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L’idée d’université

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John Henry Newman

Chapitre VIII. Le christianisme et la recherche scientifique

Conférence écrite pour la Faculté des Sciences

Texte intégral

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1Nous sommes à une époque, Messieurs, où non seulement les œuvres classiques, mais bien plus encore les sciences, au sens le plus large du terme, inspirent aux hommes de religion une inquiétude qui n’est pas tout à fait sans fondement. Puisqu’une université comme la nôtre prétend englober toutes les branches où s’exerce l’intelligence et puisque, pour ma part, je souhaite rester en bons termes avec toutes les formes de connaissance et que je n’ai nulle intention de chercher querelle à aucune ; puisque j’ouvrirais volontiers mon cœur, sinon mon esprit - car cela dépasse mes capacités - au champ tout entier de la vérité et que j’offrirais, à tout le moins, reconnaissance et hospitalité à ces disciplines qui me sont étrangères et puisque j’aimerais encourager leur développement – en conséquence, de même que j’ai déjà fait des propositions de réconciliation entre les Belles Lettres et la religion, d’abord, entre la physique et la théologie, ensuite, je voudrais maintenant exprimer ma désapprobation et m’élever contre l’antagonisme gratuit qui parfois se manifeste entre les théologiens et ceux qui cultivent les sciences au sens large.

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2Ceci m’amène immédiatement à m’étendre sur la grandeur d’une institution qui embrasse un domaine suffisamment vaste pour admettre la discussion d’un tel sujet. Parmi les entreprises humaines - je ne crois pas, Messieurs, exagérer en disant cela - on n’en peut citer de plus éminente ou de plus noble que celle à laquelle on songe lors de la fondation d’une université. Mettre sur pied une véritable université et en entretenir la vie et l’activité, est, de l’aveu général, dès l’instant où l’on comprend bien le mot université, l’une de ces très grandes œuvres, grandes par la difficulté et l’importance, qui méritent que s’y consacrent les esprits les plus remarquables et les talents les plus divers. Car, en premier lieu, elle se propose d’enseigner tout ce qui doit l’être, en n’importe quelle branche de la connaissance humaine, et elle inclut dans sa sphère les sujets les plus élevés de la pensée humaine et les champs les plus fertiles de l’investigation humaine. Rien n’est trop vaste, trop subtil, trop éloigné, trop infime, trop rigoureux pour retenir son attention.

3Telle n’est pas, cependant, la raison pour laquelle, selon moi, cette œuvre peut prétendre à une place aussi éminente ; en effet, réunir sous le seul nom d’université des écoles de toutes spécialités peut être franchement considéré comme un simple regroupement. Déclarer que la poursuite de toutes les formes de connaissance jusqu’à leur limite extrême requiert le plein exercice de toutes nos facultés intellectuelles n’est qu’un truisme. La raison qui me fait oser parler d’une université en ces termes est non pas simplement qu’elle occupe tout le terrain de la connaissance, mais qu’elle en constitue le lieu privilégié ; qu’elle se propose beaucoup plus que d’accueillir et héberger, comme dans un caravansérail, tout ce qui est lettres et science, histoire et philosophie. En vérité, elle se propose d’assigner à chaque discipline qu’elle reçoit en son sein sa place propre et ses justes frontières ; de définir les droits, d’établir des relations réciproques et de créer des liens entre toutes sans exception ; de contenir les ambitions et les usurpations, de secourir et soutenir celles qui, de temps en temps, cèdent devant des disciplines plus populaires ou plus favorisées ; de maintenir la paix entre toutes, de transformer leurs différends et leurs oppositions en bien commun. Voilà pourquoi, Messieurs, je dis que la fondation d’une université est une entreprise à la fois si ardue et si utile : sa vocation est d’accueillir, sans crainte, sans préjugé, sans compromis, tous ceux qui viennent à elle dès lors qu’ils viennent au nom de la vérité ; d’harmoniser les opinions, les expériences, les habitudes de pensée les plus indépendantes et les plus dissemblables, et de laisser le champ libre à la réflexion et à l’érudition sous leurs formes les plus originales, dans leurs expressions les plus fortes, et dans leur rayon d’action le plus large. Ainsi, sa fonction particulière consiste à amener beaucoup de choses à n’en faire qu’une ; elle apprend à le faire non pas en suivant des règles que l’on pourrait rédiger, mais grâce à la clairvoyance, la sagesse et la patience, en se fondant sur une intuition pénétrante de l’objet de la connaissance et en veillant à réprimer toute attaque ou tout sectarisme.

4Nous tenons pour une chose admirable, et à juste titre, le fait de concevoir et de réaliser une vaste organisation politique. Mettre sous un joug unique, à la manière de la Rome antique, une centaine de peuples en désaccord ; conserver à chacun ses privilèges propres dans les limites légitimes de son action ; laisser le sentiment national de chacun s’exprimer librement, et les rivalités d’intérêt servir d’aiguillon, ceci tout en les rassemblant en une seule et vaste institution sociale et en les liant à la pérennité de l’unique pouvoir impérial. C’est là un exploit qui porte la marque incontestable du génie de la race qui l’accomplit :

  • 1 Virgile. Enéide. VI.851 : « Souviens-toi, Romain, que c’est par ton pouvoir que tu gouvernes les p (...)

« Tu regere imperio populos, Romane, memento »1.

5Tel était le titre de gloire du Romain, selon le poète ; un titre de gloire aussi éminent dans son domaine propre que cet autre titre mérité par la nation grecque pour sa suprématie littéraire ou le foisonnement de sa pensée et l’art raffiné avec lequel elle l’exprimait.

6Ce qu’est un empire dans l’histoire politique, l’université l’est dans la sphère de la philosophie et de la recherche. Elle est, comme je l’ai dit, la puissance tutélaire de toute connaissance et de toute science, du fait et du principe, de l’investigation et de la découverte, de l’expérimentation et de la spéculation ; elle balise le territoire de l’intelligence et veille à ce que les frontières de chaque province soient scrupuleusement respectées et à ce qu’il n’y ait ni ursurpation ni capitulation d’un côté ou de l’autre. Elle joue le rôle d’arbitre entre une vérité et une autre et, prenant en compte la nature et l’importance de chacune, assigne à toutes le rang qui leur est dû. Elle ne privilégie aucun domaine de la pensée, aussi vaste et noble soit-il, et elle n’en sacrifie aucun. Elle respecte loyalement, selon leur poids respectif, les droits de la littérature, de la recherche scientifique, de l’histoire, de la métaphysique, de la science théologique. Elle se montre impartiale envers toutes les disciplines et promeut chacune à la place qui lui est propre. Elle est certainement et nécessairement subordonnée à l’Eglise catholique, mais de la même manière qu’un des juges de la Reine est un officier de la Reine et décide, néanmoins, de certaines procédures légales destinées à régler les rapports de la Reine et de ses sujets. Elle est au service de l’Eglise catholique, d’abord parce que la vérité, quelle qu'elle soit, ne peut que servir la vérité ; ensuite, et plus encore, parce que jamais la nature ne cessera de rendre hommage à la grâce et que la raison ne peut qu’illustrer et défendre la Révélation ; troisièmement, parce que l’autorité de l’Eglise est souveraine et que, lorsqu’elle parle ex cathedra, on lui doit obéissance. Mais ce sont là les fins lointaines d’une université ; la fin immédiate – la seule qui nous intéresse ici – est d’assurer la place qui leur revient, selon un ordre souverain unique, et leur développement dans cet ordre, à tous les domaines et les modes de pensée créés par l’intelligence humaine.

7De ce point de vue, les divers professeurs de cette université ressemblent aux ministres de différentes puissances politiques réunis à une même cour ou à une même conférence. Ils représentent leurs sciences respectives et veillent respectivement aux intérêts particuliers de ces sciences. Et qu’un différend s’élève entre ces sciences, c’est à eux qu’il appartient d’en discuter et de le régler sans qu’on ait à craindre ici ou là des ambitions exagérées, des heurts violents ou un désordre public. Une philosophie libérale devient la règle pour des esprits ainsi exercés, une pensée au champ assez vaste pour que des lignes parallèles en apparence puissent y converger à loisir et que des principes jugés inconciliables puissent s’y affronter sans danger.

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8C’est là, Messieurs, que nous reconnaissons la spécificité de la philosophie dont je parle, si c’est bien philosophie qu’il faut l’appeler, par opposition à la méthode s’appliquant à une science ou à un système rigoureux. Son enseignement n’est pas fondé sur une idée unique ou réductible à certaines formules. Newton a bien pu découvrir la grande loi du mouvement dans le monde physique et la clef de dix mille phénomènes, et l’on peut envisager que, dans d’autres secteurs de la nature, des faits complexes puissent de même se réduire à des principes simples ; mais le vaste univers lui-même, moral et matériel, sensible et surnaturel, ne peut être jaugé et mesuré par une intelligence humaine, fut-elle des plus grandes, et les éléments constitutifs de cet univers supportent bien d’être comparés et agencés mais non confondus. Ce point précis se rapporte directement au sujet que je me suis fixé en commençant et dont me rapproche tout ce que j’ai dit ou dirai encore.

9J’observe donc, Messieurs, et vous demande de bien avoir à l’esprit, que la philosophie d’une intelligence souveraine, car telle doit être, à mon sens, une université, se fonde moins sur la simplification que sur la discrimination. Le fidèle tenant de cette philosophie fixe des limites plutôt qu’il n’analyse. Il ne vise pas tant à établir un catalogue complet ou à interpréter les objets de la connaissance qu’à poursuivre, aussi loin qu’il est humainement possible, ce qui, dans sa totalité, est un mystère insondable. Prenant en charge toutes les sciences, les méthodes, les faits rassemblés, les principes, les doctrines, les vérités qui sont le reflet de l’univers sur l’intelligence humaine, il les accepte tous, n’en néglige aucun, et, ce faisant, n’en laisse aucun sortir de ses limites et de sa compétence. Sa devise est « vivez et laissez vivre ». Il prend les choses comme elles sont ; il se soumet à toutes leurs limites respectives ; il reconnaît les lignes infranchissables qui séparent une discipline d’une autre ; là où elles se rencontrent, là où elles divergent et là où, poussées trop loin, elles cessent totalement d’être des vérités. C’est sa fonction de déterminer la part possible de connaissance dans chaque domaine de la pensée ; à quel moment nous devons nous satisfaire de ne pas savoir ; dans quelle direction la recherche est sans espoir ou, au contraire, pleine de promesses ; là où elle va se perdre dans le mystère ou se jeter dans l’abîme. Cet homme aura soin de savoir reconnaître les difficultés réelles des difficultés apparentes, les méthodes propres à tel ou tel sujet, et de bien connaître ce qui, dans chaque cas particulier, constitue les limites d’un scepticisme raisonné, et ce qui justifie une adhésion sans réserve. Si sa philosophie comporte une seule maxime fondamentale, c’est que la vérité ne peut être contraire à la vérité ; s’il en est une deuxième, c’est que la vérité paraît souvent contraire à la vérité ; s’il en est une troisième, c’est la conclusion pratique qu’il faut prendre son temps devant de telles apparences et non pas se hâter de leur attribuer un caractère plus redoutable qu’elles n’en ont en réalité.

10C’est l’immensité même de l’organisation des choses, dont cet universitaire est chargé de transmettre l’histoire humaine, qui est la raison de cette patience et de cette prudence, car cette immensité lui suggère que les contradictions et les mystères rencontrés dans les diverses sciences peuvent être simplement les conséquences de notre compréhension nécessairement imparfaite. Il n’y a qu’une seule pensée plus grande que celle de l’univers, c’est la pensée de son Créateur. Si, Messieurs, abandonnant un instant le fil de mes pensées, je mentionne notre connaissance de l’Etre suprême, c’est afin d’en tirer une illustration en rapport avec mon sujet. Lui, dans son unicité, est en Lui-même une sorte de monde des mondes qui suscite, dans notre esprit, un nombre infini de vérités distinctes, chacune étant un mystère plus ineffable qu’aucune réalité appartenant à cet univers d’espace et de temps. N’importe lequel de Ses attributs, considéré en lui-même, est l’objet d’une science inépuisable : tenter de concilier deux ou trois d’entre eux – amour, puissance, justice, sainteté, vérité, sagesse – c’est alimenter une controverse sans fin. Nous sommes capables d’appréhender et d’accepter chaque attribut divin sous sa forme élémentaire, nous ne sommes toutefois pas capables de les admettre dans leur infinité, soit isolément, soit conjointement. Pourtant, nous ne nions pas le premier parce qu’on ne peut le concilier parfaitement avec le deuxième, ni le deuxième parce qu’il est en contradiction apparente avec le premier et le troisième. Il en va de même, au niveau où elle se situe, pour Sa création, dans l’ordre matériel et moral. La plus haute sagesse consiste à accepter toute vérité partout où elle est clairement établie, même s’il y a difficulté à l’accorder avec quelqu’autre vérité connue.

11Il est facile de fournir des exemples de ces notions complètement opposées les unes aux autres que la contemplation de l’univers nous contraint à accepter, nous donnant ainsi la preuve qu’il n’y a rien d’irrationnel à s’incliner devant des incompatibilités indéniables que nous qualifions d’apparentes uniquement parce que, si elles étaient réelles et non pas apparentes, elles ne pourraient exister. Telle est, par exemple, la contemplation de l’Espace ; son existence ne peut être niée, même si sa représentation ne parvient pas, en quelque position que ce soit, à s’installer (si je puis dire) dans notre esprit ; en effet, il nous paraît impossible de dire que l’Espace trouve ses limites quelque part ; il est inconcevable de dire qu’il se déroule à l’infini et il semble absurde de dire qu’il n’existe qu’à la condition que des corps y pénètrent et qu’ainsi son extension est accidentelle.

12Il en va de même pour le Temps. Nous ne pouvons lui fixer un commencement sans nous demander ce qui était avant ce commencement ; pourtant qu’il n’y ait aucun commencement, aussi loin en arrière que nous voulions le situer, est tout simplement inconcevable. Ici encore, comme dans le cas de l’Espace, il ne nous vient jamais à l’idée de nier l’existence de ce que nous ne sommes pas à même de comprendre.

13Si nous quittons ces sphères élevées de la pensée (qui, tout élevées qu’elles soient, sont accessibles même à l’esprit d’un enfant) pour en venir à considérer l’action réciproque de l’âme et du corps, nous nous trouvons particulièrement embarrassés par des incompatibilités que nous ne pouvons ni rejeter ni expliquer. Comment la volonté peut agir sur les muscles, voilà une question dont même un enfant peut sentir la force mais à laquelle ne peut répondre aucun expérimentateur.

14De plus, quand nous confrontons les lois physiques et les lois sociales auxquelles l’homme se trouve soumis ici-bas, il nous faut tenir pour acquis que physiologie et science sociale sont en conflit. L’homme est un être à la fois physique et social ; cependant il ne peut accomplir à la fois son destin physique et social, ses obligations physiques (si je peux m’exprimer ainsi) et ses obligations sociales : il est contraint de sacrifier partiellement les uns ou les autres. Si notre imagination s’égarait suffisamment pour croire qu’il y eut deux créateurs, l’un qui serait l’auteur de notre corps, l’autre de la société, alors vraiment, nous pourrions comprendre comment il se fait que les efforts intellectuels et physiques, les arts utilitaires, les devoirs d’un homme d’état, la charge du gouvernement, et autres choses semblables, exigés par le système social, soient si néfastes à la santé, au plaisir et à la vie. C’est dire, en d’autres termes, que nous ne pouvons convenablement rendre compte de vérités dont l’existence est indéniable qu’en nous fondant sur une hypothèse qui nous fait l’effet d’être une absurdité.

15De même pour la science mathématique, comme on l’a souvent soutenu, le philosophe doit subir avec patience la présence de vérités qui, pour être inconciliables, n’en sont pas moins vraies. On lui parle de l’existence d’un nombre infini de courbes capables de délimiter un espace où ne peut pénétrer aucune droite, fut-elle une longueur sans épaisseur. On lui parle aussi de certaines lignes qui ne cessent de se rapprocher, séparées par une distance finie, sans jamais pourtant se rencontrer ; ces apparentes contradictions, il doit les supporter de son mieux, sans tenter de nier l’existence des vérités qui, dans la science en question, en sont constitutives.

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16Permettez-moi maintenant, Messieurs, d’appeler votre attention sur ce que je voudrais déduire de ces faits bien connus. C’est pour stimuler votre réflexion par un argument a fortiori que, tout comme vous manifestez une patience si exemplaire dans le cas des vérités inexplicables qui entourent tant de branches de la connaissance, humaine et religieuse, considérées en elles-mêmes ; tout comme vous ne manifestez pas en même temps indignation, critique, méfiance, tendance au scepticisme au moment où vous découvrez que dans les sciences profanes telle vérité est incompatible – selon notre entendement humain – avec telle ou telle autre en contradiction avec elle-même ; de même, vous ne devriez pas avoir peine à croire qu’il existe ici et là, entre Révélation et Nature, non pas une difficulté inextricable, non pas une antinomie stupéfiante, non pas (encore moins) une incompatibilité avec des faits évidents, mais bien une anicroche, une obscurité, des tendances divergentes, un antagonisme provisoire, une différence de ton entre les deux – c’est-à-dire entre, d’une part, le point de vue catholique et, d’autre part, l’astronomie, la géologie, la physiologie, l’ethnologie, l’économie politique, l’histoire ou l’archéologie. Je m’exprime ainsi puisque, en tant que catholiques, nous admettons que l’Unité divine contient en elle des attributs qui, pour nos esprits finis, paraissent s’opposer partiellement entre eux ; puisque, nous admettons que dans Sa nature révélée il est des choses qui, sans aller à l’encontre de la raison, sont infiniment étrangères à l’imagination ; puisque, dans Ses œuvres, nous ne pouvons ni rejeter ni accepter les notions d’espace et de temps et les nécessaires propriétés des droites sans tourmenter ou même torturer notre intelligence ; vraiment, Messieurs, ma requête n’a rien d’excessif, quand, au nom d’une université, je demande aux écrivains religieux, aux juristes, aux économistes, aux physiologistes, aux chimistes, aux géologues et aux historiens de continuer à suivre, sans bruit et en bonne intelligence, les voies propres de leurs spéculations, de leur recherche et de leur expérimentation respectives, faisant preuve d’une foi totale en la cohérence de cette vérité multiforme qu’ils partagent, d’une confiance sans réserve en la cohérence ultime de leurs résultats mis en commun, même s’il y a des heurts momentanés, des apparences gênantes, de nombreuses occasions de pressentir et de prédire quelque contradiction et, à tout moment, des choses que l’imagination saisit difficilement, sans qu’il en soit de même, je le répète, pour la raison. Ce n’est sûrement pas trop leur demander que de les prier puisqu’ils sont obligés d’admettre le mystère dans les vérités de la Révélation prises isolément, et dans les vérités de la Raison prises isolément ; de les prier, dis-je, de faire régner la paix, de faire preuve de bonne volonté et de sérénité si, lorsque Nature et Révélation sont confrontées, il se trouve, comme je l’ai dit, des désaccords qui portent non pas sur ce qui est en jeu mais sur les raisonnements, les modalités, les rapprochements, les anticipations, les accidents propres à leurs disciplines respectives.

  • 2 William Cowper, (1731-1800) : « Light shining out of darkness ».

17Il est tout à fait nécessaire d’insister avec gravité et vigueur sur ce point à cause des protestants, car ils se font de nous de bien étranges idées. Malgré le témoignage contraire de l’histoire, ils pensent que l’Eglise n’a pas d’autre méthode pour vaincre l’erreur que d’utiliser la force comme arme ou d’interdire toute investigation. Ils nous mettent au défi d’instituer un collège scientifique et d’en assurer le fonctionnement. A cause d’eux, donc, je suis maintenant amené à développer ce sujet. Je dis donc que celui qui croit en la Révélation, avec cette foi absolue qui est la prérogative des catholiques, n’est pas cet être inquiet qui sursaute à tout bruit inattendu et se laisse troubler par tout ce qui paraît étrange ou nouveau à ses yeux. Il ne ressent aucune sorte d’appréhension, il rit même, à l’idée qu’on puisse faire quelque découverte par quelque autre méthode scientifique qui vienne contredire l’un ou l’autre dogme de sa religion. Il sait parfaitement qu’il n’est de science qui, en se développant, ne court le risque, sans aucune mauvaise intention, d’empiéter sur le domaine d’autres sciences : il sait aussi que s’il est une seule science qui, en raison de sa position souveraine et inattaquable, peut sans crainte supporter ces heurts involontaires de la part des enfants des hommes, c’est la théologie. Il a la conviction inébranlable que si une preuve en contradiction avec les dogmes de la foi semble être apportée par l’astronome, le géologue, le chronologiste, l’archéologue ou l’ethnologue, ce point particulier finira par s’avérer premièrement n’être pas une preuve, deuxièmement n’être pas une contradiction, troisièmement n’être pas en contradiction avec quelque vérité authentiquement révélée, mais avec quelque chose qui a été pris pour une révélation. Et si, sur le moment, il semble y avoir contradiction, alors le catholique saura attendre, sachant que l’erreur ressemble aux autres délinquants : donnez-lui assez de corde et alors elle songera sérieusement au suicide. Je ne veux pas dire que lui-même ne fera rien pour encourager et favoriser un éventuel suicide ; non seulement il donnera à l’erreur assez de corde, mais il lui montrera comment s’en servir et l’ajuster – il soumettra le problème à la raison, à la réflexion, à un jugement mesuré, au bon sens et au Temps, grand interprète de tant de secrets. Au heu de s’irriter du triomphe momentané des ennemis de la Révélation, si toutefois se manifeste un tel sentiment de triomphe, et de se précipiter pour imposer une solution, ce qui alors ne peut que rendre la question inextricablement embrouillée, il se souviendra que, dans l’ordre de la Providence, des dangers apparents pour nous sont souvent là pour notre plus grand profit et que, selon les mots du poète protestant2 :

Les nuages que vous redoutez tant
Sont gros de miséricorde et se répandront
En bénédictions sur votre tête

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18Avoir recours à un exemple célèbre, en vérité, s’impose ici. Lorsque le système copernicien en était à ses débuts, quel homme de foi n’aurait pas cédé à l’inquiétude, ou, du moins, à la peur du scandale, devant la contradiction qu’il semblait impliquer par rapport à telle tradition de l’Eglise faisant autorité et à ce que déclarait l’Ecriture ? On admettait généralement comme une vérité révélée, que les Apôtres auraient expressément transmise oralement et par écrit, le fait que la terre était immobile et que le soleil, situé dans un firmament solide, tournoyait autour de la terre. Un peu plus tard cependant, et tout bien considéré, on se rendit compte que l’Eglise ne s’était guère prononcée sur de telles questions et que la science physique pouvait, dans cette sphère de la pensée, évoluer presque à son gré sans crainte de se heurter aux décisions de l’autorité ecclésiastique. Or, outre le soulagement éprouvé par les catholiques en découvrant que, du côté de la cosmologie, il leur serait épargné de voir cette controverse s’ajouter à toutes celles qui existaient déjà entre eux, il y a, dans ce cas précis, comme un argument en faveur du caractère divin de leur religion. Car il est sûrement tout à fait remarquable, si l’on considère que les catholiques avaient si largement et si longtemps accepté une certaine interprétation de ces affirmations portant sur le monde de la physique offerte par l’Ecriture, que l’Eglise ne l’ait pas formellement reconnue. Humainement parlant, il était inévitable qu'elle fasse sienne cette opinion. Mais aujourd’hui, évaluant notre position vis-à-vis des sciences nouvelles de la période récente, nous découvrons que, malgré les commentaires généreusement prodigués par l’Eglise dès l’origine sur le texte sacré, comme il est de son devoir et de son droit de le faire, elle n’a jamais néanmoins été amenée à expliquer officiellement les textes en question ni à leur donner un sens qui fasse autorité et soit susceptible d’être mis en cause par la science moderne.

  • 3 Olney, Hymns, III. XV
  • 4 Saint Boniface (675-754), missionnaire anglais, archevêque de Mayence. Saint Virgile de Salzbourg (...)

19Or, avoir échappé à ce danger n’est pas un simple hasard mais plutôt le résultat d’une providentielle vigilance, comme il semble ressortir d’un passage de l’histoire des siècles obscurs3. Quand le glorieux saint Boniface4, apôtre de la Germanie, grand par sa sainteté sinon par ses connaissances profanes, se plaignit au Saint-Siège que saint Virgile4 enseignait l’existence des antipodes, le Saint-Siège fut éclairé sur la conduite à tenir. Au lieu de prendre le parti du philosophe irlandais, ce qui eut été sortir de son rôle, il négligea, sur un point non révélé, une opinion philosophique.

20Le temps passa ; un nouvel ordre des choses, intellectuel et social, s’instaura ; l’Eglise fut investie d’un pouvoir temporel. L’influence des frères prêcheurs de saint Dominique atteignait son zénith. Nous pouvons enfin nous demander avec intérêt et curiosité si l’Eglise modifia son ancienne règle de conduite et proscrivit l’activité intellectuelle. Bien au contraire ; c’est alors l’âge même des Universités ; c’est la période classique de la scolastique ; c’est l’exemple éclatant et insigne de la sage politique et de la grande tolérance de l’Eglise vis-à-vis de la recherche philosophique. S’il y eut jamais un temps où l’intelligence s’égara et se permit toutes les licences, ce fut au moment dont je parle. Quand montra-t-on jamais plus de curiosité, d’éclectisme, de hardiesse, d’avidité, d’acuité, de rationalisme dans l’exercice de la raison qu’à cette époque ? Quelle catégorie de problèmes ne fut scrutée par cet esprit subtil et métaphysique ? Quelle prémisse fut admise sans être examinée ? Quel principe ne fut ramené à son origine première et exposé sous sa forme la plus dépouillée ? Quel ensemble ne fut analysé ? Quelle idée complexe ne fut minutieusement relevée et, pour ainsi dire, finement peinte, pour que l’esprit la contemple, jusqu’à se déployer dans les moindres détails avec la perfection et la délicatesse que révèle une patte de grenouille sous le regard intense du microscope ? Eh bien, je le répète, tout cela était plus proche de la théologie que ne l’est la recherche scientifique. Aristote était alors, sans contre-dit, un ennemi bien plus dangereux que Bacon ne l’a été depuis. L’Eglise se montra-t-elle donc intransigeante à l’égard de la philosophie ? Non, bien que cette philosophie fût métaphysique. C’était une époque où, jouissant d’un pouvoir temporel, elle aurait pu exterminer l’esprit de recherche par le feu et l’épée ; mais elle décida de le vaincre par l’argumentation et dit : « on peut être deux à ce jeu et mes arguments sont les meilleurs ». Elle dépêcha ses controversistes dans l’arène philosophique. Ce furent les docteurs des ordres dominicain et franciscain, le plus grand d’entre eux étant saint Thomas, qui, dans ces universités médiévales, menèrent la bataille de la Révélation avec les armes du paganisme. Peu importait de savoir d’où venait l’arme ; la vérité était la vérité de par le monde entier. C’est avec la mâchoire d’un âne, avec le squelette de la philosophie de la Grèce païenne que le Samson de la scolastique mit en fuite son millier de Philistins.

  • 5 Tertullien (c.155-v.225), écrivain latin chrétien.
    Caïus ou Gaïus (début IIème siècle), auteur chré (...)
  • 6 Saint Grégoire de Nazianze (330-390), patriarche de Constantinople et Grégoire de Nysse (335-395), (...)
  • 7 Anastase le Sinaïte, abbé du monastère de Sainte-Catherine (vers 700), adversaire du monophysisme.

21Observez ici, Messieurs, le contraste qui éclate entre l’Eglise elle-même, détentrice du don de Sagesse, et les plus capables, les plus sages, ou les plus saints de ses enfants. Tout comme saint Boniface s’était montré soupçonneux à l’égard de spéculations scientifiques, de même les premiers Pères de l’Eglise avaient manifesté une extrême hostilité envers le grand philosophe païen que je viens de nommer, Aristote. Aucun d’eux, que je sache, ne pouvait le supporter et quand, au Moyen Age, apparurent ceux qui voulurent prendre son parti, on s’acharna d’autant plus à le bannir de la chrétienté que leurs intentions étaient de nature suspecte. L’Eglise, pendant ce temps, avait gardé le silence ; elle n’avait pas plus dénoncé la philosophie païenne en bloc qu’elle ne s’était prononcée sur la signification dans l’Ecriture de certains textes à caractère cosmologique. De Tertullien et Caïus5 jusqu’aux deux Grégoire de Cappadoce6, de ces derniers à Anastase le Sinaïte7, et de celui-ci à l’école de Paris, le seul nom d’Aristote faisait frémir ; en fin de compte, saint Thomas fit de lui l’homme à fendre le bois et à tirer l’eau pour l’Eglise. C’est un esclave robuste et l’Eglise elle-même a sanctionné l’usage, en théologie, des idées et des termes de sa philosophie.

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22Tandis que ce libre débat présente, et c’est le moins qu’on puisse dire, si peu de dangers pour la religion, ou plutôt tant d’avantages, il est par ailleurs absolument nécessaire au progrès de la science ; aussi, vais-je maintenant insister sur cet aspect de la question. Je dis, donc, qu’il est d’une importance primordiale que, dans l'étude de ces sciences où la vérité est accessible à l’intelligence humaine, le chercheur soit libre et indépendant, qu’il soit, dans ses mouvements, dégagé de toute entrave, qu’il ait, sans restriction, l’autorisation et la possibilité de fixer son esprit intensément, que dis-je, exclusivement, sur un objet propre, sans risquer d’être détourné, à tout instant, dans le développement et la progression de sa recherche par des accusations de témérité ou des mises en garde contre l’exagération ou le scandale. Mais parler ainsi m’oblige à donner au préalable plusieurs explications, de peur d’être mal compris.

  • 8 Saint Denys l’Aréopagite, converti par saint Paul (Actes 17.34) confondu avec le Pseudo-Denys (VIe(...)

23Premièrement, donc, Messieurs, en ce qui concerne les principes fondamentaux de la religion et de la morale, et aussi les principes fondamentaux du christianisme, ou ce qu’on appelle les dogmes de la foi – en ce qui concerne ce double credo, de l’ordre de la nature et de la révélation, – pas un d’entre nous n’a le droit de dire que maintenir ces principes inviolés entrave, en quoi que ce soit, l’intelligence. En fait, un catholique ne peut en détourner sa pensée et ils gênent aussi peu les mouvements de son intelligence que les lois de la physique gênent les mouvements de son corps. La compréhension habituelle de ces principes est devenue, chez lui, une seconde nature, de même que les lois de l’optique, de l’hydrostatique, de la dynamique sont des conditions latentes qu’il tient pour acquises dans le fonctionnement des organes de son corps. J’écarte l’idée d’un conflit avec le dogme, je ne parle que d’opinions de théologiens ou du commun des mortels, comparables à celles d’autrefois qui voulaient que le soleil tourne autour de la terre, que les derniers temps soient tout proches, ou que saint Denys l’Aréopagite8 soit l’auteur des ouvrages qui portent son nom.

  • 9 Galileo Galilei, physicien et astronome italien (1564-1642), défenseur des découvertes de Copernic (...)

24Deuxièmement, même en ce qui concerne de telles opinions, j’écarte aussi l’idée d’une intrusion directe dans le domaine de la religion ou de l’ingérence d’un professeur de science, qui, sur un point touchant à la religion, imposerait de fait sa loi ; je ne parle que de heurts involontaires qui surviennent au cours d’une discussion portant sur un sujet de sa compétence. Ce serait, de sa part, une grave erreur que de proposer ses conclusions philosophiques ou historiques comme étant l’interprétation officielle du texte sacré, ainsi que le fit, dit-on, Galilée9, au lieu de se contenter de tenir pour une conclusion scientifique sa théorie sur le mouvement de la terre, et de laisser à ceux qui étaient réellement compétents le soin de la confronter à l’Ecriture. Or, il faut avouer, Messieurs, que, de nos jours, ils ne sont pas rares les exemples de cette erreur, commise non pas certes par des hommes de science mais par des hommes d’église qui, impatients et inquiets à l’idée que l’Ecriture puisse, un seul instant, paraître en désaccord avec les résultats de telle spéculation du moment, proposent sur le sujet force commentaires géologiques ou ethnologiques, qu’ils sont amenés à modifier ou à supprimer avant que l’encre ait eu le temps de sécher, en raison de changements dûs à l’évolution de cette science qu’avec tant de zèle ils ont appelée au secours de l’Ecriture.

  • 10 Jeremy Taylor (1613-1667). Evêque anglican et théologien : A Discourse on the liberty of Prophesyi (...)

25Troisièmement, j’observe que, lorsque je me fais le défenseur de l’indépendance de la pensée philosophique, je ne parle pas du tout d’un enseignement officiel mais d’investigations, de spéculations et de discussions. Loin de moi, en vérité, l’idée de permettre, en une matière qui ne fait que toucher à la religion, ce dont un éminent théologien protestant10 s’est fait le défenseur à propos des sujets les plus sacrés – j’entends « la liberté de prophétiser ». Je ne souhaite nullement réduire les professeurs de science, qui devraient être des prophètes de vérité, à n’être que les propagateurs de fables grossières ou d’absurdités notoires. Je ne plaide pas pour qu’ils déversent au hasard sur leur auditoire des propositions aussi ingénieuses que nouvelles ou pour qu’ils enseignent même ce qui comporte un fondement de vérité, avec brio et désinvolture, à un public de jeunes gens qui n’auront peut-être pas l’occasion d’entendre leurs six conférences consécutives et qui iront répandre dans le pays une idée brumeuse des théories à demi-élaborées de quelque esprit ambitieux.

26Je répète, comme le laisse entendre la dernière phrase, qu’il faut prendre grand soin d’éviter de scandaliser, de choquer l’esprit du public ou de troubler les faibles, l’association de la vérité et de l’erreur étant si forte dans certains esprits qu’il est impossible d’arracher l’ivraie de l’erreur sans, en même temps, déraciner le froment. Si, donc, il se trouvait que quelque opinion religieuse courante soit impliquée, d’une façon ou d’une autre, au cours d’une recherche scientifique, il y aurait lieu de mener celle-ci non pas dans des publications éphémères et superficielles, susceptibles de tomber entre les mains d’étourdis ou d’ignorants, mais dans des ouvrages sérieux et professionnels qui seraient l’équivalent des écoles médiévales de débat philosophique, elles qui, éloignées comme elles l’étaient du monde de la pensée et du sentiment populaires, ont, grâce à la vigueur de leur incessante recherche, et malgré leurs outrances, tant fait pour préciser la pensée théologique.

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27J’écarte donc l’idée d’un chercheur scientifique (1) qui entrerait en conflit avec le dogme ; (2) qui, fort de ses recherches, se risquerait à une interprétation de l'Ecriture ou à toute autre conclusion portant sur la religion ; (3) qui, même dans sa propre science, enseignerait des paradoxes religieux au lieu de faire des recherches ou des propositions ; (4) qui, par imprudence, scandaliserait les faibles. Mais, une fois données ces explications, je maintiens qu’en science un théoricien ou un chercheur n’est pas tenu, au cours de ses investigations, de régler à tout instant sa démarche sur les préceptes des écoles ou sur les traditions populaires ou sur celles de quelque autre science distincte de la sienne. Il n’est pas tenu non plus de rester toujours à l’écoute de ces sciences extérieures à la sienne, de vouloir à tout prix être édifiant ou de toujours répondre aux hérétiques et aux incroyants ; étant assuré que, sous l’impulsion d’une foi généreuse, même si sa ligne de recherche peut dévier de temps à autre et osciller dans sa progression ou peut laisser craindre un conflit momentané, voire des difficultés, avec une autre branche de la connaissance, théologique ou non, malgré tout cela, s’il laisse sa recherche en paix, elle ne manquera pas d’aboutir parce que la vérité ne peut jamais vraiment s’opposer à la vérité et que souvent, ce qui, à première vue, est une exceptio (exception), finalement probat regulam (confirme la règle) de la façon la plus catégorique.

28C’est là pour le chercheur un point d’une grande importance. A moins d’avoir la liberté de chercher suivant les principes et la spécificité de sa science, il ne peut pas chercher du tout. C’est la loi même de l’esprit humain dans sa quête et sa découverte de la vérité que de procéder par de nombreuses étapes et suivant des voies détournées. On n’atteint pas la connaissance par des raccourcis ; le chemin qui y mène n’est pas toujours orienté vers son point d’arrivée et nous ne sommes pas capables au départ d’en voir la fin. Il nous semble souvent s’écarter d’un but qu’il atteindra bientôt sans effort, si seulement nous avons la patience et l’opiniâtreté de suivre jusqu’au bout ; et de même que l’éthique nous apprend à gagner la voie médiane simplement en nous éloignant des deux extrêmes, de même dans la recherche scientifique on peut dire, sans paradoxe, que l’erreur est, dans certains cas, la voie, et la seule, qui mène à la vérité. En outre, il est rare qu’un seul homme ait assez de sa vie entière pour mener une recherche à son terme ; c’est un parcours qui nécessite non seulement de nombreuses étapes mais aussi de nombreux esprits. Ce que l’un commence un autre l’achève et une véritable conclusion est le fruit, à longue échéance, de la coopération d’écoles indépendantes les unes des autres et de la persévérance de générations successives. Ceci étant, nous sommes obligés, dans certaines circonstances, de supporter quelque temps ce que nous croyons être une erreur, eu égard à la vérité sur laquelle elle finira par déboucher.

  • 11 « Moi parce que j’ai été battu, lui parce qu’il m’a battu, nous sommes tous deux éreintés », Teren (...)

29L’analogie avec la locomotion est ici des plus pertinentes. Personne ne gravit une montagne en ligne droite, aucun voilier ne fait route vers son port sans louvoyer. Donc, en appliquant cette image, nous pouvons en vérité, si nous le voulons, interdire toute investigation ou toute recherche ; mais, si nous invitons la raison à prendre sa place dans nos écoles, nous devons laisser la raison s’exercer librement, en toute loyauté. Si nous raisonnons, nous devons nous soumettre aux conditions de la raison. Nous ne pouvons en user à moitié ; nous devons en user comme procédant de Celui qui nous a aussi donné la Révélation ; être sans cesse à interrompre son fonctionnement et à détourner son attention par des objections tirées d’une connaissance plus élevée fait penser au désarroi d’un terrien face aux changements de cap d’un navire sur lequel il s’est embarqué de son plein gré et témoigne sûrement de quelque méfiance envers les capacités de la raison, d’une part, et le caractère indiscutable de la Vérité révélée, d’autre part. Le passager n’aurait jamais dû s’embarquer sans avoir pris en compte le risque d’une mer agitée, de courants, de la marée, de rochers et de hauts fonds. Nous nous montrerions plus avisés en décourageant complètement l’exercice de la raison plutôt qu’en nous inquiétant et nous impatientant de l’attente, des lenteurs et de l’angoisse qui, selon la nature du problème, peuvent l’accompagner. Renonçons une fois pour toutes à l’histoire profane, la science et la philosophie s’il ne nous est pas permis d’avoir l’assurance que la vérité de la Révélation est telle que les querelles et les hésitations de l’opinion humaine ne peuvent, réellement ou éventuellement, nuire à son autorité. Il n’est de triomphe intellectuel d’une vérité religieuse qui n’ait été précédé par un exposé complet de ce qui peut se dire à son encontre ; ce n’est que l’ego vapulando, ille verberando, de la comédie11.

30Les grands esprits ont besoin d’avoir les coudées franches, non pas, en fait, dans le domaine de la foi mais dans celui de la pensée. Il en va de même en vérité pour des esprits plus limités et pour tous les esprits. Il est au monde des êtres nombreux qu’on qualifie, avec une grande part de vérité, de génies. Ils ont été dotés par la nature d’une faculté ou capacité particulière ; tout en étant vivement stimulés par celle-ci, qui exerce sur eux une domination sans partage, ils sont aveugles à tout le reste. Ils s’engagent avec enthousiasme dans la voie qui leur est propre et sont totalement insensibles à la beauté de toute autre voie que la leur. En conséquence, ils pensent que cette voie qui leur est propre est la seule au monde qui vaille d’être suivie et ressentent une sorte de mépris pour les études qui progressent dans toute autre voie. Or, ces hommes peuvent être, et sont souvent, de très bons catholiques qui ne nourrissent qu’affection et respect envers le catholicisme, ou, mieux encore, mettent peut-être leur zèle au service de ses intérêts. Pourtant, si vous insistez sur le fait que, dans leurs spéculations, leurs recherches ou leurs conclusions relatives à leur discipline particulière, il n’est pas suffisant pour eux de se soumettre à l’Eglise, d’une façon générale, et de reconnaître ses dogmes, mais qu’il leur faut examiner tout ce qu’ont dit les théologiens ou que le commun des hommes a cru en matière de religion, alors vous ne faites qu’étouffer en la piétinant la flamme qui brûle en eux sans qu’ils puissent rien y faire.

  • 12 Hobbes, Thomas (1588-1679), philosophe anglais.
    Shaftesbury (1671-1713), philosophe anglais platoni (...)

31Ceci concerne les hommes de génie ; maintenant au contraire, je m’exprimerai brièvement en faveur des esprits supérieurs, dotés d’une large vision philosophique des choses, de créativité et d’une variété de talents susceptibles de s’adapter à diverses branches de la pensée. Ces hommes, comme ceux dont j’ai déjà parlé, peuvent bien adopter une idée et s’y consacrer – quelque idée profonde, féconde, essentielle qui s’empare d’eux jusqu’à ce qu’ils la développent en un vaste système. Or, si pareil penseur part de principes radicalement faux ou vise des conclusions totalement erronées, qu’il soit un Hobbes, un Shaftesbury, un Hume, ou un Bentham12, alors, évidemment, les choses en restent là. C’est un adversaire de la Vérité révélée et il entend l’être – il n’y a plus rien à dire. Mais il n’en est peut-être pas ainsi ; peut-être ses erreurs sont-elles de ces accidents inhérents à son système ou à son esprit, des erreurs nées spontanément, non pas défendues avec obstination. Tout ce qui est humain, que ce soit un système ou un écrivain, donne à juste titre prise à la critique. Demandez-lui de fermer son dossier, très bien ! alors peut-être perdez-vous ce qui, dans l’ensemble et malgré des erreurs fortuites, aurait été l’une des défenses les plus efficaces de la Vérité révélée (directement ou indirectement, selon le sujet) qu’ait jamais connue le monde.

  • 13 Malebranche, Nicolas (1638-1715), Oratorien et philosophe dont un ouvrage a été à l’Index.

32C’est ainsi que j’expliquerais un fait qui a parfois surpris, à savoir que tant de grands penseurs catholiques ont, sur l’un ou l’autre point, encouru la critique, la réprobation de théologiens ou de l’autorité ecclésiastique. Il doit en être ainsi dans la nature des choses ; il y a certes une réprobation qui implique une condamnation de l’auteur, mais il en est une autre qui n’a guère plus de signification que le « pie legendum » noté en marge de certains passages des Pères de l’Eglise. Il se peut que l’auteur ne soit pas à blâmer et pourtant l’autorité ecclésiastique le serait si elle ne signalait pas ses imperfections. Je ne sais pas quel catholique n’aurait pas de vénération pour le nom de Malebranche13 ; mais il a pu tout de même lui arriver d’entrer en conflit avec des théologiens ou de risquer des affirmations téméraires. Pratiquement, il faut se demander s’il n’a pas bien mieux fait d’écrire comme il l’a fait plutôt que de n’avoir pas du tout écrit.

  • 14 Noris, Henri (1631-1704). Son œuvre Historia Pelagiana et Dissertatio de Synodo V Oecumenica (1673 (...)

33Le Saint-Siège est si bien habitué à partager ce point de vue qu’il le laisse appliquer non seulement à des auteurs philosophiques mais aussi à des théologiens et des ecclésiastiques qui ne tombent pas sous le coup de ces critiques. Je crois pouvoir dire sans me tromper que, dans le cas de trois grands noms appartenant à diverses branches du savoir, le Cardinal Noris, Bossuet et Muratori14, le Saint-Siège, sans dissimuler son sentiment que chacun d’entre eux aurait pu exposer ses idées mieux qu’il ne l’avait fait, a néanmoins considéré que les services qu’ils avaient rendu à la religion étaient, dans l’ensemble, beaucoup trop importants pour permettre qu’on les inquiète avec des critiques de détail.

– 8 –

34Et maintenant, Messieurs, j’en arrive à la conclusion. Ce à quoi je voudrais inciter chacun d’entre vous, quel que soit le domaine propre de sa recherche ; ce à quoi je voudrais inciter les hommes de sciences qui se tournent vers la théologie ; ce que je me permettrais de conseiller aux théologiens amenés à se pencher sur des recherches scientifiques, c’est une pleine et ferme confiance en la souveraineté de la Vérité. L’erreur peut être un temps florissante, la Vérité finira par l’emporter. Le seul effet de l’erreur c’est, en fin de compte, de promouvoir la vérité. Des théories, des spéculations, des hypothèses sont lancées ; peut-être sont-elles destinées à mourir, mais pas avant d’avoir inspiré des idées meilleures qu’elles-mêmes. Ces idées meilleures sont à leur tour reprises par d’autres hommes, et, si elles ne mènent pas encore à la vérité, néanmoins elles mènent à un point plus proche qu’elles-mêmes de la vérité ; ainsi progresse la connaissance dans son ensemble. Les erreurs de certains esprits engagés dans la recherche scientifique sont plus fécondes que les vérités atteintes par d’autres. Même si une science paraît piétiner et accumuler les échecs, elle ne cesse d’avancer de façon imperceptible, et la vérité, même si elle s’en tient là, y gagne déjà évidemment lorsqu’elle sait où se trouve l’erreur.

35Par ailleurs, Messieurs, il faut bien sûr garder à l’esprit que je suppose toujours présents la bonne foi, des intentions droites, un esprit loyal au catholicisme et un sens aigu des responsabilités. Je suppose, chez le chercheur scientifique, une juste crainte de scandaliser, de paraître approuver des opinions qu’en fait il désapprouve et de se ranger aux côtés de partis avec lesquels il se sent en profond désaccord. Je suppose qu’il est pleinement conscient de l’existence et du pouvoir de l’impiété à notre époque ; qu’il a toujours à l’esprit la faiblesse morale et la confusion intellectuelle de la majorité des hommes, et qu’il n’a aucun désir de voir une seule âme souffrir de certaines spéculations contemporaines, même s’il peut tirer satisfaction de la certitude que ces spéculations, dans la mesure où elles sont erronées ou mal comprises, seront corrigées au cours des cinquante prochaines années.

Notes

1 Virgile. Enéide. VI.851 : « Souviens-toi, Romain, que c’est par ton pouvoir que tu gouvernes les peuples ».

2 William Cowper, (1731-1800) : « Light shining out of darkness ».

3 Olney, Hymns, III. XV

4 Saint Boniface (675-754), missionnaire anglais, archevêque de Mayence. Saint Virgile de Salzbourg (v. 700-784), apôtre de la Carinthie.

5 Tertullien (c.155-v.225), écrivain latin chrétien.
Caïus ou Gaïus (début IIème siècle), auteur chrétien romain.

6 Saint Grégoire de Nazianze (330-390), patriarche de Constantinople et Grégoire de Nysse (335-395), évêque de Nysse, frère de saint Basile : tous trois adversaires de l’arianisme.

7 Anastase le Sinaïte, abbé du monastère de Sainte-Catherine (vers 700), adversaire du monophysisme.

8 Saint Denys l’Aréopagite, converti par saint Paul (Actes 17.34) confondu avec le Pseudo-Denys (VIe siècle).

9 Galileo Galilei, physicien et astronome italien (1564-1642), défenseur des découvertes de Copernic, condamné par le tribunal de l’Inquisition.

10 Jeremy Taylor (1613-1667). Evêque anglican et théologien : A Discourse on the liberty of Prophesying : shelving the Unreasonableness of Prescribing to other men's Faith ; and the Iniquity of Persecuting Differing Opinions (1647).

11 « Moi parce que j’ai été battu, lui parce qu’il m’a battu, nous sommes tous deux éreintés », Terence, Adelphi, II.2.5.

12 Hobbes, Thomas (1588-1679), philosophe anglais.
Shaftesbury (1671-1713), philosophe anglais platonisant.
Hume, David (1711-1776), philosophe anglais empiriste.
Bentham, Jeremy (1748-1832), philosophe anglais utilitariste.

13 Malebranche, Nicolas (1638-1715), Oratorien et philosophe dont un ouvrage a été à l’Index.

14 Noris, Henri (1631-1704). Son œuvre Historia Pelagiana et Dissertatio de Synodo V Oecumenica (1673), fut condamnée par l’Inquisition espagnole, puis réhabilitée en 1748 par Benoît XIV.
Bossuet (1627-1704), évêque de Meaux, prédicateur de tendance gallicane.
Muratori, Ludovico Antonio (1672-1750), découvrit la liste la plus ancienne des écrits du Nouveau Testament. Ce prêtre italien, historien critique, fut protégé par le pape Benoît XIV.

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