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Walter Benjamin, le critique européen

 | 
Heinz Wismann
, 
Patricia Lavelle

Généalogies benjaminiennes

Marino Pulliero

Texte intégral

I.

  • 1 „Landerziehungsheim“, foyer d’éducation à la campagne, au pied de la forêt de Thuringe.

1Dans un « Curriculum vitae » rédigé à l’occasion du baccalauréat (l’Abitur), Benjamin souligne l’influence décisive de son séjour à Haubinda (l’internat1 fondé par Hermann Lietz, en 1901) sur sa première formation intellectuelle :

  • 2 Benjamin cite la « théorie du drame » ainsi que la production dramaturgique de Shakaspeare, Hebbel, (...)

« Ce séjour fut très important, outre le rétablissement de ma santé, car c’est ici que je reçus, en particulier dans l’enseignement de l’allemand, les impulsions décisives, qui depuis ont accompagné ma recherche et mes intérêts. Mon penchant pour la littérature, que jusqu’alors j’avais satisfait par des lectures plutôt désordonnées, fut approfondi par les normes esthétiques critiques (durch ästhetische kritische Normen), que l’enseignement, approfondi et défini dans une certaine direction, développait en moi ; à côté de cela, l’enseignement [de Wyneken] éveillait en moi l’intérêt pour la philosophie ; des influences, qui à cause de mon jeune âge auront leur effet dans les années successives. […] Après mon retour de Haubinda, c’est de mes intérêts philosophiques et littéraires que se développèrent, dans une synthèse harmonieuse, les intérêts esthétiques2… »

  • 3 Entre 1905 et 1907.
  • 4 C’est un véritable culte, voir la lettre du 5 juin 1913 à Carla Seligson : « Ma pensée part toujour (...)
  • 5 L’école n’est pas assujettie au principe d’utilité : „technisch und zivilisatorisch orientiert“, je (...)

2Benjamin y avait passé presque deux ans3, et il y avait surtout fait la rencontre, décisive, de Gustav Wyneken, le Reformpädagog qui sera son « mentor » durant toute la periode wilhelminienne4. À la différence de Lietz, fils de paysans, nationaliste et croyant en l’unité organique du peuple (Volk), Wyneken – issu d’une famille de pasteurs luthériens depuis huit générations et formé lui-même dans l’esprit du Bildungsbürgertum – cultive un projet pédagogique très intellectuel, et son modèle d’école (qu’il va créer à Wickersdorf dans la forêt de Thuringe) fait référence explicite à la philosophie de l’idéalisme (Fichte et Hegel) comme son propre fondement5.

3Wyneken dirige l’internat de 1904 à 1906, année où il rompt avec Lietz (au mois de juillet) et fonde Wickersdorf, qui va devenir le symbole d’une réforme radicale. Benjamin a donc l’occasion de suivre son enseignement (en allemand et en philosophie) durant plus d’un an, à Haubinda. Il y apprend surtout les principes de cette « culture de la jeunesse » autonome qui devrait devenir le facteur décisif d’une transformation de la société. Le programme prévoit soirées de lecture, débats, théâtre, musicologie par August Halm que Benjamin appréciait particulièrement.

II.

  • 6 Ce texte reprend les deux exposés tenus par Benjamin en juin 1914 à Berlin et à Weimar, dans le cad (...)
  • 7 Critique du progrès, métaphysique et messianisme comparé à l’idée séculière de la grande Révolution (...)
  • 8 La « mission » du critique (Benjamin cite parmi ses souces la Bestimmung des Gelehrten fichtéenne) (...)
  • 9 Benjamin cite le texte fondateur de l’Université de Berlin (Sur l’organisation interne et externe d (...)

4Un concept général de « critique » s’esquisse dans le texte par lequel s’achève la période wilhelminienne : un concept qui dépasse largement le domaine littéraire et même la réflexion sur l’esthétique. Das Leben der Studenten (1914/156) développe une critique de l’université qui se fonde sur l’ébauche d’une philosophie (voire d’une métaphysique) de l’histoire (et d’une première critique radicale de l’idéologie du progrès) où font surface des éléments typiques de la pensée de Benjamin7. Cette « critique » ayant pour but de « libérer » les énergies nouvelles8 dépasse bien évidemment toute définition particulière. D’autre part, cette critique ayant force de droit (« rechtskräftige Kritik ») correspond à une apologie de la science « pure » (du modèle de l’université humboldtienne, autrement dit l’équivalent de l’idéal de la Bildung et le fondement de la liberté académique9).

  • 10 La communauté des chercheurs s’opposant à la « corporation des fonctionnaires et des diplômés ».
  • 11 Ibid., p. 82. La Gemeinschaft estudiantine de Benjamin vise la restitutio in integrum, de l’homme t (...)

5C’est une critique de l’aplatissement « social » et du Beruf (de la déchéance de la Bildung scolaire à formation professionnelle, fondée sur le principe d’utilité10). Et c’est une défense des vraies valeurs culturelles transférées – par le même geste – à la petite communauté des créateurs nietzschéens („Gemeinschaft schöpferischer Menschen11“). En résumant : la philosophie (encore dans l’idéal du système, inatteignable) joue un rôle fondateur de cette critique dont le champ d’action s’étend de l’université à la culture et à la société (par le rejet du Beruf bourgeois) jusqu’au « sens » de l’histoire dans une perspective messianique !

  • 12 Ibid., p. 75 : „… das Künftige aus seiner verbildeten Form im Gegenwärtigen […] zu befreien. Dem al (...)
  • 13 Cf. la lettre de Benjamin à Ernst Schoen du 25/10/1914, GB I, p. 257.

6La crise mène à la « décision » qui sépare les courageux (les hommes futurs) des lâches, des apologètes du progrès dans la perspective de l’évolutionnisme… Et la critique doit libérer (dans un élan messianique) les forces de l’avenir (le « futur » en germe et prisonnier dans le présent12) en vue d’un « système » qui dépasse les compétences des philosophes de métier et qui ne peut s’engendrer dans le « bourbier » de l’Université actuelle13.

 

7En revenant sur les écrits des années de jeunesse, je voudrais mettre l’accent sur quatre thématiques permettant de saisir la continuité de certains motifs proprement benjaminiens :

  • Bildung allemande « classique » (idéaliste) et assimilation, le corollaire étant celui d’une critique (ex alto) de la pédagogie scolaire chez le jeune Benjamin ;

  • critique de l’historicisme, permettant de relier les débuts (nietzschéens) avec l’œuvre du dernier Benjamin ;

  • élaboration d’un nouveau modèle de critique littéraire, à partir des écrits de jeunesse et de l’essai sur Hölderlin ;

    • 14 Cf. mon livre : Le désir d’authenticité, Paris, Bayard, 2005, chap. V (je ne peux développer ces mo (...)

    enfin, la critique du Jugendstil avec le « regard rétrospectif » de Benjamin (je le cite) sur certaines expériences caractéristiques de la culture wilhelminienne (à savoir une forme d’anamnèse critique14).

8J’essaierai aussi de montrer comment ces thématiques et ces motifs se relient dans la genèse de la pensée de Benjamin.

III.

  • 15 Sur le triomphe de la pédagogie néo-humaniste, au dépens de l’Aufklärung, et sur la longévité de ce (...)

9Je voudrais commencer par la persistance de cet idéal de la Bildung qui pour les tenants de la pédagogie néo-humaniste dépassait (en valeur et dans le processus historique) le modèle de l’Aufklärung frédéricienne15. J’ai cité dans mon livre sur Benjamin le pamphlet de Caspar Friedrich Niethammer (Der Streit zwischen Neuhumanismus und Philanthropinismus in der Theorie des Erziehungsunterrichts unsrer Zeit, de 1808) qui défend précisément la supériorité de la Bildung (à savoir de la Bildung humaniste) sur l’Aufklärung (identifiée à l’utilitarisme), en termes de progrès culturel :

  • 16 Cité dans : M. Pulliero, Le désir d’authenticité, p. 278.

« Un autre esprit, auquel celui de l’Aufklärung a cédé sa place, en qualité de simple précurseur, est apparu parmi nous, avec la résurrection (Wiederauferweckung) de l’authentique esprit philosophique, et il s’est renforcé depuis vingt ans, dans nos meilleurs cerveaux, <et> dans tous les domaines du savoir et du négoce… Un meilleur esprit, l’esprit de l’humanisme, vient de se rétablir ; et ceux qui se croient encore à l’époque du philanthropinisme déclinant et qui en sont restés là, se retrouveront bientôt en retard d’un demi-siècle16 ».

  • 17 Ce fameux « demi-siècle » de retard correspond à l’épanouissement de la Bildung classico-romantique (...)

10Le nouvel esprit coïncide, conceptuellement, avec la philosophie de l’idéalisme, que Niethammer associe à l’allgemeine Bildung néo-humaniste17.

  • 18 Constellation de „Bildung“, Aufklärung et piétisme, cf. G.-L. Mosse, dans l'« Introduction » à un r (...)
  • 19 La revue Sulamith avait fait de la Bildung la « tâche » fondamentale. Cent ans plus tard, le roman (...)
  • 20 Je fais référence au fameux débat du Kunstwart (1912-13), inauguré par un article du jeune sioniste (...)

11George L. Mosse fait de la „Bildung“ (autour de 180018) le modèle pour le processus d’assimilation (dans le XIXe siècle bourgeois) en termes d’acculturation, ce qui permet, certes, d’analyser le processus à partir d’une synthèse de Bildung et Sittlichkeit (idéal de respectabilité) caractéristique du „Mittelstand“ (la classe moyenne qui s’intègre sur la base de l’éthique du travail19). On risque toutefois de perdre de vue la spécificité de l’idéal qui est encore celui de la jeune génération de l’époque de Benjamin, comme nous le verrons, et qui est à la base de l’essor de la culture judéo-allemande, celle qui sera accusée de monopoliser les lettres, le théâtre et la musique dans le pays de Goethe20.

  • 21 Cf. Katz, Zur Assimilation und Emanzipation, Darmstadt 1982, p. 76 ss. : assimilation comme « philo (...)
  • 22 Cf. Paul Mendes-Flohr, German Jews. A Dual Identity, Yale University Press, 1999, p. 16 : « Alors q (...)

12Cet idéal de culture (la Bildung humboldtienne, la culture de l’individu) caractéristique du cosmopolitisme et du libéralisme allemand cède la place, au cours du XIXe siècle, à une autre représentation de la culture et de l’identité nationales : dans un ouvrage consacré à la double identité judéo-allemande, Paul Mendes-Flohr souligne l’opposition entre la Bildung à laquelle s’assimile in primis l’élite juive (la Geisteselite, cf. Jakob Katz21) et la „Volksnation“ du XIXe siècle allemand et historiciste22.

  • 23 Mendes-Flohr, p. 61 ss. Cohen manifeste sa « gratitude » envers cette Allemagne qui, non seulement (...)

13L’autre modèle, de la „Geisteselite“ judéo-allemande, est celui d’une « Allemagne idéale et noumenale », du kantisme et de la Bildung humaniste, qui est encore valable pour Hermann Cohen23 et pour la plus jeune génération, celle de Benjamin, qui penche - de son côté - vers l’Umwertung nietzschéenne.

  • 24 Ibid., p. 12 (Mendes-Flohr cite Jan Assmann). Dans un roman de Wilhelm Raabe, Der Ungerpastor de 18 (...)
  • 25 Ibid., p. 18 : « Sur le sol allemand il n’y a pas de place pour une double identité ». Treitschke p (...)
  • 26 L’absence d’une histoire « politique » serait à l’origine d’un tel déficit. A contrario, les juifs (...)

14Les juifs adoptent la Bildung libérale et cosmopolitique, et ils vont même devenir « les derniers gardiens de l’idéal allemand originaire de Bildung24 ». Une telle attitude suscite l’hostilité des idéologues qui défendent la Kulturnation du point de vue de l’appartenance exclusive. Mendes-Flohr cite la polémique de Treitschke, l’historien prussien, contre toute revendication d’une double identité25 : Treitschke souligne le « manque de sens historique » chez les juifs26. Mais il s’agit du « sens historique » nationalisé de l’école prussienne, d’un sens « orienté » même si le but est circonscrit et immanent !

  • 27 Lettres du 11/9/1912, 10/10/1912, 21/11/1912, 7-9/1/1913, 6/2/1913, dans GB I, p. 61-68.
  • 28 Lettre du 10/10/1912, GB I, p. 71 : il faut assurer l’existence matérielle des juifs ménacés en Pal (...)
  • 29 Lettre du 10/10/1912, GB I, p. 72. La personnalité des sionistes n’est pas déterminée par le caract (...)
  • 30 „Kulturzionismus“ ou „Zionismus des Geistes“. Cette forme de sionisme est l’équivalent du judaïsme (...)
  • 31 C’est la position des Westjuden („westeuropäische Judenheit“) liés au mouvement littéraire : le pro (...)
  • 32 Cf. l’échange épistolaire avec Siegfried Bernfeld, au sujet du „Sprechsaal“ juif (même problématiqu (...)
  • 33 GB I, p. 70 s. : « Là où j’ai recruté (sic) pour la cause de Wickersdorf, où il était question d’ho (...)

15Tout autre est l’expérience du jeune Benjamin, qui réunit l’idéal de la Bildung (d’un point de vue judéo-allemand, puis européen) et une critique précoce de l’historischer Sinn philistin, sous l’influence, à l’époque, de la Seconde considération intempestive de Nietzsche. Je fais référence, d’abord, à l’échange épistolaire (1912/13) avec Ludwig Strauss27, à latere du débat du Kunstwart sur les identités. Benjamin, qui veut bien donner sa contribution pour l’aide aux Juifs de Palestine28, rejette (d’un point de vue conceptuel et pro domo sua) le « sionisme » dit politique (plaqué sur le modèle national allemand29), au profit d’une forme paradoxale de sionisme culturel ou de l’esprit30 qui coïncide avec le cosmopolitisme européen – d’où son choix de rester où il est31… Les trois types d’identité collective moniste, dans le débat du Kunstwart – à savoir deutsch-national pour Avenarius, judaïsme séparé dans un apartheid culturel ou l’assimilation totale de Lissauer, l’auteur de l’hymne contre l’Angleterre – signifient l’anéantissement pur et simple d’une Bildung individuelle, en témoignent l’intolérance à l’encontre des juifs libéraux et/ou la recherche soi-disant d’authenticité… nationale. La position de Benjamin, bon lecteur du Kunstwart et au-delà32, est tout autre, car il oppose au choix unilatéral (sioniste) une identité personnelle et complexe, „zweiseitig“, bipolaire (mais pas ambivalente) qui le confirme dans son choix pour des valeurs auxquelles il identifie l’élite des jeunes juifs allemands qui se sont engagés dans la réforme culturelle, sous le drapeau de Wickersdorf33.

  • 34 GB I, p. 75 (lettre du 21/11/1912) : „Die Juden stellen eine Elite in der Schar der Geistigen“.
  • 35 Ibid. : « Je me rejouis quand je rencontre un allemand im Geistigen/dans le domaine de l’esprit ».
  • 36 Cf. la conférence Was ist Jugendkultur ? : „Dies aber ist Führung, dass Einzelne, die Besten, Ernst (...)

16Les juifs représentent donc une élite dans le rang des „Geistigen34“. Les Allemands n’y figurent que rarement35, et pourtant le concept est emprunté à Wyneken, qui sacralise le rôle de l’élite comme « guide » (avant-garde) par une véritable litanie d’attributs36. L’aristocratie de l’esprit est un leitmotiv de l’époque (Diederichs, le capitaine Victor Hueber, les cercles post-nietzschéens de la Tat, etc.) et elle forme la base pour l’auto-institution d’une critique de la culture. Soit elle juive, allemande ou mixte.

  • 37 GB I, p. 75 : „ Bei ihnen setze ich den Sinn für die Idee als selbstverständlich“.
  • 38 Lettre de janv. 1913, GB I, p. 84, pour l’image qui devrait remplacer la définition d’un sionisme c (...)

17La „Geisteselite“ du jeune Benjamin s’assimile et se différencie donc sur le terrain de l’idéalisme, car les juifs sont familiers des idées37, et Benjamin les oppose – en tant que bâtisseurs d’idées qui surplombent l’histoire – aux peuples de la Bible qui voudraient atteindre le sommet par la fameuse tour et par un effort matériel, en somme par la voie du travail et du « progrès38 ».

 

  • 39 Lettre du 11/9/1912, GB I, p. 63.
  • 40 La « scandaleuse jeunesse de l’Übermensch » nietzschéen, composé de juifs (GS II. 1, p. 44). La gén (...)

18Si la « Volksnation » (allemande ou juive) n’admet pas de double identité, l’expérience de Benjamin se fonde au contraire sur une position philosophique et religieuse « dualiste » (voir le Dialog de 1912) dont le représentant serait cette figure nouvelle du Literat enraciné dans la crise (une figure de la « négativité » moderne qui s’oppose au culte conventionnel du poète symbole de la nation). Ces Literaten qui trainent dans les cafés de Berlin sont aussi les jeunes intellectuels juifs de la lettre à Ludwig Strauss39 : des « outsiders », suspendus entre l’idéalisme et la crise de la culture, devenue l’expérience existentielle (et paisible, pour un temps) de la génération de Benjamin40.

  • 41 Chez Benjamin, c’est une „Kultur des Ausdrucks“ paradoxale, qui débouchera sur l’Ausdruckslose. Ell (...)
  • 42 Cf. Dialog über die Religiosität der Gegenwart, dans GS II. 1, p. 31.
  • 43 Ibid., p. 29 : „Religion gibt einen neuen Adel dem täglichen Leben“.

19Die Literaten deviennent les représentants attitrés d’une « culture de l’expression » moderne (Kultur des Ausdrucks est un terme fétiche de l’époque, mais chez les réformateurs du Kunstwart elle exprime l’authenticité, que l’on ramène à une forme de reconnaissance identitaire41). Chez Benjamin, cette figure du Literat se rattache à une forme nouvelle d’expérience religieuse ou de « religiosité » (le terme technique wilhelminien) qui se démarque déjà des courants néoreligieux de substitution („Theosophen, Adamiten und unendlicher Sekten“42). Benjamin parle en même temps d’une nouvelle aristocratie « religieuse » qui doit s’enraciner dans l’existence quotidienne43, et d’une classe marginale.

  • 44 Cf. Studentische Autorenabende, GS II. 1, p. 68-71. On aboutit à cette figure étrange de « légionna (...)

20Cette forme d’aristocratie « nietzschéenne » se fonde sur une expérience de la négativité, je cite Benjamin, et de la misère « culturelle » moderne (voir la critique du social, des valeurs conventionnelles, ou encore de l’éthique sécularisée du travail dans le même Dialog). La place de la Bildung a changé, entre l’universalisme (qui fait partie de l’héritage) et l’amorce d’une culture de la crise : les juifs sont assimilés (et identifiés) comme „Literaten“, au-delà donc du mythe goethéen du poète, car les jeunes „Literaten“ du cercle benjaminien sont à la fois créateurs et critiques44.

IV.

  • 45 Benjamin commente une pièce de Hauptmann „Festspiel“ (un Puppenspiel), qui avait été censurée. Le t (...)

21La crise culturelle est une crise du « sens » (et in primis du sens historique). Dans un texte de jeunesse de 1913 le même Benjamin, cosmopolite et adversaire des philistins, critique l’hisorischer Sinn à propos de l’événement mythique de l’histoire nationale, à savoir le centenaire de la bataille de Leipzig que le mouvement de la jeunesse voudrait racheter à la rhétorique des célébrations officielles45. Benjamin distingue « sens historique » et « sens de l’histoire » (Sinn der Geschichte), en ramenant ce dernier aux « idées » (en face des pantins qui substituent les héros), et – d’entrée – à une sorte d’anticipation qu’illuminent déjà quelques éclairs messianiques…

  • 46 GS II. 1, p. 56 s. : „ Noch ist die Menschheit nicht zum ständigen Bewußtsein ihres historischen Da (...)
  • 47 Ibid. : „Aber die Gegenwart versteht darunter etwas ganz Anderes, und denen, die am nächlichsten vo (...)
  • 48 Ibid., p. 57 : „So stark ist der „historische Sinn“der Zeit, […] daß vielleicht ganz besonders arm (...)
  • 49 Celle qui privilégie l’enchaînement des faits et les « lois » d’explication causale (ici les « lois (...)
  • 50 Benjamin fait appel à un nouveau mouvement des esprits („eine neue Bewegung der Geister“, le langag (...)

22Benjamin polémique en distinguant deux formes de l’historischer Sinn, l’une tournée vers le passé, et l’autre vers l’avenir. Cette dernière nous amène déjà le thème de l’« éveil » et de l’illumination fulgurante (par éclairs, qui de temps à autre brisent la monotonie du continuum historique)46. L’autre est le sens historique tel que le conçoit l’époque philistine quand elle accuse les « idéalistes » d’un manque de sens historique (les utopistes sont ceux qui opposent le sentiment de la « tâche » future à l’obéissance aux conventions, à ce qui est historiquement conditionné)47. C’est le « sens historique » positif, qui privilégie les faits et la prudence („Sinn für Fakten, Gebundenhait und Vorsicht“) mais qui trahit la « pauvreté d’idées » de l’époque48. Benjamin oppose le motif de la pauvreté (d’idées) aux rigueurs de l’histoire scientifique49. Et l’enthousiasme de la jeunesse à la prudence50.

  • 51 Voir le début de l’essai : „Nicht die Fakten machen 1813 so groß und auch nicht die Personen […] tr (...)

23Dans le chapitre „Die Jugend und die Geschichte“, la jeunesse découvre son « affinité » avec l’histoire, mais une histoire (Geschichte et non Historie) qui est tournée vers le futur, contre les « lois » objectives de l’historicisme ancré dans le passé51. L’histoire se résume en un combat entre les « enthousiastes » et les « paresseux », les hommes de l’avenir nietzschéens et ceux du passé („zwischen den Zukünftigen und den Vergangenen, den Freien und den Unfreien“, hommes libres et esclaves du système).

  • 52 GS II.1, p. 60.

24En conclusion : L’historischer Sinn s’oppose au sens historique ou de l’histoire (en tant que Geschichte) décliné au futur. Cela correspond à l’impératif benjaminien (via Nietzsche et Wyneken) d’une « création de valeurs » qui se dégage – nous le verrons – de la philosophie des valeurs critique, celle des professeurs néokantiens, et qui s’oppose en même temps aux valeurs figées de l’herméneutique nationale, historiciste. Cette nouvelle donne correspond à la crise générationnelle et existentielle interprétée comme une crise permanente de la culture en mutation : „Die Kultur, die in ewiger Krisis lebt“, dans le même texte52, et qui s’oppose à toute « fixation » de valeurs, y compris celles de l’auto-célébration nationale… Le „Geist der Geschichte“ est indéterminé comme le programme de la Jugendbewegung et l’idéalisme du jeune Benjamin.

  • 53 Pour le dernier Benjamin l’„Es war einmal“ de l’historicisme.

25À la critique du sens historique se rattache celle de l’expérience philistine, tournée vers le passé, dans l’article Erfahrung (1913). Elle tend „zum ewig Gestrigen“ (l’éternel hier53) et rend la vie (présente) „ sinnlos“, dépourvue de sens (actuel). Le jeune Benjamin revendique, à l’opposé, une autre forme d’expérience, une „Erfahrung des Geistes“ pourvue d’un contenu spirituel : c’est la Bildung que l’école n’est plus capable de fournir.

V.

  • 54 Cf. Geschichte des gelehrten Unterrichts, De Gruyther, Berlin/Leipzig, 19213, vol. II, p. 291 ss. e (...)
  • 55 Cf. Oelkers, Reformpädagogik. Eine kritische Dogmengeschichte, Weinheim-München 1996, p. 43 : « Cet (...)

26L’itinéraire intellectuel de Benjamin commence par la critique de la pédagogie officielle qui trahit l’idéal de la Bildung… Friedrich Paulsen met l’accent sur la déchéance du modèle humaniste, qui cède aussitôt la place – dans le „Gymnasium“ de Johannes Schulze, le « proviseur de tous les poisons », dixit Lagarde – à un programme éclectique (l’allseitige Bildung) capable de concilier le concept originaire avec les nécessités d’une formation moderne, incluant les sciences et les besoins professionnels54. La Bildung se sclérose en s’institutionnalisant, et Friedrich Nietzsche devient son critique princeps. Les réformateurs wilhelminiens proposent, de leur côté, un retour à l’idéal pédagogique (de la pure formation, par la culture chez Wyneken) contre le système de l’enseignement public, de l’Unterrichtsschule, comme on l’appelle. De toute manière, la Bildung reste un modèle et un critère absolu, auquel devrait s’adapter la réalité, comme le remarque Jürgen Oelkers, qui souligne la continuité de la Reformpädagogik tout au long du XIXe siècle, avec la répétition des mêmes refrains « religieux » et/ou idéalistes55.

  • 56 GS II. 1, p. 49 : la « volonté pure » est inatteignable par l’éducateur et par le biais de l’enseig (...)
  • 57 GS II. 1, p. 53. « L’enseignement de la morale s’oppose à tout ce qui est périphérique et sans conv (...)
  • 58 GS II. 1, p. 54 : « Il n’est pas question de s’emparer du contenu (le Bildungsstoff) de l’extérieur (...)

27Dans un texte de 1913, Der Moralunterricht, qui défend le modèle de l’auto-formation dans le cadre de l’éthique pure kantienne („Bildung des sittlichen Willens“56), contre l’enseignement de la morale par les exempla et toute forme d’utilitarisme, le jeune Benjamin critique l’atomisme de la formation scolaire : „die Isoliertheit der Schulbildung57“. À savoir l’enseignement positif, qui se fonde sur l’empirisme, sur le « fait » psychologique et sa rationalisation. La critique de l’atomisme débouche sur l’affirmation du principe spirituel et une conception de l’histoire et avant tout de l’histoire culturelle fondé [e] sur l’esprit objectif58. La critique historique (à savoir l’histoire des « contenus » spirituels de la Bildung) permet donc d’échapper à l’enseignement positif et autoritaire.

  • 59 GS II. 1, p. 44 : « Ces choses [les contenus d’un enseignement positif, ndr] dont on nous dit qu’el (...)
  • 60 Ibid.

28La même critique de l’enseignement « positif » est développée dans Romantik (un essai de 1913) où Benjamin souligne l’absence de « lien spirituel » et donc de « culture » dans la considération des « faits » isolés : „Diese Dinge, von denen man uns sagt, daß sie uns bilden sollen, sind ewige Einzeltatsachen und Kultur ein glücklicher Zufall… Wir erhalten es [le contenu de l’enseignement] außerhalb des geistigen Zusammenhangs59“. Encore une fois, Benjamin oppose à l’atomisme une autre conception de l’histoire, vivante, dans laquelle se produit le lien spirituel („[eine] lebendige Geschichte, die den Geist zum Siege führt“) et qui débouche sur une « religion de l’esprit60 ». Mais le héros de la jeunesse, le « sauveur » est Nietzsche, qui propose des « valeurs aristocratiques ».

  • 61 GS II. 1, p. 35.

29Enfin, dans un autre essai de la même période, Unterricht und Wertung (enseignement et évaluation), Benjamin associe « littérature » (critique littéraire in nuce) et « histoire » dans la même critique de la pédagogie, de la Bildung de l’école, à partir de la question typiquement wilhelminienne des « valeurs ». L’élève de Wyneken soumet à une analyse critique le rapport de l’enseignement aux « valeurs, [aux] valeurs vivantes de notre époque » (zu Werten, zu lebendigen Gegenwartswerten). Ce rapport devient clair (deutlich) dans les deux domaines de l’histoire (Geschichte) et de l’allemand (à savoir la littérature et, plus loin dans le texte, l’histoire culturelle, Kulturgeschichte). Il est question de valeurs « éthiques » pour l’histoire et de valeurs « esthétiques » pour la littérature61.

30On dépasse donc l’histoire positive et la philologie scolaire dans la recherche des valeurs fondatrices, et – surtout – de nouvelles valeurs (qu’il s’agisse de Nietzsche, prophète de la jeunesse, ou de la Jugendkultur au programme des cercles wynékiens). La thématique des valeurs était au centre d’un article de 1912, „Die Schulreform, eine Kulturbewegung“, publié dans un cahier monographique de la Freie Studentenschaft (les Etudiants libres, non appartenant aux corporations) de Fribourg en Brisgau : l’élève de Wyneken y distingue la « propagation des valeurs » (Fortpflanzung der Werten, les anciennes) que l’école aurait la charge d’assurer, avec un regard tourné vers le passé (les Kulturgüter), et une « révision des valeurs » que la jeunesse chargée de futur et en auto-formation (sich selbst erziehen) devrait défendre dans tout projet de réforme de l’école non bureaucratique. Le mouvement de réforme culturelle qui s’ouvre sur l’avenir (Kultur der Zukunft), coïncide avec une critique militante des valeurs passéistes, et la jeunesse devrait lui garantir cette percée vers l’avenir.

  • 62 On fait référence à la « philosophie des valeurs » de l’école néokantienne du Sud-Ouest, de Wilhelm (...)
  • 63 GS II. 1, p. 73. Comment « choisir » (évaluer) dans le « chaos » moderne où il est impossible de re (...)
  • 64 GB I, p. 92 : „Wenn ein Paar Seiten im Kant mich ermüdet hatten, flüchtete ich zu Kierkegaard… Entw (...)

31Il y a chez le jeune Benjamin la recherche constante d’un point d’unité ou de synthèse culturelle (Kultur) face au positivisme (il en va de même pour le sens de l’histoire). Le thème de l’évaluation („Wertung“) est la marque d’un doute sur les « jugements de valeur » fournis par l’école et l’amorce d’une réflexion sur la possibilité même d’en formuler. Mais le jeune Benjamin se dégage du néocriticisme et de la tentative de construction systématique d’un système des valeurs62. La problématique des valeurs (et son caractère insoluble, cf. Die religiöse Stellung der neuen Jugend) débouche plutôt sur le caractère irrationnel et « sacré » de la « décision63 » (Eine Generation will wieder am Scheidewege stehen) : l’aut-aut kierkegaardien de jeunesse64 fait bon ménage avec l’impératif nietzschéen de la création de nouvelles valeurs... C’est l’envers de la négativité ou du constat de crise qui forme l’expérience religieuse des Literaten.

VI.

  • 65 GS II. 1, p. 36 : „ technisch zerfetzt“. Ce modèle de philologie positiviste est bien représenté pa (...)

32Le problème de la critique littéraire prend forme dans la critique de la pédagogie voire de la philologie scolaire (de son insuffisance sur le plan esthétique, dont témoignent les jugements arbitraires sur Goethe). La recherche de sens ou d’une finalité („am welchen Ziele ist dies Werten orientiert ?“) s’oppose au découpage des textes : « On remarquera comment à l’école, en l’absence d’une lecture qui pénètre dans le contenu spirituel (eines geistigen Eindringens), les œuvres poétiques (Dichtwerke) sont souvent démembrées dans l’approche technique65 » (l’exemple choisi est celui de Hermann und Dorothea de Goethe : on passe des heures à compiler des schémas qui résument le contenu superficiel de l’œuvre). Auparavant, Benjamin venait de critiquer l’approche très scolaire du Nibelungenlied : l’enseignant se borne à traduire l’Urtext et à le commenter de manière ponctuelle, par endroits et sans la moindre recherche « esthétique » ou de synthèse. Par une telle démarche on n’accède jamais au « contenu » authentique de l’œuvre :

  • 66 Ibid. L’esthétique du Gehalt est un leitmotiv du Kunstwart et de sa critique de l’esthétisme, de l’ (...)

„Auf den inneren Gehalt wird schlechterdings mit keinem Worte eingegangen66“.

  • 67 Gehalt a aussi le sens de [réelle] « valeur » (de « teneur », ou d’aloi, d’une monnaie), le terme r (...)

33Il s’agit du « contenu intérieur67 », qu’il faut saisir au-delà de l’analyse décomposante, superficielle : Gehalt s’oppose, dans ce sens, au contenu positif (Inhalt) sur lequel s’appuie la démarche philologique. Nous verrons, dans l’essai sur Hölderlin, que ce terme signifie le contenu profond, mais aussi la « teneur » ou mieux ce qui « tient ensemble » (l’œuvre) et qui doit permettre d’évaluer sa consistance poétique (Benjamin l’identifie à la « forme interne » en passant par Goethe).

34Dans l’essai de 1913, Benjamin veut dire que la critique ou le commentaire d’un texte doit permettre de pénétrer « à l’intérieur de l’œuvre » et donc de fonder une évaluation non arbitraire, ce que l’enseignement n’est pas capable de proposer :

  • 68 GS II. 1, p. 37.

„Eine Wertung des Gedichtes gibt der Unterricht nicht…68

  • 69 Ibid. : „Bis zur Erschöpfung wird es [Kunstwerk] inhaltlich oder vielleicht formal analysiert“ (l’o (...)
  • 70 Ibid. : „Es fehlen ja die Maßtabe“.
  • 71 Ibid. : „ als völlig willkürliche, jedes lebendige Zusammenhang entbehrende Spielereien für Ästheti (...)
  • 72 Au fond, ce n’est qu’une « question de goût » (Geschmackssache). Incapable de fournir une « évaluat (...)
  • 73 Cf. à ce propos Heinrich Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, [1896/19 (...)
  • 74 Ce qu’il faut retenir de cette influence universitaire, chez le jeune Benjamin, élève de Rickert, e (...)

35L’œuvre est ainsi « analysée dans son contenu [positif, inhaltlich] ou même d’un point de vue formel jusqu’à l’épuisement69 », continue Benjamin, en soulignant dans le même contexte l’absence d’une étude comparative („vergleichende Betrachtung“) qui pourrait s’avérer féconde, car l’enseignement ne fournit pas les critères d’une comparaison70. Les œuvres des classiques (Goethe et Schiller, les classiques allemands) apparaissent ainsi aux élèves comme des « jeux arbitraires », des « passe-temps pour esthètes71 ». En conclusion, l’enseignement n’amène pas à une relation « sérieuse » à l’œuvre d’art. Du côté des élèves, Benjamin remarque la prolifération de jugements de valeur subjectifs et contradictoires („entgegengesetzte Werturteile der Schüler“) que l’enseignant doit tolérer, puisqu’il est incapable de fournir des critères d’évaluation… Sont visés surtout les jugements à l’emporte-pièce sur l’art et la littérature dits « modernes » condamnés par les philistins72 : Ibsen, la Sezession en peinture etc. „Wertung“ n’est donc pas synonyme d’un jugement de valeur au sens trivial du terme, elle implique plutôt l’accès à la « teneur » (au Gehalt, le contenu intérieur, ou spirituel) de l’œuvre, l’accès à l’interprétation, la base de la critique littéraire et philosophique de Benjamin en perspective. Elle se distingue surtout des „Werturteile“ arbitraires, qui représentent l’autre facette de la démarche « positive » à laquelle se réduit l’enseignement de l’école. J’ai fait référence à la problématique wilhelminienne des valeurs et, en parallèle, de la neutralisation scientifique73, sachant que le jeune Benjamin ne recherche pas l’avalutativité, mais au contraire, un fondement de l’évaluation (Wertung) qui lui permette d’échapper à l’arbitraire du jugement subjectif et/ou à la critique jugeante, purement négative74… Ce fondement sera trouvé dans une forme d’analyse interne des œuvres qui dépasse la philologie en direction de l’esthétique, et dans une première synthèse, dans le commentaire esthétique de l’essai sur Hölderlin.

  • 75 GS II. 1, p. 38. L’histoire politique ne se laisse pas juger (elle consiste en une succession d’évé (...)
  • 76 D’après Max Weber, « le concept de culture est un concept de valeur (Wertbegriff) ». La significati (...)

36On retrouve la même problématique au niveau de l’histoire : „Entsprechendes im Geschichtsunterricht… Politische Geschichte läßt sich nicht werten und Kulturgeschichte gibt es nicht75 “. À l’opposé, Werten représente le principe de la critique, dans tous les domaines : histoire, esthétique, et critique littéraire (in nuce) dépendent du même principe intellectuel ! Ce principe est affirmé… par défaut : on n’évalue pas, à l’école, l’histoire politique, à savoir le domaine des faits et de l’analyse objective ! „Kulturgeschichte“ (l’histoire de la culture) évoque l’autonomie des „Kulturwissenschaften“ (défendue par l’école de Windelband et Rickert) dont l’objet et la méthode se détachent du modèle naturaliste et de ses lois76.

  • 77 Président du „Monistenbund“ (1911) et « gratte-papiers » de la Schulreform selon Benjamin, GB I, p. (...)
  • 78 En tant que modèle d’école supérieure « hostile au présent, non démocratique et heureuse ».
  • 79 Ibid. p. 40 : „jenes frauenverachtende und männerliebende Griechentum“.

37Dans la deuxième partie de l’essai, Benjamin cite la Seconde considération intempestive de Nietzsche („Vom Nutzen und Nachteil der Historie“) contre l’utilitarisme et les projets des petits réformateurs (Reformpädagogen) modernes (comme l’idéologue et leader moniste Wilhelm Ostwald77) qui menacent la Bildung humaniste. Cette dernière a la préférence indiscutable du jeune Benjamin, qui défend le „Gymnasium“ humaniste78 contre tout compromis avec l’école des realia („Realschule, Realgymnasium“ etc., l’enseignement technique et scientifique : ce n’est pas la position de son maître, Wyneken). Et il ne se prive pas d’un jugement de valeur, plus ou moins fondé, sur la « Grèce mysogyne et homosexuelle de Periclès, aristocratique, avec l’esclavage79 ». Benjamin veut être « aristocratique » avec Nietzsche (qui fonde maintenant la Geisteselite restreinte) à l’encontre du principe d’utilité et du Beruf.

VII.

  • 80 Voir GS II. 3, p. 921. Cf. aussi le témoignage de Scholem, dans Geschichte einer Freundschaft, Suhr (...)
  • 81 Benjamin qualifie d’entrée sa recherche, en la situant dans l’Ästhetik der Dichtkunst, avec, toutef (...)

38Zwei Gedichte von Friedrich Hölderlin est rédigé dans le premier hiver de guerre 1914/15, après la mort de Fritz Heinle, auquel est dédié l’essai80. Benjamin choisit la forme de l’ästhetischer Kommentar, qui renoue avec la grande tradition de l’esthétique allemande, en s’opposant ainsi au « commentaire philologique » borné à la lettre d’un texte, et à l’analyse positive81.

  • 82 La distinction entre le « commentaire philologique » et « commentaire esthétique » est reprise, à u (...)
  • 83 GS II. 1, p. 105 : „Die innere Form, dasjenige, was Goethe als Gehalt bezeichnete“. Gehalt est un c (...)
  • 84 L’univers de la philosophie académique et des cours fréquentés par le jeune Benjamin. L’essai de 19 (...)

39Le commentaire82 se rattache donc à l’« esthétique de la poésie », mais dans le sens qu’il doit concrètement conduire à une possibilité d’évaluation („Bewertung“) de l’œuvre. Il n’est pas question d’un jugement de valeur au sens trivial du terme : la Bewertung coïncide avec une méthode qui pénètre dans la structure du poème, au niveau de la « forme interne » que Goethe identifie au „Gehalt83“ (un concept évoqué par le jeune Benjamin dans la critique de l’analyse décomposante et de l’arbitraire du goût). L’exegèse littéraire et le formalisme cèdent la place à une démarche philosophique, dans laquelle Benjamin mobilise les concepts empruntés à l’univers néo-kantien84, comme le Grenzbegriff (le concept-limite) ou l’a priori, la tâche (Aufgabe) et l’unité synthétique des fonctions (geistig-anschauulich) appliquée à un texte, à un « cas » individuel, concret.

  • 85 Cf. W. Benjamin, Mythe et violence, Denoël, Paris, 1971, p. 52 (Maurice de Gandillac reprend la sug (...)
  • 86 Dans l’essai de Benjamin, qui reviendra sur ce concept en marge du commentaire des Affinités électi (...)
  • 87 Ibid. « L’évaluation (Bewertung) ne consiste pas à établir comment le poète s’est acquitté de sa tâ (...)
  • 88 Gestalt est un autre terme-clé de l’esthétique post-goethéenne (cf. à ce sujet l’ouvrage de Ernst C (...)

40L’ästhetischer Kommentar se déploie dans une dimension quasi-transcendantale, où l’œuvre poétique et les catégories de l’analyse presque se confondent, comme le démontre ce concept énigmatique du Gedichtete (le „dictamen“ dans la traduction française85), à cheval entre le poème et la méthode critique86… On peut résumer le développement qui nous y amène : 1) Benjamin se propose de montrer (aufweisen) la « forme interne » identifiée au Gehalt ; 2) l’évaluation du poème présuppose la recherche de la tâche poétique („dichterische Aufgabe“) en elle-même87 ; 3) ce n’est pas la personne ou la „ Weltanschauung“ du créateur qui est en question, et non plus le processus de la création poétique, mais « la sphère particulière et unique ou résident la tâche et le présupposé » (l’a priori, dans un langage transcendantal) du poème ; 4) cette sphère, qui possède une figure (Gestalt88) particulière pour chaque poème, est désignée comme „ Das Gedichtete“. C’est en elle que réside la vérité de la poésie (die Wahrheit der Dichtung).

  • 89 Ibid. : „Diese Sphäre ist Erzeugnis und Gegenstand der Untersuchung. Diese Sphäre, welche für jede (...)

41Pour étrange que cela puisse apparaître, „Das Gedichtete“ est à la fois le produit et l’objet de la recherche89, au niveau du commentaire et de l’œuvre… Il nous amène au cœur de l’analyse philosophique, ou, si l’on préfère, de la démarche esthétique de Benjamin. Ce dernier le définit comme l’unité synthétique de l’ordre intellectuel et de l’intuition :

  • 90 Ibid., p. 106.

„Das Gedichtete ist in seiner allgemeinen Form synthetische Einheit der geistigen und anschauulichen Ordnung. Diese Einheit erhält ihre besondere Gestalt als innere Form der besonderen Schöpfung90“.

  • 91 S’agit-il du vieux problème de l’intuition intellectuelle ? Ou d’un approfondissement de la synthès (...)

42À savoir qu’il coïncide avec la synthèse intellectuelle-intuitive en acte dans la structure et dans l’analyse de l’œuvre91, car l’unité synthétique ou transcendantale acquiert sa Gestalt (sa figure particulière) dans la « forme interne » de l’œuvre individuelle.

  • 92 GS II. 1, p. 106.

43„Das Gedichtete“ est un concept-limite (Grenzbegriff) vis-à-vis de l’œuvre, car en tant que catégorie de la recherche esthétique il se distingue nettement, Benjamin le souligne, du vieux schéma opposant la forme à la matière („Form-Stoff-Schema“), par le fait qu’il garde en soi cette unité fondamentale, et qu’au lieu de séparer ces deux éléments, il exprime leur « connexion nécessaire et immanente92 ».

  • 93 Ibid., p. 107 : „die andere extreme Funktionseinheit“ (celle de la vie, qui représente la tâche, fa (...)
  • 94 Quand la « vie » passe de manière immédiate et sans transformation (Umwandlung) dans l’unité du poè (...)
  • 95 C’est un motif que Benjamin développera plus tard, voir GS I. 1, p. 160, sur le « dogme le plus irr (...)

44Dans un second sens du Grenzbegriff, „Das Gedichtete“ représente la limite et en même temps le passage (l’Übergang) de l’unité fonctionnelle de la vie à celle du poème, à l’autre extrémité93. C’est en lui que la « vie » se détermine à travers la poésie : ce n’est pas la disposition vitale („die Lebensstimmung“) de l’artiste qui compte, mais un complexe de relations vitales („Lebenszusammenhang“) déterminé par l’art94. Benjamin esquisse une critique de l’unité de l’art et de la vie dans la figure mythologique du poète95, une critique de l’immédiateté qui coïncide avec l’analyse immanente du poème.

  • 96 Cf. Mythe et violence, p. 55. La difficulté consiste à traduire le concept kantien de l’Inbegriff ( (...)
  • 97 Ibid., p. 108 : „ Das Gedichtete, wird sich so als die Voraussetzung des Gedichts, als seine innere (...)
  • 98 L’unité synthétique des fonctions est connaissable dans sa forme particulière comme un « a priori » (...)

45Enfin, le concept est défini de manière systématique sur le terrain de la philosophie transcendantale et de la « loi de l’identité » selon laquelle tous les éléments apparents de la sensibilité et des idées se révèlent « comme totalisant les fonctions essentielles96 », par principe infinies97, et dont on désigne ainsi l’unité synthétique98.

  • 99 Ibid., p. 106 : „So besteht die Einsicht in die Fügung der Gedichts in dem Erfassen seiner immer st (...)

46Concrètement, dans la démarche de l’analyse immanente ou du commentaire, „Das Gedichtete“ consiste dans un relâchement des liens („auf eine Auflockerung der festen funktionnellen Verbundenheit“), cela dans le but d’identifier les fonctions, et d’évaluer le niveau de la connexité, de « l’unité fonctionnelle » de tous les éléments du poème99.

  • 100 Cf. à ce propos la thèse de Berne, qui repère dans la Frühromantik le modèle d’une « critique imman (...)
  • 101 Cf. l’essai Erfahrung de 1913 avec sa critique de l’expérience philistine (GS II. 1, p. 54 ss.) et (...)

47La critique non jugeante de Benjamin, la critique ayant pour tâche d’intégrer ou d’achever les œuvres100, commencerait-elle par cette analyse structurale, qui pousse l’« évaluation » jusqu’au noyau le plus intime (du Gehalt ou des éléments constitutifs, de leur connexité, de la forme interne) de l’œuvre ? En même temps l’analyse « interne » fait du poème le champ d’application des concepts de la philosophie universitaire, hors système et dans l’expérience esthétique s’ouvrant à la possibilité d’une synthèse intellectuelle ! Cette dernière devrait ou pourrait donc se produire dans la sphère de l’œuvre d’art (du Kunstwerk littéraire), là où la philologie du modèle positiviste avait pu sévir en provoquant une inversion des valeurs (et en réduisant donc la Bildung de l’école au dégré zéro, comme l’expérience de rang infime que Benjamin dénonçait dépuis 1913101). Benjamin veut racheter l’expérience esthétique (du côté de l’œuvre et du récepteur) au rang qui était jadis le sien.

  • 102 GS II. 1, p. 112.
  • 103 Dichtermut et Blödigkeit, voir GS II. 1, p. 108 s. : „ Eine gewisse Verwandschaft verbindet sie, so (...)
  • 104 GS II. 1, p. 107. Voir aussi p. 109 : Benjamin insiste sur le caractère indéterminé du moment intui (...)
  • 105 La critique pénètre dans la « structure » de l’œuvre par le biais d’une comparaison que Benjamin ét (...)

48Force est de constater, toutefois, le glissement de l’ästhetischer Kommentar dans une vision structurale, ou sérielle102, qui fait des catégories de l’analyse immanente le squelette de l’œuvre, par-dessous les éléments de la composition poétique : la „Bewertung“ est elle-même aplatie sur l’analyse objective des fonctions, et das Gedichtete devient le produit (voire l’objet) de cette réification paradoxale, où se réalise l’intégration de l’œuvre et de la critique, ici du commentaire ayant la tâche de « saisir » l’unité synthétique dont il est lui-même un facteur déterminant… Le commentaire exploite l’écart (qu’il présuppose d’abord, et démontre ensuite, en termes de valeur intrinsèque) entre les deux versions d’un même poème103. Dans la première, c’est la vie qui se présente comme son propre „Gedichtete“ sans rencontrer le principe formel qui structure l’intuition, et donc en dehors de la construction d’un monde spirituel („ohne auf Gestaltung der Anschauung und Konstruktion einer geistigen Welt zu stoßen104 “). La poésie se révèle [être] plus matérielle, informe, insignifiante („stofflicher, formloser, unbedeutender“). Ce qui détermine cette évaluation sur le mode, pour ainsi dire, d’une critique immanente105 dont le commentaire est l’ébauche.

  • 106 GS II. 1, p. 108 : „Die Intensität der Verbundenheit der anschauulichen und geistigen Elementen“. I (...)
  • 107 La synthèse (Funktionseinheit intellectuelle-intuitive) fait référence à des exemples singuliers („ (...)
  • 108 Ibid., p. 110 : „daß das Gefühl des Lebens, eines […] unbestimmten Lebens, das garnicht konventions (...)

49L’analyse du poème doit démontrer l’intensité de la connexion des éléments intuitifs et intellectuels106 (la synthèse transcendantale comme critère de l’évaluation107), et c’est cela, précisément, qui ferait défaut dans la première version, sous l’emprise d’un sentiment conventionnel de la vie (d’une vie indéterminée) qui forme le lien psychologique (horresco) entre les membra disjecta du poème, « isolés » dans leur beauté108. Dichtermut a pour thème un destin (sous la loi de l’ananke), à savoir la « mort du poète » et les « sources du courage » pour cette mort, qui devrait être le centre autour duquel jaillit le monde du mourir poétique („des dichterischen Sterbens“) :

  • 109 Ibid., p. 109. « L’existence dans ce monde serait le courage du poète ». Benjamin s’interroge sur l (...)

„Das Dasein in jener Welt wäre der Mut des Dichters109“.

  • 110 Le « lien » n’est pas justifié, la « mission » du poète un effet rhétorique. Dans la deuxième versi (...)
  • 111 Nous retrouvons l’Odi profanum vulgus dans une recension des années trente consacrée à l’ouvrage de (...)

50Benjamin remarque la difficulté à percevoir un seul rayon de cette « loi » qui émane du monde du poète („ein Strahl dieser Gesetzlichkeit aus einer Welt des Dichters“). Le mythe (à savoir le règne de l’ananke) devient mythologie : le dieu soleil, ancêtre du poète, et son « mourir » éloignent la mort du poète qui se réalise dans le reflet („gespiegelt“) de cette figure mythologique. Une beauté apparente dissout la figure du poète au lieu de la former : Benjamin amorce une critique de la belle mort ou de la mort poétique. Le même défaut (de nécessité, de lien) concerne la « parenté avec le peuple » (Wir, die Sänger des Volks)110. Pourquoi pas l’Odi profanum111, conclut Benjamin.

  • 112 Benjamin (lecteur de Hellingrath) aurait en vue le tournant stylistique de Hölderlin (avec l’abando (...)
  • 113 Ibid., p. 110 : „Das besondere Prinzip griechischer Gestaltung ist aber nicht rein entfaltet“. Le p (...)
  • 114 Ibid. : „Die Schönheit ist noch nicht restlos Gestalt geworden“.
  • 115 Le principe de la Bildung s’oppose à toute forme d’imitation classiciste : Bildung ou Gestaltung, c (...)

51Avec le culte (esthétisant) de la belle mort, Benjamin critique en même temps l’esthétique du classicisme112 dans sa version décadente : la poésie (Gedicht) vit dans le monde grec, elle est vivifiée („belebt“) par une beauté qui se rapproche („angenäherte“) de la beauté grecque, mais elle est dominée par la mythologie des Grecs. Le principe spécifique du former grec (de la Gestaltung, de la mise en forme, de la structure) n’est pas déployé113. La beauté n’est pas entièrement formée (comme Gestalt), elle n’est pas intégrée au déploiement de ce principe formateur114, dont l’indétermination contraste avec l’hellénisme invoqué par le poète115. On reste dans un univers poétique de beauté apparente : les figures ne jaillissent pas du centre d’un monde formé („gestaltet“). Un monde peu structuré meurt en beauté avec le soleil qui décline :

  • 116 Ibid., p. 110.

„Eine nur schwach gefügte Welt stirbt mit der sinkenden Sonne in Schönheit116“.

  • 117 Cf. Über Stefan George, dans GS II. 2, p. 623 : „Im Frühjahr 1914 ging unheilverkündend überm Horiz (...)
  • 118 Cf. Berliner Chronik, dans GS VI, p. 477 : „ Fritz Heinle war Dichter und unter allen der einzige, (...)
  • 119 Elle se rattache plutôt à l’esthétique du Gehalt. Le Benjamin des années de la maturité reprend ces (...)

52L’essai est rédigé dans l’hiver 1914/15, après l’éclatement de la guerre et la mort de Heinle, suicidé : il n’était pas mort « dans le champ de bataille » en beauté, selon l’esthétique du Wandervogel et de la propagande117. Heinle était poète dans son œuvre118, et Benjamin rejette la synthèse conventionnelle et arbitraire de l’art et de la vie. Il cherche refuge dans l’analyse « sobre » (l’idéal de la Nüchterheit) contre toute imitation de formes et idéaux classiques dans la poésie. La forme quasi-transcendantale qui représente à la fois l’objet et l’appareil de la critique immanente se dresse contre le culte superficiel de la beauté119.

  • 120 GS II. 1, p. 111 : „Wo Vereinzelung der Gestalt, Beziehungslosigkeit des Geschehens war, tritt nun (...)

53Dans la deuxième version du poème, l’ordre intellectuel-intuif (geistig-anschauulich) prend la place de la figure isoléé120. Les dieux et les vivants sont noués dans le destin du poète. La simple « subordination mythologique » est dépassée. Les « unités » du poème apparaissent dans un rapport d’interpénétration (Durchdringung) intensive, et il est impossible de saisir les éléments isolés, en dehors du tissu relationnel. C’est la loi fondamentale de l’identité, qui fonde la version définitive du poème, et qui se démontre dans le déployement du Gedichtete :

  • 121 Ibid., p. 112 [et 108, cit.]. On doit saisir « la trame des relations, où l’identité de l’être sing (...)

„Dieses Gesetz der Identität besagt, daß alle Einheiten im Gedicht schon in einer intensiven Durchdringung erscheinen, niemals die Elemente rein erfaßbar sind, vielmehr nur das Gefüge der Beziehungen, indem die Identität des einzelnen Wesens Funktion einer unendlichen Kette von Reihen ist, in denen das Gedichtete sich entfaltet. Das Gesetz, nach dem sich alle Wesenheiten im Gedichteten als Einheit der prinzipiell unendlichen Funktionen zeigen, ist das Identitätsgesetz121”.

  • 122 La première version du poème (Dichtermut) était marquée par une défaillance au niveau de l’intuitio (...)
  • 123 Ibid., p. 113 (je souligne).
  • 124 Ibid. : „Die wachsende Bestimmtheit gesteigerten Gestalten“. Cf. aussi p. 115 : „es erfüllt in der (...)

54La place réservée à l’intuition dans Blödigkeit serait la marque d’un progrès décisif122… La loi de l’identité prend forme dans l’intuition, qui domine la sphère privilégiée de l’esthétique : „Alle Gestalten gewinnen, im Zusammenhang des dichterischen Schicksals Identität, daß sie darin mit einander aufgehoben in einer Anschauung sind, und so selbstherrlich sie erscheinen, schließlich zurückfallen in die Gesetzheit des Gesanges123“. Il s’agit d’une forme d’intuition synthétique, totale (et de saisie intellectuelle) qui a pour objet l’ensemble des figures poétiques, « dépassées » (à savoir que leur isolement est supprimé) dans une seule intuition, qui les contient dans une relation de connexité (par le biais du « destin poétique », au centre du poème), et qui les structure. L’intuition coïncide avec la dynamique de la transformation qui produit la déterminité croissante des figures124, et – en définitive – avec la « concentration de la force poétique » (alliée, dans l’économie du commentaire, à une puissance philosophique structurante, en d’autres termes la prérogative ou la « tâche » du critique).

  • 125 Ibid. : „Die Identität der anschaulichen und geistigen Formen unter – und miteinander – die raumzei (...)

55Benjamin découvre dans la deuxième version du poème l’identité des formes intuitives et intellectuelles, avec et à travers l’interpénétration (Durchdringung) spatio-temporelle de toutes les figures poétiques125, aboutissant à la synthèse de l’élément plastique et de l’intellectuel :

  • 126 Ibid., p. 118 et p. 119. Cf. aussi p. 121 : „Die Gestaltung, das innerlich plastische Prinzip, ist (...)

„Es geht aber durch die neue Fassung eine Bewegung in plastisch-intensiver Richtung. […] Die Plastik der Gestalt wird als das Geistige erwiesen126…“.

  • 127 Ibid., p. 121 : „Die gleiche Identitätsbeziehung, die hier im intensiven Sinne zur zeitlichen Plast (...)
  • 128 Mythe et violence, p. 69, et GS II. 1, p. 120 : „der denkende Tag“ dans lequel s’exprime… « la cond (...)
  • 129 Ibid. : „die Versachlichung der Gestalt in der Idee“. C’est l’idée (souveraine, herrschend) qui mèn (...)
  • 130 Ibid. : „in der Gestalt schlechthin“ (c’est une figure poétique, celle des « dieux » dans la deuxiè (...)
  • 131 Ibid. : „Zugleich aber ist hier deutlich, wie fortschreitenden Unterschied zwischen Gestalt und Ges (...)

56La loi de l’identité fonctionne dans un sens intensif (temporel) et extensif, dans le processus de la Gestaltung, de la figuration poétique127. Elle conduit Benjamin et son poète dans un « monde pur des structures » où le « jour radieux » cède enfin la place à l’image autrement significative du « jour pensant128 ». L’œuvre d’art permet d’unifier la sphère idéale et celle de la représentation sensible dans une forme plastique : le commentaire illustre l’objectivation de la forme dans l’idée129, ainsi que l’« unification des formes dans une forme absolue130 ». On touche, dans cet élan métaphysique, au point d’indifférence (absolue) où la forme coïncide avec l’informe ou l’illimité131.

  • 132 Ibid., p. 117 : „Nicht substantiell sondern funktional ist die Identität als Gesetz gegeben“. Toujo (...)
  • 133 On dépasse le principe « oriental », mystique…

57Benjamin souligne cependant le fait que l’identité est une loi fonctionnelle et non pas substantielle132… De même, le principe du „Gedichtete“ consiste en la souveraineté absolue des relations. La forme isolée est absorbée dans l’ordre spatio-temporel. Cette version du poème atteint finalement le principe grec de la forme133 (par le biais de la fonction) : un principe formateur qui crée un cosmos de relations intellectuelles („geistig“) sur la base de relations intuitives pures (des relations de l’existence sensible où le moment intellectuel est expression de la fonction).

58Dans Blödigkeit, le poète, situé au centre de la vie, s’abandonne aux relations (à la structure du cosmos poétique). Poète et poème ne sont plus distincts. On passe du sujet créateur (du génie et/ou de la mythologie du poète) à une fonction quasi-transcendantale, à une sorte d’aperception poétique, dévoilée ou délivrée par le commentaire. L’abandon du poète renverse la perspective héroïque de Dichtermut, et nous ramène de la « vie » à la texture de l’œuvre poétique.

VIII.

  • 134 Dans ses Études sur la philosophie de Walter Benjamin (1973, trad. fr. R. Rochlitz, Actes Sud, Pari (...)
  • 135 Dans le Système de l’idéalisme transcendantal de Schelling, le problème de l’intuition intellectuel (...)
  • 136 Dans cette deuxième version, l’intuition et la figure reçoivent enfin leur forme d’un principe inte (...)

59Dans l’essai sur Hölderlin, le commentaire est confronté, outre le texte, au problème philosophique de l’intuition, que la postérité (romantico-idéaliste) de Kant avait essayé de reformuler, après l’interdit kantien de l’intuition intellectuelle134 : la synthèse devrait se réaliser dans le domaine de l’art135, chez Benjamin dans l’analyse immanente de la dynamique interne à l’œuvre, de la forme interne (Goethe) et de la transformation (le tout supposé ou mieux construit par Benjamin, qui souligne ou « découvre » le rôle majeur de l’intuition dans Blödigkeit136). Le criticisme est détourné en analyse immanente, structurelle et in re. La critique (philosophique) parviendrait ainsi à concillier la loi de l’identité avec la dynamique de la création (de l’expérience) esthétique : cela se réalise, comme nous l’avons vu, dans le déploiement fusionnel du Gedichtete, mais le poète et le poème sont pris en otage.

IX.

  • 137 À la même époque, l’éditeur Eugen Diederichs voit dans la jeunesse étudiante (le Sera-Kreis, qu’il (...)
  • 138 Cf. Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, p. 177.
  • 139 Dans la forme de l’auto-réflexion ou de l’auto-jugement, selon Friedrich Schlegel : « Par bonheur, (...)
  • 140 GS I. 1, p. 146.
  • 141 On pourrait évoquer à ce propos le modèle « dialogique » esthétisant de Oscar Wilde, qui fait de la (...)

60Nous pouvons essayer, maintenant, de reprendre le fil de cet exposé dès le début… Le concept benjaminien de la « critique » prend forme dans un horizon philosophique assez vaste, qui dépasse la notion de critique littéraire (à laquelle il s’applique, le plus souvent, chez Benjamin). Nous avons vu qu’il touche à la philosophie de l’histoire, à la critique de la connaissance dans une dimension transcendantale, à la critique de la culture (en vogue dans l’Allemagne wilhelminienne) et à la critique de la société par la pédagogie alternative et par l’expérience, finalement décevante, de la Jugendbewegung. La première cible, dans les écrits de jeunesse, est l’enseignement de l’école, pour son incapacité à former une élite pensante, douée de sens critique : nous avons rencontré, à cet endroit, le problème de l’évaluation (Bewertung) et des valeurs (face à l’histoire, à la culture et à l’art, ou mieux aux œuvres littéraires). La critique pédagogique de Wyneken fusionne, chez l’élève de Rickert et lecteur de Nietzsche, avec la problématique (néo-kantienne à l’origine) des valeurs : Benjamin critique une pédagogie qui se borne aux valeurs distribuées par l’école comme l’héritage culturel. Au contraire, il faut s’inscrire dans une perspective de renouveau, de rajeunissement, dans un processus capable de produire de nouvelles valeurs (Werte schaffen) : c’est la tâche de l’élite des Gebildeten ou des « éclairés » qui sont aussi les créatifs (Nietzsche) et que la jeunesse étudiante devrait intégrer voire mobiliser137. Le jeune critique (et militant) ne saurait se contenter de l’expérience passive, du « donné » (das Gegebene) : ce qui compte, pour Benjamin, est au contraire ce qui est « assigné » (aufgegeben), à savoir la tâche à laquelle s’identifie l’élite auto-constituée sur la base du paradigme « idéaliste ». Mais cette rhétorique ne suffirait pas non plus à répondre aux questions soulevées par la crise du système scolaire et de l’enseignement : la Bewertung penche du côté de la philosophie et de la « connaissance », elle débouche (via le problème du Gehalt) sur la critique immanente, dont le « commentaire » hölderlinien représente une première ébauche. En l’analysant, nous avons pu constater comme cette forme d’évaluation, qui prétend à la décision sur la « teneur » (ou la valeur) du poème, à travers la dynamique interne à une comparaison choisie, n’a pas grand-chose à voir avec l’interprétation d’un texte, avec un effort herméneutique. Au contraire, elle impose un schéma préconstitué par l’échange de l’analyse immanente et de la structure (supposée, ou doublée par le commentaire) du poème, elle s’intéresse à la connexité des éléments, en réalité des fonctions transcendantales, à travers l’écriture poétique. Plus tard, Benjamin cherchera du côté de la critique « non jugeante » qui doit achever l’œuvre dans la théorie des Frühromantiker, et qui assume « paradoxalement » un rang supérieur. La critique doit affronter les mêmes apories concernant la possibilité de juger en la matière… Si l’œuvre en elle-même n’est pas criticable d’après Goethe138, le seul chef-d'œuvre, le Kunstwerk authentique (le modèle du Wilhelm Meister) devient l’objet possible de la critique pour Schlegel139 : on passe de la non criticabilité de l’Olympien140 au privilège d’une critique immanente, et en même temps concurrente (l’essai fin de siècle en serait la version philosophiquement faible141). Un tel paradoxe de la critique non jugeante mais au-delà (ou si l’on préfère, au-dessus, des œuvres) reste valable pour l’activité future de Benjamin, qui se servira du support des œuvres littéraires pour élaborer ses propres théories et stratégies philosophiques.

X.

  • 142 La distinction fonde la rigueur d’une démarche opposée à celle de Gundolf, qui transforme la vie de (...)
  • 143 Sach-, à savoir : factuel, positif, objectif…
  • 144 GS II. 1, p. 125. La distinction entre Sach- et Wahrheits-gehalt sera reprise dans la thèse de 1925 (...)
  • 145 Ibid. : „Mehr und Mehr wird für jeden späteren Kritiker die Deutung des Auffallenden und Befremdend (...)
  • 146 Ibid., et Mythe et violence, p. 151.
  • 147 GS II. 1, p. 125 : „ob der Schein des Wahrheitsgehaltes dem Sachgehalt oder das Leben des Sachgehal (...)
  • 148 Ibid., p. 126 : „und daher vermehrt die historische Distanz deren Gewalt [der Kritik]“.
  • 149 Mythe et violence, p. 162 : « Si l’on compare l’œuvre qui grandit (das wachsende Werk) à un bûcher, (...)

61Benjamin développera sa méthode et sa conception de la critique dans l’essai sur Les Affinités électives, au centre duquel nous retrouvons le concept goethéen du Gehalt, avec la distinction de „Sachgehalt“ et „Wahrheitsgehalt“ qui prépare l’intégration du commentaire à la critique immanente142… Comme dans l’essai sur Hölderlin, le critère de l’évaluation se fonde sur l’impossibilité d’un accès immédiat à la substance de l’œuvre : selon la « loi fondamentale de la littérature » (Grundgesetz des Schriftums), le contenu [ou la teneur] de vérité (Wahrheitsgehalt) d’une œuvre est d’autant plus significatif qu’il est lié à son « contenu réél143 (Sachgehalt) de manière non apparente et enfoui dans son intérieur (je bedeutender, desto unscheinbarer und inniger)144 ». L’écart permettant l’analyse immanente qui pénètre dans la dialectique interne de l’œuvre, et qui dans le commentaire hölderlinien était lié à la comparaison entre les deux versions d’un poème est maintenant confié… à l’histoire, dans laquelle se séparent – dans la durée – Sachgehalt et Wahrheitsgehalt encore unis dans la jeunesse (Frühzeit) de l’œuvre. Les œuvres les plus « durables » sont celles dont la vérité est enfouie de manière d’autant plus profonde à l’intérieur du contenu réel (am tiefsten ihrem Sachgehalt eingesenkt). Le Wahrheitsgehalt reste « caché » (verborgen) dans le cœur de l’œuvre, alors que le Sachgehalt remonte à la surface, et le critique « tardif » doit commencer par l’interprétation de ce contenu145. À cet endroit Benjamin nous propose une image séduisante : le philologue de la tradition positiviste cède la place à un « paléographe » qui s’exerce à déchiffrer un vieux parchemin dont le texte « pâli » est couvert par les traits d’un « écrit plus visible qui se rapporte à lui146 ». La critique immanente commence par un tel déchiffrement (le travail du commentaire, à la base de l’interprétation, Deutung), et cette philologie détournée de la lettre (de la surface) vers le regard profond permet de « poser la question critique fondamentale, si l’apparence du Wahrheitsgehalt ne tienne au Sachgehalt, ou si la vie du Sachgehalt ne tienne au Wahrheitsgehalt147 » (la vie du contenu réel au contenu de vérité, au noyau le plus profond, à savoir le critère de l’évaluation immanente, que Benjamin avait essayé de mettre en place depuis l’essai sur Hölderlin). Le critique benjaminien doit donc intégrer ce niveau d’analyse profonde qui dépasse la philologie positive et qui sépare une véritable évaluation (la découverte du « sens » authentique d’une œuvre littéraire) de la critique superficielle, de la « critique jugeante » bannie avec le feuilletonisme. Ce sont l’écart entre les deux niveaux (de la chose et de sa vérité) et le rapport qui s’instaure entre eux qui décident l’immortalité de l’œuvre. Dans ce sens, l’histoire („die Geschichte der Werke“) prépare leur critique (immanente) et la « distance » ne fait que la renforcer148. Le critique benjaminien tardif est donc favorisé par l’écart temporel (objectif) lui permettant, dans une métaphore poétique, de se servir du commentaire, de la « chimie » ou de la dimension philologique matérielle, pour découvrir « en alchimiste » le Gehalt, ici la flamme de la vérité qui brûle éternellement sur les cendres149… ou les déchets de l’analyse positive.

  • 150 „Das ewige Sein“, ibid. Voir Mythe et violence, p. 162 : « A l’écrivain comme au public de son temp (...)
  • 151 Ibid. Les deux (Kant et Basedow) sont appelés à témoin de la pauvreté de cette expérience (historiq (...)
  • 152 L’intervention du critique est requise par la pauvreté des Sachgehalte : à la différence de l’époqu (...)
  • 153 L’expérience philosophique dont il est question chez Benjamin croise d’abord le regard du poète („a (...)
  • 154 GS I.1p. 127 : „Zwar bleibt der Sachgehalt selbst, welcher allein philosophischer Anschauung – gena (...)
  • 155 GS I.1, p. 163, sur le « mysticisme ensanglanté » de l’expression gundolfienne, derrière lequel on (...)
  • 156 Voir Mythe et violence, p. 163 : au moment même où Kant « avait achevé son ouvrage et dessiné son i (...)
  • 157 GS I.1, p. 146. Benjamin évoque le concept du Gedichtete (jadis au cœur de l’essai sur Hölderlin) à (...)
  • 158 Goethe doit répondre aux « attaques philistins » et conserver en même temps le « secret » de l’œuvr (...)
  • 159 GS I. 1, p. 172 ; Mythe et violence, p. 223.
  • 160 Ibid., p. 173. Ce que « la philosophie » (par le biais de la critique) montre, en dernière instance (...)

62Le critique tardif ayant la chance (historique) de voir briller la flamme de la vérité garde un avantage certain sur l’auteur (le rang de la critique !) et sur son public, liés à l’effet (de la réception) temporaire et aveugles, nécessairement, face à l’être éternel150 … Ce dernier se découvre au regard, ou plutôt à la méthode singulière du critique « philosophe » (et alchimiste) de Benjamin, qui enchaîne avec la « pauvreté » de l’expérience des contemporains (en effet celle de Kant et de Basedow, les Aufklärer) et de ses contenus réels, des „ Sachgehalte151“. Encore une fois, le critique aurait le dernier mot, et cette prérogative se fonde sur l’approche philosophique152 : le Sachgehalt ne se revèle qu’à une « intuition, ou plus précisément : à une expérience philosophique153 elle-même n’est pas criticable d’après Goethe désséché de la connaissance moderne154. Le critique benjaminien se veut l’héritier à la fois de la rigueur kantienne (qu’il oppose ensuite à Gundolf155) et de l’intuition poétique156, il essaiera même de les intégrer dans l’analyse immanente qui pénètre jusqu’au noyau profond, au « contenu de vérité » permettant le sauvetage d’une forme supérieure d’expérience. Benjamin défend sa propre conception de la critique sur le terrain de la philosophie, qui lui permet d’accéder au contenu de vérité des œuvres, au « contenu poétique157 » dont le poète se refuse de livrer la clef158… Toutes les « œuvres authentiques ont leurs frères et sœurs dans le règne de la philosophie. […] Elles sont les figures (Gestalten) où se manifeste l’idéal de son problème159 ». Si la « totalité de la philosophie » ou son « système » (ou « l’unité dans la solution de tous ses problèmes ») n’est pas interrogeable aisément, on peut s’adresser aux œuvres, qui n’entrent pas en « concurrence » avec la philosophie (comme si elles pouvaient dispenser une vérité autre ou supérieure), mais qui entretiennent avec elle un rapport fondé sur « l’affinité avec l’idéal du problème » (ou comment sortir des limites du criticisme néokantien par une démarche critique). L’idéal du problème (l’unité), peut se représenter uniquement dans une « pluralité », qui n’est plus celle des problèmes (enfermée dans la philosophie académique), mais celle des œuvres… L’idéal du problème (le noyau de la philosophie) est « enterré dans la multiplicité des œuvres [d’art] », et la tâche (philosophique) de la critique est de le ramener à la lumière160.

Bibliographie

Textes cités de Benjamin :

Gesammelte Schriften [GS], vol. I-IV, Suhrkamp („Werksausgabe“), Frankfurt am Main 1980.

Gesammelte Schriften [GS], vol. V, Suhrkamp, Frankfurt am Main 1982.

Gesammelte Schriften [GS], vol. VII, Suhrkamp Taschenbuch, Frankfurt am Main, 1991.

Mythe et violence, trad. Maurice de Gandillac, Denoël (« Les lettres nouvelles »), Paris, 1971.

Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Flammarion, Paris, 1986.

Gesammelte Briefe, vol. I, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1986.

Correspondance, vol. I, trad. Guy Petitdemange, Aubier-Montaigne, Paris, 1979.

Notes

1 „Landerziehungsheim“, foyer d’éducation à la campagne, au pied de la forêt de Thuringe.

2 Benjamin cite la « théorie du drame » ainsi que la production dramaturgique de Shakaspeare, Hebbel, Ibsen, et surtout de Goethe. GS VII. 2, p. 531 s.

3 Entre 1905 et 1907.

4 C’est un véritable culte, voir la lettre du 5 juin 1913 à Carla Seligson : « Ma pensée part toujours de mon premier maître Wyneken, et y revient ». C’est Wyneken qui l’envoie à Fribourg en Brisgau, pour y défendre son programme de réforme pédagogique. Et Benjamin se déclare étranger au « petit monde des philosophes de métier » (cf. GB I, p. 108, et Correspondance, I, p. 54 s.)

5 L’école n’est pas assujettie au principe d’utilité : „technisch und zivilisatorisch orientiert“, je cite, „sondern geistig“ (fondée sur l’esprit). Elle est indifférente à la réussite professionnelle. Cf. Was ist Jugendkultur ?, le texte d’une conférence de 1913 tenue devant les Freistudenten de Munich (cit. d’après Werner Kindt [éd.], Grundschriften der deutschen Jugendbewegung, Düsseldorf-Köln 1963, p. 121).

6 Ce texte reprend les deux exposés tenus par Benjamin en juin 1914 à Berlin et à Weimar, dans le cadre de son activité à l’intérieur du mouvement des étudiants (des Freistudenten, qui ne font pas partie des corporations). Il aurait été donc composé entre mai 1914 et septembre 1915. Il est publié dans „Das Neue Merkur“ n° d’avril-sept. 1915, et ensuite dans le recueil Das Ziel. Aufrufe zu tätigem Geist de Kurt Hiller (München/Berlin 1916). La guerre et le suicide de Fritz Heinle venaient de marquer la fin de l’expérience du mouvement de la jeunesse.

7 Critique du progrès, métaphysique et messianisme comparé à l’idée séculière de la grande Révolution… En même temps, l’image anti-historiciste du « point focal » est déjà évocatrice de la dialectique benjaminienne en état de repos. Dans ce cadre, et dans le rejet d’une histoire (et d’une réforme) pragmatique des institutions particulières, l’Université (avec ses étudiants en mouvement) devrait représenter l’allégorie du stade métaphysique suprême de l’histoire : c’est dans cette recherche d’absolu – et dans la déception – que s’instaure la dialectique de la crise et de la critique, où l’aut-aut kierkagaardien (l’instant de la décision) prend la place de la construction systématique. Voir GS, II. 1, p. 75 (je souligne) : „Es gibt eine Geschichtsauffassung, die im Vertrauen auf die Unendlichkeit der Zeit nur das Tempo der Menschen und Epochen unterscheidet, die schnell oder langsam auf der Bahn des Fortschrittes dahinrollen. […] Die folgende Betrachtung geht dagegen auf einen bestimmten Zustand, indem die Historie als in einem Brennpunkt gesammelt ruht, wie von jeher in den utopischen Bildern der Denker. Die Elemente des Endzustandes liegen nicht als gestaltlose Fortschrittstendenz zutage, sondern als gefärdeste, verrufenste und verlachte Schöpfungen und Gedanken tief in jeder Gegenwart eingebettet. Den immanenten Zustand der Vollkommenheit rein zum absoluten zu gestalten, ihr sichtbar und herrschend in der Gegenwart zu machen, ist die geschichtliche Aufgabe. Dieser Zustand ist aber nicht mit pragmatischer Schilderung der Einzelheiten (Institutionen…) zu umschreiben, […], sondern es ist nur in seiner metaphysischer Struktur zu erfassen, wie das messianische Reich oder die französische Revolutionsidee. Die jetzige historische Bedeutung der Studenten und der Hochschule, die Form ihres Daseins in der Gegenwart, verlohnt also nur als Gleichnis, als Abbild eines höchsten, metaphysischen Standes der Geschichte beschrieben zu werden“.

8 La « mission » du critique (Benjamin cite parmi ses souces la Bestimmung des Gelehrten fichtéenne) consiste à identifier ces « forces vives » qui gisent dans chaque époque, « défigurées », en les soustrayant au processus mécanique du progrès, dans lequel Benjamin (l’auteur des Thèses) ne verra plus que l’accumulation des ruines de l’histoire… Cette mission coïncide avec la « tâche historique » (geschichtliche Aufgabe), à savoir « donner forme […] à l’état immanent de la perfection, le rendre visible et souverain dans le présent » (cit. supra).

9 Benjamin cite le texte fondateur de l’Université de Berlin (Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs, 1810 : il s’agit, selon Humboldt, de nouer de l’intérieur, innerlich, la science objective – et désintéressée – avec la Bildung du sujet individuel). Dans l’essai de Benjamin, la critique est plutôt l’ersatz d’un système philosophique inatteignable (à une époque où les conditions de sa possibilité font défaut) et se « légitime » par l’idée de la science « pure » (contre les prétentions de l’extérieur, de la « société » qui menace la liberté académique et la formation, la « vie » des étudiants). Elle n’est donc pas une « critique de l’extérieur » (qui serait le témoin du « panlogisme » ou d’une ingérence intolérable), mais il s’agit, au contraire, d’une critique « interne », je cite Benjamin, à savoir qu’elle s’appuie sur l’« unité interne » (ici de l’organisme universitaire et étudiant) et qu’elle doit la défendre et consolider.

10 La communauté des chercheurs s’opposant à la « corporation des fonctionnaires et des diplômés ».

11 Ibid., p. 82. La Gemeinschaft estudiantine de Benjamin vise la restitutio in integrum, de l’homme total („der ganze Mensch“) et agissant („Totalität des Leistenden ») face à l’organisation productive où chacun est réduit à un rôle de simple rouage (cf. la critique romantico-idéaliste de l’État-machine dans l’Ältestes Systemprogramm de 1796/97).

12 Ibid., p. 75 : „… das Künftige aus seiner verbildeten Form im Gegenwärtigen […] zu befreien. Dem allein dient die Kritik“ (je souligne).

13 Cf. la lettre de Benjamin à Ernst Schoen du 25/10/1914, GB I, p. 257.

14 Cf. mon livre : Le désir d’authenticité, Paris, Bayard, 2005, chap. V (je ne peux développer ces motifs ici pour des raisons d’espace). La critique du Jugendstil est une ultime issue de la critique d’art : voir la dialectique insoluble de l’art et de la technique… Benjamin gomme la « synthèse » dans le goût de 1900, en choisissant plutôt la tabula rasa moderniste (qui fait écho à la « pauvreté » moderne dans le style d’Erfahrung und Armut). De même, l’essai rétrospectif sur Stefan George fait allusion, par sa critique de la décadence et du style régressif, à l’ornement (le thème de Loos) dans la lyrique très élaborée du poète, qui s’achève… „ ins Kunstgewerbliche” (GS III, p. 394). On pourrait y décéler une allusion savante à ce mouvement (Kunstgewerbereformbewegung) où se condensaient les apories du Moderne, du « Modern-Style » (ou Jugendstil, dans l’anamnèse critique : „ den Jugendstil in seine Auswirkung in die Jugendbewegung verfolgend“, GS V. 2, p. 687). La dialectique interne de la réforme, de l’élément « artistique » et de la composante rationnelle, productive, était insoluble, comme le démontrent les débats du Werkbund (entre Van de Velde et Muthesius, par ex., autour de la forme ou du type, mais de manière constante entre l’idéal réformateur et la réalité prosaïque de l’industrie). L’œuvre d’art reprend des motifs largement exploités en 1900, c’est le cas de Friedrich Naumann (cf. son article „ Die Kunst im Zeitalter der Maschine“, Der Kunstwart 17 [20], 1904, p. 317-27), autour de la reproductibilité, de la technique et de la photographie. Les Allemands auraient du devenir „ein durchgebildetes Maschinenvolk“, leitmotiv de la qualité du travail allemand qui se conjugue à une politique de hauts salaires… Benjamin se situe ex origine dans le refus de l’éthique du travail sécularisée, du Beruf, et ce geste radical (nietzschéen) se politise dans la période marxiste.

15 Sur le triomphe de la pédagogie néo-humaniste, au dépens de l’Aufklärung, et sur la longévité de ce modèle de Bildung, cf. Georg Bollenbeck, Bildung und Kultur. Glanz und Elend eines deutschen Deutungsmuster, Suhrkamp, Frankf. am Main, 1996, p. 148 ss. et 164 ss.

16 Cité dans : M. Pulliero, Le désir d’authenticité, p. 278.

17 Ce fameux « demi-siècle » de retard correspond à l’épanouissement de la Bildung classico-romantique, de l’esthétique naissant sous le signe du génie, et de l’esprit. L’Aufklärung apparaît désormais comme une forme de régression spirituelle : „als eine wahre Entgeistung der Nation“ où l’Allemagne s’était égarée de son chemin. On peut comparer ce jugement de valeur à la critique de l’expérience de « rang infime » formulé par Benjamin dans l’essai sur les Affinités électives, à l’encontre de l’Aufklärung de Kant et de Basedow, ce dernier étant l’inventeur du « philanthropinisme » (à partir de la création du « Philanthropin » à Dessau, qui devient le modèle d’une pédagogie fondée sur le Nützlichkeitsprinzip). L’un des élèves de Basedow, Christian Wilhelm Dohm, est l’auteur d’un premier projet d’émancipation des juifs qui veut en faire des citoyens heureux et… utiles, ou mieux utilisables (die Juden zu brauchbaren und glücklichen Gliedern der Gesellschaft zu bilden).

18 Constellation de „Bildung“, Aufklärung et piétisme, cf. G.-L. Mosse, dans l'« Introduction » à un recueil de ses essais, éd. it. : Ebrei in Germania fra assimilazione e antisemitismo, Roma 1991, p. 28.

19 La revue Sulamith avait fait de la Bildung la « tâche » fondamentale. Cent ans plus tard, le roman de Georg Hermann, Jettchen Gebert (1906) témoigne de la réussite : Jason Gebert, marchand, patriote et Bildungsbürger libéral, bon lecteur de David F. Strauß (Das Leben Jesu, naturellement) a pris la place du Nathan de Lessing. Les Gebert sont en tout et pour tout comme les Allemands, hormis le baptême.

20 Je fais référence au fameux débat du Kunstwart (1912-13), inauguré par un article du jeune sioniste Moritz Goldstein („Deutsch-jüdischer Parnass“, KW 25, 11, mars 1912, p. 282 ss.), dont la formule ironique (« Nous administrons le patrimoine spirituel d’un peuple qui ne nous en reconnaît pas le droit ») sera reprise à la lettre par Avenarius et les autres représentants d’un anti-sémitisme « distingué » (come l’écrit le Berliner Tageblatt, le grand quotidien libéral : „Vornehmer Antisemitismus“, qui vise Avenarius et sa revue). Cf. sur l’ensemble du sujet M. Pulliero, Le désir d’authenticité, p. 156 ss.

21 Cf. Katz, Zur Assimilation und Emanzipation, Darmstadt 1982, p. 76 ss. : assimilation comme « philosophie » constitutive de l’élite intellectuelle (d’une Geisteselite mixte dans le Berlin des Lumières), à la différence du processus d’acculturation. Katz contredit la « légende » courante, qui fait de l’assimilation le prix payé par les Juifs en échange de l’émancipation civique. Au fait, l'« assimilation » est d’abord le point de vue d’une minorité, c’est une idéologie qui trouve son origine dans la rencontre de l’élite culturelle juive (Moses Mendelssohn, Wessely etc.) avec les milieux de l’Aufklärung berlinoise : une idéologie qui précède – et qui prépare – l’époque postérieure de l’émancipation. Cette idéologie de l’assimilation appartiendrait à une époque sans espoir – celle de Frédéric II en Prusse – où l’émancipation était loin d’être envisageable concrètement. Ce serait une idéologie de la double appartenance, ayant surtout pour but de permettre l’adhésion à l’äusserjüdische Gesellschaft, tout en conservant (sur le plan religieux) l’identité juive. C’est elle qui pousse la Geisteselite (d’après Katz) vers les valeurs de la Bildung (et du Kulturweltbürgertum, dirait Freud). Cela devrait être distingué de la „kulturelle Angleichung“ du XIXe siècle assimilationniste avec son Bildungspathos et la tendance à l’identification à la Bildung allemande. Ce dernier phénomène étant presque inévitable, dans la mesure où la Bildung cosmopolite était concrètement véhiculée par la langue et la culture allemandes. Mais c’est l’autre aspect qui mérite, parallèlement, d’être souligné : l’idéal originaire de la Bildung et de l’Aufklärung cosmopolite (et non pas le seul esprit d’adaptation) que la jeune génération juive de l’époque de l’embourgeoisement (celle de Benjamin) veut reprendre à son compte, avec une tonalité anti-bourgeoise, comme l’esprit du temps le réclame, tout en s’auto-attribuant de manière explicite le rôle de Geisteselite que le jeune Benjamin voyait représentée par les juifs.

22 Cf. Paul Mendes-Flohr, German Jews. A Dual Identity, Yale University Press, 1999, p. 16 : « Alors que les juifs adoptaient la Bildung en guise de matrice culturelle et sociale pour la définition de l’identité moderne, les Allemands cultivaient une identité de Volksnation… » Mendes-Flohr souligne la différence d’avec le modèle français : dans le concept allemand, c’est le Volk, le peuple qui précède « ontologiquement » l’Etat. La Volksnation se fonde sur une combinaison de mémoire historique, géographie, tradition, coutumes, religion et langage. Il ajoute cependant que l’opposition d’un « modèle » français (vertueux) à l’allemand est une abstraction.

23 Mendes-Flohr, p. 61 ss. Cohen manifeste sa « gratitude » envers cette Allemagne qui, non seulement a émancipé les juifs leur octroyant les droits civiques, mais qui les a intégrés dans « cet esprit qui forme la science allemande, l’art allemand et toutes les autres expressions de la créativité allemande » (Deutschtum und Judentum, 1916).

24 Ibid., p. 12 (Mendes-Flohr cite Jan Assmann). Dans un roman de Wilhelm Raabe, Der Ungerpastor de 1864, le protagoniste (juif) défend son patriotisme du point de vue de l’idéalisme (qu’il considère comme un atout supplémentaire) et non pas de l’appartenance ou de la solidarité nationale : les aryens (Allemands) se battent « pro demos » et les juifs « pour les principes » (ibid., p. 19).

25 Ibid., p. 18 : « Sur le sol allemand il n’y a pas de place pour une double identité ». Treitschke polémique à l’encontre de Heinrich Graetz, l’historien juif (conservateur), qui prétend concilier le patriotisme avec l’identité juive, fondée sur un héritage culturel.

26 L’absence d’une histoire « politique » serait à l’origine d’un tel déficit. A contrario, les juifs seraient chez eux dans un Etat créé par la « pure raison » (ex nihilo) comme la France révolutionnaire (sic).

27 Lettres du 11/9/1912, 10/10/1912, 21/11/1912, 7-9/1/1913, 6/2/1913, dans GB I, p. 61-68.

28 Lettre du 10/10/1912, GB I, p. 71 : il faut assurer l’existence matérielle des juifs ménacés en Palestine. Le problème de l’émigration concerne les „ Ostjuden“ dont la maison brûle…

29 Lettre du 10/10/1912, GB I, p. 72. La personnalité des sionistes n’est pas déterminée par le caractère ou le principe culturel juif (das Jüdische), „sie propagieren Palästina und saufen deutsch“.

30 „Kulturzionismus“ ou „Zionismus des Geistes“. Cette forme de sionisme est l’équivalent du judaïsme comme représentant de l’esprit, GB I, p. 75 („ein vornehmster Träger und Repräsentant des Geistigen“).

31 C’est la position des Westjuden („westeuropäische Judenheit“) liés au mouvement littéraire : le problème, d’après Benjamin, doit être posé du point de vue de la « valeur » intellectuelle, „nach dem Wert des judischen Geistesleben“ et non pas du « point de vue politique, […] social […] ou de la race » (rassenbiologisch, cf. la lettre du 11/9/1912, GB I, p. 61).

32 Cf. l’échange épistolaire avec Siegfried Bernfeld, au sujet du „Sprechsaal“ juif (même problématique), où il montre connaître la « littérature » du nationalisme : Fichte, Lagarde et Julius Langbehn (lettres du 14/3 et du 20/3/1914, GB I, p. 194-197).

33 GB I, p. 70 s. : « Là où j’ai recruté (sic) pour la cause de Wickersdorf, où il était question d’hommes […] dévoués à cette Idée, [animés] par une forme d’activisme enthousiaste, c’était en grande partie des juifs. […] Je rencontre chez eux, sur le plan le plus personnel, une conception de la vie rigoureusement dualiste (eine streng dualistische Lebensauffassung) que je retrouve chez moi et dans la conception de Wickersdorf ».

34 GB I, p. 75 (lettre du 21/11/1912) : „Die Juden stellen eine Elite in der Schar der Geistigen“.

35 Ibid. : « Je me rejouis quand je rencontre un allemand im Geistigen/dans le domaine de l’esprit ».

36 Cf. la conférence Was ist Jugendkultur ? : „Dies aber ist Führung, dass Einzelne, die Besten, Ernstesten, Tiefsten, die Immervorwärtsdrängenden, die Wissenden, Schöpferischen, dass diese zu Quellpunkten neuen Lebens und neuen Geistes für die Masse werden“ (je souligne, cit. d’après W. Kindt, Grundschriften der deutschen Jugendbewegung, p. 126).

37 GB I, p. 75 : „ Bei ihnen setze ich den Sinn für die Idee als selbstverständlich“.

38 Lettre de janv. 1913, GB I, p. 84, pour l’image qui devrait remplacer la définition d’un sionisme culturel fécond : « C’est une tour de Babel à l’envers : les peuples de la Bible amassent pierre sur pierre et leur volonté spirituelle avec, mais la tour qui défie le ciel ne surgit pas. Les juifs manient les idées comme des pierres de taille, sans atteindre l’origine, la matière. Ils construisent du haut vers le bas, sans atteindre le sol »

39 Lettre du 11/9/1912, GB I, p. 63.

40 La « scandaleuse jeunesse de l’Übermensch » nietzschéen, composé de juifs (GS II. 1, p. 44). La génération de Benjamin, Bernfeld et Barbizon formait (cf. Berliner Chronik) « la dernière élite bourgeoise » de Berlin. Elle est dépositaire de la Bildung, de l’authentique, et en tant que telle sujet princeps d’une critique radicale de la culture et de la pédagogie wilhelminiennes.

41 Chez Benjamin, c’est une „Kultur des Ausdrucks“ paradoxale, qui débouchera sur l’Ausdruckslose. Elle est opposée à celle des philistins, du Kunstwart où la Modernité doit être canalisée (ou réformée) dans le sens de la synthèse artistique (de forme et tradition) avec la techne et le travail productif : „angewandte Künste“…

42 Cf. Dialog über die Religiosität der Gegenwart, dans GS II. 1, p. 31.

43 Ibid., p. 29 : „Religion gibt einen neuen Adel dem täglichen Leben“.

44 Cf. Studentische Autorenabende, GS II. 1, p. 68-71. On aboutit à cette figure étrange de « légionnaire sale et empoussiéré » (au service de l’art ou de la volonté d’art) qui livre son combat contre la « convention des lâches », prêt à « saisir le nouveau […] et [l’élément] révolutionnaire », en quelque sorte une préfiguration du critique militant.

45 Benjamin commente une pièce de Hauptmann „Festspiel“ (un Puppenspiel), qui avait été censurée. Le titre de l’essai est Gedanken über Gerhart Hauptmanns Festspiel, publié dans la revue Der Anfang en aôut 1913.

46 GS II. 1, p. 56 s. : „ Noch ist die Menschheit nicht zum ständigen Bewußtsein ihres historischen Daseins erwacht. Nur zuzeiten befiel Einzelne und Völker die Erleuchtung, daß sie im Dienste einer unbekannten Zukunft stünden, und es wäre wohl denkbar, solche Erleuchtungen als historischen Sinn zu bezeichnen“.

47 Ibid. : „Aber die Gegenwart versteht darunter etwas ganz Anderes, und denen, die am nächlichsten vom Gefühl einer zukünftigen Aufgabe beseelt sind, wirft sie „Mangel an historischem Sinn“ vor. Denn so nennt sie den Sinn für das Bedingte, nicht für das Unbedingte, für das Gegebene, nicht für das Aufgegebene“.

48 Ibid., p. 57 : „So stark ist der „historische Sinn“der Zeit, […] daß vielleicht ganz besonders arm ist an eigentlich „historischen Ideen“. Diese nennt sie „Utopien“ und läßt sie an den „ewigen Gesetzen“ der Natur scheitern“.

49 Celle qui privilégie l’enchaînement des faits et les « lois » d’explication causale (ici les « lois éternelles de la nature », que l’historicisme avait néanmoins dépassées). Chez Droysen, le plan des « faits » et de l’explication causale est intégré voire dépassé par l’interprétation (le comprendre) qui s’adresse in fine aux valeurs constitutives de l’histoire nationale (aux « forces éthiques » dans la langue de l’historien).

50 Benjamin fait appel à un nouveau mouvement des esprits („eine neue Bewegung der Geister“, le langage des Frühromantiker) et sa jeunesse attend le « libérateur » (Hauptmann d’abord, et ensuite Nietzsche). Elle exige un changement radical, „ein radikales Neu-Sehen“, dirigé contre la pédagogie de l’école publique.

51 Voir le début de l’essai : „Nicht die Fakten machen 1813 so groß und auch nicht die Personen […] tragen den Sinn in sich selbst. Aber die Fakten sind vom Geist geötrdnet, etc.“. C’est l’esprit qui gouverne l’histoire, et l’éducation fondée sur la pure Bildung y est soumise, chez Wyneken. Le libéralisme d’origine est assujetti au culte de l’Idée, qui transcende la sphère des faits et des sujets empiriques.

52 GS II.1, p. 60.

53 Pour le dernier Benjamin l’„Es war einmal“ de l’historicisme.

54 Cf. Geschichte des gelehrten Unterrichts, De Gruyther, Berlin/Leipzig, 19213, vol. II, p. 291 ss. et 318 ss. au sujet de Schulze. Paulsen évoque d’abord les objections formulées par Friedrich August Wolff, l’helléniste, contre le „ Gymnasium“ de Süvern et la trahison du modèle néo-humaniste au profit d’une pure accumulation de matières et de savoirs hétérogènes. Cf. aussi p. 384 pour la critique de Alexandre v. Humboldt à l’encontre du lycée prussien dont la Bildung (soi-disant) était « comparable au gavage des oies ».

55 Cf. Oelkers, Reformpädagogik. Eine kritische Dogmengeschichte, Weinheim-München 1996, p. 43 : « Cet idéalisme sémantique a des traits manifestement religieux », et la théologie protestante [aurait] impreigné la réforme pédagogique du XIXe siècle. Cette sémantique historique opère de manière anonyme et les réformateurs wilhelminiens, loin de la modifier par la réflexion critique, restent fidèles à « ces mêmes mots d’ordre Schlag– worten) dans une stratégie identique de propagation de l’unique Bien » (p. 48). Les termes fondamentaux restent les mêmes, de la « naturalité » (spontanéité) au culte de l’intuition, contre l’enseignement qui s’appuie sur « le travail du concept » (p. 44). Le pédagogue reste fidèle à une « rhétorique messianique, humaniste », je cite Oelkers : „Rettung und Erlösung der Menschheit“comme le but ultime de la réforme… En ignorant les exigences de l’école moderne, la Reformpädagogik néo-idéaliste formule, je cite, une « alternative stéréotypée » au système dominant, qu’elle n’a pas la moindre chance de modifier. L’élément nouveau n’est qu’apparence, répétition de vieux motifs que la rhétorique de la réforme ne cesse d’amplifier.

56 GS II. 1, p. 49 : la « volonté pure » est inatteignable par l’éducateur et par le biais de l’enseignement.

57 GS II. 1, p. 53. « L’enseignement de la morale s’oppose à tout ce qui est périphérique et sans conviction dans notre savoir, il combat contre l’isolement de la Bildung scolaire ».

58 GS II. 1, p. 54 : « Il n’est pas question de s’emparer du contenu (le Bildungsstoff) de l’extérieur, avec l’attitude qui est propre à l’enseignement de la morale, mais de saisir [plutôt] l’histoire du contenu de cette Bildung (die Geschichte des Bildungsmaterials), autrement dit l’histoire de l’esprit objectif. Dans ce sens, il faut espérer que l’enseignement de la morale représente le passage à une forme nouvelle d’enseignement de l’histoire, où le présent trouve lui-même sa place dans l’histoire de la culture (daß der Moralunterricht den Übergang zu einem neuen Geschichtsunterricht darstelle, in dem auch die Gegenwart ihre kulturhistorische Einordnung findet)… ».

59 GS II. 1, p. 44 : « Ces choses [les contenus d’un enseignement positif, ndr] dont on nous dit qu’elles devraient nous former [et donc faire partie d’une Bildung, ndr] ne sont que des faits éternellement isolés, et la culture un pur hasard. On retient le contenu de cet enseignement en dehors de tout lien d’ordre spirituel ».

60 Ibid.

61 GS II. 1, p. 35.

62 On fait référence à la « philosophie des valeurs » de l’école néokantienne du Sud-Ouest, de Wilhelm Windelband et, surtout, de Heinrich Rickert, dont Benjamin fut l’élève à Fribourg en 1912/13. La différence méthodologique entre « sciences de la culture » et « sciences de la nature » est établie sur le plan des valeurs (cf. Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Tübingen 1899) : Il s’agit d’une différence de finalité et de méthode, non plus d’objet comme chez Dilthey, qui se voit accusé de psychologisme. Rickert distingue aussi deux démarches complémentaires : 1) La philosophie cherche les valeurs dans le patrimoine culturel transmis, „[sie hat] an den historisch gegebenen Kulturgüter die Werte zu finden“. 2) L’orientation doit être tournée vers le futur, le « domaine historique de la culture » n’est pas réductible à un système clos. Les « biens » de la totalité infinie ne sont que des étapes (Stufen) dans un processus (Fortschrittsprozess), et leur valeur consiste dans le fait d’être les précurseurs („Vorstufen “) de ce qui verra, des Zukunftsgüter. Chez le jeune Benjamin, qui amorce une critique du « progrès » (GS II. 1, p. 75), la continuité historique est déjà remise en question par une critique radicale des valeurs établies, d’après la Jugendkultur de Wyneken et l’Umwertung nietzschéenne.

63 GS II. 1, p. 73. Comment « choisir » (évaluer) dans le « chaos » moderne où il est impossible de reconnaître les objets (des choix) « sacrés » ? C’est la « décision » qui devient « sacrée » au moment où « le choix crée ses propres objets » dans une pespective néo-religieuse !

64 GB I, p. 92 : „Wenn ein Paar Seiten im Kant mich ermüdet hatten, flüchtete ich zu Kierkegaard… Entweder – Oder ist das Ultimatum…”

65 GS II. 1, p. 36 : „ technisch zerfetzt“. Ce modèle de philologie positiviste est bien représenté par l’école de Scherer… Sur la décadence des études germaniques à l’université, cf. Wellek, A History of Modern Criticism, cit. dans M.P., Le désir d’authenticité, p. 95 [note 243] : « Comparé à Hettner ou Gervinus (pour ne pas parler des deux Schlegel) Scherer montre un appauvrissement redoutable de l’ambition et des capacités critiques… » Scherer et son école (ls Schmidt, Meyer etc.) symbolisent « le culte positiviste des faits, […] la recherche maniaque des sources et des parallélismes, l’obsession biographique, le manque de sensibilité littéraire, l’aridité philosophique des études ».

66 Ibid. L’esthétique du Gehalt est un leitmotiv du Kunstwart et de sa critique de l’esthétisme, de l’art pour l’art. C’est aussi (à la différence de Benjamin) une critique nationaliste qui défend les « valeurs » allemandes face à la culture internationale et à Paris. On retrouve des motifs semblables chez les „Neuklassiker“ qui développent une critique du formalisme, dans la revue Die Tat, au profit d’une « forme » capable d’exprimer les contenus culturels modernes. Voir M. Pulliero, Une modernité explosive, Labor & Fides, Genève, 2005, § 7.5 et 7.6.

67 Gehalt a aussi le sens de [réelle] « valeur » (de « teneur », ou d’aloi, d’une monnaie), le terme renvoie au sens de tenir, maintenir (cf. halten). On peut parler de « vrai » contenu, ou d’éléments constitutifs…

68 GS II. 1, p. 37.

69 Ibid. : „Bis zur Erschöpfung wird es [Kunstwerk] inhaltlich oder vielleicht formal analysiert“ (l’opposition conventionnelle forme/contenu fait partie de la démarche dont Benjamin souligne l’insuffisance).

70 Ibid. : „Es fehlen ja die Maßtabe“.

71 Ibid. : „ als völlig willkürliche, jedes lebendige Zusammenhang entbehrende Spielereien für Ästhetiker“ (ces derniers n’ont pas accès au lien vivant des œuvres et de la culture).

72 Au fond, ce n’est qu’une « question de goût » (Geschmackssache). Incapable de fournir une « évaluation autonome » (ou de mettre les élèves en condition de juger), l’école doit se borner à la sphère du « goût » subjectif.

73 Cf. à ce propos Heinrich Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, [1896/1902], Tübingen, 19295, p. 329 et 334 ss., pour l’opposition entre „Wertbeziehung“ et „Wertung“. Rickert polémique avec Friedrich Meinecke, théoricien de l’historicisme et critique du relativisme, d’après qui l’historien a « le droit de juger » : un droit qui dépasse donc la „ Beziehung auf Werte“du modèle scientifique défini par le philosophe néokantien. Rickert lui oppose la distinction (entre jugement de valeur et relation à la valeur). Il est, certes, difficile de concevoir une science historique purement avalutative („eine völlig wertfreie Geschichtswissenschaft gibt es nicht“), mais il est possible, selon Rickert, de concevoir une science immune de jugements de valeurs („von praktischen Wertungen“, situées dans la sphère morale, et non plus théorique). La démarche wébérienne s’inspire de Rickert.

74 Ce qu’il faut retenir de cette influence universitaire, chez le jeune Benjamin, élève de Rickert, est surtout la problématique : il exige des critères d’évaluation („Wertung“), mais il critique une pédagogie incapable de discipliner les « jugements de valeurs » subjectifs (et dépourvus de fondement). L’évaluation (Wertung) est donc liée à un besoin de connaissance objective, cf. le déployement d’un appareil quasi-transcendantal dans le commentaire hölderlinien.

75 GS II. 1, p. 38. L’histoire politique ne se laisse pas juger (elle consiste en une succession d’événements et de faits qui s’enchaînent, et qu’il s’agit plutôt d’expliquer). En même temps, l’histoire « interne » (l’innere Geschichte) n’a pas acquis le statut d’une « histoire culturelle » capable des réunir de manière synthétique les différents domaines de l’esprit, de la Geistesgeschichte (le développement du droit, de l’école, de l’art, de l’éthique, de la psychologie).

76 D’après Max Weber, « le concept de culture est un concept de valeur (Wertbegriff) ». La signification culturelle (Kulturbedutung) des « phénomènes vitaux » (Lebenserscheinungen) est incompréhensible à partir d’une légalité de type naturaliste („aus einem vollkommenen System von Gesetzbegriffen“), car elle suppose la relation de ces « phénomènes culturels » aux valeurs, aux „Wertideen“ (cf. Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis, 1904, cit. d’après Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen 1971, pp. 175 ss.).

77 Président du „Monistenbund“ (1911) et « gratte-papiers » de la Schulreform selon Benjamin, GB I, p. 101.

78 En tant que modèle d’école supérieure « hostile au présent, non démocratique et heureuse ».

79 Ibid. p. 40 : „jenes frauenverachtende und männerliebende Griechentum“.

80 Voir GS II. 3, p. 921. Cf. aussi le témoignage de Scholem, dans Geschichte einer Freundschaft, Suhrkamp, Frankf. am Main, p. 26 s. : Heinle était pour Benjamin la quintessance du poète lyrique, « un personnage très proche de Hölderlin », et la mort l’avait rendu « intouchable », comme il apparaissait évident à chaque fois que Benjamin s’exprimait sur lui… Scholem souligne le « caractère profondément métaphysique » de l’analyse consacrée par Benjamin aux deux poèmes de Hölderlin (et, en définitive, à la tâche poétique).

81 Benjamin qualifie d’entrée sa recherche, en la situant dans l’Ästhetik der Dichtkunst, avec, toutefois, une précision : l’esthétique « pure » s’adresse à l’exploration des « genres », surtout la tragédie, tandis que le commentaire (la forme que lui-même choisit) a été réservé jusque-là aux « classiques » (GS II. 1, p. 105) : „ den großen Werken der Klassik“ (les classiques allemands : Goethe et Schiller), et en particulier aux œuvres dramatiques. Dans les autres cas, par ex. de la lyrique, le « commentaire » a été plutôt de nature philologique, alors que Benjamin se propose d’essayer le « commentaire esthétique » des deux poèmes de Hölderlin.

82 La distinction entre le « commentaire philologique » et « commentaire esthétique » est reprise, à un autre niveau, dans la dialectique du « commentaire » et de la « critique » au début de l’essai sur les Affinités électives, qui est une œuvre mûre (GS I. 1, p. 125).

83 GS II. 1, p. 105 : „Die innere Form, dasjenige, was Goethe als Gehalt bezeichnete“. Gehalt est un concept-clé de l’esthétique goethéenne : les trois composantes de l’œuvre d’art (Kunstwerk), o mieux de l’œuvre littéraire sont la matière (Stoff, ou Weltstoff, étant fournie par le monde extérieur), le « contenu » (Gehalt) qui jaillit spontanément de la richesse intérieure du poète, et la « forme », la marque du génie… Dans cette triade (que l’on retrouve chez Schiller) le Gehalt occupe une position intermédiaire, au-dessus de la matière et au-dessous de la forme (le G. n’est saisissable que dans l’œuvre formée). Il se distingue de la matière pour un principe de sélectivité, ou d’« unité supérieure » (Goethe, cf. Norbert Bolz dans Goethe-Handbuch, Metzler, Stuttgart 1998, p. 341 s., cf. aussi Goethe-Lexikon, Metzler, Weimar 1999, p. 165 s.). Le terme Gehalt est utilisé couramment chez Goethe, dans le sens de teneur en, relative à une substance (à un minéral ou à un métal précieux), et au sens figuré, pour exprimer par ex. le « caractère » (l’innerlicher G.) d’une nation (par analogie avec le G. d’une monnaie, qu’il faut « jetter dans le creuset pour connaître son G. », sa teneur). On trouve aussi Gehalt, chez Goethe, dans le sens de « contenu spirituel » (d’une lettre), d’importance ou de valeur, cf. Goethe-Wörterbuch, Kohlhammer, Stuttgart, 1998, p. 1276.

84 L’univers de la philosophie académique et des cours fréquentés par le jeune Benjamin. L’essai de 1917 Über das Programm der kommenden Philosophie montre comment Benjamin se situe dans cet univers conceptuel et terminologique (l’héritage du système kantien) pour y chercher sa voie dans le sens d’une transformation radicale de ce qu’il affirme vouloir sauver pour l’essentiel („das Wesentliche des Kantischen Denkens“), ou plutôt de vouloir « confirmer dans sa solidité granitique » (GB I, p. 389). Benjamin parle, une fois de plus, d’une critique non destructrice („nie und nimmer um eine Erschütterung, einen Sturz des Kantischen Systems“), et d’un travail d’intégration („Fortbildung Kants“, sic).

85 Cf. W. Benjamin, Mythe et violence, Denoël, Paris, 1971, p. 52 (Maurice de Gandillac reprend la suggestion de Beda Allemann). Au fait, le verbe dichten (d’où le participe gedichtet, et le substantif Dichtung) dérive du latin dictare (intensif de dicere) qui assume dans l’antiquité tardive et au Moyen Age le sens d’écrire, de composer une œuvre littéraire (cf. W. Benjamin, Metafisica della gioventù. Scritti 1910-1918, Einaudi, Torino, 1982, p. 136). Mais le participe gedichtet n’est pas sans évoquer pour les Allemands (Gandillac) l’autre verbe germanique dichten, au sens de « condenser » (Das Gedichtete comme le « noyau » de la composition poétique).

86 Dans l’essai de Benjamin, qui reviendra sur ce concept en marge du commentaire des Affinités électives, voir la note 156.

87 Ibid. « L’évaluation (Bewertung) ne consiste pas à établir comment le poète s’est acquitté de sa tâche, mais ce sont plutôt le sérieux et la grandeur de la tâche qui déterminent l’évaluation ». À savoir qu’il n’est pas question d’appliquer une consigne, ou de vérifier la réalisation d’un modèle esthétique. Au contraire, c’est par l’analyse de la « tâche » qu’on accède à la structure de l’œuvre et aux critères permettant d’évaluer sa teneur poétique.

88 Gestalt est un autre terme-clé de l’esthétique post-goethéenne (cf. à ce sujet l’ouvrage de Ernst Cassirer, Idee und Gestalt, consacré au poètes allemands, Goethe, Schiller, Hölderlin et Kleist : Cassirer y oppose la méthode goethéenne, qui recherche l’unité objective de la nature en s’appuyant sur un système de connexions idéelles, à l’analyse quantitative et décomposante de la « science » physico-mathématique). Le terme Gestalt doit être mis en relation, dans le texte benjaminien, avec la succesive „Gestaltung“ : la question de la forme (interne, de la structure du poème) renvoie au processus de la mise en forme, qui dans l’analyse comparée des deux poèmes correspond à une transformation du contenu vivant de la poésie.

89 Ibid. : „Diese Sphäre ist Erzeugnis und Gegenstand der Untersuchung. Diese Sphäre, welche für jede Dichtung eine besondere Gestalt hat, wird als das Gedichtete bezeichnet“.

90 Ibid., p. 106.

91 S’agit-il du vieux problème de l’intuition intellectuelle ? Ou d’un approfondissement de la synthèse que déjà les néokantiens avaient recherchée ? Dans le Programme d’une philosophie à venir (1917), on évoquera la tendance antimétaphysique du néokantisme, consistant à éliminer le hiatus entre l’intuition et l’intellect, entre l’analytique et la logique transcendantale (GS II. 1, p. 164 et 166 ; dans l’essai sur Hölderlin la formule „geistig-anschauulich“ est une constante).

92 GS II. 1, p. 106.

93 Ibid., p. 107 : „die andere extreme Funktionseinheit“ (celle de la vie, qui représente la tâche, face à l’unité du poème) : une première dialectique des « extrêmes », entre lesquels doit s’opérer la transformation des éléments constitutifs du poème, qui fait l’objet du commentaire.

94 Quand la « vie » passe de manière immédiate et sans transformation (Umwandlung) dans l’unité du poème, nous sommes confrontés à une composition faible, et le poète apparaît maladroit (Stümper). Cette maladresse correspond toujours au « sentiment immédiat de la vie », à l’expression chaleureuse du cœur (Herzenswärme) et au Gemüt… Au contraire, l’évaluation („Beurteilung“) de la poésie est liée à la connexité des éléments et des relations qui la composent, à la forme (Gestalt) et à dynamique de la mise en forme (Gestaltung).

95 C’est un motif que Benjamin développera plus tard, voir GS I. 1, p. 160, sur le « dogme le plus irréfléchi (das gedankenloseste) du culte de Goethe, que l’œuvre la plus grande parmi celles [du poète] ait été sa vie » (la critique s’adresse à la monographie de Gundolf et à la « conception héroïsante » de l’école de George).

96 Cf. Mythe et violence, p. 55. La difficulté consiste à traduire le concept kantien de l’Inbegriff (quintessence, totalité, parfois même incarnation, ce qui ne rend pas le sens du terme dans le commentaire, où il « noue » la trame des fonctions). Le poète n’est pas « inspiré », comme le voudrait une conception triviale. Au contraire, le poème est le produit d’une construction rigoureuse : Benjamin veut dire que dans chaque élément du poème doit être à l’œuvre la totalité des fonctions synthétiques, et que l’ensemble est « composé » de bout en comble par une logique transcendantale (d’après l’héritage post-kantien) qui dépasse ou abolit toute séparation, y compris le hiatus entre la sphère sensible et celle des idées… La cohérence dont il s’agit n’est pas celle de la logique scientifique (positive) dans la lignée de l’Aufklärung et du XIXe siècle, mais il s’agit, au contraire, de la construction d’un autre type d’expérience, dans le champ de l’esthétique philosophique et des œuvres.

97 Ibid., p. 108 : „ Das Gedichtete, wird sich so als die Voraussetzung des Gedichts, als seine innere Form, als künstlerische Aufgabe zeigen. Das Gesetz, nach dem alle scheinbaren Elemente der Sinnlichkeit und der Ideen sich als Inbegriffe der wesentlichen, prinzipiell unendlichen Funktionen zeigen, wird das Identitätsgesetz genannt. Damit wird die synthetische Einheit der Funktionen bezeichnet. Sie wird in ihrer jeweils besonderen Gestalt als ein Apriori des Gedichts erkannt. Die Ermittelung des reinen Gedichteten, der absoluten Aufgabe, muß […] das rein methodische, ideelle Ziel bleiben“.

98 L’unité synthétique des fonctions est connaissable dans sa forme particulière comme un « a priori » du poème, de ce poème : synthèse et « passage » de la vie à la forme (à la mise en forme) par le biais de la connexion fonctionnelle.

99 Ibid., p. 106 : „So besteht die Einsicht in die Fügung der Gedichts in dem Erfassen seiner immer strengeren Bestimmtheit“ (je souligne). On « desserre » les liens pour l’examen (l’Einsicht), pour pénétrer dans la structure et saisir le Gehalt, qui n’est pas le contenu matériel (Stoff), mais la « teneur » qui doit être testée au niveau de l’analyse philosophique, et des fonctions transcendantales constitutives du poème (voir ibid. : „ dieses Verhältnis zur anschauulichen und geistigen Funktionseinheit des Gedichts“). Dans cet examen, le Gedichtete correpond à une démarche sélective, face au multiple des liens fonctionnels possibles („der Verbindungsmöglichkeiten“), car il s’agit d’écarter certaines « déterminations » au profit de la « déterminité de plus en plus rigoureuse » du poème (seiner immer strengeren Bestimmtheit, qui sera montrée dans la deuxième version), pour aboutir à la « déterminité suprême » (auf die höchste Bestimmtheit) où s’achève la tâche du critique.

100 Cf. à ce propos la thèse de Berne, qui repère dans la Frühromantik le modèle d’une « critique immanente » capable de pénétrer dans la « structure » de l’œuvre (GS I. 1, p. 79). Il s’agit d’une critique non jugeante, ou, plutôt, d’une forme d’auto-connaissance („Selbsterkenntnis“) voire d’auto-évaluation („Selbsturteilung“) qui se fait de l’intérieur et qui évacue l’élément « négatif » du jugement au sens propre du terme. Benjamin cite la lettre de Friedrich Schlegel à Schleiermacher, au sujet de son commentaire du Wilhelm Meister de Goethe, qui devient… l’Übermeister (la critique fusionne avec l’œuvre, elle fond sur l’œuvre). À l’opposé de la conception dominante, que dénonce Benjamin, le modèle des Frühromantiker fait de la critique l’intégration, l’achèvement systématique de l’œuvre („nicht Beurteilung, sondern […] Vollendung, Ergänzung, Systematisierung des Werkes“, ibid., p. 78, je laisse volontairement de côté la « dissolution dans l’Absolu » de l’art, et la théorie de la réflexion, qui est à la base de ces développements, M. P.). La problématique de l’évaluation n’est pourtant pas évacuée : Benjamin souligne plutôt « le paradoxe de l’appréciation (Beurteilung) immanente » dont la possibilité même est intégrée à la structure de l’œuvre (la valeur de cette dernière dépend de la possibilité de sa critique immanente). On ignore « l’appréciation (Einschätzung) subjective dans le jugement de goût » (qui serait devenu devenu dominant dans la pseudo-culture). L’évaluation (le problème de Benjamin, ex origine) est immanente à l’investigation et à la connaissance objective de l’œuvre (ibid., p. 80 : „ Die Wertung ist in der sachlichen Untersuchung und Erkenntnis des Werkes immanent“). Un deuxième paradoxe concerne le fait que cette forme de critique se voit créditée d’un « rang » supérieur à celui de l’œuvre (ibid., p. 119 : „die Paradoxie einer höheren Einschätzung der Kritik als des Werkes“).

101 Cf. l’essai Erfahrung de 1913 avec sa critique de l’expérience philistine (GS II. 1, p. 54 ss.) et ensuite l’essai de 1917, autour de la réduction scientiste du concept d’expérience „auf den Nullpunkt“ (GS II. 1, p. 159).

102 GS II. 1, p. 112.

103 Dichtermut et Blödigkeit, voir GS II. 1, p. 108 s. : „ Eine gewisse Verwandschaft verbindet sie, sodaß man von verschiedenen Fassungen sprechen könnte“. Benjamin cite aussi une version intermédiaire („Dichtermut zweite Fassung“), qu’il laisserait de côté comme « inessentielle ». Dans l’édition des œuvres par Norbert von Hellingrath (Hölderlin, Sämtliche Werke, vol. 4, München/Leipzig 1916), le poème examiné par Benjamin est considéré comme la deuxième version („Dichtermut zweite Fassung“, p. 41), et il en va de même dans l’édition critique de Stuttgart par Friedrich Beissner. Benjamin se serait donc servi d’une édition disponible à l’époque de ses études et de l’essai, comme celle de Wilhelm Böhm, où la version du poème Dichtermut qu’il commente est considérée comme la première (cf. Hölderlin, Gesammelte Werke, vol. 2, Jena/Leipzig 1905, p. 210 pour „ Dichtermut erste Fassung“, p. 212 pour „Dichtermut zweite Fassung“ et p. 287 s. pour „Blödigkeit“).

104 GS II. 1, p. 107. Voir aussi p. 109 : Benjamin insiste sur le caractère indéterminé du moment intuitif („eine beträchtliche Unbestimmtheit des Anschauulichen“) et donc sur l’absence de liaison („Unverbundenheit“) des éléments particuliers.

105 La critique pénètre dans la « structure » de l’œuvre par le biais d’une comparaison que Benjamin établit, non pas entre les deux lyriques, mais entre le „Gedichtete“ de l’une et de l’autre (version supposée) dont la teneur devrait correspondre à l’évaluation sur un mode objectif.

106 GS II. 1, p. 108 : „Die Intensität der Verbundenheit der anschauulichen und geistigen Elementen“. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’éléments, mais de relations (le Gedichtete comme la sphère de la relation entre la poésie et la vie).

107 La synthèse (Funktionseinheit intellectuelle-intuitive) fait référence à des exemples singuliers („an einzelnen Beispielen“, ibid.), comme Benjamin le démontre dans l’analyse des figures poétiques. Il n’est pas question d’« éléments ultimes » du Gedichtete, puisqu’il s’agit d’un concept relationnel, et que la synthèse est à l’œuvre dans la trame des relations constitutives du tissu poétique.

108 Ibid., p. 110 : „daß das Gefühl des Lebens, eines […] unbestimmten Lebens, das garnicht konventionsfreie Grundgefühl dieser Dichtung ist, daß die stimmungsvolle Verbindung ihrer in Schönheit vereinzelten Glieder sich herschreibt“.

109 Ibid., p. 109. « L’existence dans ce monde serait le courage du poète ». Benjamin s’interroge sur l’ambiguïté de cette vertu, « à laquelle on donne le nom de son porteur ».

110 Le « lien » n’est pas justifié, la « mission » du poète un effet rhétorique. Dans la deuxième version du poème, Benjamin souligne Die Zungen des Volks : les deux termes sont noués, et les poètes ne figurent plus dans l’image stéréotypée des chantres du peuple.

111 Nous retrouvons l’Odi profanum vulgus dans une recension des années trente consacrée à l’ouvrage de Max Kommerell, Der Dichter als Führer in der deutschen Klassik, Berlin 1928), où Benjamin dénonce la mythologie du poète comme « guide » pour le peuple et la nation, de Goethe à Hölderlin et… à Stefan George, entouré de son cénacle (GS III, p. 254 ss.) : une « histoire sacrée des Allemands, héritiers de la mission des Hellènes, [à savoir] la naissance du héros », mais « cette Grécité, isolée de toutes les connexions (aus allen Zusammenhängen gelöst, décontextualisée), [nous] apparaît comme un champ de forces mythologiques » (on remarquera l’affinité des termes, et du problème, avec l’essai de jeunesse).

112 Benjamin (lecteur de Hellingrath) aurait en vue le tournant stylistique de Hölderlin (avec l’abandon du classicisme, dont témoigne la fameuse lettre à Böhlendorff de 1801) : ce serait le fondement de la différence entre les deux versions du poème, cf. Fabrizio Desideri, Walter Benjamin, il tempo e le forme, Editori Riuniti, Roma, 1980, p. 54. Deutsche Menschen (1936) reprend ce motif : dans le dernier Hölderlin (des lettres à Böhlendorff) disparaît le « mystère de la Grèce idéale et fleurissante » dont profite la synthèse helléno-allemande.

113 Ibid., p. 110 : „Das besondere Prinzip griechischer Gestaltung ist aber nicht rein entfaltet“. Le principe de la forme grecque est traduit dans le langage des synthèses fonctionnelles par Benjamin, qui souligne les défauts de la première version : « le rapport des dieux et des hommes avec le monde poétique, avec l’unité spatiotemporelle (sic) n’est pas formé de manière intensive, ni dans une pureté hellénique (nicht intensiv, auch nicht rein griechisch durchgestaltet) » (ibid.).

114 Ibid. : „Die Schönheit ist noch nicht restlos Gestalt geworden“.

115 Le principe de la Bildung s’oppose à toute forme d’imitation classiciste : Bildung ou Gestaltung, ce concept indique le principe formateur, de la « mise en forme » ou de la forme interne.

116 Ibid., p. 110.

117 Cf. Über Stefan George, dans GS II. 2, p. 623 : „Im Frühjahr 1914 ging unheilverkündend überm Horizont der „Stern des Bundes“ auf, und wenige Monate später war Krieg. […] Mein Freund starb. Nicht in der Schlacht. Er blühte auf einem Felde der Ehre, wo man nicht fällt“. Les poèmes (de Heinle) restituent une autre figure.

118 Cf. Berliner Chronik, dans GS VI, p. 477 : „ Fritz Heinle war Dichter und unter allen der einzige, dem ich nicht „im Leben“ aber in seiner Dichtung begegnet bin“.

119 Elle se rattache plutôt à l’esthétique du Gehalt. Le Benjamin des années de la maturité reprend ces motifs dans le Regard rétrospectif sur Stefan George (1933), où la critique du „Jugendstil“ coïncide avec l’anamnèse critique de la jeune génération wilhelminienne : „Die große Regression des Jugendstils führt dahin, das sogar das Bild der Jugend zu einer Mumie einschrumpft, deren Züge nicht weniger von Ejlert Lövborg als von Maximin besitzen. Beide sterben in Schönheit. Das Geschlecht, welchem die reinsten und vollkommensten Gedichte von George ein Asyl gegeben haben, war zum Tode vorbestimmt“ (GS III, p. 394, je souligne.). Le Jugendstil transforme la jeunesse en momie, Benjamin fait allusion au culte de Maximin : mourir en beauté… La génération à laquelle les poésies les plus pures et les plus parfaites de George ont offert un asile, était prédestinée à la mort. En mars 1915 Benjamin avait rompu avec Wyneken, qui s’était laissé entraîner dans la rhétorique du sacrifice, en revendiquant pour soi le legs de vivre avec une jeunesse namenlos (GB I, p. 263 s.).

120 GS II. 1, p. 111 : „Wo Vereinzelung der Gestalt, Beziehungslosigkeit des Geschehens war, tritt nun die anschaulich-geistige Ordnung, der neue Kosmos des Dichters“.

121 Ibid., p. 112 [et 108, cit.]. On doit saisir « la trame des relations, où l’identité de l’être singulier est fonction d’une chaîne infinie de séries, dans laquelle se déploie das Gedichtete. La loi selon laquelle toutes les entités se montrent dans le Gedichtete comme l’unité des fonctions par principe infinies est la loi de l’identité ». Cette chaîne infinie est l’équivalent du processus de la Gestaltung poétique („das innerlich plastische Prinzip“) dont la dynamique structurelle coïncide avec l’Umwandlung, avec une métamorphose… Cf. à ce sujet Cassirer sur la démarche de Goethe (à l’opposé de la science naturelle, quantitative) : « L’identité (das seiende Selbst) doit être développée, devant le regard synthétique du chercheur, dans des séries vivantes (Lebensreihen), qui s’imbriquent sans cesse dans un mouvement ascensionnel (die stetig ineinandergreifen und immer höher und höher steigen), sans que la forme de cette série ait besoin de passer par le détour de l’instrument analytique » (Idee und Gestalt, Darmstadt 1989, p. 49). L’intuition prend la place du calcul et du nombre. Ainsi, pour Goethe, „das Höchste ist das Anschauuen des Verschiedenen als identisch“. L’idée de la totalité chez Goethe est le produit de la rencontre de deux facteurs : la continuité ou la suite (Reihe ou Folge, s’opposant au démembrement de la méthode analytique) et l’idée d’une métamorphose, intimement liée à celle de la forme (Gestalt). L’œuvre d’art fournit le modèle de cette continuité vivante, d’une trame relationnelle et structurelle.

122 La première version du poème (Dichtermut) était marquée par une défaillance au niveau de l’intuition, par « la représentation non intuitive de la vie, [par] un concept de la vie non mythique, non fatal, extrait d’une sphère intellectuellement insignifiante (die unanschauuliche Lebensvorstellung, ein unmythischer, schicksalloser Lebensbegriff aus einer geistig unbeträchtlichen Sphäre) » (ibid., p. 111).

123 Ibid., p. 113 (je souligne).

124 Ibid. : „Die wachsende Bestimmtheit gesteigerten Gestalten“. Cf. aussi p. 115 : „es erfüllt in der Anschauung die Identität des Bestimmenden mit der Bestimmten“.

125 Ibid. : „Die Identität der anschaulichen und geistigen Formen unter – und miteinander – die raumzeitliche Durchdringung aller Gestalten in einem geistigen Inbegriff, dem Gedichteten, das identisch dem Leben ist“. Ce rapport d’interpénétration se produit dans l’Inbegriff intellectuel, identifié au Gedichtete, auparavant défini comme le passage de l’unité fonctionnelle de la vie… à la forme (à l’unité du poème), et comme le produit de la critique immanente…

126 Ibid., p. 118 et p. 119. Cf. aussi p. 121 : „Die Gestaltung, das innerlich plastische Prinzip, ist so gesteigert, daß […] die Plastik von innen nach außen umschlug“. [Voir la note 132]

127 Ibid., p. 121 : „Die gleiche Identitätsbeziehung, die hier im intensiven Sinne zur zeitlichen Plastik der Gestalt führt, muß im extensiven Sine zu einer unendlichen Gestaltform führen, zu einer gleichsam eingesargten Plastik, in der die Gestalt mit dem Gestaltlosen identisch wird“. [Voir la note 131]

128 Mythe et violence, p. 69, et GS II. 1, p. 120 : „der denkende Tag“ dans lequel s’exprime… « la condition de l’identité intellectuelle de l’être : la pensée » (die Bedingung der geistigen Identität des Seins : das Denken).

129 Ibid. : „die Versachlichung der Gestalt in der Idee“. C’est l’idée (souveraine, herrschend) qui mène à l’objectivation de la forme („zur Versachlichung der Form“).

130 Ibid. : „in der Gestalt schlechthin“ (c’est une figure poétique, celle des « dieux » dans la deuxième version, qui assume ce rôle concrètement, dans la figuration plastique)

131 Ibid. : „Zugleich aber ist hier deutlich, wie fortschreitenden Unterschied zwischen Gestalt und Gestaltlosem der Dichter aufhebt“ (par la progression de la représentation plastique, du ciel). Benjamin se rapprocherait ici du principe d’indifférenciation schellinghien, voir la note 135.

132 Ibid., p. 117 : „Nicht substantiell sondern funktional ist die Identität als Gesetz gegeben“. Toujours dans le vaste courant du néokantisme, on peut évoquer l’ouvrage de Ernst Cassirer, Substanzbegriff und Funktionsbegriff (Berlin 1910, p. 20) : l’identité n’est définissable que dans une relation générative („Die Identität dieser erzeugenden Relation, die bei aller Veränderlichkeit der Einzelinhalte festgehalten wird, ist es, die die spezifische Form des Begriffs ausmacht“). Le concept est fonction d’une „Reihenbildung“ : d’une dynamique sérielle.

133 On dépasse le principe « oriental », mystique…

134 Dans ses Études sur la philosophie de Walter Benjamin (1973, trad. fr. R. Rochlitz, Actes Sud, Paris 1986, p. 31), Rolf Tiedemann l’apparente à Schelling : « Le reproche d’avoir appauvri l’expérience, qui motive la critique benjaminienne de Kant, rejoint […] la critique formulée par les successeurs idéalistes… L’identité absolue de Schelling et la « forme absolue » de Benjamin convergent dans la tentative d’une critique productive de Kant ; par son livre sur le romantisme, Benjamin semble vouloir réitérer le dépassement de l’idéalisme critique et transcendantal par l’idéalisme spéculatif ». Tiedemann fait allusion à un passage contenu dans la thèse de Berne : « [la nature réflexive de la pensée, les Romantiques ont vu bien davantage une garantie de son caractère intuitif]. Sitôt que par la voie de Kant, […] l’histoire de la philosophie eut affirmé pour la pensée, en même temps que la possibilité d’une intuition intellectuelle, son impossibilité dans le champ de l’expérience, on vit surgir les multiples manifestations d’un effort presque fiévreux pour restituer ce concept à la philosophie, comme garantie de ses prétentions les plus hautes » (cf. Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Flammarion, Paris, 1986, p. 48). Le rapport avec Schelling est souligné par Ingrid Strohschneider-Kohrs : l’interprétation benjaminienne de l’ironie romantique est centrée sur « le problème que Schelling a désigné sous le terme d’‘ indifférenciation’ » (cf. I. S.-Kohrs, Die romantische Ironie in Theorie und Gestaltung, Tübingen, 1960, p. 431 s.).

135 Dans le Système de l’idéalisme transcendantal de Schelling, le problème de l’intuition intellectuelle trouve sa solution dans la sphère esthétique : „Denn die ästhethische Anschauung eben, ist die objektiv gewordene Intellektuelle. Eine solche Anschauung ist das Organ aller Philosophie“ (cf. Schelling, Ausgewählte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1985, vol. I, p. 693). Cf. la critique de Hegel : une telle philosophie requiert surtout du « talent artistique, [du] génie, que seuls possèdent les enfants du soleil » (die Sonntagskinder, cf. Vorlesungen über Geschichte der Philosophie III, dans GW 20, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1986, p. 427 s. : le point de départ est Fichte, le dualisme du Moi comme principe et objet de la connaissance). Selon Cassirer, Schelling part de l’intuition goethéenne de la nature (où les idées et les types restent des pures formes) pour la traduire en « méthode conceptuelle » (cf. Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, vol. 3 [Berlin 1911], chap. III, § 1). Chez Benjamin, le « critique » est un médiateur indispensable et la problématique de l’intuition (dans l’essai hölderlinien, comme saisie esthétique absolue) coïncide avec le déploiement du Gedichtete, dans une zone mixte.

136 Dans cette deuxième version, l’intuition et la figure reçoivent enfin leur forme d’un principe intellectuel (die entschlossene Formung von Anschaung und Gestalt aus einem geistigen Prinzip, p. 123). Cela nous éloigne de la forme figée de la première version (pseudo-classicisme) : l’élément plastique (die Plastik) est « renversé de l’intérieur vers l’extérieur » (p. 121). L’« idée » est devenue souveraine, et le « vrai » se présente maintenant « réalisé dans une forme sensible parfaitement concrète » (in sinnlicher Erfülltheit).

137 À la même époque, l’éditeur Eugen Diederichs voit dans la jeunesse étudiante (le Sera-Kreis, qu’il anime) la force capable d’apporter au mouvement « réformateur » une lymphe nouvelle (cf. M. Pulliero, Une modernité explosive. La revue „Die Tat“ dans les renouveaux religieux, culturels et politique de l’Allemagne d’avant 1914-18, Labor & Fides, Genève, 2008, p. 451 s.). Diederichs sera le parrain de la « fête » sur le Hoher Meißner, la même année (1913). Benjamin cite (GB I, p. 174 ss.) l’ouvrage du capitaine Victor Hueber (Organisierung der Intelligenz, 1910) qui fait partie de cette mouvance néo-idéaliste.

138 Cf. Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, p. 177.

139 Dans la forme de l’auto-réflexion ou de l’auto-jugement, selon Friedrich Schlegel : « Par bonheur, il est […] de ces livres qui se jugent eux-mêmes » (cit. par Benjamin dans Le concept de critique esthétique, p. 108).

140 GS I. 1, p. 146.

141 On pourrait évoquer à ce propos le modèle « dialogique » esthétisant de Oscar Wilde, qui fait de la critique un art : « Criticism […] is […] more creative than creation, […] more delightful as philosophy, as its subject is concrete and not abstract » (l’œuvre elle-même est cet objet « concret » où peut s’exercer le philosophe, ou mieux l’essayiste, cf. The complete works of Oscar Wilde, London 1990, p. 1026 s.). Pour le jeune Lukacs, le critique (le platonicien, dit-il) est celui qui parle à travers les œuvres d’autrui… « La critique, l’essai [est une] œuvre d’art, […] un genre artistique. […] Wilde et Kerr [Alfred, l’un des critiques les plus réputés de cette époque] n’ont fait que rendre familière à tous une doctrine déjà célèbre au sein du romantisme allemand… » (cf. Lukacs, L’âme et les formes [1911], trad. fr. G. Haarscher, Gallimard, Paris, 1974, p. 12). Le critique (l’essayiste qui se borne au commentaire) s’adresse à quelque chose de formé, à savoir que la forme (la mise en forme, la Gestaltung) est son expérience vivante, elle « devient réalité dans les écrits du critique » (ibid., p. 20-23, et p. 41 ss.).

142 La distinction fonde la rigueur d’une démarche opposée à celle de Gundolf, qui transforme la vie de Goethe en un « mythe » (voir GS I. 1, p. 161 : « contenu réel et contenu de vérité doivent correspondre l’un à l’autre [dans la vie du poète] comme dans celle du héros »).

143 Sach-, à savoir : factuel, positif, objectif…

144 GS II. 1, p. 125. La distinction entre Sach- et Wahrheits-gehalt sera reprise dans la thèse de 1925 (GS I, p. 208 s.).

145 Ibid. : „Mehr und Mehr wird für jeden späteren Kritiker die Deutung des Auffallenden und Befremdenden, des Sachgehaltes, demnach zur Vorbedingung“.

146 Ibid., et Mythe et violence, p. 151.

147 GS II. 1, p. 125 : „ob der Schein des Wahrheitsgehaltes dem Sachgehalt oder das Leben des Sachgehaltes dem Wahrheitsgehalt zu verdanken sei“.

148 Ibid., p. 126 : „und daher vermehrt die historische Distanz deren Gewalt [der Kritik]“.

149 Mythe et violence, p. 162 : « Si l’on compare l’œuvre qui grandit (das wachsende Werk) à un bûcher, le commentateur est devant elle comme le chimiste, le critique comme l’alchimiste. Alors que pour celui-là bois et cendres restent les seuls objets de son analyse, pour celui-ci la flamme est une énigme, celle du vivant [qui est soustrait au regard superficiel, immédiat]. Ainsi le critique s’interroge sur la vérité, dont la flamme vivante continue de brûler au-desus des lourdes bûches du passé et de la cendre légère du vécu ».

150 „Das ewige Sein“, ibid. Voir Mythe et violence, p. 162 : « A l’écrivain comme au public de son temps ce qui se dissimule dans l’œuvre n’est certainement pas l’existence (das Dasein), c’est plutôt la signification des éléments réels [die Bedeutung der Realien im Werke/ce contenu réel qui n’est pas accessible de manière immédiate, ndr]. Or, puisque l’éternel d’une œuvre (das Ewige des Werkes) ne ressort que sur la base de ces éléments réels, toute critique contemporaine, si éminente soit-elle, saisit en elle plutôt la vérité émouvante que la vérité apaisante [die bewegende als die ruhende Wahrheit, cette dernière à l’apanage du classique], plutôt l’effet temporaire [das zeitliche Wirken, la réception, contemporaine] que l’être éternel ». La critique tardive éloigne l’Einfühlung sentimentale, comme l’analyse immanente du commentaire hölderlinien s’éloignait de la perception immédiate de la vie, du sentiment lyrique, du Gemüt.

151 Ibid. Les deux (Kant et Basedow) sont appelés à témoin de la pauvreté de cette expérience (historiquement bornée, du XVIIIe aufgeklärt) et de ses contenus positifs („Zeugnis von der Armseligkeit ihrer Sachgehalte“).

152 L’intervention du critique est requise par la pauvreté des Sachgehalte : à la différence de l’époque de Pindare, et des glorieux classiques, celle de Goethe (et de la science) est étrangère à l’idée que les « contenus les plus essentiels de l’existence (die wesentlichsten Inhalte des Daseins) marquent de leur empreinte le monde des choses (Dingwelt), et même que cette seule empreinte en permet la pleine réalisation » (ibid., Mythe et violence, p. 162). Tout autre est l’expérience moderne, et le critique « tardif » aura la tâche de retrouver les « contenus essentiels » enfouis dans les strates profondes (et dans la vérité) des œuvres, en somme la tâche de sauver cette expérience à travers la rupture liée au temps historique.

153 L’expérience philosophique dont il est question chez Benjamin croise d’abord le regard du poète („auf synthetische Anschauung der Sachgehalte“ : l’intuition synthétique des contenus réels chez Goethe).

154 GS I.1p. 127 : „Zwar bleibt der Sachgehalt selbst, welcher allein philosophischer Anschauung – genauer : philosophischer Erfahrung – ergibt, beiden [ratio u. gefühlvollens Vernünftelns] verschlossen“(je souligne). Le contenu objectif (Sachgehalt) de l’œuvre (et de la vie) reste préclus au rationalisme, dans sa version rigoureuse ou sentimentale… À cet endroit, Benjamin redécouvre la rigueur kantienne. À la différence de toute ratiocination sentimentale, cette définition « crue » du mariage (chez Kant) pénètre « dans le Sachgehalt de façon infiniment plus rigoureuse », elle « atteint […] au fond où se constitue la vraie connaissance » (wo die wahre Erkenntnis sich bildet, ibid., et Mythe et violence, p. 163). L’exigence d’une « connaissance » objective est maintenue, pour le critique philosophe qui part de la définition kantienne du mariage dans sa cruauté… L’erreur fut d’en déduire (de la définition de sa nature) la « possibilité, voire la nécessité morale » du mariage, alors qu’on ne pourrait en déduire que le caractère « abject » (Mythe et violence, p. 164). Le passage du Sachgehalt au Wahrheitsgehalt (le lien vivant) ne peut se faire que dans la création poétique, et il redevient, ou mieux il devient accessible (il révèle son secret) uniquement dans la durée, dans l’écart temporel qui éloigne l’expérience bornée des contemporains, et par le biais du critique tardif ou du critique philosophe.

155 GS I.1, p. 163, sur le « mysticisme ensanglanté » de l’expression gundolfienne, derrière lequel on aperçoit ce genre de pensée que l’on glisse dans l’enveloppe des bonbons (eine Denkart der Knallbonboneinlage).

156 Voir Mythe et violence, p. 163 : au moment même où Kant « avait achevé son ouvrage et dessiné son itinéraire à travers la forêt dénudée du réel, Goethe se mettait en quête d’une semence capable d’éternelle croissance » (que le critique tardif retrouve dans la durée de l’œuvre).

157 GS I.1, p. 146. Benjamin évoque le concept du Gedichtete (jadis au cœur de l’essai sur Hölderlin) à propos du sens de l’œuvre, qui ne se révèle pas au regard superficiel d’une critique bornée au contenu positif… Le terme est emprunté à une citation de Goethe : „Das Gedichtete behauptet sein Recht, wie das Geschehene“ (cf. la lettre à Karl F. von Reinhard du 31/12/1809, d’après : Hans Gerhard Gräf, Goethe über seine Dichtungen, vol. I, Rütten & Loening, Frankfurt am Main 1901, p. 430 et 427-431 pour le contexte). Le poète réagit contre les critiques « philistins » [Benjamin cite Jacobi et Hengsterberg] qui accusent son roman d’immoralité. Das Geschehene représente l’histoire au premier degré (les événements, voir la comparaison avec… la succession des rois, ibid.), face à laquelle Goethe réclame le droit du Gedichtete, du « contenu poétique » (il suggère de lire deux fois l’ouvrage, en même temps qu’il barre l’accès à la « critique » et au jugement du public, traité comme la « caricature extravagante du démos », qui approuve ou condamne suivant son propre goût ou penchant). Reinhard revient là-dessus dans sa lettre du 16/2/1810, où il s’en prend aux « règles conventionnelles » qui déterminent l’attitude du public « cultivé », à savoir que les personnages devraient agir comme des « marrionnettes mues par des fils » : donc le poète a raison d’affirmer le « droit » du Gedichtete (p. 430) face à l’histoire, car le Gedichtete est « saisi dans la nature profonde » (aus der Tiefe der Natur), et il « entre vivant dans la succession des événements » (lebendig in die Reihe des Geschehenen). D’autre part : le Briefwechsel zwischen Goethe und Reinhard (Stuttgart/Tübingen 1851) figure dans la liste des ouvrages lus par Benjamin (GS VII. 1, p. 444).

158 Goethe doit répondre aux « attaques philistins » et conserver en même temps le « secret » de l’œuvre (GS I. 1, p. 143 ss.). Ses explications au sujet du conflit moral qui se déroule « derrière la scène » (GS I. 1, p. 144, Benjamin cite l’échange avec Riemer de déc. 1809, cf. Gräf, Goethe über seine Dichtungen, p. 427) ne relèvent pas de l’interprétation (Deutung), mais plutôt d’un « trait apologétique » (p. 143). Le « contenu moral » (der moralische Gehalt) de l’œuvre git dans les « strates profondes » (p. 144), et c’est là qu’intervient le critique tardif de Benjamin (voir aussi p. 134 : l’harmonie des êtres concerne les « strates naturels profonds », et les personnages du roman succombent aux « forces naturelles » qu’au sommet de la Bildung ils croiraient avoir dompté). Benjamin commente par ailleurs : « rejet de la critique et idôlatrie de la nature » (comme le substrat mythique) chez Goethe (p. 149) : l’espace de la « critique » (philosophique, à la recherche des contenus profonds, du Wahrheitsgehalt) est donc ouvert, et celle-ci dépasse le contenu moral « mystificatoire » de l’apologue, la position de l’auteur au même titre que les préjugés du public…

159 GS I. 1, p. 172 ; Mythe et violence, p. 223.

160 Ibid., p. 173. Ce que « la philosophie » (par le biais de la critique) montre, en dernière instance, dans l’œuvre d’art, est la « possibilité d’une formulation du contenu de vérité de l’œuvre d’art comme le problème philosophique suprême » (die virtuelle Formulierbarkeit seines Wahrheitsgehalt als höchsten philosophischen Problems).

Auteur

CRIA-EHESS

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