistes. Avec le discours prévu de l’amiral Schwerer, c’était, de notre part, la provocation complètement organisée.
77Ce fut une grosse affaire que d’obtenir que l’amiral fît un autre discours que celui qu’il avait préparé. L’amiral appartient à cette espèce de militaires qui sont d’autant plus fous de la parole en public qu’ils ont été plus silencieux, et qui vous causent de terribles dégâts dans la vie publique par leur ignorance extraordinaire de tous les problèmes politiques, économiques et sociaux. Enfin, l’amiral fit un discours quelconque.
78Dans la salle, il y avait tout un groupe de faux communistes, et l’agent provocateur prévu, doublant l’authentique orateur du Parti. L’amiral fut escamoté, et l’agent provocateur également.
79Nous glissâmes à côté de l’incident, qu’était prêt à soutenir, dans la rue, un gros de manifestants que la police laissait en paix.
80J’ai fait quelques centaines de réunions en France, parfois avec quelques camarades seulement, au milieu d’une foule hostile et déchaînée. Mais on avait affaire au véritable adversaire, et dès que l’on était les yeux dans les yeux avec la salle, cela marchait.
81À Nantes, cela suintait le guet-apens. Mais ma surprise, ce fut de voir que le traquenard avait été organisé par l’Action française, avec d’étranges complicités. Mes amis de Nantes étaient complètement innocents. Ils avaient été conseillés et manœuvrés.
82L’inaction totale de Pujo pendant la panique dont il était un des organisateurs : cet incident, venu après ceux que j’ai dits, installèrent dans mon esprit la pensée, que je ne pus désormais chasser, que la trahison était au cœur de l’Action française. Je ne mis pas de nom sur son visage. Mais je ne doutai plus de son existence.
83Il est possible de conclure beaucoup plus nettement aujourd’hui, car il est certain que toute l’organisation communiste de la fin de 1924 ne fut qu’une mystification, dont le premier metteur en œuvre fut Désiré Ley, administrateur- délégué du Textile de Roubaix.
●
84Le moment est venu de vous présenter M. Désiré Ley, homme de confiance des grands patrons du Nord.
85Désiré Ley est un ci-devant ouvrier du textile qui, après la guerre, est passé au service des patrons, pour qui il a monté un grand service d’allocations familiales et d’œuvres sociales, à l’abri de quoi il a organisé un savant service de surveillance des ouvriers et des patrons. « Surveillance » est un euphémisme.
86Désiré Ley est un personnage énigmatique. Il est en apparence le serviteur du patronat roubaisien et tourquennois. En fait il a réussi à devenir dictateur de la région, sous le masque de l’humilité, comme Uriah Heep, dans David Copperfield.
87C’est un petit homme rond, râblé, à l’œil hors de la tête, dont le regard est déformé par d’énormes verres pour une myopie monstrueuse. Il a le dos obséquieusement courbé, juste ce qu’il faut pour le faire croire, et la courbure de son discours est égale à celle de son dos. Mais tout à coup un regard, qui saute hors de ses verres, un geste coupant, une parole brève, vous avertissent que ce rustaud, qui se grime en valet intelligent et dévoué à ses maîtres, est en vérité maître de ses maîtres, les dupe et se donne, en secret, une fête prodigieuse avec le spectacle de ses duperies.
88Son histoire d’avant-guerre est obscure. Pendant la guerre, il a vécu en territoire occupé. Bien qu’il fût mobilisable, il n’a pas été inquiété par les Allemands. Chose plus étrange, il a été employé par la Kommandantur de Roubaix ; il avait une fonction pour le recrutement des travailleurs. Ce n’est pas là une recommandation pour l’après-guerre. Fait plus étrange, après la guerre, cet ancien collaborateur de la Kommandantur a reçu une mission de confiance des patrons, et le gouvernement français n’a rien trouvé d’incorrect dans cette confiance accordée à un homme à qui l’on pouvait demander pourquoi les Allemands l’avaient épargné, pourquoi ils lui avaient confié eux-mêmes une fonction.
89Eugène Mathon nous présenta cet homme en 1921 ; il avait déjà organisé son service de défense de l’ordre au point qu’on le tenait pour indispensable. Je le vis ; Arthuys et d’autres le virent. Dix personnes donnèrent leur sentiment à Eugène Mathon : Vous avez là, lui dit-on, le plus dangereux des collaborateurs ; nul ne sait ce qu’il veut. Il pourrait être aussi bien représentant des Soviets que délégué d’un service secret de l’intérieur.
90Toutes nos observations furent inutiles. On nous répondait toujours que Désiré Ley brisait toutes les grèves. À quoi de très gros industriels du Nord disaient que Désiré Ley organise lui-même certaines grèves pour en être maître ensuite.
91En 1921, Ley essaya de nous mettre dans son jeu. Il concevait que nos groupes ouvriers de l’Union des Corporations françaises eussent été chargés de faire des revendications préparées d’accord avec lui, reçus par lui ensuite, au nom du Consortium du Textile, reconnus et avantagés. Bref, nous eussions été des jaunes d’une nouvelle espèce. Il avait organisé cela en dehors de Mathon. J’en prévins celui-ci et je lui dis que nous n’étions pas venus au monde pour faire ce vilain métier.
92Après quoi, M. Ley nous combattit sourdement dans tout le Nord. Politiquement et socialement. Il encercla nos groupes naissants, nous desservit parmi les industriels.
93Un de nos correspondants d’alors, membre de l’Action française, avait acquis une grosse influence auprès de Mathon. Il tenait Ley pour un homme très dangereux. Il ne le cachait pas à Mathon. Et il combattait Ley publiquement. Un beau jour, notre correspondant fut convoqué à la police, où on lui mit sous les yeux le dossier d’un membre de sa famille, avec une courtoise invitation à quitter la ville et la région. Ainsi Ley fut-il débarrassé d’un homme qui avait vu clair dans son jeu.
94Désiré Ley a organisé les allocations familiales pour le Textile. Son organisation est le modèle du genre ; il a les plus grandes qualités comme organisateur ; ses services fonctionnent d’une manière irréprochable. En outre, il représente le patronat dans toutes les négociations avec les syndicats ouvriers. Il se flatte, dans des documents écrits, qu’il a commis l’imprudence de laisser aller entre nos mains, de tenir socialistes et communistes. Le fait est que les patrons du Nord ont la paix, au moins apparente, et que toutes les usines de Roubaix- Tourcoing sont une « chasse gardée », selon l’expression de Ley, où le Consortium du Textile règne en maître, avec sa police.
95Les usines fument et tournent, et la plupart des industriels ne demandent pas autre chose. Ils croient devoir cela à Désiré Ley. Ils ne se rendent pas compte que la situation est la même dans toute la France, sans Désiré Ley, et que la fin des troubles monétaires a créé une situation où les causes de conflit ont été diminuées de soixante-quinze pour cent.
96Désiré Ley a su faire l’opinion avec une remarquable habileté : appuyé par un certain nombre d’industriels qui sont sans voix devant lui, louant son œuvre propre par les circulaires du Consortium du Textile dont il est le rédacteur, il est dictateur du Nord. Son habileté est de se présenter toujours en exécuteur de la volonté et des idées de ceux qui n’ont ni idée, ni volonté. Il est le maître, mais il ne le fait jamais sentir à ses dupes.
97Je l’ai vu jouer son jeu, assez grossier, un jour qu’il était venu à Paris, amené par Mathon qui voulait nous mettre en amitié :
98— Comme c’est curieux, disait-il, avec un admirable accent des Flandres, voyez-vous, Monsieur, à l’étranger, ce sont les ouvriers qui montent et qui font la politique au-dessus des patrons : regardez en Angleterre, il y a Lloyd Georges, c’est un homme du peuple ; Mussolini, c’est un homme du peuple ; Ebert, c’est un ouvrier. Mais en France, voyez-vous, Monsieur, ce sont les patrons. Ainsi, dans le Nord, savez-vous, c’est vous, Monsieur Mathon, qui êtes à la tête de tout le mouvement social.
99J’étais écœuré, et je devenais complice par mon silence. Mais le moyen de dénoncer une ruse pareille ?
100Et Désiré Ley avait pour moi un regard qui disait :
101— Voilà, ça, ça porte. Toi, tu n’es pas capable d’en faire autant. J’ai essayé d’éclairer Mathon vingt fois. J’ai échoué. J’ai failli réussir en lui montrant que les révélations de Ley sur les communistes étaient tout simplement prises dans les avis de convocations publiés par la Presse du Parti. Alors Ley reprit Mathon en lui donnant des renseignements effarants sur lesquels je n’avais pas prise.
102Enfin, Désiré Ley fit son grand coup de 1924 : la grande panique déclenchée par la circulaire 128. Après quoi, pendant plusieurs mois, il sortit semaine par semaine des renseignements à faire dresser les cheveux sur la tête. Les gens du Nord devenaient fous. Chacun avait son automobile toute prête avec un sac contenant provisions et bijoux pour un départ précipité. Je connais tel grand industriel du Nord qui disparut pendant trois semaines, et vécut sous un nom d’emprunt dans un petit hôtel du midi, à proximité de la frontière d’Espagne.
103Les femmes vivaient dans la terreur. Elles attendaient l’envahissement de leurs maisons par les bolchevistes, les visites domiciliaires, les vols et les viols.
104Pendant ce temps, Désiré Ley organisait officiellement la défense de l’ordre. Il mobilisait des combattants, il faisait lancer des proclamations pour la défense de la patrie et de l’ordre. Cela ne lui coûtait pas très cher. Car des hommes marchaient par sentiment. Il calcula un jour que cela mettait le combattant à « vingt francs par tête ». La caisse noire du Consortium grossissait. C’était le grand jeu.
105Il y fut mis fin par une femme de haute valeur, et de grande expérience, qui joue discrètement dans le Nord un rôle très important, et qui, recevant Mathon et Ley, qui lui apportaient des renseignements effroyables, osa dire à Ley que tout cela était une abominable comédie et que, s’il ne cessait pas, elle dénoncerait la mystification. Ce jour-là, Ley eut peur. Et la comédie s’arrêta net à Roubaix.
106Je n’avance rien ici sur quoi je ne puisse citer les témoignages des intéressés eux-mêmes. Si je ne donne pas les noms, c’est pour les raisons qui valent en pareil cas, c’est-à-dire que, hors nécessité absolue, les intéressés n’aiment pas le bruit fait autour de leur nom.
107J’ai eu l’occasion de prendre Ley sur le fait. En 1924-1925, dans le moment où je croyais aux menées communistes, j’organisai, avec Mathon et une dizaine de personnes, un centre d’enquête et de renseignements. Je ne voulais pas travailler avec Ley. Mathon nous l’imposa ; je vis arriver Désiré Ley transformé, tout prêt à la collaboration avec nous. Au bout de huit jours, il avait un agent de renseignements de premier ordre, disait-il, et qui voulait donner confiance en travaillant gratuitement.
108C’était un nommé Richelmi, ci-devant inspecteur de la Sûreté du Nord. À l’Action française, Pujo me dit que ce Richelmi était un de ces policiers patriotes qui peuvent donner confiance.
109Le travail commença : Richelmi fournit une première liasse de renseignements, abondants mais vraiment peu importants. Mathon prit cela très au sérieux. Je communiquai le tout à Pujo qui eut l’air d’en faire grand cas. À mon tour, je lus tout le paquet. Je trouvai le compte-rendu d’une conversation tenue la veille chez Krassine, à 19 heures, à l’ambassade des Soviets. C’était trop beau. J’en montrai l’invraisemblance à Mathon, qui le dit à Ley.
110La semaine suivante, autre liasse, autres invraisemblances. Au milieu, un document en russe avec une faute grossière dans la transcription d’un nom français. Cette fois, je dis à Mathon que le Richelmi se moquait de monde. Peu après, Mathon me dit que Ley déclarait que j’avais raison et qu’il lâchait Richelmi. C’était faux ; je le sus plus tard. Ley et Richelmi étaient donc d’accord pour passer au Consortium les documents les plus stupides sur l’agitation bolcheviste.
111C’est en juillet 1925 que j’ai dénoncé ce Richelmi à Mathon, en même temps que j’appelais son attention sur le singulier jeu de Ley qui n’était pas homme à se laisser tromper par un Richelmi et ses documents si platement truqués. Ley décida que j’allais trop loin. Un mois plus tard, il brisait mes relations avec Mathon. Depuis ce jour, il m’a voué une haine égale à celle qu’il nourrit pour les démocrates chrétiens.
112Notons pour finir la présentation de ce personnage : il a une haine violente pour les syndiqués chrétiens et pour les démocrates populaires. Il dit avoir dans la main socialistes et communistes. Mais il ne peut venir à bout des syndiqués chrétiens qui résistent à tout, à la menace et à la corruption. Il favorise, j’en ai la preuve signée de lui, certains syndiqués socialistes, mais il combat sans répit les syndiqués chrétiens. Il constitua en 1923 un dossier formidable contre les syndicats chrétiens, et il le remit à Mathon qui le porta à Rome, quand nous fîmes ensemble le voyage.
113Mathon ne cacha pas (il le proclame même) qu’il fut très mal reçu à Rome, par tout le monde. Je lui donne mon témoignage : il n’exagère pas du tout. Mais que l’on sache que toutes les tentatives de Mathon contre le syndicalisme chrétien viennent de Désiré Ley : cela aidera plus tard à comprendre cet étonnant bonhomme de Ley, dont la fortune ne s’explique que par l’extraordinaire ignorance politique de certains industriels du Nord.
●
114Donc, en 1924-1925, le bureau de M. Désiré Ley fut un service de renseignements fonctionnant pour terroriser les bourgeois.
115Mais pourquoi déclencha-t-on cette panique ? Qui le fit ? Ce n’est point le seul Désiré Ley pour asseoir sa situation. La panique fut organisée dans toute la France. Et même dans toute l’Europe. Au-dessus de Désiré Ley, de l’Action française, de la Liberté, quelqu’un avait agencé la panique, non point pour une courte manœuvre électorale, comme autrefois Clemenceau, mais pour un objectif plus lointain.
116La suite des événements a montré que cette grande panique faisait partie de ce grand plan que l’on a vu se dérouler pièce à pièce plus tard, et qui tend à effrayer toutes les nations occidentales et latines avec la menace communiste, pour les entraîner ensuite dans une sorte de fascisme destiné à éliminer tout socialisme et même tout syndicalisme, et enfin à lancer ces nations affolées contre la République soviétique, pour le salut de l’Empire des Indes et de l’Empire britannique tout entier.
117Il n’y a pas d’opération mieux faite pour précipiter l’Empire britannique dans le noir abîme, car les fous et les criminels qui déchaîneront une guerre entre les nations européennes peuvent être sûrs de voir la guerre se transformer en guerre de classes, dans toute l’Europe. Mais c’est cette folle opération qui est rêvée par toute une ploutocratie. Et c’est pour la préparer que l’on a organisé la panique de 1924-1925, dont l’inspiration fut à Londres, et les principaux centres d’exécution à Roubaix, dans le bureau de M. Désiré Ley, et à Paris chez M. François Coty.
118Du coup, le rassemblement que nous faisions fut décentré.
119Nous le voulions sur le pacte : alliance de tous révolutionnaires, combattants, patriotes, socialistes, syndicalistes et communistes, contre la ploutocratie.
120La panique de 1924-1925 fit que la plupart de ceux qui nous entendirent comprirent : union de l’ordre contre le communisme. Ma proposition de Périgueux, adressée aux communistes, « Faisons la révolution ensemble », fut prise pour une audace verbale qui ne tirait pas à conséquence.
IV. — Essai d’alliance contre la ploutocratie
121J’avais donné suite à ma proposition de Périgueux. Des amis de Périgueux avaient proposé à Marcel Delagrange, de ma part, un entretien secret.
122L’entretien eut lieu le 3 décembre 1924, en pleine panique, à Paris chez moi, place du Panthéon.
123Marcel Delagrange vint avec l’autorisation du Parti communiste ; et même, me dit-il, avec l’autorisation du représentant de la IIIe Internationale. Pour moi, j’étais d’accord avec Maurras, et il y avait, dans ma maison, deux Camelots de garde pour éviter toute surprise, et servir de témoins éventuellement. Ces négociations avec des communistes, dont l’Action française a fait une telle affaire contre moi, ont été engagées par un accord parfait entre Maurras et moi.
124C’était conforme à notre thèse, « le péril est ploutocratique », que Maurras fit sienne pendant quelque temps.
125Cela ne put aller loin. Il était difficile d’obtenir des résultats lorsque, chaque matin, l’Action française demandait la peau des communistes, et le Parti communiste la peau de l’Action française.
126En outre, de très haut, on travailla à multiplier les incidents, qui opposaient brutalement « patriotes » et « communistes ». Au début de 1925, les Jeunesses patriotes, mal conseillées, firent une démonstration qui était une véritable provocation : ils se rendirent à Sèvres, avec plusieurs centuries, en camions automobiles pour tenir une réunion publique. Il s’agissait de braver les communistes ; on en triompha bruyamment. Mais peu après, la réplique vint : ce fut le coup de la rue Danrémont, dont il ne paraît pas douteux qu’il fut inspiré par quelque police, tout comme la manifestation des Jeunesses patriotes à Sèvres.
127Allez parler d’alliance à des gens qui se battent à coups de revolver ! Allez faire comprendre aux « patriotes » qu’on envoie à Sèvres manier des matraques ou rue Danrémont se faire tuer sous la protection de la police, que le « péril est ploutocratique ! »
128Notre rassemblement de 1925, ainsi entouré, se fit, dans l’esprit de la plupart de ceux qui y prirent part, avec l’idée de l’opposition de la Horde et des Légions. C’est moi-même qui ai lancé cette image en 1925, mais en l’expliquant, en montrant que le vieil État parlementaire devait tomber entre les mains de la Horde communiste ou des Légions fascistes. Beaucoup ne virent que l’opposition brutale si bien machinée au-dessus de nous.
V. — Premier rassemblement. L’appel aux combattants. Le Nouveau Siècle. Les Légions
129À la fin de 1924, nous provoquâmes la formation d’un premier groupe. À la faveur de la panique, nous fîmes appel aux combattants. Au sein de l’Association des Camarades de Combat, dans des conditions que j’ai mal connues, un petit groupe, qui était entré en relations avec nous, après la réunion du 11 novembre, organisa une sorte de section de combat. On demanda aux membres de l’Association de s’inscrire librement dans un groupe qui reçut le nom de l’Appel au Combattant. Jacques Arthuys qui, dans notre réunion de mai chez van den Brœk, avait pris la charge des relations avec les combattants, Arthuys suivait l’affaire, avec les membres des Camarades de Combat qui menaient le train, en particulier, un trio d’hommes spécialisés dans les associations de combattants, Maurice de Barral, Fels et le Dr Ledoux. Arthuys put me dire, au bout de peu de temps, que l’on se préparait à un mouvement de masse vers notre groupe encore occulte. Il y avait une conjuration contre la tête des Camarades de Combat qui ne voulait pas agir ; les conjurés avaient les listes d’adhérents ; ils convoqueraient les membres à une réunion préparée par eux, et démissionneraient le président en fonction.
130Je dis à Arthuys, qui fut de mon sentiment, qu’il valait mieux partir avec trois hommes honnêtement recrutés qu’avec des milliers d’hommes ainsi détournés. Les Camarades de Combat échappèrent-ils à un coup qu’on leur destinait. Et je sus que l’on travaillait à brouiller les cartes au début même du rassemblement.
131Notre groupe occulte n’avait pas encore réussi à constituer un organe capable de financer le grand quotidien qui faisait partie de notre plan. Auguste Cazeneuve avait reçu mission d’agir dans ce sens. Des négociations avec le sénateur Brangier, le général Bourgeois, André Michelin n’avaient pas donné de résultat, sinon que nous avions pris des engagements à l’égard de Jacques Roujon et de son équipe de journalistes, qui se trouvait sans journal du fait que Brangier ne continuait pas l’entreprise de presse qu’il avait commencée. Mathon n’était pas très chaud. Désiré Ley combattait à fond notre projet de journal ; Ley vint à Paris nous dire, chez van den Brœk, que les gens du Nord ne donneraient leur concours qu’à un journal contrôlé par eux, fait pour eux, c’est-à-dire sous le contrôle de Désiré Ley. Nous le renvoyâmes à Roubaix sans même discuter. Sa haine s’accrut.
132Cazeneuve, devant les difficultés qui commençaient de s’accumuler, rendit la charge qu’il avait prise. À l’Action française, on protesta. On se plaignit de nos lenteurs. Je brusquai le mouvement. Van den Brœk donna un grand dîner au Sporting Club : il y avait un nombre énorme de millions autour de la table. Cela donna, après beaucoup de palabres qui suivirent, en plusieurs semaines, deux cent mille francs. Valentin Smith avait succédé à Cazeneuve pour faire un trésor. Au mois de janvier 1925, il mettait devant nous de quoi faire marcher un quotidien pendant huit jours.
133Néanmoins, l’équipe se constituait. Le bruit courait que nous étions la seule équipe allante. Et que des millions se dirigeaient vers nous.
134On venait voir ce que nous étions. Nous occupions un tout petit appartement rue Boissy d’Anglas, deux pièces, une entrée et une cuisine, le tout pour loger le Comité des États généraux. Le soir, ces deux pièces étaient pleines de visiteurs. On s’asseyait sur la cheminée et sur les classeurs verticaux.
135L’Action française me pressait d’aboutir. Je décidai que l’on ne pourrait faire le quotidien qu’en le faisant précéder par un hebdomadaire, dont j’apportai le plan et le titre, le Nouveau Siècle. Tout fut accepté par notre groupe. Mais Maurras protesta : un hebdomadaire, dit-il, ce sera un journal doctrinal, et cela causera des difficultés. Son opposition tomba devant la décision irréductible de tout notre groupe qui voulait faire cet appel au combattant auquel Maurras ne croyait pas.
136En février, le Nouveau Siècle fut fondé, sans argent, avec quelques promesses.
137Le premier numéro parut avec un fameux Forain : un Combattant sous l’Arc, à côté de la dalle du Camarade inconnu. La foule. Et la légende : Et maintenant, place au Combattant méconnu !
138Nous étions attendus. Les abonnements affluèrent. Il y avait une majorité d’abonnés étrangers à l’Action française. Tout annonçait le gros succès. Nous fûmes violemment attaqués par l’Humanité, salués joyeusement par les combattants. Nous sentions ce frémissement qui annonce les mouvements. Le rassemblement se faisait. Peu nombreux, mais c’était des adhésions de cadres. A Pâques, furent fondées les Légions, qu’André d’Humières eut la charge d’organiser. Un appel au combattant que nous publiâmes recueillit une trentaine de signatures d’écrivains combattants, qui n’appartenaient pas à l’Action française.
139Et soudain François Coty, que nous ne connaissions pas, nous fit dire :
140— Messieurs, vous faites un journal admirable. Il faut en faire un quotidien. Je mets dix millions à votre disposition.
141La proposition fut accueillie par un éclat de rire formidable. Personne n’y croyait.
142— C’est très sérieux, nous dit le camarade qui transmettait l’offre. Nous vîmes Coty tout de suite, Arthuys et moi :
143— Monsieur, lui dis-je, nous avons l’intention d’être les maîtres de notre journal. Par conséquent, quel que soit votre apport, la direction sera toujours au groupe de combattants qui a pris l’initiative du mouvement.
144— Parfait, répondit Coty, alors vous comprendrez que je me retire si le journal cesse de mener la politique à laquelle je m’intéresse.
145— D’accord.
146Tel fut le pacte de l’origine, entre Coty et nous. Un autre accord avait mis le titre du journal, dont j’étais l’inventeur, entre nos mains : il passait ensuite à Jacques Arthuys, puis à Jacques Roujon, puis à Charles Maurras, puis à Lucien Moreau. Ainsi entendions-nous maintenir les conditions de naissance du journal.
147Quelques semaines plus tard, M. François Coty nous disait :
148— Il vous faut six millions pour la première année. Je les fais.
149Quinze jours après :
150— Je vends l’hôtel du Figaro : quatre millions ; je vous les donne.
151À la fin de juillet :
152— Il vous faut six millions pour un an. Vous allez en trouver quatre et demi. Et je fais un et demi. Ferme. Je ne reviens pas sur ma parole.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Souvenirs de guerre du recteur Georges Lyon (1914-1918)
Georges Lyon Jean-François Condette (éd.)
2016
Journal de guerre d’une institutrice du Nord 1939-1945
à Dunkerque, Arras, Bailleul, Hazebrouck
Denise Delmas-Decreus Bernard Delmas (éd.)
2015
Journaux de combattants & civils de la France du Nord dans la Grande Guerre
Annette Becker (dir.)
2015
Léon de Rosny 1837-1914
De l'Orient à l'Amérique
Bénédicte Fabre-Muller, Pierre Leboulleux et Philippe Rothstein (dir.)
2014
Journal de voyage d’un jeune noble savoyard à Paris en 1766-1767
Joseph-Henry Costa de Beauregard Patrick Michel (éd.)
2013
Femmes sur le pied de guerre
Chronique d’une famille bourgeoise 1914-1918
Jacques Resal et Pierre Allorant (éd.)
2014
Journal de guerre 1914-1918
Abbé Achille Liénart aumônier du 201e RI
Achille Liénart Catherine Masson (éd.)
2008
La traduction en moyen français de la lettre anticuriale
De curialium miseriis epistola d’Æneas Silvius Piccolomini
Æneas Silvius Piccolomini Jacques Charles Lemaire (éd.)
2007