Un jeune orphelin

1Jean Baptiste Pruvot naquit à Bertry en Cambrésis le 16 août 1803. Il était le premier enfant de Louis Pruvot, tisserand et d’Espérance Poulain. La mort très prématurée de son père en 1805 fut un des événements marquants de sa petite enfance ; il l’attribue à un choc psychologique auquel il donne les raisons suivantes : Louis Pruvot avait dû, comme il était de règle alors, se soumettre au tirage au sort qui, s’il tirait un mauvais numéro le faisait partir à l’armée ; par chance il avait plusieurs fois échappé à cette obligation mais il se sentait toujours menacé et déjà fragilisé par cette crainte, victime un moment d’une confusion avec un autre Pruvot déserteur celui-là, arrêté vingt-quatre heures par les gendarmes, il fut, dit son fils, « frappé intérieurement de telle sorte qu’il en devint malade et mourut après six mois de langueur ». (H.E. p. 2).

2J.B. Pruvot resta toujours convaincu que, tout bébé de deux ans qu’il était alors, il n’avait rien oublié de ce qu’il avait éprouvé au moment de la mort et surtout de la mise en bière, dont on ne l’éloigna pas, de son père ; l’instant où l’on avait commencé à clouer le cercueil, l’effroi qui l’avait saisi : « ...dans mon esprit d’enfant je pensais que les clous s’enfonçaient dans la chair de mon père et je me suis mis à frapper l’homme qui avait apporté le cercueil de mon bâton, en criant : il frappe des clous à papa ! ». (H.E. p. 2). Il ne douta jamais de la réalité de ses souvenirs.

3Il évoquera ensuite, pour cette période de sa vie, à l’aide de récits familiaux, le remariage de sa mère trois ans plus tard avec Jean-Philippe Rocquet, lui aussi tisserand et, en contraste avec le peu d’intérêt que semblent lui avoir accordé ses grands-parents Pruvot, la place tenue par ses grands-parents maternels, les Poulain.

4Pauvre, enfant de pauvres, il est très vite retiré de l’école et dès l’âge de huit ans mis au travail dans l’atelier de son beau-père puis dans celui de l’un de ses oncles, Louis Poulain ; il apprit à « tirer » puis à « brocher » car on fabriquait alors beaucoup de châles brodés à Bertry et à Reumont et peu à peu devint un tisserand habile, travaillant, écrit-il, « tantôt pour un maître et tantôt pour un autre » et apportant au budget familial un complément d’autant plus apprécié que le ménage Rocquet s’était agrandi par les naissances de quatre enfants. Mais parallèlement à cette vie, assez banale, d’un jeune apprenti tisserand se dessinait pour lui, dès ce moment une autre aventure.

L’engagement religieux

5Tout enfant, J.B. Pruvot se trouvera au cœur d’un conflit religieux entre ses deux familles, celle du mari de sa mère, les Rocquet chez lesquels il logeait, des catholiques fervents, de pères en fils marguilliers de la paroisse, et celle des Poulain, catholiques aussi mais attirés vers le protestantisme. Lui-même raconte comment, très jeune, il était séduit, presque envoûté par le rituel catholique, la messe, les vêpres, les cloches : « ...plusieurs fois je me suis passé de dîner pour être prêt pour aller sonner » (H.E. p. 5), les chants. Mais l’influence des Poulain va bientôt devenir prépondérante, celle de son oncle Valentin qui déjà en 1802 avait refusé de se marier « au curé », chez qui se célèbre un culte privé protestant et qui va devenir une sorte de père spirituel pour le jeune garçon, celle du frère de Valentin, Louis Poulain chez qui il a été placé en apprentissage, protestant convaincu dont l’ascendant s’exerçait naturellement sur l’esprit des enfants qu’il employait : « il leur parlait du protestantisme et il chantait les psaumes avec eux » (H.E. pp. 10 et 31), celle également de sa grand-mère Poulain, une femme relativement instruite, qui savait lire et qui se convertit en 1808.

6Ce fut l’année de ses dix ans qu’il assista pour la première fois à un culte protestant : « ...je trouvai tout beau. Ce qui me plut le plus, c’est que tout le monde chantait » (H.E.). Il rapporte aussi combien le touchait, pour la lecture et les chants, l’utilisation du français ; ce qui l’éloigna peu à peu de l’Eglise romaine, ce furent, écrit-il, « son idolâtrie et son culte en langue étrangère ».

7Une rencontre, enfin, devait exercer une action décisive sur l’orientation religieuse de sa vie, comme d’ailleurs sur les choix que feront son oncle Valentin et plusieurs protestants de Bertry, celle d’un évangéliste baptiste, J.B. Ladame qui s’employait à propager pour le compte de la Société Evangélique continentale de Londres la pensée religieuse du Réveil. Arrivé pour la première fois à Bertry un jour de l’automne 1821, Ladame décida vite de laisser le colportage pour s’établir comme évangéliste à Reumont. A dix-huit ans, J.B. Pruvot ne pouvait pas ne pas subir l’ascendant de cet homme de trente-deux ans, qui avait fait la Campagne de Russie, pouvait se targuer d’une connaissance du monde et se faisait maintenant l’interprète de la parole divine.

8Cependant, en 1822, quelle qu’ait pu être sa piété, J.B. Pruvot, selon ses dires, ne se différenciait guère des jeunes gens de son âge, de ces « camarades mondains » qui comme lui sans doute travaillaient durement mais étaient toujours prêts à refuser toute contrainte ; il n’acceptait pas « de se laisser dépasser par aucun d’eux pour le plaisir et pour les forces » (H.E. p. 16). Un événement dramatique, la mort à l’âge de douze ans, de sa jeune sœur Sophie, qui avait commencé à travailler avec lui, l’amena vraisemblablement à se poser intensément la question du sort réservé à l’âme de l’enfant et aussi celle de son propre salut. Au cours de ces semaines de l’été 1824, il en vint à se convaincre qu’il lui fallait changer de vie, renoncer aux jeux, aux danses qui attiraient ce jeune célibataire, se marier et, en dépit des réserves de son entourage qui le trouvait encore bien jeune, il épousa peu de temps après une voisine, Geneviève Commien, qu’il connaissait bien, « économe, bonne ménagère, bonne ouvrière et qui savait lire ».

La vie à Bertry

9La précarité allait être, pendant de longues années, le lot du jeune ménage : naissance de nombreux enfants, mauvaise santé de l’épouse, crise industrielle autour de 1830, dettes accablantes, et, de 1830 à 1833, le futur pasteur fut trop heureux de travailler comme journalier là où il parvenait à se faire embaucher. « Tous les ouvriers allaient à la journée mais il n’y avait pas d’ouvrage pour tous ». Enfin, en 1834, il put obtenir un engagement durable à la « Fabrique du Cateau ».

10Quels qu’aient pu être les soucis qui l’assaillaient, J.B. Pruvot n’en consacrait pas moins de plus en plus de temps au service de l’Eglise baptiste à laquelle, suivant l’exemple de son oncle Valentin et de son cousin Théophile, le fils de Louis, il avait donné sa complète adhésion. En 1827, il fut amené à s’engager plus loin encore dans la voie qui devait lui permettre d’accéder bien plus tard au pastorat. Depuis longtemps déjà il avait été lecteur dans les cultes et leur liturgie lui était familière, au niveau très modeste des assemblées villageoises, mais Valentin ne l’avait jamais laissé faire plus que chanter et lire ; pour la première fois, il prêcha, en l’absence de son oncle, un dimanche.

11Pendant plusieurs années, il va concilier ses obligations de père de famille, le combat quotidien contre la pauvreté et même parfois la misère avec « le service de Dieu » qui à ses yeux était un devoir primordial. Entre temps, Valentin avait reçu vocation comme évangéliste de la part de la Société baptiste de Londres et désormais associa son neveu à son prosélytisme, le baptisa par immersion et l’envoya assez souvent à sa place pour faire le culte dans les communautés « dissidentes » c’est-à-dire n’appartenant pas à l’Eglise réformée « officielle », reconnue par l’Etat.

12Son avenir allait se jouer entre 1835 et 1836, quand deux pasteurs américains, Willard et Willmarth — car en 1834 La Société baptiste américaine avait pris le relais de la Société de Londres — lui offrirent l’occasion de faire ses preuves et le placèrent sous la tutelle du pasteur baptiste Dussart, qu’ils venaient d’installer à Bertry. Moment décisif : J.B. Pruvot parvient à mener de front l’exercice de son métier, condition indispensable pour faire vivre sa famille, et la poursuite d’études tardives : « je me mis à étudier tous les jours en travaillant et en mangeant mon pain. Et le soir après ma journée de travail j’allais chez Dussart prendre ma leçon ». Au vu de ses progrès, les pasteurs américains qui s’étaient fixés à Douai pour en faire le centre de leurs activités lui proposent en avril 1836 un engagement à l’année pour venir y parachever sa formation.

Les années douaisiennes : 1836-1839

13J.B. Pruvot quitta Bertry le 11 juillet 1836, il fut accueilli par les pasteurs américains et à leur demande commença l’étude du grec, sous la direction du pasteur Willard, lequel révélait ainsi son intention de le diriger vers le pastorat. Du coup, cela rendait improbable qu’il dût revenir à Bertry pour y reprendre son ancienne existence d’ouvrier tisseur. Aussi, sans autre délai, mais avec l’accord des pasteurs américains il prit la décision de faire venir sa femme et ses enfants à Douai. Dès le dimanche 31 juillet il reprenait le chemin de son village, en trois jours de temps vendait ses meubles « excepté ce que nous voulions emmener avec nous,...un petit champ de blé que nous avions et nos légumes qui étaient encore dans les champs. Et après, je vendis notre maison à mon beau-frère Jospin » (H.E. p. 46).

14De ce que sa femme avait pu penser de cette hâte, il n’a rien dit, mais sur un point celle-ci manifesta sa volonté en refusant de partir pour Douai sans sa fille Sophie qui habitait depuis 1831 chez sa grand-mère et qui venait d’avoir huit ans. J.B. Pruvot ne pouvait lui refuser cette concession et ils furent donc six à prendre le chemin de la ville, les deux époux et leur quatre enfants dont l’aîné, Jean-Baptiste avait onze ans et le plus jeune Théophile, tout juste deux ans.

15L’adaptation à la vie urbaine de cette famille déracinée ne fut pas très aisée au début mais ces trois années douaisiennes furent dans leur ensemble des années heureuses. La Société baptiste avait porté à mille francs le traitement annuel de J.B. Pruvot, ce qui était alors à peu près le double de ce que pouvait espérer gagner un ouvrier tisseur. Ce n’était pas la richesse certes, ni même l’aisance mais la fin de la précarité. Les deux garçons, Jean-Baptiste et Jérémie étaient élèves de l’école mutuelle ouverte à Douai, quant à J.B. Pruvot, il continuait à étudier avec ardeur conscient de toutes les lacunes de ses connaissances et sa volonté de s’instruire ne faiblissait pas : « j’achetai une géographie, une petite Histoire de France, je m’achetai aussi un traité de mathématiques et je m’occupai sérieusement de ces choses » (H.E. p. 51).

16Par sa pratique déjà longue de la prédication et du prosélytisme, du fait aussi de son expérience personnelle du travail manuel et de la misère, il l’emportait sans doute sur les autres élèves, peut-être plus cultivés mais sachant moins bien se faire entendre des petites gens. Le pasteur Willard parait l’avoir admis et à Douai ce fut lui qui fut choisi pour prêcher le dimanche matin et le mardi soir dans le modeste temple des baptistes et pour assurer l’Ecole du dimanche. Il en vint à être connu en dehors du cercle étroit des protestants Anglais en majorité qui étaient proches de l’Eglise baptiste et à inquiéter des membres du clergé par son prosélytisme militant et fort pugnace.

17De son plein gré J.B. Pruvot ne serait jamais revenu vivre à Bertry car il savait que son oncle Valentin ne supporterait pas l’idée que son neveu — dans une large mesure son élève — puisse un jour devenir pasteur dans cette même localité. Aussi ce ne fut pas sans quelque réticence qu’il apprit au printemps 1839 que le pasteur Willard le désignait pour remplacer en Cambrésis le pasteur Dussart, qui allait occuper le poste d’Orchies. Les Pruvot quittèrent Douai le 26 avril 1839 et, aussitôt, J.B. Pruvot assuma ses nouvelles fonctions d’évangéliste baptiste.

Pasteur baptiste à Bertry : 1839-1850

18La Société baptiste lui avait confié une circonscription étendue qui allait des confins de l’Aisne jusqu’à Cambrai, Saulzoir et Solesme, englobant ainsi la presque totalité du Cambrésis. Son journal, tenu très minutieusement à partir de cette date, témoigne de son zèle. Il était infatigable partageant son temps entre la prédication, l’étude, la correspondance, la tenue de son journal, des réunions de prières et de chants. Surtout il faisait de nombreuses visites qui le conduisaient partout où il savait trouver des protestants isolés, qu’ils fussent ou non baptistes, ce qui d’ailleurs provoquait d’assez fréquents conflits avec les pasteurs réformés... Il préparait les candidats au baptême et il les baptisait par immersion selon le rite baptiste, « dans quelque étang ou cours d’eau et le plus souvent de nuit, à l’heure convenable pour ne point faire de bruit ». Et de toutes ses obligations, les plus impérieuses restaient peut-être les visites aux malades et l’assistance aux mourants qu’il encourageait dans leurs derniers moments, pour ensuite conduire l’enterrement et saisir l’occasion d’adresser un message aux vivants, en majorité des catholiques.

19Du jour de son installation en Cambrésis et bien avant qu’il n’eut été consacré au pastorat de l’Eglise baptiste, J.B. Pruvot s’était fait connaître par son prosélytisme ; pour « sauver des âmes », il ne craignait pas d’empiéter sur les domaines réservés des autres ministres de Dieu, et à la différence peut-être des pasteurs de l’Eglise nationale réformée, il n’observait aucun modus vivendi. A plusieurs reprises dans son journal il décrit des controverses publiques avec des prêtres catholiques, à vrai dire fort animées et quelque peu pittoresques1 ; mais il avait alors des relations non moins difficiles avec ceux qu’il surnomme les « Nationaux » de Bertry, c’est-à-dire les membres des églises réformées, et même avec ceux des Baptistes qu’influençait son oncle Valentin ; on perçoit, à peine dissimulés, des tensions, des conflits et des amertumes réciproques. Finalement, il fut pourtant décidé par la Société baptiste dont le pasteur Willard était le porte-parole, que J.B. Pruvot serait consacré comme pasteur baptiste par l’Eglise de Bertry, cérémonie qui eut lieu le 21 septembre 1840, donc un peu plus d’un an après le retour de Douai.

20Insensiblement désormais, entre 1840 et 1848, son statut social se transformait : de pauvre ouvrier tisseur qu’il avait été, il était devenu un petit notable, traitant d’égal à égal avec les pasteurs réformés ou les prêtres catholiques. A partir de 1841, il assume la responsabilité du recrutement des colporteurs pour la Société Biblique française et étrangère qui avait à sa tête Victor de Pressensé, dont il était devenu le correspondant en Cambrésis.

21La vie matérielle des Pruvot s’était parallèlement transformée : ils purent se faire construire à Bertry une maison de briques où ils emménagèrent en avril 1841 ; les trois aînés Jean-Baptiste, Sophie, Jérémie étaient au travail, restaient deux plus jeunes à la charge des parents. Libéré du souci des dépenses quotidiennes au moment où il atteignait son âge mûr, le pasteur Pruvot devenait non seulement celui dont on attend enseignements et conseils, mais qui pouvait aussi offrir une aide matérielle à ceux qui étaient dans le besoin.

22Et pourtant, une nouvelle épreuve allait atteindre J.B. Pruvot et sa famille : son licenciement par l’Eglise baptiste en 1850.

Rupture avec l’Église baptiste. Les années difficiles : 1850-1855

23De cette rupture, certaines raisons sont explicites, d’autres demeurent du domaine de l’hypothèse ; parmi les premières, un conflit avec le pasteur Willard, son supérieur, qui lui reproche les médiocres résultats enregistrés par les Baptistes en Cambrésis ; qui s’irrite de certains de ses comportements et de divergences dans le domaine de la doctrine religieuse. Il est possible que les attitudes d’adhésion que J.B. Pruvot manifesta à l’égard de la jeune République en 1848 et qu’il note d’ailleurs dans son journal : participation à la plantation d’un arbre de la Liberté, à l’élaboration des listes électorales pour les élections de 1849 n’aient pas été appréciées, si discrètes aient-elles été. En tout cas, le pasteur Willard exigea en 1850 son départ de Bertry pour Chéry-les-Pouilly, en Laonnois et surtout voulut le contraindre à y emmener toute sa famille. « Et de mon côté, je ne voyais pas comment il me serait possible de vivre avec de grands enfants dans un pays où il n’y avait aucune espèce d’industrie (H.E. p. 204) ». A la suite d’une conférence pastorale qui eut lieu à Saint-Vaast le 20 mars 1850, et d’une dernière lettre qu’il écrivit à son supérieur, celui-ci l’informa de sa révocation (H.E. p. 210).

24J.B. Pruvot se retrouvait à quarante-sept ans sans ressources, les trois plus jeunes de ses enfants encore à sa charge ; pendant plusieurs semaines il espéra trouver un emploi rémunéré en s’adressant à Victor de Pressensé et, le 17 juin, il fut reçu par le Comité de la Société centrale protestante d’évangélisation dont les représentants se proposaient de « le faire voyager comme prédicateur ambulant », sous réserve cependant qu’il acceptât de « faire la Cène avec tous les chrétiens qu’il rencontrerait ». C’était là poser une condition allant contre ses principes, qui faisaient du baptême par immersion une « condition préalable pour la participation à la Cène du Seigneur ». Comme on pouvait s’y attendre, sa candidature fut rejetée par le Comité (H.E. p. 211).

25Il ne lui restait plus qu’à rentrer à Bertry et à se mettre à la recherche d’un travail. Des trois années qui suivirent il n’a laissé qu’un bref compte-rendu pourtant suffisant pour que l’on devine toutes les difficultés qu’il lui fallut affronter. Le premier septembre 1850, il est engagé « pour être dans le magasin » par la Maison Guilbert de Saint-Quentin, qui venait d’ouvrir une fabrique à Bertry. Ses fils Jean-Baptiste et Jérémie y étaient aussi employés mais Jérémie fut licencié en octobre 1851 et Jean-Baptiste l’année suivante. Lui-même fut payé et congédié le dernier jour de juin 1853. Il semble avoir travaillé à la moisson dans le cours de l’été, et pendant l’hiver 1853-54, fut « un peu occupé à tenir les livres chez Delhaye, un brasseur » (H.E. p. 212).

26Son fils Jérémie avait tiré au sort en mai 1852 et, toujours malchanceux, « il tomba ». Pour « mettre un remplaçant à son fils », il dut à nouveau s’endetter. En désespoir de cause, le pasteur Pruvot, vers la fin de l’été 1853, demanda à son ami Levasseur, pasteur de l’Eglise réformée avec qui il avait des relations très confiantes, de l’aider à obtenir un emploi de la Société chrétienne du Nord. Dans ses Mémoires, il s’explique sur cette décision : « l’Eglise baptiste m’ayant retiré le salaire je n’étais plus tenu d’obéir à ses accessoires », c’est-à-dire tout ce qui ne relevait que de décisions humaines, y compris dans le rituel. Il ne refusera donc plus de baptiser de jeunes enfants comme le voulaient les Réformés « nationaux ».

27Sur la double recommandation du pasteur Levasseur et du président du consistoire de Saint-Quentin, le pasteur Guiral, la Société du Nord le mit d’abord à l’épreuve en l’envoyant à Bohain, où il devenait le suppléant de fait du pasteur Monnier de Frenoy-le-Grand. Dans l’été de 1854, il fut affecté pour six mois à l’église protestante de Grougis, entre Bohain et Guise. En Thiérache, la commune de Grougis comptait des protestants en nombre suffisant pour qu’y ait été entreprise la construction d’un temple ; il était presque achevé le jour où le pasteur Pruvot y vint pour la première fois. Son premier devoir serait de préparer la dédicace du temple qui eut lieu en grande cérémonie le 2 octobre 1854. Les six mois de son engagement par la Société du Nord s’achevaient en Mars 1855. Il prêcha pour la dernière fois à Grougis le dimanche de Pâques, le 8 avril 1855.

28Il apprit à la fin du mois d’avril que la Société centrale l’avait choisi pour être le premier pasteur de Verdun (H.E. p. 227).

Pasteur de l’église réformée de Verdun : 1855-1874

29A Verdun, le pasteur Pruvot fut accueilli, le 4 mai 1855, par le correspondant local de la Société centrale, Monsieur Newenham, le membre sans doute le plus influent de la petite communauté protestante ; il était l’un des prisonniers anglais du temps de l’Empire qui avaient été assignés à résidence à Verdun. Il s’y était marié et n’en était plus parti. Protestant, il avait obtenu en 1844 du maire de Verdun l’autorisation pour ses coreligionnaires d’avoir des réunions de prières dans un très modeste local, et le pasteur de Metz y venait chaque trimestre2. Il présenta leur nouveau pasteur aux protestants de Verdun qui, en septembre, y fit venir sa femme et son plus jeune fils, Eraste, âgé de douze ans.

30Les Mémoires ne fournissent que peu d’informations sur les familles protestantes qui formaient l’assemblée de Verdun. Le recensement qu’en fit le pasteur Pruvot en mars 1857 à l’intention de la Société centrale donne le chiffre de quarante-cinq protestants pour la ville même et de cinquante-six à l’extérieur. Le territoire dont il avait la charge était vaste, allant du canton de Montmedy à l’extrême nord à celui de St-Mihiel au sud, et des hauteurs de l’Argonne à l’ouest aux côtes de Meuse et à la Woëvre à l’est.

31Tout en assurant le baptême des petits enfants, il continua aussi à baptiser des adultes, son fils Eraste lorsque celui-ci eut atteint ses seize ans. Dans la Meuse, il ne rencontra pas de baptistes, mais des anabaptistes, le plus souvent très « dispersés ». Sur la cinquantaine de localités, parfois de simples « écarts » dont il a cité les noms, il en est au moins une vingtaine pour lesquelles on peut affirmer en toute certitude qu’il y allait à la rencontre d’anabaptistes. Il fut dès l’abord en communion avec ces communautés qui ne faisaient pas baptiser les petits enfants et n’accordaient de valeur au baptême qu’à la condition qu’il fût administré comme préalable à la participation à la Sainte Cène à des adolescents ou à des adultes avertis de son importance. Toutefois, il parait évident qu’il n’a jamais vu en eux des baptistes, et la connaissance qu’il avait de l’histoire de la Réforme et de l’œuvre de Calvin a pu le conduire à penser qu’ils étaient des descendants des anabaptistes qu’avait si durement combattus le Réformateur3.

32Les Pruvot vécurent près de vingt ans dans la Meuse, chaque année cependant ils passaient un mois à Bertry. Leur fils Eraste les quitta en 1860 pour poursuivre ses études à l’école préparatoire protestante des Batignolles. Eraste fut reçu bachelier à la Faculté des Lettres de Paris en août 1862, puis admis au séminaire protestant de Strasbourg en même temps qu’à la Faculté de théologie protestante. Désormais il ne partageait plus leur vie mais il restait le plus proche du cœur de son père en raison de la voie qu’il avait empruntée. Eraste Pruvot fut consacré en décembre 1866, choisi pour pasteur par le Conseil presbytéral de Bar-le-Duc, et reconnu pour tel par le consistoire de Nancy. Son installation officielle eut lieu le 3 mars 1867 au temple de l’Eglise réformée de Bar-le-Duc ; il s’était marié en janvier 1867 avec Mathilde Hauck, qu’il avait connue à Strasbourg.

33Les événements de l’année 1870 et surtout le siège de Verdun sont longuement évoqués dans le texte du pasteur Pruvot, en particulier la période pendant laquelle la ville subit de constants bombardements, entre le 13 octobre et la seconde semaine de novembre, jusqu’à la capitulation de la garnison, le 9 novembre 1870. Les pages qui concernent cette période sont tout à fait intéressantes, faites de témoignages vécus, de réflexions sur les cruautés de la guerre4, sur la signification, à ses yeux, de la défaite française5 (H.E. pp. 316 à 328).

34L’année 1872 fut la dernière où, ayant conservé « les forces et la santé du corps » il put encore se consacrer pleinement à son ministère, tout en prenant conscience de la brièveté du temps qui lui restait à vivre. Il était dans sa soixante-dixième année, et sa femme, à soixante-quinze ans, était immobilisée par « une douleur dans le genou droit ». « Me voilà avancé en âge. Il ne me reste que peu de temps à passer sur la terre. Encore un peu de temps et celui qui doit venir, viendra » (H.E. p. 336).

35Le 13 septembre 1874, un dimanche, il alla une dernière fois à St-Mihiel. Le lundi, il fit encore « quelques visites d’adieu » et le matin du 15 septembre, sa femme et lui entamèrent le long voyage qui, par Châlons, Reims, Laon et St-Quentin devait les ramener à Bertry.

Les dernières années : 1874-1878

36Jusqu’à ses derniers jours, le pasteur Pruvot ne se sentit jamais libéré du devoir de « remplir fidèlement sa vocation qui était de prêcher l’Evangile ». Dès le dimanche qui suivit son retour, il prêchait à Bertry. Entourés de leurs enfants et petits-enfants, les Pruvot goûtaient un certain bonheur auquel avait préludé la célébration du « jubilé cinquantenaire de leur mariage ». Ce jour-là, le 4 octobre 1874, leur fils Eraste avait prêché pour eux dans le temple de Bertry. Le pasteur Pruvot ne connaissait plus l’isolement dont il avait souffert au temps où il était un agent de la Société baptiste américaine, même si, à Bertry, il ne bénéficiait pas, selon lui, de la considération qui l’entourait à Verdun, et il est probable qu’il écrivit pour cette raison son « Histoire des Protestants de Bertry »6, une autobiographie déguisée, rappelant sa conversion au protestantisme quand il n’était qu’un enfant, sa rencontre avec le colporteur évangéliste Ladame, ses études tardives sous la direction des pasteurs américains, son rôle d’évangéliste puis de pasteur baptiste en Cambrésis.

37Un événement particulièrement douloureux devait atteindre les Pruvot, dans leurs dernières années ; le 1^er septembre 1875, par un télégramme envoyé de Strasbourg, ils allaient apprendre que leur fils Eraste était à l’agonie. Arrivé à Strasbourg le lendemain, le pasteur Pruvot trouva Eraste mort dans la maison des Diaconesses. Il se jeta sur son fils mort, sanglotant et l’embrassant. Aucun commentaire ne doit être ajouté à ce que le pasteur Pruvot écrivit sous le coup de la douleur, « Eraste était malade depuis plusieurs mois, attaqué d’une grande faiblesse, sans néanmoins souffrir et aucun médecin n’avait pu connaître sa maladie. Espérant qu’un changement d’air lui ferait du bien, il quitta son poste de Bar-le-Duc pour aller passer quelques temps à Sermaize » Mais son état ne s’améliorant pas, il voulut retourner à Strasbourg où il devait consulter un médecin. Celui-ci reconnut seulement que la maladie était le diabète, incurable. Il fut alors installé dans la maison des Diaconesses, où il fut très bien soigné mais vivant ses derniers jours dans un isolement dont il semble avoir cruellement souffert, puisque, rapporte son père « les dernières paroles qu’il a prononcées furent : tout seul ! tout seul ! » (H.E. pp. 344-345).

38J.B. Pruvot avait été durement frappé et pourtant, dès le dimanche 26 septembre, alors qu’il était malade, il alla à Maretz où on l’attendait, un trajet de plus de dix kilomètres aller-retour. Il avait soixante-treize ans lorsque Geneviève Commien son épouse mourut âgée elle de soixante-dix-neuf ans, le 10 février 1877. C’est un peu plus d’un an après, le 8 août 1878 qu’il disparaissait à son tour, ayant tenu son journal jusqu’en juin 1878. Il fut enterré au cimetière de Bertry mais sa tombe a disparu.

39Rien n’a été retrouvé qui permettrait de connaître aujourd’hui l’apparence physique du pasteur Pruvot, de découvrir son visage, bien qu’il ait été photographié au moins deux fois, en 1860 au Cateau et en 1861 à Paris.7 En dépit des regrets qu’on en aurait, il importerait peu, il est vrai qu’aucun portrait ne subsiste de lui puisque ses écrits demeurent, en premier lieu cette « Histoire racontée à mes enfants » où, plus que les circonstances de sa vie, il a voulu exposer le long cheminement au cours duquel s’était construite sa personnalité. La plupart de ceux qui l’approchaient ne le connaissaient que dans le cadre de l’exercice de son ministère et ignoraient tous des sentiments qui l’habitaient. Ce n’est que par la lecture de ses Mémoires qu’il devient possible d’écarter le masque de l’homme public qui dissimulait souvent sa vérité intérieure. Le dimanche 12 janvier 1840, quatre jours après l’enterrement de son petit garçon mort dans la nuit du lundi au mardi, qui d’autre que sa femme aurait pu savoir que son cœur « était plein de douleur de la perte que nous venions de faire » ?

40Avec le passage des années, il voyait venir le moment « où il faudra rendre compte à Dieu de l’usage du temps » et il ne s’accordait aucun répit. Après la mort d’Eraste quand dès son retour dans le Nord il allait prêcher à Maretz, et qu’il reprenait ses activités habituelles, personne peut-être dans son entourage et parmi ses parents les plus proches ne sentait que la seule consolation qui lui restait était « d’avoir toujours pu prêcher ». A leurs yeux il n’était plus qu’un vieillard malade au caractère difficile8. Lui seul aurait pu leur dire ce qu’ils n’apprendraient qu’après sa mort, s’ils s’accordaient un peu de temps pour lire ses Mémoires.

41Il avait pris l’habitude de conclure chaque année par quelques lignes, prière ou méditation, qui étaient souvent l’expression de ses angoisses ou de ses vœux. Une dernière fois, à la fin de décembre 1877, il écrivait : « je compte mes jours...le seul goût que j’ai dans ce monde, c’est de prêcher la prochaine venue de mon Sauveur et d’en réveiller la pensée dans tous ceux que je rencontre » (H.E. p. 354).