1La guerre et son sinistre cortège constituent le second thème majeur du livre. Nous sommes encore en effet dans ce que les historiens des Pays-Bas ont appelé « le siècle de malheur » (1621-1715), période durant laquelle ces régions ne cessèrent d’être le champ de bataille des nations et l’enjeu de la rivalité franco-espagnole. Rappelons simplement la « grande guerre ». (1635-1659) conclue par le traité des Pyrénées, la guerre de Dévolution (1667-1668) terminée par le traité d’Aix-la-Chapelle, la guerre de Hollande (1672-1678) achevée par le traité de Nimègue, la guerre de la ligue d’Augsbourg (1688-1697) à laquelle mit fin la paix de Ryswick et enfin la guerre de Succession d’Espagne (1702-1713) arrêtée par le traité d’Utrecht21.

Avant le curé Dubois

2Le village avait déjà bien souffert des premières guerres de Louis XIV, antérieures à l’époque de notre curé. En 1660-1661, il avait fallu blanchir l’église qui avait été noircie et abîmée par les feux que les soldats et les réfugiés y avaient allumés. En mai 1667, le curé redoutant l’approche des armées françaises avait envoyé à Tournai les objets précieux de son église et son registre de baptêmes. Une partie de la population évacua le village. Le reste, demeuré sur place, se fortifia dans le cimetière et creusa un fossé tout autour : moyen de défense dont les habitants s’étaient bien trouvés « pendant les guerres passées... quantité de fois22 ». La peste avait ensuite sévi à Rumegies, comme dans toute la région (1668)23. Par crainte de la contagion, six personnes mortes du fléau furent enterrées sans cérémonie par leurs proches soit dans le cimetière, soit même dans leur jardin. En 1675, au cours de la guerre de Hollande, l’abbaye de Saint-Amand demanda des « lettres de neutralité » aux deux belligérants qui opéraient alors dans la région24. Cette garantie n’empêcha pas les ravages, puisqu’en 1676 il y eut à Rumegies quarante-deux décès : chiffre énorme qui ne peut s’expliquer que par les opérations militaires.

Vingt ans de guerre

3Nous arrivons ainsi aux deux dernières guerres de Louis XIV, celle de la Ligue d’Augsbourg et celle de Succession d’Espagne, dont notre curé fut le contemporain et le témoin. Elles occupent, à elles deux, vingt des cinquante-trois années qu’Alexandre Dubois passa à Rumegies.

4En 1694, quand notre auteur se mit à écrire, la guerre de la Ligue d’Augsbourg durait depuis six ans. II disposait donc d’un recul suffisant pour pouvoir raconter les événements avec sagacité. Les pages qu’il consacre à cette guerre sont en effet parmi les meilleures de l’ouvrage. Il commence par en étudier les origines, ce qui, de fil en aiguille, l’amène à retracer tous les différends qui avaient opposé Louis XIV au Pape. Il énumère ensuite, année par année, les opérations militaires sur les différents théâtres, et enfin – ce qui est le plus intéressant pour nous – il nous montre le contrecoup local de tous ces grands événements.

La fiscalité

5La première conséquence d’une guerre en ce temps-là n’était pas le départ des hommes à l’armée, mais un alourdissement considérable de la fiscalité. Louis XIV fit preuve en cette matière d’une redoutable ingéniosité. Notre curé parle d’abord d’un changement dans la monnaie : il s’agit d’une dévaluation d’un dixième décidée par deux édits de décembre 1689, dont on retrouve la trace à Saint-Amand25. Suivirent des créations et ventes d’offices, mesures qui sous le prétexte d’améliorer l’administration cherchaient essentiellement à faire rentrer des deniers dans les caisses de l’Etat. Notre curé ne s’y trompait pas, d’autant plus que parfois, à peine la charge créée, le roi permettait aux assujettis de la racheter, c’est-à-dire de rembourser l’acquéreur. Voici une liste de ces étranges fonctions presque fictives : en décembre 1691, création de greffiers des domaines de mainmorte et de greffiers des insinuations ecclésiastiques ; le rachat de ces offices, autorisé en janvier 1693, coûta au curé 12 florins, à l’église et à la « table des pauvres » 6 florins. En juin 1694, création « d’esgards ou gourmets des bières », qui avaient le droit de lever 5 patars au tonneau de bonne bière : ce qui irritait profondément le curé. En 1696, création de collecteurs des villages et de greffiers syndics : parasites dont la communauté se débarrassa en versant 6 430 l. Fl. pour le rachat de leurs charges26.

6Naturellement, tout cela n’excluait pas les impôts traditionnels ou de type classique : notre auteur parle tout d’abord de « douze tailles et autant de vingtièmes » : ceci veut dire que la somme à percevoir était divisée en mensualités. Ces deux impôts n’étaient pas payés par le clergé, qui en revanche devait verser le don gratuit, savoureux euphémisme, dont le curé Dubois n’était pas dupe : « On lui a donné ce nom, quoique ce don fût quelque chose d’autre. » On sait, par exemple, qu’en, 1693 le roi « accepta » la somme de 127 735 l. 10 s. « offerte » par le clergé du diocèse de Tournai à titre de « subside volontaire27 », en conséquence de quoi la cure de Rumegies fut taxée à 20 florins et la fabrique à 5 florins.

7Les nécessités de la guerre amenèrent Louis XIV, en 1695, à créer un nouvel impôt : la capitation, payée par tête et en principe par tout le monde. Ne devant durer que le temps de la guerre, il fut supprimé en 1698, après la signature de la paix de Ryswick ; mais il fut rétabli en 1701, lors de la reprise des hostilités, et cette fois il fut perpétuel. Voici ce que dit notre auteur de cette taxe : « Sans s’arrêter sur ce qu’un autre doit payer pour sa tête, le pasteur de Rumegies paie pour la sienne chaque année quatre écus. Cela a un peu criaillé, mais on laisse dire ce qu’on voudra à l’oreille ; on ne laisse point de payer. »

8En 1696, on entreprit de recouvrer les droits de franc fief, d’amortissement et de nouvel acquêt, c’est-à-dire les droits sur les fiefs acquis des roturiers et sur tous les biens échus à des personnes morales et en particulier aux institutions religieuses28. Pour ce dernier droit, la table des pauvres dut payer, en deux fois, 80 1. Flandre.

Les contributions de guerre

9A toutes ces charges imposées par le roi de France vint s’ajouter le poids excessif des contributions de guerre levées par l’ennemi. Celui-ci pouvait les exiger, alors même qu’il n’occupait pas le pays, en usant de la menace de raids dévastateurs. Nous savons, par exemple, qu’en septembre 1689 la ville de Saint-Amand traita avec les armées alliées, dont le cantonnement était situé à une quinzaine de kilomètres, et s’engagea à verser plus de 7 000 florins pour prix de sa sécurité29. Cette tractation, qui normalement aurait dû intéresser Rumegies, n’eut pas de suites, car les autorités françaises réagirent vigoureusement. Plusieurs notables furent emprisonnés et on menaça de mort ceux qui paieraient de telles taxes.

10Cette interdiction devint évidemment sans effet quand, quatre ans plus tard, l’ennemi occupa effectivement le pays (1693). Ses exigences cette fois furent terribles. Les contributions durent couvrir non seulement l’année en cours, mais le temps qui s’était écoulé depuis le début de la guerre, soit en tout cinq ans. Finalement il emporta du seul village de Rumegies la somme énorme de 30 000 florins.

« On était las d’être au monde »

11L’année qui s’étendit de juillet 1693 à la moisson de 1694 fut vraiment tragique. Un mot du curé résume la situation d’une façon saisissante : « On était vraiment las d’être au monde. » Sur ce village miné par les contributions, les fléaux s’abattirent en foule. La récolte de 1693 fut déplorable, réduisant les deux tiers de la population à une extrême misère. Un homme à Rumegies mourut positivement de faim, et beaucoup d’autres « un peu à la fois ». La mortalité s’éleva d’une façon alarmante : 43 décès en 1693, 26 encore en 1694. « On n’entendait parler pendant ce temps que de voleurs, que de meurtres, que de personnes mortes de faim. » Le tableau désolant brossé par le curé illustre à merveille le mot de Voltaire : « On périssait de misère au bruit des Te Deum. »

L’entre-deux-guerres

12La paix de Ryswick signée en 1697 fut accueillie avec transports à Saint-Amand, tandis que les paysans de Rumegies, montrant par là « la noirceur de leur âme », n’en témoignèrent guère de joie. On ne sait quelles pensées ténébreuses le curé attribuait à son pauvre peuple. Quoi qu’il en soit, la misère se prolongea plusieurs années, entretenue par la cherté des grains et le désordre de la monnaie. La monnaie française était maintenant trop dévaluée par rapport à celle qui circulait dans le pays voisin. L’écu valait, dit notre curé, 57 patars 1/2 au lieu de 48, ce qui était son pied ancien, autrement dit, la monnaie française avait subi une dévaluation d’environ 17 %, fruit de la guerre30. II fallait maintenant procéder à un renforcement, mesure délicate qui ne pouvait être appliquée que progressivement. Et le curé fait allusion à un arrêt du Conseil d’Etat de l’année 1700 (que nous n’avons plus dans les sources amandinoises, alors qu’elles en contiennent des dizaines d’autres semblables à partir de 1702) annonçant une telle décision. L’écu à partir de mai 1700 serait ramené à 55 patars 1/2 afin de retrouver progressivement sa valeur de 48 patars.

La guerre de Succession d’Espagne

13Ces savantes mesures n’eurent guère le temps de produire leurs fruits, car la mort de Charles II d’Espagne (1700) et son testament en faveur du duc d’Anjou ouvrirent un nouveau conflit, qui fut infiniment plus cruel pour la région que toutes les opérations antérieures. La guerre débuta pour les armées de Louis XIV par une série de défaites, que le curé Dubois relate avec tristesse, faisant ainsi preuve d’un patriotisme français, remarquable en cette région frontière récemment annexée.

14Cependant, jusqu’en 1707, le village fut épargné ; il eut simplement à livrer, par tirage au sort, huit miliciens : mesure éminemment impopulaire, comme le prouvent les nombreuses ordonnances prises à ce sujet31.

15Mais en 1707, la région commença à devenir dangereuse, parcourue par les armées adverses, qui vinrent alternativement « fourrager » dans le village. Entendons par-là des réquisitions de vivres et notamment de fourrage pour la cavalerie, prélèvements qui ne se distinguaient pas toujours du simple pillage.

« Le jugement dernier sera-t-il plus effroyable ? »

16Vint alors la sinistre année 1709 qui vit la conjonction de tous les fléaux : un hiver terrible, l’invasion hollandaise, l’exode des habitants, les épidémies, une inondation artificiellement provoquée et naturellement l’extrême cherté des grains. Ces malheurs amenèrent la ruine totale de la petite communauté. Le registre paroissial signale 180 décès pour l’année, soit le quart de la population, tandis que dans son journal le curé parle de 300 morts, ce dernier chiffre englobant sans doute les paroissiens morts au cours de leur exode. Le curé Dubois en racontant ces scènes horribles évoque tout naturellement la pensée de la fin du monde : « le jugement dernier sera-t-il plus effroyable ? » Toutes ces pages sont d’un intérêt historique de premier ordre.

17On devine avec quelle joie, après tant de souffrances, fut accueillie la nouvelle de la paix d’Utrecht (1713) ; et ici encore ne manque pas la note de patriotisme français : « tant la joie était générale de cette paix et de se revoir encore sujet de Louis XIV ».