1Je vais exposer un complot qui n’est point conçu selon la technique des complots du Moyen Âge, ni même des complots du XIX^e siècle.

2Ceci demande quelques explications préliminaires.

3Je tiens pour tout à fait absurde, au XX^e siècle, en France, les complots, conspirations et révolutions sous la forme des coups militaires. Cela me paraît appartenir au bric-à-brac historique.

4Les coups militaires avaient du sens contre les pouvoirs à forme presque exclusivement militaire.

5Ils sont impuissants contre des pouvoirs dont les instruments de règne sont beaucoup plus économiques et sociaux que militaires.

6Vous pouvez, sans difficultés extraordinaires, vous emparer d’un ministère ou deux, avec une bande armée. C’est même un coup très facile dans le temps où nous sommes. Vous pouvez vous asseoir sur le fauteuil du ministre, vous y serez totalement impuissant si vous n’avez pas la clé des postes, télégraphes et téléphones, de l’éclairage électrique, des transports de la région parisienne, des chemins de fer, et de certains organismes bancaires, ou si vous n’êtes pas d’accord soit avec les vingt-cinq grands comités économiques patronaux, soit avec les vingt-cinq grandes fédérations ouvrières.

7La politique du coup de force, telle que l’enseigne l’Action française c’est de l’enfantillage. Cela avait un peu de sens avant la guerre. Après la guerre, après le développement vertigineux de l’économie, des groupements et des trusts, c’est un rêve de sauvage.

8En Allemagne, Kapp a fait, avec les corps du Baltikum, un coup militaire très brillamment réussi. Et quarante-huit heures plus tard, il dut quitter Berlin devant la grève générale.

9Je n’ai pas attendu le coup de Kapp pour penser qu’une révolution, au XX^e siècle, se déroule tout autrement qu’au XVIII^e siècle. Et dès 1907, j’esquissais à l’Action française, où j’étais entré, le premier plan d’une révolution à forme syndicale. Les gens de l’Action française n’y comprirent absolument rien, je m’en suis rendu compte plus tard.

10En 1921, constatant les craquements sérieux qui se produisaient dans l’armature de l’État parlementaire, je fis le plan suivant :

11a) L’État parlementaire se disloquant, la crise financière va s’aggraver et l’inflation donnera tous ses effets : les rentiers, producteurs, chefs d’entreprises et ouvriers souffriront considérablement, mais des groupes financiers feront des rafles énormes ;

12b) Il faut se tenir prêt à prendre l’État au moment où le Parlement s’effondrera, donc créer des organes de gouvernement ;

13Demander de l’argent aux rentiers, qui n’ont aucune valeur révolutionnaire ;

14Préparer des organismes techniques avec les syndicats de chefs d’entreprise, qui sont peu disposés à l’action ; les coaliser en les invitant à défendre leurs prix par le franc-or ;

15Construire des organismes intersyndicaux et inter-corporatifs pour tenir en mains des organes de commande dans la vie économique.

16c) Faire un large appel aux classes ouvrières, afin de contraindre les syndicats de chefs d’entreprise à une action qui les effraiera lorsqu’ils y seront ;

17Faire campagne pour le salaire-or, sauvegarde des intérêts ouvriers, ce qui mettra les entreprises dans l’obligation de demander une monnaie saine à l’État ;

18d) Coordonner tous les efforts, amener par paliers tous les groupes d’intérêts à se fédérer et à poser brutalement la question au Parlement pour l’obliger à se réformer ou à disparaître ;

19e) Prévoir que les communistes peuvent faire le même plan. Créer trois ou quatre centres pouvant prendre le commandement en cas de défaillance de l’État. Tenir prêtes les troupes de l’Action française comme troupes de choc ;

20f) Convoquer les États Généraux ;

21g) Poser la question du régime au pays par le suffrage universel.

22Tel est mon premier complot. Voilà le plan. On va voir la réalisation.

23Premièrement, je m’adresse à l’Action française, au sein de laquelle je suis à cette époque. J’invite Charles Maurras et Lucien Moreau à un entretien secret qui eut lieu à la Nouvelle Librairie Nationale, Place du Panthéon.

24Tout à l’heure, je dirai ce que fut cet entretien. Il faut que je vous dise auparavant ce qu’est l’Action française.

I. — Vue sur l’Action française

25L’Action française est un groupement nationaliste qui a été fondé en France par Henri Vaugeois, à la fin du XIX^e siècle, contre le dreyfusisme. Elle était alors républicaine, radicale, jacobine, anticléricale, nationaliste, militariste. Elle mettait les droits de l’État au-dessus de beaucoup de choses, éventuellement au-dessus de la vérité et de la justice. En matière d’affaires d’État, elle professait que ce qui compte, c’est le seul intérêt de l’État, même contre la vérité et la justice. Elle reprochait aux dreyfusards de mettre la patrie en péril sous prétexte de défendre la justice et la vérité.

26Il faut se rappeler ces origines pour comprendre la situation actuelle. Le ver était dans le fruit dès ce moment. Ce cynisme d’État est une monstruosité et c’est aussi une absurdité. Ces machiavels étaient des machiavels à la manque. Faire l’apologie de la raison d’État, c’est de la mauvaise littérature. Quand on veut commettre un crime d’État, la première chose à faire, c’est de le maquiller en opération judiciaire. Il ne faut jamais opposer la patrie ou l’État à la justice. Les peuples ne supportent l’État que parce qu’il est la justice, parce qu’ils le croient. Si des hommes d’État disent que l’État méprise la justice, tout saute. Louer le crime d’État, ce n’est donc pas seulement du cynisme, c’est de l’imbécillité. C’est de la frénésie verbale féminine.

27L’Action française a cette tare depuis son origine. C’est l’école politique du verbalisme.

28Maurras la transforma en groupe royaliste de 1900 à 1905, par une aptitude au verbalisme qui dépassait celle des fondateurs.

29Vers 1907, il fit la théorie du coup de force.

30Autre abus verbal. Quand on veut faire un coup de force, la première chose à faire, c’est de ne pas le dire. C’est une erreur de croire que, par là, l’on attire les gens capables de le faire. On n’en attire qu’un très petit nombre, parmi les jeunes. Les gens sérieux n’ont pas confiance lorsqu’on leur décrit par avance des événements de rue.

31De 1907 à nos jours, l’Action française a été prisonnière de ses propres fantaisies verbales.

32Le « coup de force » la marque aux yeux du public. Mais elle ne fit rien du tout pour le préparer. La théorie du « coup de force » fut éditée, tirée à dix mille exemplaires ; elle ne fut appliquée que dans des manifestations grotesques, bris de statues, bris de vitres, bris de linotypes ; conflits avec la police pour le cortège annuel de Jeanne d’Arc. La plus brillante opération de « force » fut faite par l’Action française par traîtrise, le 14 décembre 1925, contre le Faisceau universitaire à la salle d’Horticulture, au bénéfice de la République ploutocratique.

33En vingt ans, on a le temps de préparer un coup de force. Il y a vingt ans que l’Action française l’a annoncé. Elle ne l’a pas fait. Et elle ne le fera jamais, je puis vous dire avec une entière certitude qu’elle a toujours tout fait pour briser ceux qui l’y poussaient, ou qui la poussaient à une action effective.

34En sorte qu’elle a toujours agi pour le bien du régime qu’elle prétend combattre. Un journaliste qui connaît bien la vie politique aimait à dire devant nous en 1926 dans la salle de rédaction du Nouveau siècle :

35— Le Sénat et l’Action française sont les deux colonnes de la République.

36Cela vous amène à penser que le régime a des amis dévoués au cœur de l’Action française. Cela n’est pas exclu du champ des hypothèses. Mais ceci est pour un autre chapitre.

37De 1910 à 1914, l’Action française, lancée dans la théorie du « coup de force », éloigna d’elle les hommes mûrs, mais elle attira un certain nombre d’hommes jeunes à tempérament révolutionnaire. Ces jeunes hommes, cherchant les réalisations, entraînaient l’Action française vers une action révolutionnaire, vers l’alliance avec les éléments révolutionnaires. Il y eut jonction effective de ces éléments : les troupes de l’Action française et de la Guerre sociale se battaient l’une contre l’autre ou fraternisaient en prison, les Camelots et les jeunes gardes d’Almereyda chantaient en chœur.

38Syndicalistes, révolutionnaires et nationalistes d’Action française étaient alliés contre la République bourgeoise et parlementaire. Georges Sorel exprimait alors ses sympathies pour la violence de l’Action française. Édouard Berth et moi, nous fondâmes ensemble le Cercle Proudhon qui réunissait syndicalistes et nationalistes. C’était, en 1912, les bases de l’accord fasciste proposé pratiquement en 1925.

39Je dois dire que Maurras regardait tout cela avec horreur, mais l’Action française prenait l’allure révolutionnaire. C’était le temps où un de ses principaux représentants de province, M. Étienne de Resnes, déclarait en réunion publique à Béthune, à un socialiste qui lui demandait ce qu’il ferait le jour où serait créée la patrie socialiste :

40— Même sous le drapeau rouge, nous servirions la France !

41Et un millier d’hommes, socialistes et nationalistes, l’acclamaient furieusement.

42Maurras tentait en vain de refouler ce mouvement. Il écrivait des articles pour démontrer aux jeunes gens qu’il fallait « viser avant de tirer ». Mais il était débordé.

43En 1912, il y eut un vif conflit, à l’intérieur de l’Action française, entre un clan littéraire et conservateur, qui tenait la Revue politique des idées et des livres, avec Jean Rivain et Eugène Marsan, et le groupe proudhonien, où j’étais avec mes amis révolutionnaires.

44Toutes les sympathies de Maurras étaient pour le clan Rivain- Marsan. Il dut prendre parti pour nous, qui étions portés par les sections de Paris et de province qui regardaient avec dédain les jeux de la Petite Scène montée par la Revue critique, mais qui suivaient avec passion les premiers essais de notre action constructive. Maurras fut dans l’obligation de nous sacrifier les élus de son cœur qui durent quitter l’Action française.

45Dans la suite, Maurras et Pujo travaillèrent à nous séparer des éléments jeunes et révolutionnaires, en particulier des étudiants. Il en résulta une scission assez profonde, qui retira de l’Action française, d’un seul coup, un gros parti d’étudiants qui suivirent Henri Lagrange. Ce fut au printemps de 1914.

46Il est probable qu’une autre scission se serait produite en 1915 entre notre groupe de syndicalistes et l’Action française. Ou bien nous l’aurions complètement emporté sur le maurrassisme et l’on aurait vu se former une sorte de monarchisme socialiste comme celui que Bismarck et Lassalle avaient entrevu. Mais comme une pareille tendance était contraire à l’esprit cadavérique de tout ce qui est attaché depuis un siècle à la monarchie, il aurait bien fallu un jour ou l’autre que nous aboutissions au syndicalisme intégral.

47En 1914, on pouvait encore croire à une évolution syndicaliste et révolutionnaire de l’Action française.

48La guerre arrêta net cette évolution. Presque tous les hommes capables de la conduire furent tués. Henri Vaugeois, qui en avait le sens, mourut en 1916 à la suite d’une crise terrible entre lui et les hommes de l’Action française. Vaugeois était tombé malade. La maladie décela l’opposition profonde entre Maurras et lui. Il déclarait vouloir rompre avec le « grec » Maurras et le « juif » Bainville. Il n’y avait en effet rien de plus contraire au tempérament révolutionnaire de Vaugeois que le maurrassisme raisonneur et la sécheresse et les calculs de petit bourgeois de Bainville.

49Du coup, et la terreur du bolchevisme aidant à partir de la Révolution russe, l’Action française entra dans le conservatisme le plus archaïque. Au point que, en 1925, Maurras me proposa d’ouvrir une campagne pour la « défense de l’ordre et de la propriété » !

50En 1919, je donnai moi-même un coup de frein au syndicalisme que je continuais de représenter.

51Je devenais l’économiste officiel de l’Action française ; je m’étais séparé de mon ami Édouard Berth, qui était passé au communisme avec Georges Sorel. D’accord avec toutes les écoles socialistes sur la nécessité de substituer un nouveau régime à l’économie libérale, allant dans le même sens que tout socialisme, j’étais frappé de l’impuissance des Soviets à toute construction économique.

52Il y avait en France une tentative révolutionnaire. Elle était conduite par des ânes et par des hommes parfaitement incapables de diriger l’économie nationale. Les socialistes avaient perdu la direction de l’esprit révolutionnaire. Dans ces conditions, je fus de ceux qui brisèrent l’alliance de 1910-1914 entre les syndicalistes révolutionnaires et l’Action française.

53Erreur ou bonne manœuvre ? Voilà le fait.

54Les événements eussent changé de sens si l’Action française avait fait alliance avec la CGT de 1919 à 1921 ; il n’y a pas à revenir là-dessus.

55Je crois cependant que nous avons été guidés par un instinct sûr. De 1919 à 1921, il n’y avait pas de doctrine révolutionnaire constructive. Tout mouvement révolutionnaire courait le risque de passer sous le commandement de Moscou.

56Or, le communisme russe était à cette époque exclusivement destructeur, Maître de l’économie européenne, il aurait provoqué des ruines irréparables. La Russie, grand pays agricole peut se relever aisément. Les pays industriels auraient été ruinés affreusement. L’Europe courait le risque ou de troubles analogues à ceux de la Révolution chinoise et d’un relèvement sous le commandement américain, ou d’une grande nuit barbare.

57Tout compte fait, il est bon que la France ait rendu impossible une explosion révolutionnaire de 1919 à 1921. Cela a déterminé l’attitude de l’Europe et l’arrêt des armées rouges. Les armées soviétiques, qui partaient au pillage de l’Europe, ont été obligées de vivre sur le pays. La République soviétique a été obligée de travailler, de trouver des formules socialistes qui permissent la production. Un syndicalisme constructif, un coopératisme vigoureux se sont développés en Russie. Si bien que la résistance de l’Europe aura été la cause déterminante de la formation en Russie d’un État et d’une économie socialistes qui paraissent destinés aujourd’hui à un grand avenir.

II. — Recherche des conspirateurs

58La rupture de notre alliance avec les syndicalistes révolutionnaires ne changea pas la nature de mon syndicalisme. Dès 1919, j’exposais aux lecteurs de l’Action française la nécessité de la création d’une économie syndicale, faisant place entière au syndicalisme ouvrier.

59Je crus qu’il était possible d’entraîner les industriels dans ce mouvement en utilisant leur terreur du communisme. Il s’agissait de leur montrer que la seule force capable d’entrer en concurrence avec le communisme pour la conquête de l’État était elle-même pour un syndicalisme ouvrier parfaitement libre.

60Je dois dire que toutes, toutes, absolument toutes les propositions que j’ai faites aux groupements patronaux pour l’incorporation du syndicalisme ouvrier dans un grand système corporatif ont été absolument repoussées, et sans discussion.

61Je ne conterai pas mes démarches par le menu. C’est superflu, car il n’y a pas eu d’exception. De 1919 à 1925, j’ai travaillé avec de nombreux groupements patronaux. Tous, publiquement, parlaient de la « collaboration » des classes.

62Pratiquement, ils refusaient tous de reconnaître un syndicalisme ouvrier libre, hors du contrôle patronal.

63Ce que ces messieurs entendent par collaboration des classes, c’est un régime où les ouvriers sont soumis au gouvernement patronal dans tous les actes de leur vie, et où leur collaboration se limite à reconnaître que les patrons connaissent bien mieux les besoins des ouvriers que les ouvriers eux- mêmes.

64J’apporte là-dessus le résultat d’une expérience pratique, qui va de 1919 à 1925. En 1922, lorsque l’on constitua, avec les représentants des grandes associations, le Comité permanent des Semaines, un siège me fut refusé, à moi qui avais lancé les Semaines, avec le motif, qui était que je représentais une confédération, l’Union des Corporations françaises, qui admettait les syndicats ouvriers dans son sein.

65— Mais la collaboration des différents éléments de la production ?

66— Nous ne voulons pas d’éléments ouvriers dans les Semaines, me déclara-t-on tout net.

67Eugène Mathon, qui m’appuyait partout, me lâcha entièrement ce jour-là.

68Ayant connu cet esprit patronal, qui rejetait tout le syndicalisme ouvrier vers le communisme, je combinai d’appuyer un syndicalisme ouvrier sur l’Action française, et de faire pression sur les comités patronaux par cette alliance d’un groupe politique ardent et d’un mouvement social vigoureux.

69Les gens de l’Action française ne comprirent à peu près rien à la manœuvre. Ils étaient en majorité acquis à la conception des patrons réactionnaires. Pour Maurras, les ouvriers sont une classe très inférieure pour laquelle il a des sentiments qu’il a exprimés dans son conte « Les Serviteurs ». D’une manière générale, à l’Action française, l’association des patrons et des ouvriers est regardée comme l’association de l’homme et du cheval. Pas chez Léon Daudet. Mais celui-ci se désintéresse complètement du problème social.

70Mes efforts auprès des industriels étaient regardés par l’Action française du point de vue de la trésorerie de la maison. On disait, et c’était vrai, que « Valois recrutait des industriels pour l’Action française ». Cela faisait beaucoup d’effet auprès des châtelaines de province pour qui les industriels demeurent des « marchands ».

71Au surplus, Maurras voyait dans cette propagande nouvelle un moyen de sortir de l’impasse où il s’était engagé avec la théorie du « coup de force ». L’alliance avec les féodaux de l’industrie, avec toute la bourgeoisie angoissée, lui permettait de devenir tout simplement le plus grand défenseur de l’ordre. Ainsi pouvait-il échapper à l’absurdité du coup de force, et même à la seule question du coup de force.

72« On ne fait pas de révolution devant l’ennemi. » Avec cette phrase, Maurras s’est tiré d’affaire pendant la guerre. Cela vous pose un homme qui sacrifie ses préférences à la patrie. Et cela vous dispense de l’action.

73Le jeu consiste à effrayer la bourgeoisie avec le communisme, à déclarer que le communisme ne sera éliminé que par la monarchie, et à ne jamais rien faire pour « faire » la monarchie, parce qu’il faut tout sacrifier à la cause de l’ordre tant que l’ennemi est là. C’est idiot. Mais les gens de l’Action française doivent penser que cela durera autant qu’eux.

74En 1921, je ne soupçonnais pas cela. J’étais convaincu que Maurras voulait faire la monarchie, mais qu’il cherchait la technique de l’opération. La monarchie, pour moi, ce n’était que le moyen de triompher de la ploutocratie, mais un moyen que je continuais de croire nécessaire.

75Jusqu’en 1914, j’avais vécu très en dehors du personnel dirigeant de l’Action française. Pendant la guerre, j’en avais été complètement séparé. J’avais commencé de le connaître en 1918. En 1919 et 1920, j’avais pénétré au cœur de la maison et j’avais cherché le lieu où se préparait « l’action ». Je n’avais rien trouvé. Rien. Rien du tout.

76Louis Dimier, qui quitta l’Action française en 1920, fut le premier qui osa me dire la vérité :

77— Mon pauvre ami, me dit-il peu avant de partir, mais il n’y a personne à l’Action française qui s’occupe de faire la monarchie.

78Vers la même époque, un autre membre des « Comités directeurs » me fit une déclaration du même ordre. Un troisième, Paul Robain, me dit également :

79— Sommes-nous un mouvement ou une école ?

80— Jusqu’ici nous ne sommes qu’une école politique.

81Léon Daudet rêva la dictature. Cela donna un livre, Sylla et son destin, où Daudet se vit dictateur. C’est tout.

82En 1921, je fis le tour des hommes. J’eus la stupeur de découvrir qu’aucun des chefs de la maison ne travaillait à « faire » la monarchie. Chacun faisait son petit travail dans son coin. On avait fait les élections en 1919 et cela avait été un échec scandaleux. Personne n’osait plus parler du coup de force. Mais comme nul n’imaginait un moyen quelconque de « faire » la monarchie autrement que par un coup de force dont on comprenait bien qu’il devenait chimérique, l’arrière- pensée de tous était qu’il faudrait s’occuper des élections de 1924.

83On aboutissait à ce résultat lamentable qu’un groupe fondé pour faire un coup de force allait se noyer dans les élections. Un groupe antiparlementaire voulait entrer au Parlement pour proposer aux parlementaires de se démettre de leurs fonctions. L’aventure devenait complètement absurde.

84Que des hommes qui veulent transformer la forme des assemblées puissent compter entraîner même des parlementaires dans leur action, cela peut s’entendre, car une transformation de l’assemblée souveraine utilisera une bonne moitié des hommes de la précédente assemblée. Mais que les doctrinaires de la monarchie « antiparlementaire » se jettent dans une action au Parlement pour supprimer ledit Parlement, cela n’a aucun bon sens.

85Le parlementarisme de l’Action française était donc un aveu d’impuissance.

86Je marquai mon opposition.

87À une séance d’un des comités, Marie de Roux, une espèce d’avocat méprisé de tous les gens de la maison pour sa couardise, posa la question :

88— Je demande comment nous ferons les élections de 1924.

89Je me levai et posai la question :

90— Je demande comment nous ne ferons pas les élections de 1924.

91Il y eut un grand silence. Lucien Moreau fit observer que cela n’était pas à l’ordre du jour de la commission.

92À un congrès, un provincial demanda ce que l’on ferait en 1924.

93Maurice Pujo, qui se voyait grand organisateur des élections, déclara que c’était une question très importante. Cela provoqua des « mouvements divers » dans la salle. La discussion allait commencer lorsque je criai :

94— On chambardera les urnes !

95Applaudissements frénétiques. Et la discussion fut close. Pujo devint tout à fait mon ennemi.

96J’avoue que mon invitation au chambardement des urnes ne signifiait pas grand’chose pratiquement. Mais elle disait au moins nettement qu’un groupe qui tend à l’instauration d’un pouvoir monarchique et qui veut supprimer toute assemblée souveraine ne peut faire sa révolution par les moyens parlementaires.

97Il était évident que l’Action française n’avait en tête aucune idée sur les moyens de réussir. Je me décidai à poser la question à Maurras.

98Le lecteur pourra s’étonner que j’aie attendu l’année 1921 pour poser cette question. Il est bon que j’indique ici que je ne faisais pas partie de ce que l’on appelait dans la maison « les Comités directeurs de l’Action française ».

99Les comités dont on ne savait ni où ni quand ils siégeaient étaient regardés comme l’organe ultra-secret de la conspiration. Tous ceux qui n’en faisaient pas partie étaient convaincus qu’ils travaillaient en liaison avec des chefs d’armée pour le « coup de force ». C’est seulement après la guerre, lorsque j’eus mes entrées dans toute la maison que je me rendis compte que ces Comités étaient un mythe et que leurs membres en savaient beaucoup moins que moi sur la « Conspiration ».

III. — Le « coup » des États Généraux

100Ayant fait le tour des hommes, ayant acquis la certitude que nul dans la maison ne prépare une action quelconque, et que tous laissent se développer une des plus grandes crises sans concevoir une intervention quelconque, je demande à Charles Maurras un entretien secret, avec Lucien Moreau.

101Le 19 décembre 1921, nous nous réunissons vers cinq heures du soir chez moi, place du Panthéon, Lucien Moreau, Maurras et moi. Notre entretien ne devait être connu que de nous trois. Il eut lieu dans une pièce de la maison où nul ne pouvait nous entendre.

102Maurras pressentait le caractère de l’entretien. Son embarras était visible.

103Je lui rappelai que je m’étais donné à l’œuvre qu’il dirigeait, que j’avais travaillé jusque-là presque exclusivement dans l’ordre économique et social, sans m’occuper de l’ordre strictement politique, mais que, devant la grande crise ouverte, je me permettais de lui demander ce qu’il préparait.

104— Naturellement, me dit-il, je n’ai cessé d’y penser.

105— Mais qu’organise-t-on pour la réussite ?

106Il me fit une longue démonstration sur la chute des idées démocratiques, sur le fait que les doctrines de l’Action française gagnaient de jour en jour, sur l’utilité de Daudet à la Chambre.

107— Mais le « coup ? »

108Maurras était rouge. Il poursuivit sa démonstration fébrilement, avec le regard d’une femme qui ment. Il me fit pitié. J’eus le sentiment net qu’il ne pensait jamais aux moyens de réussir une opération politique. Mais je continuais de le tenir pour le premier penseur politique (erreur qui me couvre de honte aujourd’hui). Je l’écoutai avec patience, mais avec le désir de laisser se terminer un discours inutile.

109— Je me propose de réaliser, lui dis-je. Je vous déclare qu’il est absolument impossible d’aboutir à un mouvement sérieux en France sur l’idée de la monarchie. Ce que nous avons à faire, c’est rendre des services pendant la grande crise financière, et prendre le commandement des Français qui verront se dissocier l’État. À nous de préparer des organes de commandement. À nous d’ouvrir une campagne qui réponde au vœu confus des citoyens. Je vous propose une grande campagne pour les États généraux.

110J’exposai à Maurras le complot que j’ai résumé au début de ce chapitre. Il accepta. Je me rendis compte qu’il avait hâte de clore l’entretien. Je le vis délivré, heureux de n’avoir pas à donner un plan, des ordres, des instructions. Je vis également qu’il ne cherchait qu’à sauver la face, et à faire figure de chef prenant les décisions. Il approuva. Il ne s’occupa pas un instant des moyens de réalisation. C’est moi qui dus lui dire : — Je vous demande un an. Ma méthode sera de provoquer un mouvement pour les États généraux avant que l’Action française ait dit un mot. Nous préparerons le mouvement par les Semaines et les Comités. Le moment venu, nous lancerons l’idée sans nous découvrir. Nous ferons lancer le mot par autrui. Six mois plus tard, nous prendrons la tête du mouvement.

111Maurras me dit son accord. Lucien Moreau n’avait à peu près rien dit. Ma conclusion fut que je serais seul à l’Action française pour mener le mouvement.

112De mon côté, le secret fut rigoureux.

113Un an plus tard, le mouvement pour les États généraux naissait « spontanément » dans le pays. Il en était question au Matin, à l’Écho de Paris et dans quelques comités économiques. Je connus une certaine satisfaction lorsque des personnalités importantes du monde industriel vinrent me dire qu’il faudrait réunir les États généraux de la production pour mettre fin à la crise.

114Et au cours de cette année, on avait tenu trois grandes semaines : Semaine du Vin, Semaine de la Monnaie, Semaine de la Publicité. En outre, j’avais provoqué la Constitution du Comité de liaison des grandes Associations où siégeaient des représentants mandatés des grandes associations économiques et civiques, et nous avions réussi à faire de ce comité une sorte de cerveau politique, économique et social. M. Georges Coquelle et moi, nous y siégions comme délégués de la Confédération de l’Intelligence et de la Production françaises. Nous y rencontrions les délégués du Comité républicain du Commerce et de l’Industrie. Nous avions obtenu du Comité de liaison qu’il prît de grandes initiatives générales : ainsi, au moment de la Conférence de Gênes, alors que les Soviets allaient se faire reconnaître, nous avions fait lancer une déclaration sur la propriété que nous avions remise au Président du Conseil et qui fut télégraphiée immédiatement au représentant de la France à la Conférence.

115Peu à peu, ce Comité de liaison se transformait en organe politico-économique. La C. G. P., qui y siégeait, manquait d’enthousiasme, car M. Robert Pinot voyait sans plaisir se constituer une force capable de lui tenir tête. Mais les membres du Comité républicain prenaient goût à la tâche. Et j’étais fortement appuyé par Eugène Mathon qui pesait de tout le poids du Comité de la Laine, et par Hubert Bourgin qui représentait la Ligue civique.

116Ainsi se constituaient peu à peu des pièces essentielles de l’État syndical. Et à ce moment-là, avec la sympathie du Président de la République et celle du Président du Conseil. Je dois dire que, dans toute cette période, je trouvais personnellement des appuis de tous côtés. Manifestement de hautes personnalités facilitaient ma tâche, convaincues que je me préparais à abandonner la vie politique active pour me consacrer à l’organisation économique. On faisait pour moi ce que l’on a fait pour M. Jacques Bainville, à qui l’on a ouvert depuis très longtemps toutes les portes possibles, du jour où l’on s’est bien rendu compte qu’il avait complètement cessé de croire à la possibilité d’une restauration monarchique.

117Les choses changèrent après la Semaine de la Monnaie. Mais la situation ne se renversa pas complètement. Au contraire, à partir de l’ouverture de la campagne pour les États généraux, qui date de décembre 1922, presque tous les appuis que j’avais trouvés se tournèrent contre moi.

118Le 18 décembre 1922, nous ouvrions la campagne pour la convocation des États généraux à la salle Wagram. L’Action française avait tout préparé, mais la réunion était présentée comme une Assemblée nationale, préface d’une collaboration entre les différents partis. Nous lancions la formule « en dehors et au-dessus des partis » qui est devenue un des clichés de la vie politique. Nous avions envoyé quelques milliers d’invitations aux personnalités du monde intellectuel, de l’industrie, du commerce, de l’agriculture.

119Ce fut un énorme succès. Jusque-là, les réunions les plus réussies de l’Action française comblaient la grande salle de Wagram. Ce jour-là, il fallut deux salles et l’on refusa du monde. La réunion avait été organisée contre le vœu de Daudet et de Pujo qui ne croyaient pas à la réussite. Daudet parla ce soir-là à côté du sujet ; mais il s’y ralliait le lendemain, selon sa coutume, qui est de marcher au succès. Maurice Pujo, devant ce succès auquel il était complètement étranger, me montra un visage où je lus qu’il ne me pardonnerait jamais de le déposséder de sa fonction de « chef de l’action ». J’ignorais alors qu’il était une sorte d’adjudant de quartier à la disposition de Maurras, qui lui avait donné une mission générale pour l’Action.

120Ce 18 décembre 1922, l’Action française fait un véritable départ pour une action politique de grande envergure. Mais en même temps, dans son sein, se forme une opposition irréductible à cette action. Dans la suite, les mouvements de cette opposition, conduite par Pujo, se produiront en concordance avec les offensives venues de l’extérieur.

121Le mouvement pour les États généraux était lancé, et bien lancé. Trois semaines plus tard, nous fondions un Comité national pour la convocation des États généraux dont les membres étaient, avec quatre figurants pris dans le Comité de l’Action française (Bernard de Vesins, Paul Robain, Ambroise Rendu et un quatrième qui fut démissionné peu après), Eugène Mathon, qui prit la présidence, Auguste Cazeneuve, président de la Fédération de la Mécanique, Max Leclerc, Martin-Mamy, Jacques Arthuys et moi-même.

122En janvier, le Comité lançait un premier programme qui fut envoyé à cinquante mille personnes. Une dizaine de grands comités provinciaux étaient amorcés. Les cadres et troupes de l’Action française, comprenant qu’une grande action commençait, donnaient leur concours avec enthousiasme.

123Bernard de Vesins avait mis la Ligue en mouvement pour provoquer l’organisation des comités en province. Il y eut à Paris une grande réunion de cadres où l’on ne cacha pas que l’objectif de toute la campagne était révolutionnaire. Marius Plateau, secrétaire de la Ligue d’Action française, se donnait à plein cœur à la tâche nouvelle.

124Plateau, qui était le seul homme d’action de la maison, faisait de grands efforts pour tenir en haleine les troupes de l’Action française, avec le sentiment qu’on ne les emploierait pas. Il n’avait pas le sens des moyens syndicaux de l’action ; mais il avait parfaitement compris tout le parti que l’Action française pouvait tirer du mouvement pour les États généraux ; il se chargeait de former la garde des États dans toute la France.

125Il y eut un brusque élan à l’Action française. Daudet oublia Sylla et son destin et vint m’exposer que le mouvement des États généraux devait donner naissance à une grande campagne de clubs d’où sortirait la Révolution.

126L’élan fut brisé net par l’assassinat de Marius Plateau, le 22 janvier 1923.

127Quinze jours plus tard, Maurice Pujo, que Plateau tenait discrètement mais fermement à l’écart de son organisation de combat, Maurice Pujo avait pris en mains les services que Plateau avait organisés, il en confiait le secrétariat à un petit personnage obscur qui devenait son domestique et l’un de ses mouchards. Ce petit personnage avait été embusqué pendant toute la durée de la guerre. Le grand combattant qu’avait été Plateau, qui avait à son actif un fait d’armes magnifique, était remplacé par un petit scribe d’État-Major.

128Si l’on veut bien considérer que Maurice Pujo, patriote professionnel, « chef d’action » dans un groupe spécialement fondé pour l’action patriotique, est un gaillard qui a pris soin, pendant la guerre, de suivre rigoureusement le sort d’une classe qui ne lui fit faire que quelques mois de front, on comprendra comment la mort de Plateau, qui fut remplacé par Pujo et ses mouchards, arrêta toute action révolutionnaire de l’Action française.

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129L’Action française signa d’ailleurs sa déchéance après la mort de Plateau. Elle avait déclaré que, si l’un des siens tombait assassiné, un de ses adversaires au moins serait immédiatement frappé par elle.

130Avant la guerre, prenant ces menaces tout à fait au sérieux, et sachant que, pour ces actes, rien n’est fait sans organisation préalable, j’avais mis sur pied une équipe de « vengeurs » pour laquelle je n’avais d’ailleurs trouvé qu’un nombre limité de volontaires. Nous étions six, chacun chargé d’un homme à venger et de sa contrepartie.

131La « contrepartie » dont j’avais pris la charge était M. Georges Clemenceau. Fait à noter, le secret avait été en partie connu, et livré, non en ce qui concerne les noms, par un certain Para, qui fut plus tard au Bonnet rouge sous le nom de Clairet. Ce Para était manifestement, dès cette époque attaché aux « services spéciaux » de l’Intérieur. Je l’avais repéré comme tel : je le dénonçai. Il fut défendu par Pujo qui le maintint en place pendant plus d’un an.

132Cette équipe de « vengeurs » avait été disloquée par la guerre.

133On ne l’avait pas reformée en 1919. On n’en constitua pas une nouvelle après la mort de Plateau. C’était pourtant le seul moyen d’agir. La « technique » de ces opérations l’exige. L’expérience indique que, en dehors d’exceptions extraordinairement rares, la volonté des « vengeurs » et surtout de leur entourage ne résiste pas à l’angoisse qui suit les événements lorsque l’on sait que la mort peut porter des coups soudains et répétés. Il n’y a que deux moyens d’avoir des « vengeurs », c’est de les enchaîner par l’honneur longtemps à l’avance, ou de les soumettre au sort, au moment même de l’événement.

134Après la mort de Plateau, l’Action française ne fit rien.

135J’ai le droit de dire pourquoi.

136Je me suis imposé cette règle de ne rien livrer des secrets de l’Action française que j’ai pu connaître par l’amitié et la confiance. Je ne publie que ce qui m’appartient, ou ce que j’ai appris après avoir quitté la maison de la rue de Rome.

137Sur ce point particulier de la mort de Plateau, je me suis considéré lié par le secret. Je le suis encore en ce qui concerne les noms, ou les préparatifs qui ont été faits, ou des actes commis à cette époque, bien que l’Action française ait aboli toute considération morale en ce qui me concerne. C’est moi que je respecte et non pas elle.

138Mais sur les raisons morales qui ont amené l’Action française à renoncer à toutes représailles après la mort de Plateau, je suis délié de tout secret par la campagne menée contre moi par des hommes qui ont essayé de se faire une réputation de bravoure à mes dépens.

139C’est la peur, non la peur soudaine, mais la hideuse peur réfléchie, qui fit que Plateau demeure invengé.

140Le jour de l’assassinat de Plateau, il y eut trois exécutions décidées. Il y avait des volontaires. Après les obsèques, il n’y avait plus qu’une exécution. Mais on étudiait plusieurs coups. Les jours passaient. Les volontés fléchissaient. On suivait jour par jour, chez chacun des chefs en vue, le progrès de l’angoisse à la pensée des représailles qui suivraient les représailles pour venger Plateau. Chacun pensait qu’en décidant de venger Plateau il attirait sur soi une contre-vengeance.

141Trois semaines passèrent. Et il y eut un jour une scène odieuse. Au comité hebdomadaire, quelqu’un demanda la parole au nom des « vengeurs » possibles et lut une déclaration où il était dit que les Français n’étant pas des assassins, on ne trouverait personne pour abattre un adversaire à coups de revolver par surprise.

142Maurras répondit à cette déclaration par un discours d’une demi-heure.

143Il ne posa pas la seule question importante : Savoir si les sept personnes présentes étaient disposées à courir le risque d’attirer sur elles les contre-représailles.

144Je me levai, et dis à Maurras que la minute était décisive, qu’il y avait une décision à prendre, et non des déclarations à faire.

145Maurras fit un autre discours.

146Je ne crois pas qu’il fût très ému, lui, à la pensée des contre-représailles. Mais il ne sut ou ne voulut pas prendre de décision. Il demandait une consultation. Dans ces instants, demander une consultation dissocie toutes les volontés. Il n’y en eut que deux ce soir-là qui ne furent pas dissociées, celle de Lucien Moreau et la mienne. Les autres personnages présents furent heureux de se libérer à l’aide du motif noble qu’on venait de leur fournir.

147Peu après, je dis à Pujo mon sentiment sur cette scène. Son sentiment fut contraire au mien.

148Il se mit à marcher à grandes enjambées dans le cabinet de Daudet :

149— Savez-vous comment Plateau sera vengé ? Voilà : un jour de réunion anarchiste, des Camelots entreront en troupe dans la salle, revolver au poing. Et alors, pan ! pan ! dans le tas. Ce sera l’attaque en face, non l’assassinat par traîtrise.

150Il gesticulait. Il se voyait à la tête de la troupe. Tel, Charlot imaginant quelque attitude héroïque.

151C’était de la littérature.

152La vengeance de Plateau était rejetée, comme tous les actes annoncés par l’Action française, dans un futur indéterminé.

153La peur avait interdit tout acte.

154J’eus le sentiment que l’Action française ne ferait jamais rien, dans tous les cas où la sécurité de ses chefs serait en question.

155C’est la certitude que j’ai acquise à cette époque qui m’a fait décider le coup de main sur l’Action française pour mettre fin à la campagne policière par laquelle elle accusait le Faisceau d’être à la solde du gouvernement italien. Je savais qu’elle s’arrêterait net à partir du moment où ses chefs seraient menacés directement.

156Le seul risque pour nous, à courir pendant quarante-huit heures, c’était que les Camelots obligeassent les chefs à des représailles sur nos personnes. Il y eut de l’agitation pendant ces quarante-huit heures. Et ce fut tout.

157L’Action française a été une grande mystification, qui a pris fin à la mort de Marius Plateau.

158Il y a des hommes parfaitement résolus parmi les cadres. Il n’y a pas un seul chef à la tête, j’entends pas un seul de ces hommes qui, hors de l’excitation des réunions, des cortèges, sont capables de prendre, dans la solitude, la décision où l’on joue sa tête.

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159Après l’assassinat de Plateau, j’eus le sentiment net que la campagne des États généraux était terminée, que le complot des États était crevé au moins avec les moyens de l’Action française, et qu’il fallait monter toute une organisation spéciale pour aboutir.

160Je ne mettais pas en question mon attachement à l’Action française. Mais j’étais bien convaincu que, au moment où l’occasion d’agir serait donnée par la crise financière, l’Action française n’agirait pas. Il fallait trouver des alliés ou faire en sorte qu’il y eût des possibilités d’action ailleurs qu’à l’Action française.

161Je considérai que le Comité de liaison des grandes associations pourrait être la cellule d’un organe de gouvernement le cas échéant. Je cherchai les moyens de donner au Président de la République et au Président du Conseil le goût de s’appuyer sur un mouvement extra-parlementaire pour opérer un redressement de l’État.

162Au cours de l’année 1923, systématiquement, les réunions de province du Comité des États généraux se terminèrent par le vote d’ordres du jour qui étaient télégraphiés aux deux présidents. Il y était dit que les cinq cents ou mille représentants de l’industrie, du commerce, de l’agriculture et des groupements intellectuels réunis dans telle ville étaient dans l’espérance d’un redressement de l’État sous l’impulsion du chef de l’État et du chef du gouvernement. M. Millerand et M. Raymond Poincaré répondaient par des télégrammes, des lettres. Un jour, un préfet intervint personnellement pour remercier le président d’un de nos comités provinciaux. Dans une ville de l’Est, un sous-préfet assista à notre réunion.

163Le chef de l’État et le chef du gouvernement pouvaient penser que les membres du Comité des États se mettaient à leur suite. Les membres du Comité des États pouvaient penser qu’ils faisaient eux-mêmes pression sur ces hautes personnalités. Mais, dans certains milieux politiques financiers, on commençait à s’inquiéter de notre action. On s’occupa d’exécuter la décision prise après la Semaine de la Monnaie.

164La chose n’allait pas sans difficultés. Avec la caution d’Eugène Mathon, et l’amitié de quelques personnalités du monde économique, nous avions autour de nous un assez joli faisceau de sympathies, qu’il était malaisé de disloquer. Léon Daudet fit, à ce moment, spontanément ou non, la faute à ne pas commettre. Il donna en première page un article ou il mettait en vedette les grands résultats que j’obtenais parmi les industriels.

165Aussitôt, comme s’il n’avait attendu que cette faute grossière, M. Chaumet, président du Comité républicain du Commerce et de l’Industrie, lequel comité siégeait assidûment au Comité de liaison des grandes associations, M. Chaumet demanda une séance spécialement consacrée à l’examen du cas Valois.

166Peu de temps auparavant, M. Christian Schefer, au cours d’un déjeuner intime, m’avait sondé sur mes intentions. Je ne lui avais pas caché que, dans la crise ouverte, je tenais notre comité pour l’un des centres d’où pourrait partir un effort de redressement. Mais l’article de Daudet donnait un sens nouveau à cette conversation.

167Nous fûmes réunis solennellement. M. Chaumet posa la question constitutionnelle. Eugène Mathon, Max Leclerc, Aymé Bernard, qui représentait Lyon, déclarèrent qu’aucune des associations membres du comité n’avait posé la même question à ses membres. Les autres membres, M. Ricard, ancien ministre, qui représentait la Confédération des Associations agricoles, M. Fougère et quelques autres furent au contraire d’accord pour dire que la question était grave, car le comité se trouvait entraîné insensiblement sur une voie inconstitutionnelle. M. Chaumet lut l’article de Daudet.

168J’obtins que la question constitutionnelle ne fût pas posée. Alors M. Chaumet jeta ses dernières cartes et déclara que le Comité républicain donnait sa démission. Le président de notre comité de liaison, M. Coignet, déclara que le comité ne pouvait siéger sans le Comité républicain. Le Comité de liaison fut ainsi supprimé. La faute de Léon Daudet avait été très utilisée. Deux années de travail furent ainsi perdues.

169La destruction de ce Comité de liaison faisait un grand vide dans le plan établi. Je n’ai pas à cacher que j’avais prévu que, dans la grande crise financière, le Comité de liaison des grandes associations, animé par le Comité des États généraux, pourrait prendre l’initiative de convoquer à Paris une grande assemblée des producteurs, pour poser la question de la monnaie stable. À cet effet, le 22 mars 1923, j’avais déposé sur le bureau du Comité une note tendant à l’adoption du franc-or monnaie de compte.

170Pour que vous sachiez bien ce que signifiait cette manœuvre, apprenez tout de suite que, au mois de janvier 1924, M. de Lasteyrie inventa une loi pour punir de un à cinq ans de prison tous ceux qui propageraient le franc-or.

171Le Comité de liaison nous manquant comme organe de convocation, le Comité des États généraux essaya de se donner à lui-même l’autorité nécessaire pour convoquer les producteurs par ses propres moyens.

172Le Temps, par deux articles de première page, fit tout le nécessaire pour nous barrer la route. Cela complétait la manœuvre de M. Chaumet.

173Dans toute la France, nous nous trouvâmes devant une hostilité très organisée.

174Nous fîmes une grosse manifestation pour briser cette hostilité. À l’automne de 1923, nous organisâmes une « journée » où le programme des États généraux fut exposé par tous les membres du comité, devant des producteurs venus de tous les départements. Ce fut un gros succès. Contrairement à ce que j’avais cru après l’assassinat de Plateau, le mouvement paraissait devoir partir par ses propres moyens. À cette première grande séance des États, on sentit qu’un grand mouvement était sur le point de déboucher.

175Je prévoyais une grande crise monétaire pour 1924. Mes collègues du comité ne voyaient pas les événements si proches. Nul, en dehors de Jacques Arthuys, très spécialisé comme moi dans la connaissance des troubles civiques engendrés par les troubles monétaires, nul ne croyait à une grande crise greffée sur la monnaie avariée.

176J’en parlai à l’Action française. Lucien Moreau seul s’intéressait à mes prévisions. Je dis qu’il fallait prévoir le déclenchement d’un mouvement populaire, et, en même temps, un concours militaire.

177Pujo rigola :

178— Si vous croyez, mon pauvre Valois, que le peuple s’intéressera aux affaires financières ! Daudet haussa les épaules :

179— Aucune importance, cher ami, la livre sera à cent, à cent vingt, et au-delà. On s’y habituera.

180— Tout de même, lui dis-je, parlons avec Mangin.

181— Non. Il n’est pas royaliste.

182Maurras ne comprenait rien de rien à la double aventure financière et monétaire.

183— J’ai dit que la République perdrait la paix.

184— Voyons Mangin.

185Il y fut violemment opposé.

186— Mangin garderait tout pour lui. Il est manginiste.

187Je pris sur moi de voir Mangin :

188— Mon général, lui dis-je, je vous prie de m’entendre. Si vous ne voulez pas me répondre, votre silence signifiera que je dois me retirer. Me laissez-vous faire mon exposé ?

189Un geste m’autorisa. Je fis mon exposé. Je conclus : il n’y a pas à renverser un gouvernement. Mais à prendre la place d’un gouvernement défaillant. Si une assemblée prenant en mains les affaires faisait appel à vous pour le salut public, lui donneriez-vous votre concours ?

190Le général m’avait écouté sans un mot. Il se redressa sur son siège, levant brusquement la tête, ses mains serrées sur les bras du fauteuil. Il me regarda fixement pendant quelques instants, en silence. Le silence durait. Mais soudain :

191— Oui, dit-il.

192Je publie ce souvenir. Il n’est plus mon secret. Après les élections de 1924, j’eus la stupeur d’entendre Louis Latzarus me dire ma conversation avec Mangin. Nul ne la tenait de moi. Il la connaissait par une personne qui, vers cette époque, nous offrit des millions à Daudet, à Maurras et à moi-même.

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193Fin 1923, la crise financière s’aggrava. Il était visible que nous allions très vite à un gros accident. Pour moi, presque chaque semaine, dans l’Action française, je prophétisais une nouvelle chute de la monnaie. Je multipliai les démarches auprès de personnalités pour les intéresser à une action.

194La Banque de France était très inquiète. Jules Décamps, avec qui j’étais en relations suivies, m’écrivit alors les lettres les plus alarmantes. Je le priai de demander au gouverneur une audience à propos du franc-or que la Banque combattait. Je demandai l’audience pour une personnalité qui jouait un rôle à la Banque et pour moi-même.

195M. Robineau refusa net de nous recevoir. Il ne voulait pas entendre parler du franc-or. Il nous pria de parler avec Décamps, avec qui nous eûmes là-dessus un entretien de deux heures. Après quoi le gouverneur changea d’avis et nous accorda une longue audience.

196Je lui exposai tout le système du franc-or monnaie de compte et je lui demandai de faire cesser l’hostilité que nous rencontrions dans les milieux inspirés par la Banque. M. Robineau nous accorda que notre thèse était très forte, et que le moment venait où il faudrait sortir de la fiction du franc- papier égal au franc-or.

197C’est Décamps qui, à ce moment-là, reprit la thèse insoutenable de la Banque :

198— C’est impossible, dit-il, le billet porte la signature de la Banque de France, et cette signature ne peut pas être dépréciée.

199— Mais c’est l’État qui a contraint la Banque à la dépréciation ! Décamps tint ferme.

200L’entretien prit un tour politique. Le gouverneur ne cachait pas sa grande inquiétude sur le sort du franc. Nous étions à l’automne de 1923. Nous fûmes tous d’accord pour prévoir un effondrement pour le début de 1924. M. Robineau se demandait comment éviter cette catastrophe.

201La personnalité avec qui j’étais venu lui dit que l’on ne pourrait en sortir par les moyens parlementaires.

202— Je le crois, dit M. Robineau.

203C’est moi qui changeai de nouveau le tour de l’entretien en faisant observer que j’étais venu là en technicien de la monnaie, et que l’on commençait à faire de la politique, ce qui me mettait mal à l’aise.

204Ma réflexion provoqua un éclat de rire général. Car des quatre personnes présentes, il y en avait trois qui étaient très résolues à ne point faire de politique, et nul ne se méprenait sur mes intentions.

205La France aborda l’année 1924 dans l’angoisse.

206J’annonçai à nos collègues des États généraux que 1924 serait une année décisive, à cause de la crise financière et monétaire. On commençait à me croire. D’autant plus qu’un certain nombre de personnes avaient déjà fait des opérations bénéficiaires en utilisant les prévisions que je faisais.

207Je proposai que nous fissions un voyage en Italie pour saisir sur place les méthodes et les résultats du fascisme.

208Je dois dire à cet endroit que, à l’Action française, personne ne croyait à la durée du fascisme. Les gens de la maison n’avaient d’ailleurs en aucune manière le tempérament fasciste. Quelqu’un d’Italie avait invité l’Action française à envoyer un des siens à Rome peu après l’installation de Mussolini. Maurras avait délégué Pujo, lequel était allé là-bas bredouiller on ne sait quoi, n’avait pas été pris au sérieux, avait été reçu par des personnalités de troisième ordre, et était revenu en disant que le fascisme « c’était exactement l’organisation des Camelots du Roi ». Depuis, les relations avec Rome avaient été à peu près nulles. Mais il y avait un bouillonnement constant chez les Camelots vexés d’avoir été devancés par les Italiens.

209Peu après la mort de Plateau, Lucien Lacour, occupant provisoirement le siège de son ami, avait entrepris de donner aux troupes de l’Action française une organisation fasciste. Il avait été arrêté brutalement par Maurras et Pujo, démissionné, renvoyé à sa maison de menuiserie. Cela avait causé un drame qui fut étouffé. Après quoi, il ne fut plus question de fascisme. Parce qu’il fut de nouveau proclamé que la prise du pouvoir ne pouvait être accomplie que par des gens ayant lu l’Enquête sur la Monarchie.

210Et notons, en passant, que M. Jacques Bainville, qui prédit si bien, si clairement, le passé, avait déclaré que le pouvoir de Mussolini ne durerait pas plus de quelques semaines.

211Pour moi, ayant la certitude que nous étions à la veille d’une grande crise financière d’où devaient sortir de grands troubles sociaux, je voulais voir ce qu’avaient fait les Italiens.

212Nous partîmes pour Rome en caravane : Bernard de Vesins et sa femme, Eugène Mathon, sa femme et une de leurs amies, Étienne Bernard-Précy et moi. Bernard-Précy s’était joint à nous sans être invité.

213Ce voyage en Italie, avec Bernard-Précy, marque à mon sens le commencement de toutes les attaques sérieuses menées contre moi, et qui eurent toutes la même origine, furent conduites de la même manière, avec les mêmes moyens, avec les mêmes mots.

214Étienne Bernard-Précy était alors directeur de la Journée industrielle. Il avait une situation considérable à Paris.

215Son journal, fondé avant la guerre, avait été une feuille très obscure et d’une réputation discutable jusqu’en 1914. En 1917, il avait reparu avec des collaborations qui le cautionnaient. En 1918, Bernard-Précy m’avait fait des offres pressantes pour obtenir ma collaboration que j’avais refusée, sans raisons très précises. Mais de 1918 à 1923, Bernard- Précy avait marché à pas de géant. La société de la Journée, reformée, avait un conseil où siégeaient les plus hautes personnalités de l’industrie et du commerce. Bernard-Précy avait eu l’habileté de découvrir Lucien Romier, enfermé dans une sous-direction à l’Association d’Expansion économique, et il lui avait donné le poste de rédacteur en chef.

216Romier, pour moi comme pour beaucoup d’autres, avait été la grande caution de Bernard-Précy. Sa présence avait donné à la Journée industrielle un caractère que ne pouvaient pas lui donner les gros industriels qui la soutenaient, car ces messieurs sont connus comme manquant de sévérité dans le choix des hommes en matière de journalisme. Romier avait apporté à la Journée sa réputation de probité, de solide honnêteté de bourgeois intellectuel. Il était inconnu du public lorsqu’il prit son poste. Mais nous fûmes quelques-uns à faire le bruit utile autour de son nom. Ses billets quotidiens, qu’il signait d’une initiale, furent bientôt cités de tous côtés.

217Bernard-Précy avait su tirer de Romier un parti énorme. Il se poussait en avant derrière Romier. À voir Romier, dont la vie était connue de tous, on ne s’apercevait pas que nul ne connaissait celle de Bernard-Précy. Et, en 1923, Bernard- Précy put organiser un banquet de quatre cents couverts, au Palais d’Orsay, avec une demi-douzaine de ministres et les plus hautes personnalités de l’industrie, du commerce et de l’agriculture. À ce dîner, Bernard-Précy était apparu comme l’un des conquérants de Paris.

218Il avait alors quarante-cinq ans. Avec une tête intéressante, énergique, autoritaire, romaine de face, légèrement bagnarde lorsqu’on le voyait de profil, avec une oreille inquiétante.

219Peu cultivé, mais sachant beaucoup de choses, mordant dans la vie à pleine mâchoire, Bernard-Précy faisait figure d’homme d’action. Il ne lui manquait que de savoir à quoi s’employer. Nous étions pleins d’idées. Son malheur fut qu’il voulut les prendre, croyant qu’il serait capable de les réaliser. Il y avait aussi autre chose dans son cas, dont nous parlerons plus loin.

220Je le tenais pour un homme utilisable, car je le savais ardent aux réalisations. J’avais éprouvé qu’il manquait de scrupules et qu’il était prêt à jeter par-dessus bord quiconque avait une santé fléchissante. Cela n’était pas encourageant. Mais les hommes d’action sont d’une extraordinaire rareté. En novembre 1923, j’eus avec lui un entretien où je lui dis que je le tenais pour un des hommes capables de jouer un rôle dans la crise proche.

221À partir de ce moment, se produisirent un certain nombre de faits singuliers, dont j’ai su, plus tard, qu’ils avaient leur origine dans le bureau de Bernard-Précy, à la Journée industrielle. À l’Action française commence très nettement la campagne contre moi ; je suis accusé de vouloir prendre la place de Maurras, d’emplir mes poches, de conduire l’Action française vers un nationalisme révolutionnaire voisin du communisme.

222En même temps, le bruit se répand que Bernard-Précy est un homme étonnant qui va prendre en main les destinées de la France.

223Notons ici quelques détails qui serviront dans la suite et que le lecteur est prié de ne pas oublier :

2241° Bernard-Précy avait des alliés à l’Action française.

225Pierre Héricourt, mon collaborateur pour la partie économique du journal, et secrétaire de rédaction de la Journée, et trois ou quatre jeunes rédacteurs de l’Action française également appointés à la Journée, plus le dessinateur Jehan Sennep qui faisait des dessins pour l’Opinion, alors entre les mains de Bernard-Précy. Il y avait communications constantes entre Bernard-Précy et l’Action française.

2262° Bernard-Précy avait accès dans l’intimité de nos amitiés personnelles d’une manière assez curieuse. Lucien Romier était devenu l’ami très intime d’Auguste Cazeneuve, membre du conseil d’administration de la Journée lequel était devenu membre du Comité des États généraux et mon ami personnel, et enfin beau-père de Jacques Arthuys, avec qui je travaillais très étroitement.

227C’est ainsi que, tant que la défiance ne fut pas éveillée, toutes nos pensées, dès qu’elles étaient exprimées, allaient très vite de chez nous au bureau de Bernard-Précy, et elles ne s’arrêtaient pas là.

228Tels étaient nos rapports lorsque nous partîmes pour Rome.

229Le voyage fut vraiment curieux. Mais des événements singulièrement importants y furent préparés ; une bataille y commença dans la pensée des adversaires. C’est un des voyages les plus passionnants que j’ai faits.

230Le hasard voulut que nous fussions seuls dans le rapide qui roula de Paris à Rome pour transporter notre équipe de conspirateurs.

231À peine avions-nous quitté Paris que la bataille commença. Mathon et moi nous venions d’être avertis qu’il fallait nous tenir sur la défensive avec Bernard-Précy. L’affaire s’était aussitôt compliquée d’incidents personnels qui amenèrent Mathon à avoir une conversation confidentielle avec Bernard- Précy. Apparemment, la conversation était limitée à Mathon et à Bernard-Précy. En fait, toute la caravane fut au courant. Quelques heures après le départ, il y avait eu autant de conversations confidentielles qu’il en fallait pour que chacun fût au courant.

232Les conversations générales n’en demeurèrent pas moins pleines d’entrain. Mais Bernard-Précy eut nettement le sentiment qu’il était devenu suspect à tout le monde, et que, dans la bataille nouvelle où il allait se trouver, le premier homme à abattre, c’était moi. J’eus d’autre part la conviction qu’il était préférable de parler le moins possible de choses vraiment importantes pendant le voyage. C’était très gai. Bernard- Précy et moi occupions la même cabine. Il savait que je savais qu’il savait que je savais ce qu’il voulait cacher. Il savait également que ma science était incomplète, et qu’il fallait m’abattre avant qu’elle fût totale.

233À Rome, nous jouâmes à cache-cache. Chacun avait à faire quelque visite qu’il ne voulait pas faire avec l’autre. Nous fûmes reçus ensemble au siège du Parti fasciste par les personnalités marquantes du moment ; par des nationalistes et par des fascistes. Un jeune fasciste, que nous avions connu à Paris, Curzio Suckert, nous introduisait dans les lieux où il avait accès. Suckert, républicain et socialiste d’origine, de culture et de sentiment, était le fasciste tel que je l’aimais. Il séduisait beaucoup moins Mathon et Bernard de Vesins.

234Nous nous rencontrâmes chez Cantalupo avec quelques personnalités. Il y eut quelques chocs entre nous et les Italiens. Il y avait là Francesco Coppola et Enrico Corradini. Ces hommes charmants marquaient un peu que l’Italie avait fait ce que la France n’avait pu faire. Je dus demander à Corradini s’il avait l’intention d’entreprendre la conquête des Gaules. Pendant notre séjour, il y eut pas mal de frictions entre nous. Les nationalistes italiens oubliaient que les trois quarts de leur doctrine viennent de l’Action française. Quant aux fascistes, ils dédaignaient la doctrine, ne pensaient qu’à leur « valorisation de la victoire », qui les amenait à grossir formidablement leur participation à la victoire des Alliés.

235— Voyez-vous, nous disait l’un d’eux, directeur d’un journal fasciste, l’Italie a été démocrate, cela n’était pas italien, c’était français ; — libérale, c’était anglais ; — socialiste, c’était allemand ;

236— communiste, c’était russe. Mais elle est fasciste, et c’est purement italien, car le fascisme, c’est la valorisation de la victoire, et la victoire est italienne.

237— Que cela est donc bien trouvé ! lui disions-nous.

238Nous fûmes reçus par Mussolini. Ne cachons pas que nous avons été tous conquis par le prestige personnel du chef de la révolution fasciste comme l’on est conquis par toute puissante personnalité. Comme nous aurions été conquis par Lénine. J’indique quelques nuances en ce qui me concerne ; il y a chez Mussolini une faculté de conquête personnelle, une puissance de séduction qu’expriment le regard et le geste, et dont la valeur politique n’est pas niable ; cela manquait à Lénine. Il y a chez Mussolini une volonté d’une rare puissance, mais qui ne paraît pas atteindre celle de Lénine. Chez Mussolini, puissance de réalisation et étonnante souplesse dans l’exécution. Chez Lénine, même puissance, et rudesse, dureté dans l’exécution.

239La prodigieuse différence entre les deux hommes c’est leur mobile : chez Mussolini, le goût du pouvoir, la jouissance du commandement, qui le conduit aux alliances qui donnent aisément les moyens matériels de l’action ; chez Lénine, l’appétit formidable de la création, dût cet appétit le conduire à une opposition avec toutes les forces de la terre.

240Chez Lénine, l’idée s’est emparée de l’homme ; elle le tyrannise ; elle le conduit au pouvoir pour se réaliser.

241Chez Mussolini, l’homme cherche l’idée dont il s’emparera pour la conquête du pouvoir et pour imprimer sa propre image sur l’œuvre de son époque.

242C’est le secret de la réussite de Mussolini et de l’échec du fascisme, lequel, issu d’un mouvement socialiste, est devenu une des formes du sur-capitalisme.

243Notre audience chez Mussolini ne donna lieu qu’à un examen de principes. Mussolini nous demanda comment nous concevions les États généraux ; nous lui dîmes notre étonnement de voir un Parlement dans l’Italie fasciste.

244— C’est, nous dit-il, pour faire voter par un organe du vieux régime les lois du nouveau.

245Je fus au Vatican. Eugène Mathon et Bernard de Vesins y allèrent chacun de son côté. Je ne révélerai rien aux intéressés en disant que Mathon apportait au Vatican une grande protestation contre les syndicats chrétiens, protestation qui ne fut pas écoutée.

246Notre séjour se termina par un grand dîner que nous offrîmes au Pincio à quelques personnalités fascistes et nationalistes. Il y eut des toasts. Francesco Coppola eut l’heureuse idée d’effacer le souvenir des frictions en disant que la France et l’Italie avaient tant donné à la civilisation commune qu’il était vain de chercher la part de chacune, et qu’il fallait les admirer et les aimer toutes deux.

247Je rentrai en France seul avec Bernard-Précy. Nous partageâmes encore la même cabine. C’était plus piquant qu’à l’aller. Toutes les positions avaient été prises pendant notre séjour à Rome. Bernard de Vesins et Eugène Mathon avaient montré clairement qu’ils ne donneraient leur adhésion qu’à un fascisme corporatiste plaçant les ouvriers sous la tutelle des patrons maîtres des corporations et de l’État, et rendant les grèves impossibles.

248Je n’avais pas caché que, pour moi, le fascisme n’était passionnant que pour la pensée sorélienne qui l’animait encore.

249Bernard-Précy partait avec ce trait qui lui avait été conté : le premier soir où Mussolini entra au théâtre, après la marche sur Rome, toutes les femmes se tournèrent vers lui.

250Pendant tout le voyage, nous fûmes l’un et l’autre en surveillance, de l’air le plus naturel du monde. Mais nous avions hâte de nous quitter. Sous les moindres de ces propos, se trahissaient nos volontés hostiles et, chez lui, une angoisse que je ne comprenais pas. À Paris, nous nous séparâmes sur le quai.

251La bataille s’engagea ouvertement dans les semaines qui suivirent.

252Bernard-Précy essaya de disloquer le Comité des États généraux. Il représenta à Mathon que j’étais un dangereux visionnaire voulant incorporer le syndicalisme ouvrier aux organismes corporatifs ; à Cazeneuve, il disait que j’étais une sorte de prophète ; à d’autres, que j’étais un primaire. Il proposa à Jacques Arthuys de lui donner la rédaction en chef d’un grand journal de droite qu’il voulait fonder. Il laissait entendre à Romier que Jacques Arthuys et moi voulions prendre la direction et la rédaction de la Journée. Ainsi fûmes- nous séparés de Romier.

253La campagne de dénigrement s’intensifia dans les couloirs de l’Action française. Ces campagnes produisent toujours quelque chose. Au bout de quelques semaines, nous observâmes que notre unité fléchissait au Comité des États.

254C’était le moment où le franc baissait avec rapidité. Le moment que nous annoncions depuis un an approchait. J’avais jusque-là accusé le seul ministre des Finances, M. de Lasteyrie. Un dimanche de la fin de janvier, je finis par déclarer que le vrai responsable était le chef, M. Poincaré, et non l’exécutant, M. de Lasteyrie. Maurras me fit une scène presque violente à ce propos. Il ne voulait pas que l’on mît M. Poincaré en cause. Je lui accordai quelques formules adoucies. L’article parut le 27 janvier.

255À huit heures du matin, un coup de téléphone de la présidence du Conseil me disait que l’on m’accordait l’audience demandée par moi trois mois plus tôt.

256Je fus le lendemain chez M. Raymond Poincaré :

257— Monsieur le Président, lui dis-je, ce que j’ai à vous dire aujourd’hui ne sera pas technique mais politique. Voulez- vous me laisser toute liberté d’expression ?

258Cette liberté me fut accordée.

259— Il n’y a qu’un moyen de relever le franc aujourd’hui : les pleins pouvoirs, la dictature. C’est le crédit de l’État qui baisse. Seul un acte d’autorité le restaurera. Ensuite viendront les moyens techniques. Prenez les pleins pouvoirs, Monsieur le Président, vous aurez toute la France avec vous. Et nous- mêmes nous serons dans l’obligation de vous suivre.

260Pendant une demi-heure, M. Raymond Poincaré et moi échangeâmes des réflexions sur la possibilité et l’impossibilité des pleins pouvoirs. Il les tenait pour impossibles.

261Il finit par me déclarer, avec ce ton rageur qu’on lui connaît :

262— Dans ce pays-ci, les mouvements de gauche l’emporteront toujours sur les mouvements de droite.

263L’audience prit fin là-dessus. Nous étions fort peu satisfaits l’un de l’autre.

264Faisons la balance des comptes aujourd’hui. La conclusion de M. Poincaré était rigoureusement exacte. Mais il fallait faire une dictature de gauche.

265Mon erreur était de vouloir faire une dictature de droite, c’est-à-dire une dictature appuyée sur la fortune acquise. Alors qu’il n’y a qu’une seule dictature acceptable, celle de la fortune en formation, qui se classe politiquement à gauche. Car il en est des nations comme des entreprises privées : on ne libère une affaire saine de difficultés occasionnelles excessives que par une réduction du capital initial, un apport nouveau et une augmentation des traitements et salaires. La méthode inverse est celle qui engendre la révolte et la ruine.

266En 1924, la confusion était si grande que les solutions manquaient. Une dictature de droite était une monstruosité ; mais une dictature de gauche était une folie. M. Raymond Poincaré n’est pas un grand technicien ; mais il sait mesurer parfaitement les possibilités politiques du pays. Après tout, son attitude de 1924 se comprend. Je le dis aujourd’hui. Mais un reproche demeure. Il avait eu dix-huit mois pour préparer ses moyens d’action, et il n’avait rien fait, par ignorance technique de la situation. Cela ne réhabilite pas son ministre Lasteyrie, qui est bien l’être le plus incapable que l’on puisse imaginer.

267La chute du franc se précipita. Nous entrâmes dans ce mois de février 1924 où le pays connut sa première grande angoisse à propos du franc.

268Je pressai le Comité des États généraux d’agir. On ne savait pas comment. Je demandai que l’on convoquât à Paris les syndicats, les personnalités. Mais nous étions entravés. Les manœuvres de Bernard-Précy nous dissociaient. À l’une de nos séances hebdomadaires, nous pûmes constater que Bernard- Précy avait fait de sérieux ravages : nous n’étions plus d’accord sur la nécessité de l’action.

269Il y avait hésitation sur la direction à prendre : irait-on dans le sens Bernard-Précy ou dans le sens Valois ?

270Je demandais la démission de M. de Lasteyrie.

271M. de Lasteyrie annonçait que le gouvernement allait sévir contre les mauvais Français qui demandaient une monnaie saine, qui voulaient traiter en une autre monnaie que le franc- papier qu’il étranglait, lui, de ses propres mains. Cet hurluberlu, manœuvré par le groupe financier qui voulait jeter le franc à terre, fit publier un projet de loi condamnant d’un à cinq ans de prison les gens de notre sorte. Le projet de loi ne visait que nous. Il était évident que l’on se préparait à employer les grands moyens contre nous.

272Du 3 au 25 février, il y eut échange de coups rapides. Le ministre des Finances préparait des textes destinés à nous étrangler ; on faisait pression à l’Action française pour me faire taire ; Bernard-Précy nous trahissait à fond. Le plan d’action que j’avais proposé à nos collègues était divulgué par lui. J’obtins du Comité des États généraux qu’il préparât une réunion pour le 21 février où seraient convoquées des personnalités du monde économique pour demander une action précise et la définir.

273Notre réunion fut tenue le 21 février. Ce fut, en même temps que la définition des conditions de redressement monétaire, un appel non déguisé au chef. Les assistants comprirent à ce moment-là qu’il s’agissait de Millerand. Eugène Mathon reçut la mission d’aller présenter l’ordre du jour de l’assemblée au président de la République.

274Or, le même jour, à dix heures du matin, j’étais allé à la Chambre faire une conférence à une soixantaine de députés réunis par M. Ambroise Rendu. J’avais fait un exposé de la situation financière, indiqué les remèdes, défini les conditions du succès, dont la première était la fermeture temporaire du Parlement. J’avais obtenu le plus franc succès.

275À la réunion des États généraux, le soir, à la salle des Ingénieurs civils, nous eûmes des échos de la réunion du matin. Le succès était allé au-delà des députés qui m’avaient entendu.

276Nous n’avions pas vu Bernard-Précy à nos deux dernières séances hebdomadaires. Il vint à notre réunion du 21 ; mais il ne se joignit pas à nous sur l’estrade. À la fin de la réunion, M. de La Ferronays vint nous signaler que Bernard-Précy marchait contre nous avec violence. Nous tînmes séance du Comité aussitôt. Tous les membres du Comité firent bloc avec moi, contrairement aux prévisions de Bernard-Précy, qui avait escompté la dislocation après toutes les menaces et promesses qu’il avait faites.

277Le lendemain 22 février, Léon Daudet vint me voir à mon cabinet d’éditeur, place du Panthéon :

278— Il faut que je vous prévienne, me dit-il, vous êtes entré dans la zone dangereuse. Vous avez fait hier à la Chambre une conférence qui a fait une grosse impression. Vous êtes regardé comme un homme capable d’en faire marcher beaucoup d’autres. Désormais, prenez garde. De tous côtés.

279Daudet est un homme à grossissements. Mais il a le sens des situations. Il flaire le péril invisible. Néanmoins, je lui dis qu’il exagérait beaucoup la portée de l’incident. Il reprit avec beaucoup de force :

280— Je vous dis, entendez-moi bien, que vous êtes dans la zone dangereuse. Moi j’en suis sorti. Vous y êtes en plein.

281Faites attention à vous.

282Le lendemain, 23 février, la Journée industrielle, ouvrait contre moi la première offensive que j’ai eu à subir. Trait caractéristique : la brève campagne menée par Bernard-Précy à la Journée fut faite sur les données mêmes qui servirent plus tard à l’Action française. Tout s’y trouva, y compris l’accusation d’avoir appartenu à la police russe, invention qui vient tout droit d’un bureau de la Sûreté générale.