1Le journal nous transmet encore un écho précieux des grandes querelles religieuses de la fin du règne de Louis XIV (gallicanisme, jansénisme, quiétisme) ainsi que de leur retentissement dans le cadre restreint d’un diocèse. Comme toujours, notre auteur est bien informé et, cette fois, sa curiosité est aiguillonnée par d’ardentes convictions. Il est donc à l’affût des nouvelles qui peuvent venir de Rome, de Paris, de Reims, aussi bien que de Tournai, de Douai ou de Lille. Bref, il ramasse tout ce qui peut nourrir sa passion, dans un sens ou dans l’autre.

Un curé gallican et janséniste

2Très nettement, Alexandre Dubois est gallican et janséniste, positions qui n’ont rien d’original mais qui précisément font de lui un cas typique. Digne fils spirituel des deux premiers évêques français de Tournai, Mgr de Choiseul et Mgr Caillebot de La Salle, il apparaît en même temps comme le reflet d’une large partie du clergé de ce diocèse. Bien entendu, ces attitudes très répandues se présentent ici au travers d’une personnalité, et c’est ce qui en fait le principal intérêt. Le curé Dubois apporte en ces matières son tour d’esprit sarcastique habituel ainsi que de vigoureux partis pris (contre les Jésuites et les Ordres mendiants) ; son zèle pastoral et son attachement au diocèse de Tournai interfèrent constamment avec ses thèses dogmatiques ; enfin, l’âge aidant, un remarquable apaisement se fait chez lui, si bien qu’il finit par être un simple spectateur des controverses suscitées par la bulle Unigenitus. Comme on le voit, ce cas typique nous présente aussi l’histoire d’un homme bien particularisé.

Son modèle : Mgr de Choiseul

3On ne peut comprendre les opinions d’A. Dubois si l’on ne se reporte pas à celui qu’il appelle « le plus grand prélat qu’il y avait dans l’Eglise de Jésus-Christ », Mgr de Choiseul, évêque de Tournai de 1671 à 168932. Celui-ci fut incontestablement son maître à penser et son modèle, à tel point que toutes les attitudes de l’évêque se retrouvent chez le curé. Pourtant les quatre années (1686-1689) durant lesquelles A. Dubois lui fut soumis comme pasteur de Rumegies ne peuvent expliquer à elles seules la profondeur d’une telle influence. Celle-ci devait avoir commencé auparavant et on peut présumer que c’est en connaissance de cause que Choiseul admit ce candidat selon son cœur au concours qui lui valut la cure de Rumegies. L’évêque était, parait-il, coutumier du fait.

4Gilbert de Choiseul du Plessis-Pralins, membre d’une illustre famille, fut d’abord pendant vingt-quatre années évêque de Comminges (Saint-Bertrand de Comminges) (1646-1669). Dans cet évêché crotté, il s’était signalé à la fois par son zèle pastoral et par ses attitudes jansénisantes. Il n’avait publié la bulle condamnant les cinq propositions de Jansénius (1653) qu’en l’accompagnant d’un mandement restrictif – lequel fut d’ailleurs mis à l’index. Il avait également dès cette époque prôné la distinction du droit et du fait, si fondamentale dans toute cette histoire. Toutefois il s’était surtout dépensé, vainement d’ailleurs, comme médiateur entre les deux partis. C’est à la faveur de l’apaisement voulu par Clément IX (1668) – la « paix clémentine » – que le Saint-Siège consentit à son transfert à Tournai. Nommé par le roi en 1669, il ne reçut les bulles romaines qu’en janvier 1671 et fut installé le 21 avril de cette année.

5Dans ce nouveau champ d’action, Choiseul manifesta les mêmes qualités qui l’avaient fait remarquer à Comminges. Son zèle pastoral – soutenu d’ailleurs par une endurance incroyable : il ne prenait habituellement qu’un seul repas par jour et au cours de ses visites diocésaines prolongeait son jeûne jusqu’au soir – fait de lui l’émule des plus grands évêques. Ne relevons ici que son action en faveur du séminaire diocésain qu’il transporta de Douai à Lille puis à Tournai, et auquel – pour parler comme notre curé – il prodigua ses soins, son argent, ses avis, ses statuts.

6Beaucoup plus importante cependant apparaît son œuvre doctrinale. Son rôle fut de tout premier plan à la fameuse assemblée du clergé de 1682, qui devait aboutir à la déclaration des quatre articles, véritable code du gallicanisme. Rappelons qu’il s’agissait, en reprenant l’examen de propositions émises par la Sorbonne en 1663, de fixer les limites du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Nommé président de la commission la plus importante, Choiseul s’y retrouva aux côtés de Bossuet, qu’il dépassa par la netteté de ses positions anti-romaines. Finalement, d’ailleurs, il retira ses propres propositions ; mais il eut pour mission de présenter à l’assemblée les conclusions de sa commission. Il le fit dans un long discours latin qui dura cinq heures et dont notre curé parle avec admiration. Sa démonstration eut tant de force qu’elle entraîna l’adhésion de son supérieur hiérarchique, l’archevêque de Cambrai, qui pourtant avait été élevé dans des maximes différentes.

7Sur le plan du jansénisme son action eut moins d’éclat, mais fut sans doute plus durable. La « paix clémentine » ayant imposé silence aux controverses, Choiseul n’eut pas à intervenir sur le terrain doctrinal, mais il travailla à répandre un état d’esprit, dont chaque composante prise en elle-même n’est pas spécifiquement janséniste, mais dont l’allure générale ne trompe pas. C’est ainsi qu’il combattit certains excès du culte de la Vierge, en soutenant d’ailleurs le livre d’un certain Widenfelt qui fut condamné par Rome. II professait des idées rigides sur l’absolution des récidivistes, et en cette matière il eut gain de cause en faisant mettre à l’index le « Pentalogicus » du religieux carme Charles de l’Assomption suspect de laxisme.

8Il confia le séminaire de Tournai à des prêtres pénétrés de son esprit tant en matière dogmatique qu’en matière morale, et, au dire de l’intendant Le Peletier, il choisissait pour les cures des candidats jansénistes. Enfin il fut en guerre ouverte avec les religieux mendiants et les Jésuites de son diocèse au sujet des autorisations de prêcher et de confesser. Ses tendances étaient si notoires qu’en 1678 il consacra un long passage de son rapport au pape à se justifier du reproche de jansénisme. Or le destinataire était Innocent XI qui passait pour favorable à cette doctrine et qui songea à donner le cardinalat à Antoine Arnauld.

9Relevons un dernier trait de la physionomie de Choiseul : son hostilité à l’exemption des abbayes. Cette attitude en elle-même était parfaitement étrangère aux positions doctrinales examinées plus haut, puisque la plupart des évêques la partageaient, mais elle prenait plus de force dans le cas présent en s’enracinant dans le gallicanisme et la méfiance à l’égard de Rome. C’est ainsi qu’après la mort de Nicolas Dubois, l’indomptable abbé de Saint-Amand (1673), il réussit à bénir lui-même son successeur, Pierre Honoré, et à faire à plusieurs reprises la visite canonique du monastère, le tout en dépit de l’exemption que Rome venait de reconnaître à l’abbaye (1672).

Les autres évêques de Tournai

10C’est d’après ce modèle que le curé Dubois se conduisit durant presque tout son long pastorat. Comme ses réactions sont commandées surtout par les incidents locaux, il nous faut ici rappeler la série des évêques de Tournai pendant cette période. Mgr de Choiseul, décédé le 31 décembre 1689, eut pour successeur Mgr Caillebot de La Salle (1693-1705), qui ne put prendre possession de son siège qu’en 1693, en raison des difficultés existant entre le pape et Louis XIV. Il partageait en tout les idées de son prédécesseur et continua à agir dans le même sens. Après lui, le vent tourna. Les deux derniers évêques français furent résolument antijansénistes et amis des réguliers : ce sont Mgr de Coëtlogon (1705-1707) et Mgr de Beauvau (1707-1713). En fait d’ailleurs ce dernier quitta son diocèse en 1709, après la prise de Tournai par les ennemis de Louis XIV33. Après un nouvel interrègne, commença le régime des évêques autrichiens, dont le premier fut Mgr de Lowenstein (1713-1731), lui aussi antijanséniste.

Le gallicanisme d’A. Dubois

11Notre curé est donc un gallican et sur ce point on n’observe aucun fléchissement jusqu’à la fin de sa vie. Sa doctrine tient dans les quatre articles de 1682, auxquels il donne d’ailleurs une allure plus brutale en les réduisant à trois : le pape n’a aucun droit sur les affaires temporelles des rois ; l’infaillibilité appartient à l’Eglise universelle et non au pape ; enfin le pape est soumis au concile général. Ces thèses réapparaissent de temps à autre dans le récit. Ainsi, à propos du couronnement d’Alexandre VIII (1689), notre auteur est choqué par la formule utilisée pour la remise de la tiare (« Sachez que vous êtes le père des princes, régent et roi de ce monde »), formule qui lui semble incompatible avec les sentiments de l’Eglise de France. Même réaction à propos de la réconciliation entre Louis XIV et Innocent XII (1693) ; les évêques en vertu de cet accord durent accepter de s’intituler « N., par la Providence de Dieu et la grâce du Saint-Siège apostolique, évêque de N. » ; cette titulature lui paraît contraire à l’histoire. Enfin, quand en 1715 il reproduit complaisamment les arguments des adversaires de la bulle Unigenitus, il souligne l’absence de consentement de l’Eglise universelle, ce qui pour les opposants enlevait toute force à la condamnation : c’est la doctrine même des quatre articles de 1682.

« La religion des Wallons »

12Mais, en fait, ce gallicanisme indiscutable se définit moins par des thèses que par un état d’esprit et une attitude toute pratique. C’est essentiellement un antiromanisme instinctif et une forme de patriotisme français. On le voit bien dans la conclusion piquante qu’il donne à un développement sur Molinos (dont la mystique inquiétante ne lui inspirait pourtant aucune sympathie) : « Un de ses grands crimes est de n’avoir point eu pour amis les Pères jésuites, tant il est vrai que les vertus d’Italie aussi bien que les vices nous doivent être bien suspectes pour nous qui en sommes si éloignés et à qui on en fait tant accroire. Les moins ignorants du pays en porteront toujours tel jugement qu’il leur semblera bon être conforme à la religion des Wallons, qui est la plus régulière et la plus conforme à l’esprit de Jésus-Christ, chef de la véritable Eglise. » Pris au pied de la lettre, ce couplet sur la religion des Wallons va loin, puisqu’il prétend ériger en règle de l’orthodoxie le jugement de l’église locale en opposition à celui de Rome, mais en fait il s’agit avant tout de la méfiance spontanée du paysan du Danube à l’égard d’une capitale lointaine et suspectée.

Le jansénisme d’A. Dubois

13Pour parler du jansénisme du curé Dubois, il faut, plus nettement encore que pour son gallicanisme, distinguer l’armature doctrinale et un état d’esprit diffus. Il ne s’aventure qu’une seule fois sur le terrain proprement théologique, pour combattre vigoureusement le molinisme, ce qui en soi n’est pas spécifiquement janséniste. Rappelons ici que Molina avait voulu concilier, d’une manière plus douce que l’enseignement traditionnel, la prédestination divine, la grâce et la liberté humaine. L’élément qui permettait cette conciliation était la « science moyenne », par laquelle Dieu connaît d’avance les mérites de chacun des hommes et peut y adapter sa prédestination. Notre auteur voit dans tout cela du semi-pélagianisme. L’ouvrage de Molina, la « Concordia », est pour lui « une œuvre de ténèbres » et son auteur un « arrogant Espagnol », puisqu’il ose affirmer que « saint Augustin, saint Thomas et les autres Pères, Pélage même, seraient entrés dans son sentiment s’ils s’en seraient avisés. »

14Notre auteur, qui n’était pas théologien de profession, est en somme fort discret sur les problèmes fondamentaux du jansénisme. En revanche, il est pleinement engagé dans la controverse du parti et surtout on retrouve à travers ses attitudes cet état d’esprit janséniste dont nous avons parlé à propos de Mgr de Choiseul. Tout cela apparaîtra en pleine lumière si nous suivons avec lui l’histoire religieuse du diocèse de Tournai.

Mgr de Choiseul vu par A. Dubois

15Sur Choiseul, Alexandre Dubois ne tarit pas d’éloge ; mais, comme il l’a au fond peu connu, il nous apprend peu de choses précises. Nous trouvons cependant sous sa plume une description extrêmement détaillée des « conférences ecclésiastiques » inaugurées par Choiseul dans son diocèse, à l’exemple d’ailleurs d’autres évêques réformateurs et jansénisants34.

Les vicaires généraux et le « jansénisme fantôme »

16Plus précieuses sont les informations relatives à la réaction antijanséniste qui eut lieu dans l’interrègne, entre la mort de Choiseul (31 décembre 1689) et l’arrivée de son successeur (1693). Les vicaires généraux, sur ordre du roi, interdirent les conventicules tenus par les Jansénistes et, pour plus de sécurité, suspendirent même les conférences ecclésiastiques. Notre curé voit évidemment dans ces mesures la main des Jésuites, qui « voulaient qu’il y eusse des Jansénistes », alors que « ce fantôme est également fantôme dans notre diocèse, comme il l’est partout ailleurs ». Et plus loin d’ajouter : « Il ne fallait qu’être régulier dans sa vie et dans ses habits pour être reconnu pour tel.

17Arrêtons-nous un instant sur cette affirmation suivant laquelle le jansénisme est un fantôme, car elle est typiquement janséniste. Arnauld dans son exil composa un libelle intitulé Le fantôme du jansénisme (1686) et dans son testament spirituel un article spécial traite encore du « vain fantôme du jansénisme ». Ce n’est au fond qu’une reprise de la distinction du droit et du fait. Les cinq propositions condamnées en 1653 sont bien hérétiques, mais elles ne reflètent pas la pensée de Jansénius et de ses disciples. Le jansénisme pourchassé par les autorités chez de pieux ecclésiastiques, qui n’ont à se reprocher que leur austérité et leur régularité, est donc bien un fantôme.

18Cet interrègne fut encore marqué par l’étrange affaire connue sous le nom de « fourberie de Douai ». Un faussaire réussit, en écrivant des lettres signées d’Antoine Arnauld ou d’autres notabilités du parti, à obtenir des déclarations compromettantes de plusieurs professeurs de l’Université de Douai. Ceux-ci furent exilés et frappés de sanctions ecclésiastiques (1690). Pour notre auteur, cette déloyauté est évidemment imputable aux Jésuites.

Mgr Caillebot de La Salle vu par A. Dubois

19Mgr Caillebot de La Salle (1693-1705) revint à la ligne de conduite de son prédécesseur ; aussi a-t-il droit aux mêmes éloges. Quand il se démit volontairement de sa charge, Alexandre Dubois souligne la « terrible perte » subie par le diocèse, en même temps que la joie indécente des religieux mendiants. Dans cette page, on retrouve tous les thèmes chers à l’auteur : l’amour de l’ancienne discipline – notamment de l’habit ecclésiastique-, le rôle de la prédication dont les curés sont de droit les ministres ordinaires, le maintien de la bonne orientation – janséniste – donnée au séminaire, l’hostilité aux Ordres mendiants, l’opposition aux doctrines laxistes et à la dévotion indiscrète rendue à la Vierge. Il est facile de constater que la pensée de Mgr de Choiseul revivait intacte chez son successeur et chez notre curé. C’est dans de tels passages qu’on voit le mieux de quelle nature était le jansénisme d’A. Dubois.

20Naturellement ce jansénisme se révèle en bien d’autres endroits du journal pendant cette période : l’éloge d’Arnauld, composé en 1696 lors de la publication de son testament ; l’exégèse complaisante de plusieurs brefs pontificaux (1694-1696), destinée à les transformer en approbations des attitudes jansénistes ; la relation railleuse de la querelle entre jésuites et Carmes, spectacle bien fait pour réjouir un cœur janséniste, etc. Sur le plan local, relevons le début des « retraites ecclésiastiques » annuelles (1703), les missions paroissiales exclusivement prêchées par des prêtres séculiers (on voit la pointe...) et enfin les efforts des Carmes pour s’établir à Saint-Amand (1698). La page que l’auteur consacre à ces concurrents éventuels est pleine de fiel et même de haine.

Mgr de Coëtlogon vu par A. Dubois

21Le nouvel évêque, Mgr de Coëtlogon (1705-1707) obéissait à de tout autres principes. Adversaire des Jansénistes et favorable aux Jésuites, il bouleversa complètement le séminaire en y faisant entrer des Pères de la Compagnie. Pis encore, ceux-ci devinrent également examinateurs aux concours pour les cures. Aussi est-ce avec beaucoup d’amertume que notre auteur retrace les deux années d’épiscopat de ce « bon vieillard » qu’on « avait déterré tout au bout de la France » (il venait de Saint-Brieuc) et à qui on avait fait croire que son diocèse « était pavé de Jansénistes ». Et de reprendre son antienne : « si ce fantôme (de jansénisme) est si fantôme dans toute l’Eglise Universelle qu’il est dans notre diocèse, c’est véritablement un fantôme. »

Mgr de Beauvau vu par A. Dubois

22A. Dubois salua donc avec joie l’arrivée d’un nouvel évêque, Mgr de Beauvau (1707-1713), dans l’espoir « qu’il remettrait le bon ordre dans le diocèse ». Cette confiance devait être déçue, car le nouveau prélat resta fidèle à l’orientation de son prédécesseur. Les Jésuites demeurèrent au séminaire et dans les concours, à la grande tristesse de notre curé. Cependant on dirait que la vivacité de ses passions partisanes tend à s’atténuer. Est-ce l’effet de l’âge ? des malheurs de la paroisse ? ou de quelque autre cause ? On ne trouve plus sous sa plume de condamnation péremptoire à l’encontre de l’évêque. Après avoir remarqué « qu’il y a dans le diocèse une pépinière de mauvaises affaires », il ajoute : « le meilleur parti que j’ai cru devoir prendre fut de n’en point prendre. » A l’égard des Jésuites, il devient plus circonspect : « les uns (sont) pour les Pères à l’extérieur, et tous dans l’âme contre ces Pères qu’on craint plus qu’on aime ». Ses dernières violences verbales sont dirigées contre les Ordres mendiants, en particulier les Capucins qui renouvellent en 1710 la tentative des Carmes pour s’établir à Saint-Amand.

Mgr de Lowenstein et la bulle « Unigenitus »

23Cet apaisement intérieur progressa visiblement chez notre auteur sous l’épiscopat du premier évêque autrichien, Mgr de Lowenstein. Il est vrai que celui-ci, tout en gardant la même ligne de conduite que ses prédécesseurs immédiats, fit des concessions à l’opposition : il sacrifia deux des trois juges jésuites dans les concours pour les cures. Est-ce l’effet de ce geste ? En tout cas la publication de la bulle Unigenitus (1714) et le mandement composé par l’évêque pour imposer ce texte trouvèrent notre curé beaucoup plus calme. Cette célèbre condamnation, qui rassemblait 101 propositions tirées d’un ouvrage de Quesnel et qui visait en somme tout le corps des doctrines jansénistes, ouvrait en fait la phase la plus aiguë de la célèbre querelle. Or Alexandre Dubois se contente de reproduire les raisons des opposants – ceux qui en appelaient au futur concile – et celles des partisans de la bulle. On voit sans doute de quel côté vont ses sympathies, mais il déclare ne point vouloir prendre d’autre parti que celui de l’Eglise, ce qui est un son de cloche bien nouveau.

24Mieux encore, au moment de « l’accommodement » de 1720 (que notre auteur place par erreur en 1721 et attribue à Innocent XIII, alors qu’il était dû uniquement aux efforts du ministre Dubois), notre curé se rallie complètement à cette paix qu’il croit définitive. Il déclare se désolidariser des sept évêques opposants, sans égard pour le vénéré Mgr Caillebot de La Salle qui était du nombre, et même il « plaint » trois curés du diocèse entêtés dans leur révolte. La conversion semble complète.

Vue d’ensemble

25On pourrait dire en définitive que le curé Dubois a été au point de vue doctrinal l’homme de Mgr de Choiseul et d’Arnauld, mais qu’il en est resté là. Encore leur a-t-il surtout emprunté la haine de « la morale relâchée » et de « la lâcheté des casuistes ». Le problème de la prédestination – que pourtant il n’ignore pas – n’est pas au centre de ses pensées. En tout cas, le jansénisme d’après l’Unigenitus n’est plus son fait, même s’il lui inspire encore de la sympathie et il demeure étranger à l’agitation politique qui s’est greffée sur la fameuse bulle.

26On a relevé récemment dans le jansénisme deux orientations psychologiques maîtresses : « la conception d’un christianisme profondément exigeant, qui veut être vécu sans compromissions, ni concessions » et en second lieu « une conscience intense des droits de la personne et surtout de la pensée personnelle en face des absolutismes de l’autorité35. Le curé de Rumegies, au niveau assez modeste qui était le sien, est un très bon exemple de la première tendance, tandis que la seconde fait presque complètement défaut chez lui.

27Comment ce rigorisme se traduisait-il dans la pratique pastorale ? On sait que les curés jansénistes mettaient parfois des conditions trop dures à la réception des sacrements, ce qui les amenait à refuser la confession, le viatique et l’extrême-onction à des mourants. Le fait fut constaté au temps de Mgr de Choiseul pour le curé d’Avelin près de Lille. Il ne semble pas que le curé Dubois soit tombé dans de tels abus, puisque, nous l’avons vu, il était très soucieux d’administrer les derniers sacrements à tous les mourants. Il restait sur ce point fidèle à la pratique traditionnelle de l’Eglise.

28Cette analyse déjà longue ne prétend pas épuiser la matière si diverse de ce journal. Il reste quantité de détails, d’anecdotes, de remarques piquantes qui relient les développements majeurs ; et ceux-ci présentent peut-être plus de nuances que nous ne l’avons indiqué. En tout cas, c’est tout un monde qui revit, où les simples curieux peuvent goûter un dépaysement presque total et où l’historien trouve la possibilité de poser dans un cadre local les problèmes généraux.