Henri Rieben, témoin de Jean Monnet

1Bernard Lefort. – Quels hasards de la vie vous ont préparé, d’étrange façon, à entrer dans le cercle des collaborateurs de Jean Monnet, le « père de l’Europe », et à devenir le président de la fondation qui porte son nom ? Pendant trente-cinq ans, vous avez été professeur à l’École des hautes études commerciales de l’université de Lausanne. Vous êtes né en Suisse, à la fois située au cœur de l’Europe, mais qui reste aux marges de l’Union européenne...

2Henri Rieben. – Je suis né en 1921 dans une famille de paysans au village d’Épalinges, dans le Pays de Vaud. Adossé à la vaste forêt du Jorat, tourné vers le lac Léman, il comptait alors 700 habitants. Ils exploitaient de petites fermes aux domaines très morcelés. Les fermes sont encore dépourvues d’eau courante et d’électricité. Durant l’hiver, qui est rude, elles sont chauffées au bois. Le bétail est la ressource principale. La mécanisation fait ses premiers pas. Il y a peu de chevaux. Le bœuf sert de bête d’attelage. Dans la décennie 1920, on fauche encore le blé à la main, tôt, à l’aube, pour bénéficier de la rosée. Les paysannes vont au marché, souvent à pied avec leur poussette. La ville est à 8 kilomètres. Il faut se lever à 4 heures du matin. On élève des porcs que l’on « charcute » à la maison. Les saucisses, les saucissons et les jambons sont fumés dans la cheminée de la cuisine. On fait son pain au four. Quelques paysans excellent dans les soins et les remèdes qu’ils appliquent au bétail et, souvent et avec un égal succès, à eux-mêmes.

3Si le travail est plutôt rude, le rythme de la vie est lent. On prend son temps. Le temps de se parler. On s’entraide, de ferme en ferme, par exemple pour la boucherie du cochon et le battage du blé qui sont des occasions de travailler et de fêter ensemble. Il y a des caractères. Là où existent des différends, ils sont tellement incrustés qu’ils perdurent de génération en génération, même si le souvenir de la cause s’en est perdu. La mémoire collective de la communauté villageoise est prodigieuse. L’attachement au lieu peut être tel que certains paysans ne sont jamais sortis de leur village, sauf pour le service militaire, et encore.

4L’instituteur, le pasteur, le tenancier de l’auberge et le médecin, qui vient de la ville, sont l’objet de considération. S’ils sont bons, ils marquent l’esprit de la communauté villageoise. L’attachement à la nature et au bétail est profond et a développé un savoir. Le paysage est très beau et il est bien traité. Le style des fermes, si modestes soient-elles, y est accordé. Au nord, le courant des eaux coule vers le Rhin, au sud vers le lac Léman. Les deux figures emblématiques du Pays, un avocat et un poète, incarnent, le premier, la civilisation latine, le second, l’esprit des terres intérieures et du nord. Lorsque le tram du Jorat a relié la campagne à la ville, il est devenu un haut lieu de rencontre et de culture.

5C’est dans ce paysage privilégié, proche de ce milieu, qu’un golf a été créé il y a longtemps. Il a attiré à lui une clientèle constituée par la bourgeoisie lausannoise (médecins, avocats, banquiers, professeurs, hommes d’affaires) et des étrangers établis dans la région et quelques personnages qui, par leur statut ou leur stature, font passer sur ce lieu et ce milieu tranquilles le souffle de l’histoire qui se dessine ailleurs et dans le monde. Viennent régulièrement les membres de la famille d’Espagne réfugiés à Lausanne pendant la guerre civile, l’Aga Khan III, chef spirituel de la communauté ismaélite, et, à la saison d’automne, le Glaoui, pacha de Marrakech, et le bey de Tunis et sa famille. Les enfants des paysans des villages voisins leur servent de caddies. Pour ceux qui savent écouter et qui ont à l’école des maîtres qui leur ouvrent les yeux sur le monde contemporain ou encore qui lisent dans la Feuille d’Avis de Lausanne l’éditorial d’Otto Treyvaud, l’effet de résonance est grand entre ce qu’ils entendent et ce que leurs maîtres leur apprennent. C’est ainsi que le Glaoui incarne ce moment où, au cours de la Première Guerre mondiale, le front français fléchissant sous le choc de la déferlante des armées allemandes, le pacha de Marrakech a pu dire à Paris : transférez les forces dont vous disposez au Maroc, je garantis la tranquillité des tribus berbères. Le sens des propos tenus par Alphonse XIII d’Espagne est d’autant plus fort qu’il contraste avec la sérénité et la beauté du lieu. Dans son pays, déchiré par une guerre civile atroce, les renforts accourent de Russie et de partout pour soutenir les Républicains, et d’Allemagne et d’Italie pour prêter main forte au général Franco. Pour le Roi, il n’y a pas de doute que nous assistons, outre-Pyrénées, à la première phase d’une guerre qui embrasera bientôt l’Europe et le monde.

6L’Aga Khan III est ce personnage qui en impose par son statut et par la puissance d’anticipation de sa parole, de tonalité tranquille. Il arrive qu’on croise alors sur le parcours les joueurs chinois et japonais qui appartiennent aux délégations de leurs pays à la Société des Nations dont l’Aga Khan préside l’Assemblée. Le Japon et la Chine sont en guerre pour la domination de la Mandchourie. L’Aga Khan tente vainement d’arbitrer le conflit. Au Golf de Lausanne, le milieu est très britannique. Grâce à lui, l’Aga Khan est auréolé du prestige que lui vaut le fait que, jeune homme, il a eu en 1905 au château de Warwick avec Winston Churchill des entretiens dans lesquels ils sont tombés d’accord pour penser que si les Européens n’envisageaient pas de créer de véritables États-Unis d’Europe, l’avenir serait porteur d’événements funestes. Enfin, l’Aga Khan s’impliquait beaucoup dans le destin des Indes et des rapports entre Dehli et Londres et je me souviens de l’avoir entendu annoncer qu’il mettait sa résidence de Poona à la disposition du mahatma Gandhi sanctionné par le Vice-Roi des Indes. Enfin, ne cesse de résonner en moi la vision recueillie le 3 septembre 1939. Le chef spirituel des Ismaélites avait rencontré sur le parcours un prince de Liechtenstein qui lui avait demandé ce qui avait bien pu se passer deux ans auparavant au cours du très long entretien que l’Aga Khan avait eu à Berlin avec le chancelier du Reich, Hitler. L’objet en était connu. Le Gouvernement britannique avait refusé au Chef des Ismaélites la souveraineté territoriale qu’il eût souhaité pour y fixer, à l’exemple du Vatican, le siège de son autorité spirituelle. Hitler avait saisi l’occasion pour ouvrir des perspectives à l’Aga Khan en contrepartie de son appui en cas de conflit. L’Aga Khan avait refusé. Mais l’entretien s’était prolongé. Le cours de géopolitique que j’ai entendu fut digne des conversations que j’allais avoir le privilège d’avoir plus tard sur le même sujet avec Jean Monnet, prolongées un jour par la lecture des passages soulignés par lui dans l’exemplaire de Mein Kampf qui figure dans sa bibliothèque.

7Porté par la puissance militaire et industrielle mise au service d’une volonté d’hégémonie développée à l’échelle de l’Eurasie, le Troisième Reich allait déferler sur l’ensemble de l’Europe et la conquérir, à l’exception de la Grande-Bretagne. À nouveau, la guerre européenne allait s’étendre au monde. À partir du moment où les États-Unis et la Russie ajouteraient le poids de leurs ressources et de leur puissance militaire au combat des démocraties, la balance des forces se renverserait. Mais la guerre durerait cinq à six ans à l’issue de laquelle l’Europe, écrasée et abaissée, serait entourée par les deux puissances victorieuses, l’Amérique et la Russie, engagées dans un dialogue ou une confrontation pour le partage de la direction du monde. Bien entendu, comme un quart de siècle plus tôt, le continent indien s’associerait de toutes ses forces à l’appel de Londres. Une fois cette guerre terminée, s’ouvrirait une ère nouvelle dans les relations entre les métropoles européennes et leurs colonies.

8À l’École de Commerce de Lausanne et à l’Université du même lieu, deux professeurs s’appliquent à regarder en face les bouleversements dans lesquels nos nations, notre continent et le monde se trouvent sur le point d’être entraînés, à comprendre la nature de la guerre qui fond sur nous et à préparer leurs élèves et leurs étudiants à penser au monde qui sortira de l’épreuve. Ces maîtres s’appellent Jean-Pierre Pradervand et Firmin Oulès. Le premier sera bientôt appelé à servir de délégué du CICR auprès du Quartier général des Armées alliées, à Alger, puis à Fontainebleau. Le second n’est rien moins que le digne successeur de Léon Walras et de Vilfredo Pareto dans la chaire d’économie politique qu’ils ont créée et illustrée à l’Université de Lausanne.

9Bernard Lefort. – Quels chemins vous ont mené vers Jean Monnet ?

10Henri Rieben. – Comme l’avait annoncé l’Aga Khan le 3 septembre 1939, le Reich envahit le continent. Contrairement à l’une des stratégies imaginées par le Führer, l’Angleterre et l’Empire britannique deviennent un pôle de résistance majeur à son entreprise de domination. Lorsque Hitler attaque l’URSS, la propagande nazie s’empare de l’idée de l’Europe pour en faire un rempart contre la menace du bolchevisme.

11La guerre terminée, l’Europe occidentale apparaît comme cet espace vide qu’entourent deux géants qui aspirent à l’attirer dans leur orbite. La Russie est auréolée du prestige que lui vaut sa contribution à la victoire alliée. Elle est forte à l’Ouest de la puissance de ses partis communistes implantés en France, en Italie et en Allemagne orientale. Quant aux États-Unis, la force combinée des armées forgées par le général Marshall et des matériels produits sous l’égide du Victory Program a permis dès 1943 le retournement de la balance des forces.

12Si le plan très modéré de percée à l’Ouest que Staline avait conçu au début de l’invasion allemande avait prévalu, le prestige dont jouissaient le Kremlin et l’Armée rouge aurait sans doute suffi à leur valoir un gain d’influence peut-être décisif en Europe occidentale en direction de l’Atlantique. En lieu et place de cette stratégie, l’entourage de Staline réussit à faire prévaloir la soumission à l’Empire soviétique des nations et des territoires qu’occupe l’Armée rouge. L’Europe centrale et orientale, la moitié de l’Autriche et de l’Allemagne font partie du lot. Une peur immense s’empare de l’Europe de l’Ouest.

13Frais émoulu de l’École des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne, je commence à Bâle, le 1^er avril 1946, une activité d’ouvrier d’entrepôt puis d’employé de bureau chez le principal marchand de fer de Suisse, Küderli & Co., ci-devant Baer & Co. Avant de quitter Lausanne, j’ai convenu avec le professeur Firmin Oulès que je compléterais ma licence par une thèse de doctorat sous sa direction, dont le sujet s’impose bientôt à moi : l’industrie sidérurgique et la reconstruction de l’Europe. Küderli, à Bâle, est un lieu propice pour empoigner un tel sujet.

14Au confluent de la France et de l’Allemagne, la ville de Bâle constitue le symbole de ce que la culture alémanique a produit de meilleur le long de cet axe rhénan qui unit la cité du Rhin supérieur à Rotterdam par le génie d’Érasme et à Londres par celui d’Holbein. Les attaches de culture avec l’Italie sont tout aussi impressionnantes. La Cathédrale du lieu ne doit-t-elle pas la même allégeance au pape Piccolomini que celle de Sienne et Érasme s’est aussi illustré à Bologne.

15Les musées sont à la mesure de ce passé. Dans le domaine de la science et de l’industrie, Bâle constitue un pôle d’excellence au rayonnement universel. Un siècle et demi de paix a fait de cette cité en Europe un haut lieu de civilisation, de savoir et de savoir-faire que gère une société raffinée, fière de ses racines et de son état, au langage châtié qu’émaille un humour authentique. Elle est aussi fière et sûre de son statut.

16Cette réussite culturelle et matérielle a été expurgée de toute pavane et se porte d’autant mieux qu’elle s’évertue à rester cachée. Les quelques amis d’études vaudois qui se sont retrouvés en ce lieu pour y apprendre l’allemand peinent à le faire car les Bâlois à cette époque ne parlent que leur dialecte pour marquer leur distance et leur différence à l’égard de l’Allemagne, source avec la Rhénanie de leur culture.

17De Bâle, le regard porté sur les pays voisins s’ouvre sur un paysage hallucinant : Rotterdam, les villes de la Rhéno-Westphalie, Duisburg, Essen, Düsseldorf, Cologne, le centre et le port de Hambourg, Dresde, beaucoup d’autres lieux sont en ruines. Partout la faim, le froid, la misère et la maladie taraudent les populations. Dans tous les pays, les industries de base qui ont été appelées à porter leurs efforts à la limite de leurs forces pour forger les armes de la guerre sont amenées à le faire maintenant pour servir de support important, si ce n’est principal, à la reconstruction. Il est impressionnant d’observer ce qui se passe.

18Sur le plan des idées, l’après-guerre retentit de la puissance du verbe de personnages qui incarnent le défi à relever et l’effort à accomplir.

19En 1946, à Zurich, l’appel de Churchill à la réconciliation des Français et des Allemands, ferment de l’union du continent, génère une onde de choc qui le traverse de part en part. Aussitôt, de congrès en congrès, les intellectuels non conformistes de l’entre-deux-guerres, les Alexandre Marc, Arnaud Dandieu, Denis de Rougemont, Robert Aron, etc., que le Polonais Joseph Retinger, proche de Winston Churchill et du général Sikorski, a rejoints, et le prophète de Paneurope, Richard de Coudenhove-Kalergi, préparent et animent celui qui se tient à La Haye en 1948. Présidé par Winston Churchill, ce congrès réalise une véritable mobilisation des États généraux d’Europe. Il en sortira le Conseil de l’Europe et le Centre européen de la culture. Mais les congrès tardent à générer les actions collectives de salut public attendues.

20En 1947, l’Amérique a dû se substituer à l’Angleterre défaillante pour soutenir la Grèce, engagée depuis 1946 dans une épreuve de force redoutable avec ses voisins et son propre parti communiste. Face à cette évolution, le nouveau secrétaire d’État américain, George C. Marshall, se convainc que l’URSS s’engage dans un processus qui vise à rien moins qu’à s’assurer le contrôle de l’ensemble de l’Europe. Le Plan Marshall, lancé au printemps 1947, est appliqué dès 1948 par l’OECE. L’Amérique met à la disposition des Européens l’argent dont ils ont besoin pour se reconstruire à condition qu’ils s’entendent pour l’utiliser selon une vue d’ensemble.

21En 1948-1949, le blocus de Berlin donne la mesure de la menace soviétique encourue. Le général Lucius Clay y répond par le pont aérien qui sauve Berlin.

22À l’OECE, où Robert Marjolin, collaborateur de Jean Monnet, œuvre comme Secrétaire général, l’aide Marshall est injectée massivement dans les industries de base. Dans la sidérurgie, le point d’intervention choisi est notamment le domaine du laminage. C’est là que l’écart entre les machines européennes et américaines est le plus grand. Ces dernières atteignent une capacité de 1 million de tonnes. C’est à ce niveau qu’est portée par exemple la construction du laminoir à train continu d’Usinor sous l’impulsion de René Damien et celle du laminoir de Sollac, en Lorraine. En aval et en amont, les autres outils du cycle sidérurgique doivent être adaptés en conséquence : la mine, le haut fourneau, l’aciérie, la transformation mécanique. L’onde de choc de la modernisation s’élargit à travers les bassins et par-dessus les frontières.

23La France, grâce au Plan Monnet, devient un champ d’application privilégié pour l’aide Marshall et celle-ci confère au Plan la puissance de financement et d’animation qui lui permet d’agir à l’échelle requise. Par la richesse de ses ressources en charbon et en acier, l’Allemagne est devenue le pays qui détient la clé non seulement de sa propre reconstruction mais de celle du continent. Pour l’heure, elle est encore occupée par les Alliés, divisée en quatre zones, qui seront ramenées à deux, l’occidentale et la soviétique. Son industrie lourde a été déconcentrée, décartellisée et soumise même au début du démontage d’usines, comme chez Krupp, à Essen. Mais dès l’instant que les Vereinigte Stahlwerke, base de sa puissance pendant la guerre, ont été ramenées à 13 unités de dimension comparable à celle des autres groupes européens et que la Verbundwirtschaft qui unissait le charbon et l’acier à l’intérieur des Konzerns a été tronçonnée, il apparaît que l’Allemagne devrait un jour prochain être traitée sur un pied d’égalité avec les nations voisines.

24À Paris, Jean Monnet a été parmi les premiers à comprendre la portée et la nature du changement qui va transformer l’Europe et le monde. Au Quai d’Orsay, on avait nourri à la fin de la guerre l’idée de faire de la sidérurgie française la première d’Europe. Au Plan, face aux interdépendances et à la nécessité de redonner à l’Allemagne le destin d’un partenaire et non celui d’un vaincu, Jean Monnet a renoué avec la réflexion qu’il avait entamée à Alger, en 1943, sur ce sujet capital : le rôle futur de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne dans la reconstruction de la nouvelle Europe.

25Parallèlement, les études que je poursuis auprès des acteurs des marchés de l’acier m’ont convaincu que la reconstitution des marchés nationaux cloisonnés, protégés et dirigés par des cartels et par une entente internationale de l’acier analogue à celle qu’Émile Mayrisch avait constituée en 1926 à Luxembourg ne suffirait pas à permettre à l’Europe de faire face à la nécessité de l’époque en cours.

26La collaboration intense et fructueuse pour les deux parties que j’ai nouée depuis 1948 à Genève avec la Division de l’acier de la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies (Gunnar Myrdal, Tony Rollman, Philippe de Selliers de Moranville, André Philip, Alexis Aron, les frères Eugene et Walter Rostow) m’a permis d’observer que les expériences et les réflexions de cette équipe s’orientaient dans la même direction. Je crois me souvenir que c’est dans ce milieu que Philippe de Selliers et moi avons appris l’existence d’un article que John Davenport avait consacré dans Fortune, en août 1944, à « M. Jean Monnet of Cognac ». L’auteur décrit le rôle capital que Jean Monnet a joué dans l’organisation de l’effort économique des Alliés durant les deux guerres mondiales. Il a probablement été mis au courant de la note de réflexion d’Alger qui précède d’un an son article et dont il convient de rappeler l’essentiel : pour éteindre les épicentres de la guerre en Europe, il faut constituer avec les régions rhéno-westphaliennes détentrices des ressources en charbon et en acier de la Ruhr, de la Lorraine, de la Campine, du Luxembourg, une Autorité dotée de pouvoirs de gestion et de décision propres dans le cadre d’une Europe unie.

27Or voici que mes amis, à Genève, et moi-même, à Bâle et sur le terrain des marchés en Suisse et en Europe, au fur et à mesure que nous progressons dans nos recherches et dans nos échanges, nous rendons compte qu’un certain manque de coordination dans les investissements est en train de faire mûrir une crise de surproduction qui va frapper de plein fouet le marché européen et mondial de l’acier. Je sais notamment que des rencontres ont lieu entre grands industriels européens pour étudier les voies et moyens de faire face à la catastrophe annoncée, éventuellement en créant une nouvelle entente internationale de l’acier. Je me souviens de m’être ouvert de cette évolution à André Philip qui l’évoquera dans une intervention à l’Assemblée Nationale. À cette époque, j’ai achevé l’étude de la première entente, celle fondée en 1926 par Émile Mayrisch, et de ses résultats. Je ne pense pas que ce soit en 1949 la solution requise par la nécessité.

28Se posent alors trois problèmes majeurs. Le premier est celui de savoir à qui incombera dans les circonstances l’organisation des marchés de l’acier. Va-t-on mener à terme la dynamique enclenchée par le Plan Marshall et l’OECE, c’est-à-dire créer un authentique marché européen de l’acier libéré des barrières douanières intérieures et entouré d’un cordon tarifaire extérieur au sein duquel les institutions chargées de la gestion des interdépendances économiques devraient s’inspirer dans leur action aussi bien de l’intérêt commun que des intérêts nationaux et privés rassemblés et rendus convergents ? Ou bien va-t-on revenir à l’expérience des marchés divisés, cloisonnés et cartellisés de l’entre-deux-guerres ? Cette question, de nature économique mais de grande portée politique et sociale, débouche directement sur le problème de l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe.

29La République fédérale d’Allemagne a été constituée le 23 mai 1949. La création de la République démocratique allemande, sous obédience soviétique, suit le 7 octobre 1949. Il est prévu que les ministres des Affaires étrangères des États-Unis, de France et d’Angleterre se réunissent à Londres à partir du 10 mai 1950 pour envisager le destin qu’il convient de donner à la nouvelle Allemagne. Enfin, à Paris, Jean Monnet suit aussi de près la tension extrême qui se développe entre les États-Unis et l’Union soviétique à propos de l’enjeu que sont devenues entre les Grands l’Europe occidentale et l’Allemagne et l’Autriche divisées. La guerre froide risque de dégénérer en guerre chaude sous la forme d’une frappe nucléaire préventive des États-Unis.

30Dans les semaines décisives du mois d’avril 1950, Jean Monnet invente et met en œuvre le Plan Schuman pour prévenir l’éclatement d’une troisième guerre mondiale. Il se saisit de la crise de l’acier et de la menace de guerre atomique pour amener les nations concernées à assumer leur destin commun. La note de réflexion du 5 août 1943 est remise sur le métier. Le professeur Paul Reuter résout le problème institutionnel en substituant à l’idée de la création d’une Autorité publique appelée à gérer les interdépendances des régions européennes frontalières riches en charbon et en acier et détachées des nations auxquelles elles appartiennent celle de créer une Communauté européenne du charbon et de l’acier à laquelle les nations concernées confèrent les droits souverains requis. C’est ainsi que va se trouver accomplie la première percée institutionnelle majeure de l’histoire européenne contemporaine.

31Peu de temps après le 9 mai 1950, un samedi après-midi, Philippe de Selliers de Moranville et moi travaillons dans son bureau au Palais des Nations, à Genève, lorsque le téléphone sonne. Jean Monnet est en ligne. André Philip l’a orienté sur les recherches faites à Genève. Il a besoin que leurs auteurs le rejoignent sans délai pour prêter leur concours à la préparation du Traité de Paris. Par mes amis, je suis le phénomène inouï au cours duquel Jean Monnet va transformer des négociateurs chevronnés entraînés à défendre l’intérêt des nations qu’ils représentent en partenaires cherchant ensemble à cerner l’intérêt commun au nom duquel un ensemble institutionnel sera créé pour gérer à la lumière de cet intérêt les interdépendances économiques de la première communauté européenne, celle du charbon et de l’acier. L’esprit de la négociation, l’esprit de l’architecture des institutions, la mise en convergence des intérêts nationaux et industriels rassemblés préfigurent ainsi la transformation de l’idée-force de la réconciliation et de l’union des Européens en une réalité vivante.

32Mais l’affaire est d’une telle envergure et conséquence qu’elle suscite une onde de choc à sa mesure en sens contraire. Le jour où s’ouvre la Conférence de négociation du Traité de Paris coïncide avec l’éclatement de la guerre de Corée. Dialoguant comme il en a l’habitude avec lui-même, Jean Monnet note que la Russie cherche à amener l’Amérique et la Chine à s’affronter en Asie, soutenant celle-ci sans s’engager elle-même. En Europe, Staline propose à la jeune République fédérale d’Allemagne la réunification en contrepartie de sa sortie de la CECA et de l’OTAN. En neutralisant l’Europe, l’acceptation de l’offre l’aurait attirée dans l’orbite du pôle soviétique. Adenauer, qui pense que la guerre de Corée est la répétition générale de ce qui attend l’Allemagne, refuse.

33Au printemps de cette même année, Jean Monnet, futur président de la Haute Autorité de la CECA, fixe l’objectif et les étapes de son dessein :

34« Nous ne préserverons la Paix que si nous faisons l’Europe

35Europe – Histoire

36Marché unique

37Monnaie unique

38Fédération. »

39Pendant ce temps, la bataille de la Communauté européenne de défense (Plan Pleven) dont le projet a été rendu nécessaire par le transfert des forces américaines stationnées en Allemagne et en Europe sur le front qui s’est ouvert en Asie déclenche en France la plus grande crise politique de l’après-guerre. Cinq ans après la fin des hostilités, les blessures ne sont pas encore suffisamment cicatrisées pour que le Plan Pleven qui incorpore le soldat allemand à la défense du sol européen ne dégénère pas en une bataille rangée.

40Au sein d’une opinion publique désorientée et surchauffée, un appel passionné est lancé pour sauver la patrie en danger. Les communistes et les gaullistes sont unis dans un front du rejet que domine la stature du général de Gaulle. Le verbe, les placards publicitaires et les invectives sont d’une violence extrême. Les Pères fondateurs de l’Europe communautaire sont traînés dans la boue. Au même moment s’achève à Genève la tragédie de la guerre d’Indochine dont Pierre Mendès-France conduit la conclusion avec courage et maîtrise. Dans la nuit du 30 août 1954, l’Assemblée Nationale française sanctionne l’échec de la CED par son refus d’entrée en matière.

41Ces événements me sont une vigoureuse leçon de géopolitique et de choses. J’ai l’occasion de les suivre d’autant plus près que j’ai été appelé à passer toute l’année 1953 en qualité d’expert sidérurgique à la Division de l’acier de la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies à la suite de la vacance créée par l’appel auquel Philippe de Selliers a été amené à répondre en rejoignant à Bruxelles la Mutuelle Hankar, proche des Solvay, auxquels son épouse appartient.

42Le naufrage de l’Europe apparaît définitif. Il réjouit tous ceux qu’effraie le changement annoncé et généré par le Plan Schuman. La CECA fait figure de forteresse assiégée. Jean Monnet démissionne de sa charge de président de la Haute Autorité pour reprendre bientôt le bâton de pèlerin.

43C’est le moment où, à la fin de l’année 1954, ma thèse de doctorat sort de presse. Son titre est celui sous lequel elle a été soutenue à Lausanne en juillet 1952 : Des ententes de maîtres de forges au Plan Schuman. Le 28 décembre, Philippe de Selliers en envoie un exemplaire à Jean Monnet, avec le mot suivant dont il me transmet la copie :

« ... M. Rieben, bien que Suisse, est un Européen convaincu ; dans son livre, il ne ménage pas son admiration pour les thèmes que vous défendez aussi bien que pour l’œuvre que vous avez accomplie. Vous comprendrez donc sans peine qu’il a été aussi déçu que moi en apprenant récemment la nouvelle de votre prochain départ de Luxembourg. »

44Par retour du courrier, Jean Monnet répond : « Ne regrettez pas mon départ. Il était nécessaire. »

45C’est ce qu’il ne tarde pas à me dire lui-même lorsqu’il me joint un soir, au téléphone, chez Küderli, longtemps après la fermeture des bureaux, précisant que « sa démission est nécessaire pour lui permettre de mieux poursuivre de l’extérieur la tâche entreprise. » Il ajoute que nous aurons bientôt l’occasion de nous entretenir de ses projets. Dans la voix du Père de l’Europe communautaire que je découvre alors passe la détermination de quelqu’un que l’épreuve n’a manifestement pas abattu mais a trempé pour l’action à venir.

46Bernard Lefort. – Votre rencontre importante à finalement lieu à Luxembourg, pendant ce séjour à la Ceca.

47Henri Rieben. – Au mois de mai 1955, Jean Monnet m’invite à passer deux semaines avec lui, une à Strasbourg, pour y participer au cinquième anniversaire du Plan Schuman et y suivre les débats de l’Assemblée commune qui promettent d’être intéressants, une autre à Luxembourg, pour me familiariser avec les institutions de la CECA, pour faire connaissance et parler du présent et surtout de l’avenir de l’Europe.

48L’essentiel de la rencontre tient en trois points : l’événement, la prochaine étape, c’est-à-dire la préparation de la relance européenne, et l’homme.

49Mis dans la perspective de l’épisode du 3 septembre 1939 d’une vision embrassant la descente de l’Europe aux abîmes dans un combat mondial de titans au terme duquel l’Europe terrassée avait peine à se remettre debout entre les deux nouveaux géants, je me suis rendu à Strasbourg et à Luxembourg en pensant que j’allais y rencontrer un de ces hommes de l’Histoire qui avait contribué à l’issue du combat et à la résurrection de l’Europe. Je rencontre un homme dont la simplicité d’allure contraste avec l’idée que je m’en étais fait, dont la puissance perceptible de la vision intérieure se concentre sur l’action concrète à conduire aujourd’hui pour demain et dont la pensée se focalise maintenant sur la préparation d’une relance européenne à la mesure des enjeux mondiaux. L’homme est calme, clair et déterminé.

50L’événement. J’en ai eu le meilleur signe en assistant au vote de l’Assemblée commune consacré au projet de prélèvement direct d’impôts auprès des entreprises par la Haute Autorité. J’ai vu comment les socialistes allemands, conduits par Erich Ollenhauer, successeur de Kurt Schumacher à la tête du SPD, et par Herbert Wehner, ont déposé dans l’urne un bulletin positif analogue à celui des députés de la CDU de Konrad Adenauer. En 1948, les socialistes n’avaient pas participé au Congrès de La Haye. En 1950, en Allemagne, conduits par Schumacher, ils avaient voté contre le Plan Schuman. Dans l’esprit de celui-ci et de nombre de ses camarades, la priorité devait consister à ne pas laisser se créer à l’Ouest un bloc contre l’Union soviétique. Une telle division risquait de renvoyer aux calendes grecques la réunification de l’Allemagne.

51En France, la moitié du parti socialiste inspirée par Jules Moch avait agi de même. J’avais entendu Guy Mollet parler à l’Assemblée au nom de l’ensemble des partis socialistes pour préconiser une nouvelle étape de l’union du continent. Et pourtant j’avais conscience de l’attachement que Guy Mollet, Pierre Mendès-France et d’autres éprouvaient pour une construction européenne incorporant l’Angleterre.

52Jean Monnet avait eu à fin décembre 1954 la visite à Luxembourg des responsables des grandes centrales ouvrières de la Ruhr qui attendaient de lui qu’il s’ouvre à eux de ses projets car ils souhaitaient poursuivre avec lui l’action européenne à laquelle il les avait associés et convaincus de sa nécessité.

53Certes, la détermination manifestée par les Six à l’occasion du Plan Schuman avait permis de prévenir l’éclatement d’une troisième guerre mondiale entre les deux Grands. Mais les conséquences de la guerre de Corée, de la bataille et de l’échec de la CED soulignaient les risques que le coup porté par celui-ci au processus d’intégration européenne et à l’Europe elle-même continuaient à faire peser sur le fragile équilibre Est-Ouest. À cela s’ajoutait le fait que les guerres de la décolonisation, qui se calmaient en Asie mais qui gagnaient l’Afrique du Nord, allaient alourdir la gravité des échéances auxquelles la France et d’autres nations étaient appelées à faire face.

54Dans ces circonstances, il convenait pour les artisans de l’Europe communautaire plutôt que de se résigner en regardant en arrière de reprendre l’initiative en se portant résolument en avant.

55Le vote des députés à l’Assemblée commune et l’appel des responsables des partis politiques et des centrales ouvrières à de nouveaux efforts manifestaient l’importance du tournant en cours au sein de deux des forces vives principales de l’Europe.

56De plus, au niveau gouvernemental des Six, une détermination analogue se manifestait. Le Benelux avait convoqué une conférence à Messine. L’ordre du jour appelait à la création d’un Marché commun et d’une Communauté chargée de produire de l’énergie atomique pacifique. Paul Henri Spaak serait chargé de coordonner l’action des gouvernements. Jean Monnet et lui seraient alors amenés à se partager le travail.

57À l’énoncé des signes de l’approfondissement des engagements des gouvernements, des responsables des partis et des syndicats ouvriers avait succédé un exposé consacré à la nature et à la portée des défis. L’Europe divisée, engagée dans les guerres de décolonisation, constituait un enjeu pour les Grands et un danger pour la paix dans un affrontement Est-Ouest qui ne désarmait pas. Le succès de l’intégration industrielle avait révélé la faiblesse d’un continent appelé à puiser l’énergie qui lui manquait dans une région riche en crises et en conflits potentiels majeurs. L’Europe devait de toute urgence accompagner les progrès de l’élargissement et de l’approfondissement du marché commun du charbon et de l’acier par la mise en valeur de son gisement le plus riche, celui de sa matière grise. Enfin, l’adaptation des institutions aux expériences faites restait une priorité majeure.

58Cinq ans plus tôt, avec les hommes d’État issus de ces mêmes gouvernements, Jean Monnet avait inspiré et animé la mise en œuvre de la première communauté européenne. À fin août 1954, le projet de CED a échoué devant l’Assemblée Nationale et devant l’opinion publique de la France. C’est à ce niveau des parlementaires, des partis, des syndicats, de l’opinion publique et des citoyens que le problème doit être repris avec la vigueur qui s’impose. C’est à cette tâche que Jean Monnet veut maintenant se consacrer avec ses amis. Il a appris que l’Université de Lausanne vient de m’appeler à une charge de cours. Il pense que nous pourrions être amenés à nous revoir bientôt et peut-être à travailler ensemble. 11 serait heureux que je veuille bien lui rédiger une note jusqu’au 31 mai 1955 sur les trois sujets suivants :

59« Première question : En quoi la C.E.C.A. constitue-t-elle une forme économique nouvelle ? »

60« Deuxième question : Que représente la C.E.C.A. pour la classe ouvrière européenne ? »

61« Troisième question : Quelle est la signification et quels sont les avantages du Marché commun ? ».

62En soulignant l’importance du rendez-vous de Luxembourg, la question posée permet de faire apparaître un trait qui s’accentue avec le passage du temps. Sur le Golf de Lausanne, un caddie avait entendu la voix de personnages qui annonçaient la tragédie qui allait s’abattre sur l’Europe et sur le monde sans qu’il puisse y être porté remède. Dans l’après-guerre, d’un îlot de paix au cœur de l’Europe réduite et détruite, un doctorant, modeste employé de bureau dans une entreprise sidérurgique bâloise, en coopération avec un professeur d’économie politique éminent, Firmin Oulès, et une équipe de l’Organisation des nations unies, observe l’effort déployé par les forces attelées à la reconstruction de l’Europe et le risque qu’une crise majeure sur le marché de l’acier fait courir à leur entreprise, condamnant l’Europe à réagir soit en répétant les recettes qui dans son passé s’étaient révélées insuffisantes, soit à puiser dans la nécessité de construire un avenir qui tourne le dos à ce passé la force d’imagination et de volonté capable d’inventer et d’imposer une solution nouvelle. C’est alors que surgit du fond de l’histoire de nos guerres et de la reconstruction de notre continent l’homme qui va, en soulevant la montagne, prévenir l’éclatement d’une troisième guerre mondiale entre les Grands. La ruse du destin funeste momentanément contenue en Europe prend le détour de la guerre en Asie pour tenter de briser dans l’œuf la première expérience communautaire européenne. Il se trouve que l’étude faite sur le terrain des phases concrètes successives de cette expérience suscite l’attention de Jean Monnet au moment où, réfléchissant à la relance nécessaire, au rassemblement des forces pour la conduire et aux circonstances pour la réaliser, il décide d’inviter l’auteur de l’étude et de lui donner accès aux signes du retournement d’histoire qu’il prépare. Ce qui me reste d’essentiel de cette rencontre, c’est que, me trouvant en présence de l’homme qui a exercé une influence décisive sur l’issue des deux guerres mondiales puis sur le destin de l’Europe, je me suis senti élevé par lui au niveau d’un interlocuteur et d’un partenaire.

63Mais il n’y a pas que la géopolitique et la grande politique qui soient en cause dans ces moments privilégiés, il y a autre chose qui est aussi important : le fonctionnement de l’économie, ordonné à l’amélioration de la condition humaine et au respect de la dignité des hommes. Avoir réussi à faire de la mise en convergence dans la liberté des intérêts concernés le ciment utilisé par les bâtisseurs et avoir mis les forces ainsi libérées par le plus grand marché jamais créé en Europe au service de finalités plus hautes, politiques, sociales et humaines qui le dépassent donne son sens à cette mutation.

64Je ne cache pas avoir été très impressionné par le fait que l’homme qui a été à l’origine de la maîtrise collective de tels changements ait conservé cette passion d’embrasser l’avenir, cette simplicité dans le contact avec les autres et cette aptitude à associer à son travail ceux qui partagent sa conviction.

65De retour en Suisse, où je suis désormais en relation avec Jean Monnet, je vais grâce à lui avoir l’occasion de vivre de près un nouveau tournant de la construction européenne.

66Le 13 octobre 1955, il a créé à Paris le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe. En font partie les partis politiques et les syndicats ouvriers des six pays représentés par leurs plus hauts responsables. Font exception les gaullistes et les communistes. Je me suis rendu compte que la vision que Jean Monnet a mûrie pour engager et porter la relance européenne à la hauteur de la nécessité l’habite au point qu’il en fait l’unique objet de sa pensée et de ses efforts. L’homme déterminé qui dispose d’une autorité morale exceptionnelle a maintenant à sa main la force politique collective dont il a besoin pour que sa participation à l’action commune qu’il anticipe soit au niveau requis. Reste à attendre les circonstances. L’année 1956 va les prodiguer sous la forme d’une double crise. Fin juillet, le général Gamal Abdel Nasser nationalise le canal de Suez. Il soulève l’enthousiasme de son peuple et celui des multitudes rassemblées à Bandung, rejointes par une grande partie de l’Islam. La route d’approvisionnement de l’Europe occidentale en pétrole du Moyen-Orient est coupée. Le conflit entre Israël et le monde arabe s’enflamme. L’armée israélienne et un corps expéditionnaire franco-britannique franchissent les frontières de l’Égypte et avancent rapidement le long du Canal. Nikita Khrouchtchev exige des envahisseurs le retrait immédiat de leurs soldats du sol égyptien, à défaut de quoi il enverra les fusées soviétiques. Les États-Unis assortissent la même exigence d’une pression sur la livre sterling qui précipite sa chute. La Grande-Bretagne et la France obtempèrent sur-le-champ, manifestant ainsi à quelles apparences s’est trouvé réduit leur statut de ci-devant grandes puissances. La pression, venue de l’Est cette fois, se porte en octobre 1956 au cœur du continent européen. La révolte des étudiants hongrois à Budapest est écrasée sous les blindés de l’Armée rouge sans que l’Europe prostrée n’ose répondre par autre chose que par des discours aux appels au secours qui lui sont lancés. Paul Reynaud, président de la Commission des finances de l’Assemblée Nationale, remplit alors une mission de bons offices à Moscou pour prévenir les dérapages dont la fermeture de Suez peut devenir la source et l’occasion. Anthony Eden n’a-t-il pas averti le maître du Kremlin que les Européens préféreront mourir debout plutôt qu’étouffés ! L’échange de propos entre Nikita Khrouchtchev et Paul Reynaud est long et rude. Celui-ci réussit à calmer le jeu en concluant par un rappel de la géopolitique qui ne reste pas sans effet : « Monsieur le Président, pensez au milliard de Chinois ».1

67Cette expérience de crise aiguë et d’angoisse a permis de prendre la mesure de ce qu’a signifié l’intervention des principaux acteurs européens. Mentionnons notamment les hommes d’État des gouvernements des Six, en premier lieu Konrad Adenauer et Guy Mollet, leur collaborateurs, Paul Henri Spaak, coordinateur de leur action et ses conseillers, dont plusieurs proches de Jean Monnet, dont Michel Gaudet et plus tard Paul Delouvrier, la maîtrise intellectuelle inouïe manifestée par Pierre Uri, Hans von der Groeben et Albert Hupperts dans la préparation du rapport Spaak, enfin Jean Monnet lui-même et son Comité d’action. La Communauté menacée dans son existence même vit une authentique relance qui sera couronnée le 25 mars 1957 sur la colline du Capitole par la signature des Traités de Rome.

68La poursuite, grâce à Jean Monnet, de l’expérience vécue à partir de la naissance de l’Europe communautaire en 1950, de l’échec de la CED en 1954 et de la relance européenne réussie en 1957, donnera son contenu et son sens à tout ce qui va se développer à Lausanne depuis lors et jusqu’à aujourd’hui.

69En 1957, sont créés simultanément une chaire d’intégration européenne à l’Université de Lausanne et, hors les murs de celle-ci, un Centre de recherches européennes et une collection de publications, les Cahiers rouges.

70Le 4 juin 1957, l’Association de gestion administrative du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe de Jean Monnet est inscrite au Registre du Commerce de Lausanne. Suivront le Centre de documentation dudit Comité, l’Institut des Communautés européennes pour les études universitaires et l’Institut de recherches historiques.

71La collaboration poursuivie avec Jean Monnet jusqu’à sa mort permet de vivre l’expérience de la transformation en ses étapes successives de l’idée-force de la réconciliation et de l’union des Européens en une réalité vivante.

72Je ne veux mentionner ici qu’un seul exemple, celui de la deuxième percée institutionnelle décisive réalisée à l’occasion des Traités de Rome lorsque a été conçu et réalisé le dialogue permanent entre la Commission, représentative de l’intérêt commun et détentrice du monopole de la proposition et, sur un pied d’égalité avec elle, le Conseil des Ministres, représentatif des intérêts nationaux et détenteur du pouvoir de codécision, dans un ensemble institutionnel cohérent où la Cour de Justice dit le Droit communautaire et développe la jurisprudence tandis que le Parlement exprime la voix des peuples et des citoyens européens.

73En ouvrant à l’équipe de Lausanne un accès direct sur le chantier de l’Europe en construction, Jean Monnet nous a permis de participer à notre mesure, qui était très modeste, à ce que nous avons toujours considéré comme l’action collective la plus utile de notre époque et pour l’avenir. Mais il y a plus, il y a tout ce que l’esprit de cette collaboration nous a apporté. L’exemple d’un homme qui, dès sa jeunesse, a toujours considéré que les crises, si graves et larges qu’elles aient pu être, engageaient aussi sa responsabilité personnelle, au point que leur maîtrise et leur dépassement relevaient non seulement des détenteurs en titre des pouvoirs officiels mais de tous les hommes de bonne volonté. Nous avons aussi appris de lui que la crise maîtrisée, il s’agissait de réfléchir aux conséquences des effets du changement positif enclenché, par exemple au potentiel de révolte de tous ceux que l’évolution pourrait abandonner au bord du chemin et au fait que le progrès matériel et économique ne manquerait pas d’entraîner le repli égoïste sur soi de nombre de ses bénéficiaires et la diminution de la souche fertile des hommes et des femmes qui se sentent appelés à donner dans leur vie la priorité au service de ce que Jean Monnet appelait l’intérêt commun. C’est pourquoi nous avons vu en Jean Monnet cet homme qui, en créant le plus grand marché en Europe l’a aussitôt doté des institutions d’arbitrage par le Droit et des finalités et des mécanismes permettant à la justice sociale et à la solidarité d’être effectives, un homme d’État qui sera aussi grand dans l’avenir qu’il l’a été dans le passé. Pendant tout le temps où nous avons travaillé avec Jean Monnet, nous l’avons vu au cœur de la puissance ou à sa proximité, maintenir à son endroit la distance qui lui permettait de poursuivre continûment, au fil de promenades journalières dans la nature, une méditation profonde, source d’un renouvellement permanent de sa vision et de son action. Une rencontre de ce type suffit à donner du sens à toute une vie. Je ne suis pas seul à l’avoir observé.

74Il y a enfin un trait de caractère dont je suis, avec sa collaboratrice Dory Zingg, responsable auprès de lui de la gestion des finances et des comptes du Comité d’action, un des rares proches à pouvoir témoigner : il est arrivé à Jean Monnet, au plus fort de son engagement européen, de devoir payer dans sa propre monnaie une part de l’action commune qu’il avait générée, en attendant que les cotisations rentrent si possible.

75À Lausanne, trois dialogues ont été conduits reliés les uns aux autres. Celui, noué au printemps 1955 avec Jean Monnet, bientôt élargi au cercle de ses collaborateurs et de ses amis, s’est développé en parallèle avec ceux dont la chaire d’intégration européenne et le Centre de recherches européennes ont été l’instrument avec les étudiants, les chercheurs et les citoyens, abonnés aux Cahiers rouges. C’est ainsi qu’un lieu de réflexion, de mémoire, de recherche, d’enseignement et de rencontre s’est créé, auquel Jean Monnet, ses collaborateurs et ses amis ont pris plaisir à participer et ont beaucoup contribué.

76Lorsque le temps fut venu pour Jean Monnet de penser à l’avenir de ses archives, ensemble avec celles d’autres fondateurs et artisans de l’union de l’Europe, il a choisi de créer à Lausanne la fondation à laquelle il a donné avec son nom et son fabuleux gisement d’archives la mission d’en faire une mémoire vivante et rayonnante de l’union et de la réconciliation des Européens. Ainsi s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui et dans son esprit la collaboration instituée avec le Père de l’Europe communautaire, il y a bientôt un demi-siècle.

77Bernard Lefort. – De 1955 à 1991, vous êtes professeur à l’université de Lausanne. Votre sujet d’enseignement, c’est l’Europe. Vous êtes présent à divers titres dans le cercle de Jean Monnet. Vous êtes un Européen convaincu et vous présidez aux destinées de la fondation Jean Monnet, mais dans un pays qui est des plus réticents à envisager son intégration à l’Europe communautaire. N’est-ce pas un paradoxe ?

78Henri Rieben. – Les fondateurs de l’Europe communautaire ont eu plusieurs mérites. Ils ont donné un sens aux souffrances indicibles suscitées par deux guerres mondiales. Souvenons-nous de ce que Jean Monnet et Konrad Adenauer se sont dit le 23 mai 1950 à Bonn : ce que nous voulons, c’est transformer l’épicentre de ces guerres en un espace de paix pour l’Europe et pour le monde. Contribuer à la sauvegarde de la Paix est la plus grande contribution que l’union de notre continent puisse apporter à la civilisation universelle !

79Cet objectif, ils l’ont poursuivi en substituant l’arbitrage du Droit à celui de la force, en confiant l’exercice de cet arbitrage aux institutions d’une communauté dans laquelle les partenaires seraient traités sur un pied d’égalité devant la loi commune. Inscrite ainsi dans la durée, cette action communautaire devrait permettre aux Européens de redevenir des acteurs dans leur propre histoire et elle devrait contribuer à l’avènement d’une meilleure gouvernance mondiale et à la sauvegarde de la Paix.

80Lors de la rencontre de mai 1955 à Luxembourg avec Jean Monnet, celui-ci avait porté beaucoup d’attention à l’exposé qu’il m’avait prié de lui faire sur l’expérience fédéraliste de la Suisse, patrie stratégique d’une communauté de cantons divers, égaux en droit devant la loi commune.2

81À l’exemple de la Confédération, l’Europe unie est née de l’action déployée face à la malice des temps.

82Le 28 avril 1964, Max Petitpierre, Ministre des Affaires étrangères de la Confédération durant la période d’après-guerre, m’avait dit, en présence de son successeur, Friedrich Traugott Wahlen, dont je n’oublie pas l’intensité de l’attention portée à ce dialogue : « Sur leurs sentiers de montagne, les Suisses marchent plus lentement que les Européens progressant sur les chemins de plaine vers le lieu de leur unité. Mais nos sentiers rejoignent leurs chemins et vous, vous vivrez le moment où s’accomplira cette rencontre. » C’était il y a un tiers de siècle déjà.

83Aujourd’hui, la malice des temps et la tragédie sont redevenues perceptibles à l’échelle du monde. En ce qui me concerne, je pense à l’avertissement que Jean Monnet a formulé alors qu’une nouvelle tragédie s’abattait sur l’Europe et sur le globe et à l’action qu’il a inspirée pour aider un continent meurtri à maîtriser son destin : « Les peuples qui n’ont pas de vision périssent ».

84Pendant cinquante ans, en Europe, l’espérance a succédé à la peur. La vision, l’espérance et l’action sont notre recours face aux circonstances et nous avons appris et nous savons que le sens le plus important de la crise, quelle qu’elle soit, consiste à prendre appui sur elle non seulement pour la maîtriser mais pour la dépasser voire pour tenter de prévenir son retour. L’avertissement et l’enseignement tirés de l’expérience valent pour toutes nos nations et particulièrement pour la Suisse. Mais le temps presse.

85Les enjeux actuels sont aussi graves si ce n’est plus graves que ceux qui ont inspiré à Jean Monnet et à ses compagnons fondateurs l’union de notre continent. Seule celle-ci a permis et permettra à l’ensemble de nos nations, Suisse comprise, de sauvegarder leur identité culturelle et politique et d’assurer une participation réelle à la sauvegarde de la Paix mondiale. Enfin, un demi-siècle d’expérience communautaire m’a appris ce que signifient deux évidences : la première, c’est « que nous n’avons que le choix entre les changements dans lesquels nous serons entraînés et ceux que nous aurons su vouloir et accomplir3 » et la seconde vérité me ramène à ce qu’il y a d’essentiel dans l’entreprise européenne, à savoir que, comme l’a dit le philosophe Henri Gouhier, « il ne se passe jamais rien de plus grand en Histoire qu’un changement d’espérance ».

86Face aux enseignements du siècle passé et aux enjeux du siècle à venir, nous sommes tous, concitoyens suisses et européens, confrontés au défi de ces vérités d’évidence.

87Bernard Lefort. – Comment voyez-vous l’Europe qui se fait. Quel est son avenir, plus de cinquante ans après le plan Schuman dans cette époque marquée par les débats et les conséquences de la « globalisation ».

88Henri Rieben. – À deux reprises, il m’a été donné de mesurer l’attente d’Europe manifestée par des personnages au fait des conséquences que la course à la puissance mondiale pouvait générer pour la sauvegarde de la Paix dans un monde soucieux de préserver sa richesse essentielle : l’identité culturelle et politique de ses composantes diverses, nationales et continentales.

89En 1984, à Érice, en Sicile, sous l’égide du Centre de culture scientifique « Ettore Majorana » et de son Président, le professeur Antonino Zichichi, de l’Université de Bologne et du CERN, des scientifiques des cinq continents conduits par les responsables des armes ultimes aux États-Unis (le professeur Edward Teller) et en URSS (le professeur Evgenij Velikov), soucieux des effets d’un dérapage nucléaire éventuel, s’étaient appliqués à connaître le cheminement poursuivi par l’homme qui, après avoir joué un rôle important dans l’issue de deux guerres mondiales, avait réussi à amener les nations européennes qui s’étaient combattues avec acharnement à devenir des partenaires dans la construction de la Communauté européenne.

90L’invitation faite par le CERN en 1994 de participer dans le même esprit à la célébration du quarantième anniversaire de la création de celui-ci a répondu à la même attente.

91Enfin, celle-ci s’est à nouveau manifestée le 5 décembre 2000 à Lausanne lorsque les milieux scientifiques et industriels de l’Espace ont invité la Fondation à commémorer avec eux le quarantième anniversaire de l’Agence spatiale européenne.

92Dans tous ces cas, nous avons pris la mesure des opportunités et des risques que l’accélération des progrès de la science, de la technologie et de l’industrie présente pour l’humanité et du rôle qu’elle joue dans la course à la puissance mondiale, politique, militaire et économique, des principaux acteurs et de la nécessité qu’elle appelle de maîtriser à tout prix cette course effrénée.

93Le spectacle du lever de la Terre vu de la Lune donne une idée de la responsabilité qu’assument notre génération et celles qui la suivront dans la gouvernance d’une planète bruissante de la vie de la nature, des espèces et d’une humanité riche d’un patrimoine de culture, de civilisation et d’accomplissements divers. Face aux moyens d’autodestruction et de création que l’homme moderne détient, s’impose cette évidence que rien n’importe plus pour l’avenir de l’humanité que la mise en valeur à son échelle de l’expérience essentielle faite par les Européens au siècle passé dans l’instauration de l’entente entre les hommes et les nations dans leurs relations, grâce à la substitution de l’arbitrage du Droit à celui de la force et surtout de la sauvegarde de la Paix et de l’espérance retrouvées.

Propos recueillis par Bernard Lefort,

Lausanne, juillet 2001